La mort du père
La mort du père
Il est mort. Je viens de l’apprendre à l’instant. Je ne peux pas dire que je sois véritablement triste. Pas comme un fils devrait l’être, pas comme on pourrait s’attendre d’un fils. D’ailleurs, que doit ressentir un fils à la mort de son père ? Je croyais le savoir, cela me paraissait de la plus grande évidence, or le jour venu, me voilà complètement pris au dépourvu.
J’ai l’impression d’assister à un film, plutôt que de participer à la réalité. Peut-être ai-je été plus triste que maintenant en lisant un roman. « La mort du père » : cela composerait un chapitre si émouvant ! Est-ce la destinée ultime des enfants que de ne pas être triste à la mort des parents ? C’est alors qu’ils ne sont plus des enfants.
Pourtant je ne suis pas indifférent, mais je ne saurais qualifier ce que je ressens. Je sens bien que quelque chose en moi est mort, pas quelque entité lointaine et étrangère. Si, quand même, il y a tristesse, mais il n’y a pas douleur. Serais-je donc un être insensible et froid ? À force d’envisager la mort, m’est-elle devenue indifférente ? Une simple idée, comme il y en a tant. Au bout d’un certain temps, mon visage s’est contracté et j’ai versé quelques larmes. Est-ce par conformité, est-ce pour me faire plaisir ? L’impression n’est pas désagréable. J’écoute le Requiem allemand de Brahms, jamais il ne m’a paru aussi beau. La mort d’un homme ne serait donc destinée qu’à procurer un moment esthétique aux vivants ? Dernier geste de l’utilitaire, vision prégnante qui préside aux relations entre les choses et les êtres.
Mortelle comédie
Je repense à ces pleureuses entourant le cercueil des défunts, tradition qui aux modernes paraît si ridicule. Des professionnelles de la mort, comme il y a des professionnelles de l’amour… Mais nous utilisons bien des croque-morts, qui font vœu de paraître triste en attendant d’aller boire un coup et de taper le carton au café du coin. Mieux vaut encore être payé pour accomplir de tels gestes, que de prétendre vivre un drame qui n’en est pas un. Néanmoins, il serait difficile de nier que certaines morts sont ressenties comme un événement intolérable pour les proches, pour certains proches. Les autres ne feraient qu’accompagner cette douleur, manifestant de l’empathie, acceptant de jouer le jeu, peut-être pour atténuer la douleur de ceux qui souffrent. Mais pourquoi souffrent-ils ? Pourquoi certains souffrent-ils et d’autres non ? Une partie de nous-même est arrachée, une partie de nous-même où se mélangent la chair et l’esprit, l’affection et les soucis pratiques, l’amour et l’incertitude du lendemain. Qu’allons-nous faire ? Qu’allons nous devenir ? Les deux questions se confondent, entrelacs existentiel qui ne sait distinguer en lui-même des sensations pourtant très contradictoires.
Que vais-je faire après la mort de mon père ? Rien ne peut changer, nos vies étaient, en ce que nous faisions, devenues étrangères l’une à l’autre. De rares visites ponctuaient le quotidien, comme l’on va au musée parfois, par obligation de renouer avec une autre dimension, celle du passé par exemple. Qui vais-je être après la mort de mon père ? L’enfance est définitivement effacée, un cap est franchi, les souvenirs deviennent des souvenirs, qui nous appartiennent désormais à nous seul, à nul autre. L’histoire nous appartient, nul ne saurait plus nous l’enlever, nous en forgerons les détails à notre guise. Nous devenons maître du jeu, nous prenons possession de notre passé, nous devenons vraiment adultes, nous devenons les seuls garants de la mémoire. Certes nous regrettons ces points d’ombre qui nous viennent parfois à l’esprit, autant de questions pour lesquelles nous aurions aimé avoir des réponses. Il nous faudra aménager tout cela avec nos propres moyens.
