La nature du philosopher
La Nature du philosopher
Dans tout exercice, il n’est pas toujours facile de distinguer entre les exigences de fond et celles de la forme, entre les règles formelles et les compétences à travailler. Toutefois, nous tenterons de décrire nos exercices en distinguant au mieux ce qui relève de l’une et de l’autre caractéristique. Ceci afin de percevoir ce qui relève de l’esprit et ce qui relève de la lettre. Pour ce faire, il nous semble éclairant à ce point d’avancer d’abord une thèse en ce qui concerne la nature du philosopher, puisque les règles de fonctionnement ne seront jamais que la mise en œuvre plus ou moins réussie d’un projet théorique. Bien que nous ne puissions pas nier non plus le fait que la théorie subisse en retour une inflexion au vu de la mise en œuvre, de ses réussites et de ses ratés.
Sans cela, nous justifierons l’idée courante qui consiste à penser que la philosophie est la chasse gardée de la théorisation, et que toute pratique n’est jamais qu’une pâle représentation de cette théorie, une sorte de pis-aller, une philosophie pour handicapés, quand ce n’est l’idée que la pratique philosophique constituerait une totale contradiction de termes. De manière rapide, pour distinguer notre approche, disons que la représentation courante de la philosophie en est une avant tout d’érudition, et de spéculation sur cette érudition, alors que la nôtre en est une de réflexion sur le discours et l’être d’un sujet, quel qu’il soit, élève de maternelle ou universitaire. Dans cette perspective, tentons de résumer ce qui pour nous constitue l’essentiel du philosopher, ou d’une pratique philosophique. En sollicitant un peu de patience de notre lecteur pour ce passage abstrait et théorique, relativement succinct.
Pratique et matérialité
Une pratique peut être définie comme une activité qui confronte une théorie donnée à une matérialité, c’est-à-dire à une altérité. La matière étant ce qui offre une résistance à nos volontés et à nos actions, elle est ce qui est autre, ce sur quoi nous prétendons agir. Or qu’est-ce qui pour notre pensée est autre ? En premier, la matérialité la plus évidente du philosopher est la totalité du monde, incluant l’existence humaine, à travers les multiples représentations que nous en avons. Un monde que nous connaissons sous la forme du mythe (mythos), narration des événements quotidiens, ou sous la forme d’informations culturelles, scientifiques et techniques éparses composant un discours (logos). Deuxièmement, la matérialité est pour chacun d’entre nous “l’autre”, notre image, notre semblable, avec qui nous pouvons entrer en dialogue et en confrontation. Troisièmement, la matérialité est la cohérence, l’unité présupposée de notre discours, dont les failles et l’incomplétude nous obligent à nous confronter à des ordres plus élevés et plus complets d’architecture mentale.
Avec ces principes en tête, au demeurant inspirés par Platon, il devient possible de concevoir une pratique qui consiste en des exercices mettant à l’œuvre la pensée individuelle, dans des situations de groupe ou singulières, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’école. Le fonctionnement de base, à travers le dialogue, consiste d’abord à identifier les présupposés à partir desquels fonctionne notre propre pensée, ensuite à en effectuer une analyse critique et faire émerger les problèmes, puis à formuler des concepts afin d’exprimer l’idée globale ainsi enrichie et créer des termes capables, en les nommant, de rendre compte des contradictions, voire de les résoudre. Dans ce processus, chacun cherche à devenir conscient de sa propre appréhension du monde et de lui-même, à délibérer sur les possibilités d’autres schémas de pensée, et à s’engager sur un chemin anagogique où il dépassera sa propre opinion, transgression qui est au cœur du philosopher. Dans cette pratique, la connaissance des auteurs classiques ou d’éléments culturels est très utile, mais ne constitue pas un pré-requis absolu. Quels que soient les outils utilisés, le défi principal reste l’activité constitutive de l’esprit singulier.
L’activité pratique philosophique implique de confronter la théorie à l’altérité, une vision à une autre vision, une vision à la réalité qui la dépasse, une vision à elle-même. Elle implique donc la pensée sous le mode du dédoublement, sous le mode du dialogue, avec soi, avec l’autre, avec le monde, avec la vérité. Nous avons défini ici trois modes à cette confrontation : les représentations que nous avons du monde, sous forme narrative ou conceptuelle, “l’autre” comme celui avec qui je peux m’engager dans le dialogue, et l’unité de pensée, comme logique, dialectique ou cohérence du discours.
