Récits
L’accident
Elle avait dix-huit ans. L’age où rien n’est vieux, sinon les parents. Et Dieu sait s’ils sont toujours vieux les parents, et embêtants. Elle habitait dans un village, à peine quelques centaines d’habitants. Rien de très drôle ni passionnant. Depuis toujours elle savait qu’elle partirait. C’était chose convenue, comme pour la plupart des jeunes de son age, qui rêvaient tous d’une vie autre, d’une vie meilleure, ailleurs qu’ici.
Pourtant, après avoir terminé sa scolarité, elle s’était trouvé un travail, au village d’à côté. Comme la plupart des jeunes de son age, qui restaient travailler à la ferme familiale, ou allaient s’engager à l’une des deux ou trois usines du coin. Le rêve n’était pas pour l’instant, et les rêves ne sont que des rêves, sans quoi ils ne seraient pas des rêves.
On la connaissait bien dans le village. Elle s’occupait de tout : de l’organisation des fêtes, des sorties, de toutes les activités qui concernaient ceux de son age. Elle avait même été la déléguée des élèves pour son collège. Elle n’avait pas été au Lycée. Elle aurait bien voulu, mais il fallait surtout penser à travailler, à gagner sa vie. Pas de place pour le luxe : la vie était trop dure, l’argent trop cher. Sa mère avait quelque peu regretté cet abandon, mais le père ne portait pas grande considération à l’école. Il ne supportait pas de voir sa fille perdre son temps à lire. Pas plus que de la voir traîner dans la rue, à parler aux garçons. Il n’était pas question d’entretenir éternellement une fille à rien faire. Le travail, gagner sa vie, était la seule chose qui valait la peine que l’on en parle. On travaillait toute l’année, sept jours sur sept : il y avait toujours quelque chose à faire. Ne serait-ce que d’éplucher les légumes ou curer les bêtes. Pour toute vacance, chaque année, le dernier week-end d’août, on allait passer deux jours chez la grand-mère, au bord de l’eau.
Un rêve
Le rêve était de partir, mais où, et pour quoi faire ? La question ne se posait pas dans l’immédiat. Plus tard, peut-être. En attendant, son seul luxe, sa seule liberté, était sa mobylette, achetée avec sa première paye. Dès qu’elle avait un moment à elle, elle sillonnait les chemins, fonçant à toute allure, zigzaguant à qui mieux mieux, frôlant les murs et les poteaux. Elle se grisait de vitesse, d’émotions fortes, seule excitation autorisée pour l’instant, et elle en avait bien besoin. On verrait par la suite pour le reste. Car le travail se passait bien, on appréciait son dynamisme, son sens des responsabilités. On lui annonçait déjà qu’elle ferait bien sa place dans la maison, et l’idée lui plaisait, voire la flattait ; elle aimait être utile.
Puis l’accident arriva. Un accident grave. Avec sa mobylette, elle avait percuté un tracteur ; elle avait été traînée sur plusieurs mètres par le semoir qu’il tirait. Elle faillit y perdre une jambe. L’infection s’y installa. La douleur aussi, nuit et jour ; elle n’arrivait plus à dormir, même avec les médicaments. Les chirurgiens lui greffèrent de la peau prise sur son autre jambe, une opération longue, effectuée à plusieurs reprises. Apparemment ils n’avaient pas fait ce qu’il fallait. Pas plus que l’assurance d’ailleurs, qui s’était mal débrouillée avec le propriétaire du tracteur. Mais que pouvaient-ils faire, elle ou ses parents ?
Elle eut du temps pour réfléchir, beaucoup de temps, durant les six mois d’hôpital et de convalescence. Allongée, occupée uniquement à lire et à réfléchir. À repenser son passé, son présent, son avenir. Elle repensait à cette dame, professeur de français, ardente féministe et vieille fille, si enthousiasmante, qui l’avait beaucoup encouragée. À ce professeur de mathématique, sévère, qui l’avait mise au fond de la classe, car elle était nulle en math et elle était la sœur de son frère, un garnement. À ses parents, qui ne pensaient qu’au travail et ne comprenait pas son insatisfaction permanente. À sa tante, qui l’appelait « la révolutionnaire ». À son autre frère, qui lui aussi avait eu un grave accident et depuis se morfondait dans son amertume. Aux collègues de travail qui menaient la même routine depuis des années, qui racontaient indéfiniment les mêmes histoires lassées et lassantes sur leur maris, leurs enfants, leur vacances, etc.. Elle repensa à bien d’autres choses encore.