Le deuil du présent
Mais si l’on peut sans drame faire le deuil du passé, le présent est une autre paire de manches. L’époux dans la force de l’âge dont l’épouse vient à disparaître, la mère dont le fils vient de mourir, ou encore l’enfant dont le parent décédé est encore terriblement présent. C’est une partie trop importante de soi qui vient à être arrachée. C’est sa mort à soi qui est en quelque sorte vécue. Intolérable aliénation de l’être. Que va-t-il se passer ? Peut-être nous faut-il apprendre à mourir. Peut-être ne sommes-nous pas prêts à disparaître. Peut-être tenons-nous encore trop à la vie.
Et si l’autre n’était qu’un objet, un objet auquel nous tenons tant, que nous l’avons implanté dans notre être ? Suture plus ou moins profonde qui réduit l’hémorragie, panse et tient nos blessures. L’autre comme pansement, l’autre comme béquille, l’autre comme brancard, l’autre comme prothèse. Quand ce n’est pas l’autre comme vie artificielle. Peut-être lui fallait-il mourir pour que nous venions à exister. La vie est si bien faite ! Une bienveillante providence veille à nos destins fébriles et hasardeux : une providence qui ne lésine guère sur les moyens, une providence qui ne chipote pas sur les détails, une providence qui ne s’embarrasse guère de considérations psychologiques et matérielles. Il nous faut exister, décrète-t-elle, coûte que coûte. Même si ici et là certains échappent à sa vigilance – elle ne saurait veiller à tout – elle offre à chacun d’entre nous plus d’une occasion de ne pas mourir vivant. Sa lucidité est sans pitié : elle n’hésite pas à pointer du doigt, elle n’hésite pas à fouiller les plaies, elle n’hésite pas à nous faire trébucher pour nous rappeler à la vie. Elle est inhumaine. Nous ne saurions le lui reprocher : c’est sa principale qualité. Ne confondons pas les douleurs : elle est le sel qui brûle, afin de fermer les plaies et les cicatriser.
La mort de la mort
Pourquoi aviver la douleur ? Pourquoi y aurait-il une vérité de l’existence ? Comment accepter la mort ? Pourquoi voudrais-je la mort de cet autre qui est moi ? Comment penser dans la douleur ? Pourquoi n’aurions-nous pas simplement droit au bonheur de vivre ? Que répondre à de telles questions ? Elles ne savent pas, ne peuvent pas ou ne veulent pas accepter la vie. Il leur faudrait envisager ou comprendre que peut-être la mort est la condition de la vie ; peut-être que la mort est la mort de la mort. Nous mourons parce que nous ne savons pas vivre. Tout comme un enfant tombe parce qu’il ne sait pas marcher, et qu’en tombant il apprend à marcher. S’il ne tombait pas, si quelque mystérieuse courroie le tenait dans les airs, marcherait-il jamais ? Si la mort n’était pas, il faudrait l’inventer, pour aider les hommes à vivre, pour les inviter – un peu brutalement – à se battre avec le sens, à combattre avec la vie. Sans menace, sans perte, sans risque d’aliénation, que resterait-il de la vie ? Une simple habitude, qui ne saurait plus envisager sa propre fin. Peut-on admirer l’œuvre sans fin ? Peut-on même la constituer ? Il n’est que l’homme pour croire en l’infini. Justement parce qu’il connaît la finitude, la respecte et la craint.
Il est mort. Que ce soit mon père, que ce soit un autre. (Aurais-je le courage de parler ainsi pour mon enfant ?) Dois-je être triste, d’être ou d’apparence ? Il est des cultures où l’on plaisante, où l’on rit, où l’on moque le défunt, ses petitesses, ses maniaqueries, ses tics et ses tares. Tout cela sur un ton bon enfant, en trinquant et buvant quelques verres. Ultime occasion de dire tout ce que l’on n’a pas pu dire avant, ce que l’on n’a pas osé dire. Qu’est-ce qui est mort ? Pas grand-chose. L’objet de quelques blagues, un prétexte à rire. Manque de respect pour la vie ? Ou au contraire, croire que pour la vie, tout cela est si peu de choses. Une petitesse qu’il nous faut constater. Car la montagne est admirable lorsque la taupinière est dérisoire.