Opérations du philosopher
Autrement dit, au-delà du contenu culturel et spécifique qui en est l’apparence, généreuse et parfois trompeuse – si tant est que nous pouvons faire l’économie de cette apparence – que reste-t-il à la philosophie ? En guise de réponse, nous proposerons la formulation suivante, définie de manière assez lapidaire, qui pourra paraître comme une paraphrase triste et appauvrie de Hegel, dans le but de se concentrer uniquement sur l’opérativité de la philosophie en tant que productrice de problèmes et de concepts, plutôt que sur la complexité et l’étendue de son corpus. Nous définirons l’activité philosophique comme une activité constitutive du soi déterminée par trois opérations : l’identification, la critique et la conceptualisation. Si nous acceptons ces trois termes, au moins temporairement, le temps d’en éprouver la solidité, voyons ce que ce processus philosophique signifie, et comment il implique et nécessite l’altérité, pour se constituer en pratique.
Identifier ou approfondir
Comment le moi que je suis peut-il se définir et devenir conscient de lui-même, à moins de se voir confronté à l’autre ? Moi et l’autre, mien et tien, se définissent mutuellement. Je dois connaître la poire pour connaître la pomme, cette poire qui se définit comme une non-pomme, cette poire qui définit donc la pomme. De là l’utilité de nommer, afin de distinguer. Nom propre qui singularise, nom commun qui universalise. Pour identifier, il faut postuler et connaître la différence, postuler et distinguer la communauté. Classifier entre le singulier, le genre et l’espèce comme le recommande Aristote. Il s’agit d’établir des propositions qui se distinguent d’autres propositions tout en partageant des éléments communs sans lesquels la comparaison serait dépourvue de sens. Dialectique du même et de l’autre : tout est même et autre qu’autre chose. Rien ne se pense ni n’existe sans un rapport à l’autre. Ainsi le premier moment de la pratique philosophique consiste à tenter d’identifier la nature du sujet, à la fois le sujet dont on parle et le sujet qui parle. Que dit-il ? Que dit-il de lui-même lorsqu’il dit quelque chose à propos de quelque chose ? Quelles sont les implications et les conséquences des idées qu’il avance ? Quelles sont les idées qui constituent la pierre angulaire de sa pensée ? Que faut-il clarifier ? Que faut-il préciser ? En quoi cette pensée se distingue-t-elle d’une autre ? Pourquoi affirme-t-elle ce qu’elle affirme ? Quels sont ses arguments et ses justifications ?
Approfondir ou identifier, c’est utiliser principalement les outils suivants.
Analyser : décomposer un terme ou une proposition, en déterminer le contenu, qu’il soit initialement explicite ou implicite, afin d’en clarifier la portée.
Synthétiser : Réduire un discours ou une proposition en des termes plus concis ou plus communs qui rendent plus explicites le contenu et l’intention de ce qui a été dit, ou afin de résumer ce que l’on veut dire.
Argumenter : prouver ou justifier une thèse à l’aide de nouvelles propositions étayant l’affirmation initiale, ou par un enchaînement de propositions faisant office de démonstration. L’argumentation philosophique n’a pas la même finalité que l’argumentation rhétorique : elle permet d’approfondir une thèse plus qu’elle lui donne raison.
Expliquer : rendre une proposition explicite en utilisant des termes différents de la proposition initiale afin de préciser son sens ou sa raison d’être.
Donner des exemples et les analyser : produire un – ou plusieurs – cas concret permettant d’illustrer une proposition, de lui donner sens ou de l’approfondir en la justifiant. Il s’agit ensuite de clarifier le contenu de cet exemple et d’articuler le rapport qu’il entretient avec la proposition initiale.
Chercher les présupposés : identifier les propositions sous-jacentes ou postulats non exprimés qu’une proposition initiale prend pour acquis qui ne sont pas mentionnés de manière explicite.
