Décalage

Décalage

IMG_0005Adolescent, je partis de chez moi, larguant les amarres, le temps d’une escapade, quelques mois. Je laissai la famille derrière, au Canada, afin de faire le tour de L’Europe, en auto-stop. La grande aventure. Dormir là où on arrive le soir, dans les jardins publics, au bord de la route, sur les plages en écoutant l’océan. Se nourrir d’une baguette et d’un fromage, boire le vin à la bouteille. Ivresse d’une liberté facile à conquérir.
Il suffisait de prendre un petit boulot trois ou quatre mois tout en vivant à l’œil chez les parents, pour partir riche comme Crésus, à la découverte du monde. On ne doit rien à personne, la paume grande ouverte on attend tout et rien.
J’arrive au Portugal ; le pays vient à peine de terminer sa révolution contre la dictature. On place des œillets dans le canon des fusils. Dans certaines campagnes du nord, on ne semble pas encore être trop au courant ; rien n’a changé. Quand je traverse les villages, allure hirsute et sac à dos, on rit beaucoup, parfois on me jette des pierres. Dans le reste du pays, l’atmosphère est à la liesse, les automobilistes me prennent facilement. Un peu avant Porto, une vieille bagnole cabossée s’arrête. Un petit homme grêle ouvre la porte du côté passager. Il a la cinquantaine, l’air d’un ouvrier maçon, son visage buriné et anguleux se fend d’un énorme sourire. À peine le temps de s’installer qu’il me tend déjà une main aux longs doigts noueux afin de la lui serrer. Il y tient : « Les hommes de tous les pays sont tous frères! » dit-il. Pourquoi pas ! Mais enfin, il est bien gentil de s’être arrêté.

Insoutenable naïveté
Pendant le trajet, l’homme est volubile, il ne cesse de parler. J’ai beau m’escrimer pour lui expliquer que mon portugais n’est pas terrible, ce dont il devrait normalement s’apercevoir sans difficulté puisque mon baratin ressemble à du mauvais espagnol. Mais il ne veut rien entendre, il continue sa litanie. Et le mot qui revient sans cesse, comme un refrain : socialiste, socialiste. Révolution, international, unité, sont les autres pierres angulaires de son discours. Il s’enflamme, le visage rayonnant il me tape sur l’épaule, sur la cuisse, il me serre périodiquement la main. Je le trouve un peu comique, mais fatigant. Pour cet idéaliste invétéré, tous les étrangers doivent être socialistes, car sans m’avoir nullement consulté, il m’a baptisé socialiste. «Les socialistes du monde entier, nous sommes tous frères ». Il est visiblement ému.
S’il savait… La politique, je m’en foutais complètement. Combien de fois m’étais-je à ce sujet disputé avec mon père et ma sœur. « Les gens sont des crétins, ils ne valent pas la peine qu’on se batte pour eux. » J’avais fait de cette profonde pensée mon credo. La politique, rien que de la magouille ! Il fallait profiter de la vie, de ce qui était vrai. Les livres, les idées, la musique et la liberté, cela me suffisait. Tout ce qui fleurait une quelconque institution, de près ou de loin, je n’en avais rien à cirer ! Et le malheur des hommes, vu d’Ottawa où j’habitais, la belle affaire ! Mon pauvre chauffeur, lui, ne pouvait pas s’en douter, il ignorait quel mécréant j’étais ; il vivait la révolution, sa révolution. Avec ça il embrassait l’univers tout entier. En un seul souffle, les êtres humains de tous les horizons se levaient. Il était sympathique le brave homme, sa révolution aussi, mais enfin…
Dans un élan de générosité, l’homme m’invita à manger et dormir chez lui, avec toute sa famille, précisa-t-il. Une femme et cinq enfants, d’après ce que je crus comprendre. Il m’arrivait souvent de me faire inviter ainsi, et généralement j’acceptais, ce qui faisait partie de l’expérience ; il n’était pas désagréable de dormir dans un vrai lit de temps à autre. Se risquer ainsi m’occasionnait parfois de petites surprises, mais cette fois-ci, j’ignorais vraiment ce qui m’attendait. Un immeuble gris, au milieu d’autres immeubles. Un sixième étage sans ascenseur. Une cage d’escalier mortellement sombre. Et finalement un petit deux-pièces : une cuisine, une salle à manger, une chambre. Toute une famille dans cet endroit si exigu. J’en frissonnais d’embarras ; je regrettais d’avoir aveuglément accepté l’invitation.