Une vraie chance…
Un jour, vers la fin de sa convalescence, alors qu’elle se remettait plus ou moins marcher, elle déclara à sa mère, qui la plaignait comme savent le faire les mères, que cet accident avait été une chance pour elle. Son père se fâcha, lui demanda comment elle pouvait parler ainsi à sa mère, qui se faisait tant de souci pour elle.
Elle était heureuse, elle était libre, elle avait compris qu’elle devait partir du village, tout de suite, pas dans dix ans, ni dans cinq ans, ni l’année prochaine, ni un jour, mais tout de suite. Dès qu’elle serait suffisamment remise. Sa jambe était encore abîmée, mais du moment qu’elle fonctionnait, on ne lui en demandait pas plus ! Cet accident lui avait parlé, plus que toutes les paroles, surtout elle qui était si têtue. On peut toujours rester sourde à des paroles, mais pas à un tel accident. À moins de faire comme son frère, et de tomber dans le piège du ressentiment. Elle ne pouvait plus continuer comme avant, le même cours des choses, identique à lui-même, terne et ennuyeux, ponctué de faux plaisir et d’activités factices qui n’ont aucun sens, aucune portée, aucun intérêt. Cet accident l’avait bien éclairé. Il lui avait été envoyé par la providence, pour mieux voir les choses, pour mieux les comprendre, pour mieux prendre une décision. La douleur l’avait fait réfléchir, comme si, sans la douleur, aucune réflexion n’était possible. Être clouée au lit l’avait fait réfléchir, comme si sans obligation de s’arrêter, d’interrompre le mouvement, on ne pouvait pas réfléchir. Elle avait enfin connu autre chose, et de cet au-delà des choses, elle avait compris qu’elle ne pouvait plus continuer à vivre sur sa lancée, même si tous les autres, ses copains, ses proches, continuaient leur même petit bonhomme de chemin, en rêvant périodiquement d’un ailleurs dont la silhouette s’estompait rapidement au fil des ans.
Une leçon qui se mérite
Cette leçon qui s’était imposée à son existence, elle devait la repenser tout au long de sa vie. Elle avait compris qu’une décision consiste principalement à arrêter le flux permanent qui nous emporte, et qu’une telle décision ne s’effectue pas sans confrontation, sans douleur, sans tragique. Interrompre la continuité ne se réalise jamais naturellement, et l’entourage ne nous y encourage guère. Le réflexe le plus immédiat, celui qui cherche à se protéger, est de reporter au lendemain, au surlendemain une décision, qui dès lors ne reste qu’un rêve impossible, un château en Espagne.
Ceux qui l’auront fréquenté par la suite se seront étonnés de son comportement abrupt, de ses brusques changements de parcours. Comme ce copain largué sans préavis, ou ce fiancé paniqué qui s’enfuit à la veille des noces. Lorsqu’une idée lui traversait l’esprit, c’était maintenant ou jamais, au risque de déplaire. Attitude qui produit certes un comportement radical, mais qui seul pouvait protéger contre l’enlisement et la viscosité ambiante. Une rage intérieure l’animait, il ne pouvait en être autrement, mais elle préférait que sa violence soit tournée vers le monde, à qui elle ne devait rien, plutôt que contre elle-même, nourrie par la rancœur et le regret, celui de tous les gestes avortés, la maladie des faibles et des timorés. Elle n’aimait pas les limites, elle avait payé pour cela, au prix fort, meurtrie dans son corps, abîmée dans sa chair. Elle n’avait que faire du bon sens, de la gentillesse ou de la politesse : elle n’était plus liée, elle avait largué les amarres. La chance et la malchance n’existaient pas : son accident, dans tous les sens du terme, elle l’avait mérité.