Critiquer, ou problématiser
Tout objet de pensée, nécessairement engoncé dans des choix et des partis pris, est de droit assujetti à une activité critique. Sous la forme du soupçon, de la négation, de l’interrogation ou de la comparaison, autant de formes d’opposition susceptibles d’engendrer une problématique. Mais pour soumettre mon idée à une telle activité, et même pour simplement accepter en toute bonne foi que l’autre joue ce rôle, je dois devenir momentanément autre que moi-même. Cette aliénation ou contorsion du sujet pensant, parfois ardue et pénible, exprime la difficulté initiale de la critique, qui en un second temps, à travers la pratique, peut d’ailleurs devenir une nouvelle nature. Pour identifier, je pense l’autre, afin de m’en distinguer, pour critiquer, je dois penser à travers l’autre, je dois penser comme l’autre, temporairement tout au moins; que cet autre soit le voisin, le monde ou l’unité de mon discours. Ce n’est plus seulement l’objet qui change, mais le sujet. Le dédoublement est plus radical, il devient réflexif. Ce qui n’implique pas de “ tomber ” dans l’autre. Il est nécessaire de maintenir la tension de cette dualité, justement à travers la formulation d’une problématique. Platon nous indique que penser, c’est s’engager dans un dialogue avec soi-même. Pour cela, il devient nécessaire de s’opposer à soi-même.
Et tout en tentant de penser l’impensable, cette pensée étrangère que je n’arrive pas à penser, je dois garder à l’esprit mon incapacité fondamentale de m’échapper véritablement de moi-même, qui reste la problématique de fond : l’hypothèse fondamentale que toute hypothèse particulière est limitée et faillible, et que c’est uniquement à partir d’une extériorité pas toujours identifiable qu’elle découvre ses limites et sa vérité propre. Hypothèse fondamentale que Platon nomme anhypothétique : une hypothèse dont j’ai absolument besoin mais que je ne peux formuler, puisque l’extériorité par définition nous échappe. On entrevoit là l’intérêt de “ l’autre ”, cet interlocuteur qui très naturellement incarne cette extériorité, la possibilité d’un travail de négativité.
Dans cette perspective, les notions de critique ou de problème sont revalorisées, comme constitutives de la pensée, comme une mise en valeur bénéfique et nécessaire de l’idée.
En résumé, sur le plan philosophique toute proposition est problématisable a priori. Le travail de problématisation peut s’effectuer en produisant les différentes interprétations d’une même proposition ou concept, ou les diverses réponses que l’on peut apporter à une même question.
Conceptualiser
Si identifier signifie penser l’autre à partir de moi, si critiquer signifie me penser à partir de l’autre, conceptualiser signifie penser dans la simultanéité de moi et de l’autre, puisqu’elle permet d’unifier ou de résoudre le dilemme, unifier une pluralité. Néanmoins, cette perspective éminemment dialectique doit se méfier d’elle-même, car aussi toute-puissante se veuille-t-elle, elle est également et nécessairement cantonnée à des prémisses spécifiques et des définitions particulières. Tout concept entend des présupposés. Un concept doit donc contenir en lui-même l’énonciation d’une problématique au moins, problématique dont il devient à la fois l’outil et la manifestation. Il traite un problème donné sous un angle nouveau qui permet de le cerner. En ce sens, il est ce qui permet d’interroger, de critiquer et de distinguer, ce qui permet d’éclairer et de construire la pensée. Et si le concept apparaît ici comme l’étape finale du processus de problématisation, affirmons tout de même qu’il inaugure le discours tout autant qu’il le termine. Ainsi le concept de “ conscience ” répond à la question “ Un savoir peut-il se savoir lui-même ? ” , et à partir de ce “ nommer ”, il devient la possibilité de l’émergence d’un nouveau discours. Un concept n’est en fin de compte qu’un mot clef, clef de voûte ou pierre angulaire d’une pensée, qui doit devenir visible à lui-même pour véritablement jouer son rôle de concept.
Conceptualiser, c’est identifier le terme clef d’une proposition ou d’une thèse, ou bien produire ce terme omniprésent même s’il n’est pas prononcé. Le terme peut être un simple mot ou une expression.