Héros malgré lui
J’aurais été Che Guevara en personne qu’il ne m’aurait pas présenté plus glorieusement à sa femme et à ses rejetons, qui me regardèrent avec des yeux tour à tour étonnés, inquiets ou émerveillés. Nous nous assîmes à table pour le repas. Notre hôtesse nous servit du bouillon, si clair qu’on pouvait se demander si c’en était vraiment, puis elle donna à chacun un morceau de fromage de chèvre et une tranche de pain. Sans trop oser lever les yeux, je regardais toute la famille affairée sur son maigre repas. J’étais vraiment secoué, j’en aurais pleuré. Comment avait-il pu m’inviter ? Un repas aussi chiche. Que ce soit parce qu’il aurait dû être embarrassé d’offrir un tel menu, ou parce qu’il n’y en avait déjà pas assez pour toute sa famille. Il avait l’air heureux ; c’était au-delà de mes capacités, je ne pouvais pas comprendre. Je m’étais habitué à toutes sortes de situations, mais ici ma fierté d’« homme libre » en prenait un coup.
Je n’étais pas au bout de mes peines. Après le repas, il prit un air mystérieux pour m’annoncer : « on sort ». Il me fit un clin d’œil tout en hochant de la tête vers sa femme qui commençait à laver la vaisselle. Dans sa vieille guimbarde, nous roulâmes du faubourg où mon hôte vivait jusqu’en ville, où nous pénétrâmes dans la petite arrière-salle d’un restaurant. Plusieurs personnes y discutaient déjà, c’était la réunion de la section locale du parti socialiste à laquelle il appartenait. À peine arrivé, Il alla de l’un à l’autre pour les saluer, tenant absolument à me présenter à chacun, fier comme Artaban d’exhiber ainsi un camarade étranger. En apparence il était à peu près le seul ouvrier présent dans la salle, les autres ressemblaient plutôt à des cadres moyens, des enseignants et des commerçants. Ils étaient les miens: ils ressemblaient nettement plus que lui aux gens que j’avais l’habitude de fréquenter. Un monde les séparait, eux et lui, j’en prenais conscience. De toute évidence, ils le connaissaient tous, sans particulièrement l’apprécier ; ils lui tendaient une main molle, sans interrompre leurs discussions, le regardant à peine. Une furieuse envie de partir me tenaillait, ulcéré de la manière dont ils traitaient mon nouvel ami, et de fait moi aussi, sans compter que j’étais quelque peu gêné par l’ensemble de la situation. Lui ne voyait rien, il continuait à serrer les mains, car dans sa tête tous les socialistes du monde étaient frères.

Le temps est venu
Sur le chemin du retour, il gazouillait, euphorique, il était ravi. Je ne pipais mot. Nous n’avions certainement pas assisté à la même réunion ! En opposition à lui, je n’avais rien vu ni entendu qui m’eût fait vibrer, bien au contraire. Et puis j’avais une inquiétude, plus pressante. Comment allions-nous nous arranger pour dormir? J’aurais dû m’en douter. Habituellement, les enfants, à part le tout-petit, dormaient dans la salle à manger, entassés par terre, sur des couvertures. Mais comme j’étais là, l’invité d’honneur, le père tint à ce qu’ils me laissent cette pièce pour moi tout seul et aillent coucher dans la cuisine, ou dans la chambre avec leurs parents. Je protestai à peine, je ne m’en sentais pas le courage, c’en était trop.
Je continuai mon périple à travers la péninsule ibérique, mais je n’étais plus le même. Il me tardait presque de rentrer chez moi. Quelque chose me manquait.