La nature du philosopher

La  Nature du philosopher

Dans tout exercice, il n’est pas toujours facile de distinguer entre les exigences de fond et celles de la forme, entre les règles formelles et les compétences à travailler. Toutefois, nous tenterons de décrire nos exercices en distinguant au mieux ce qui relève de l’une et de l’autre caractéristique. Ceci afin de percevoir ce qui relève de l’esprit et ce qui relève de la lettre. Pour ce faire, il nous semble éclairant à ce point d’avancer d’abord une thèse en ce qui concerne la nature du philosopher, puisque les règles de fonctionnement ne seront jamais que la mise en œuvre plus ou moins réussie d’un projet théorique. Bien que nous ne puissions pas nier non plus le fait que la théorie subisse en retour une inflexion au vu de la mise en œuvre, de ses réussites et de ses ratés.

Sans cela, nous justifierons l’idée courante qui consiste à penser que la philosophie est la chasse gardée de la théorisation, et que toute pratique n’est jamais qu’une pâle représentation de cette théorie, une sorte de pis-aller, une philosophie pour handicapés, quand ce n’est l’idée que la pratique philosophique constituerait une totale contradiction de termes. De manière rapide, pour distinguer notre approche, disons que la représentation courante de la philosophie en est une avant tout d’érudition, et de spéculation sur cette érudition, alors que la nôtre en est une de réflexion sur le discours et l’être d’un sujet, quel qu’il soit, élève de maternelle ou universitaire. Dans cette perspective, tentons de résumer ce qui pour nous constitue l’essentiel du philosopher, ou d’une pratique philosophique. En sollicitant un peu de patience de notre lecteur pour ce passage abstrait et théorique, relativement succinct.

 

Pratique et matérialité

Une pratique peut être définie comme une activité qui confronte une théorie donnée à une matérialité, c’est-à-dire à une altérité. La matière étant ce qui offre une résistance à nos volontés et à nos actions, elle est ce qui est autre, ce sur quoi nous prétendons agir. Or qu’est-ce qui pour notre pensée est autre ? En premier, la matérialité la plus évidente du philosopher est la totalité du monde, incluant l’existence humaine, à travers les multiples représentations que nous en avons. Un monde que nous connaissons sous la forme du mythe (mythos), narration des événements quotidiens, ou sous la forme d’informations culturelles, scientifiques et techniques éparses composant un discours (logos). Deuxièmement, la matérialité est pour chacun d’entre nous “l’autre”, notre image, notre semblable, avec qui nous pouvons entrer en dialogue et en confrontation. Troisièmement, la matérialité est la cohérence, l’unité présupposée de notre discours, dont les failles et l’incomplétude nous obligent à nous confronter à des ordres plus élevés et plus complets d’architecture mentale.

Avec ces principes en tête, au demeurant inspirés par Platon, il devient possible de concevoir une pratique qui consiste en des exercices mettant à l’œuvre la pensée individuelle, dans des situations de groupe ou singulières, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’école. Le fonctionnement de base, à travers le dialogue, consiste d’abord à identifier les présupposés à partir desquels fonctionne notre propre pensée, ensuite à en effectuer une analyse critique et faire émerger les problèmes, puis à formuler des concepts afin d’exprimer l’idée globale ainsi enrichie et créer des termes capables, en les nommant, de rendre compte des contradictions, voire de les résoudre. Dans ce processus, chacun cherche à devenir conscient de sa propre appréhension du monde et de lui-même, à délibérer sur les possibilités d’autres schémas de pensée, et à s’engager sur un chemin anagogique où il dépassera sa propre opinion, transgression qui est au cœur du philosopher. Dans cette pratique, la connaissance des auteurs classiques ou d’éléments culturels est très utile, mais ne constitue pas un pré-requis absolu. Quels que soient les outils utilisés, le défi principal reste l’activité constitutive de l’esprit singulier.

L’activité pratique philosophique implique de confronter la théorie à l’altérité, une vision à une autre vision, une vision à la réalité qui la dépasse, une vision à elle-même. Elle implique donc la pensée sous le mode du dédoublement, sous le mode du dialogue, avec soi, avec l’autre, avec le monde, avec la vérité. Nous avons défini ici trois modes à cette confrontation : les représentations que nous avons du monde, sous forme narrative ou conceptuelle, “l’autre” comme celui avec qui je peux m’engager dans le dialogue, et l’unité de pensée, comme logique, dialectique ou cohérence du discours.

 

Opérations du philosopher

Autrement dit, au-delà du contenu culturel et spécifique qui en est l’apparence, généreuse et parfois trompeuse – si tant est que nous pouvons faire l’économie de cette apparence – que reste-t-il à la philosophie ? En guise de réponse, nous proposerons la formulation suivante, définie de manière assez lapidaire, qui pourra paraître comme une paraphrase triste et appauvrie de Hegel, dans le but de se concentrer uniquement sur l’opérativité de la philosophie en tant que productrice de problèmes et de concepts, plutôt que sur la complexité et l’étendue de son corpus. Nous définirons l’activité philosophique comme une activité constitutive du soi déterminée par trois opérations : l’identification, la critique et la conceptualisation. Si nous acceptons ces trois termes, au moins temporairement, le temps d’en éprouver la solidité, voyons ce que ce processus philosophique signifie, et comment il implique et nécessite l’altérité, pour se constituer en pratique.

 

Identifier ou approfondir

Comment le moi que je suis peut-il se définir et devenir conscient de lui-même, à moins de se voir confronté à l’autre ? Moi et l’autre, mien et tien, se définissent mutuellement. Je dois connaître la poire pour connaître la pomme, cette poire qui se définit comme une non-pomme, cette poire qui définit donc la pomme. De là l’utilité de nommer, afin de distinguer. Nom propre qui singularise, nom commun qui universalise. Pour identifier, il faut postuler et connaître la différence, postuler et distinguer la communauté. Classifier entre le singulier, le genre et l’espèce comme le recommande Aristote. Il s’agit d’établir des propositions qui se distinguent d’autres propositions tout en partageant des éléments communs sans lesquels la comparaison serait dépourvue de sens. Dialectique du même et de l’autre : tout est même et autre qu’autre chose. Rien ne se pense ni n’existe sans un rapport à l’autre. Ainsi le premier moment de la pratique philosophique consiste à tenter d’identifier la nature du sujet, à la fois le sujet dont on parle et le sujet qui parle. Que dit-il ? Que dit-il de lui-même lorsqu’il dit quelque chose à propos de quelque chose ? Quelles sont les implications et les conséquences des idées qu’il avance ? Quelles sont les idées qui constituent la pierre angulaire de sa pensée ? Que faut-il clarifier ? Que faut-il préciser ? En quoi cette pensée se distingue-t-elle d’une autre ? Pourquoi affirme-t-elle ce qu’elle affirme ? Quels sont ses arguments et ses justifications ?

Approfondir ou identifier, c’est utiliser principalement les outils suivants.

Analyser : décomposer un terme ou une proposition, en déterminer le contenu, qu’il soit initialement explicite ou implicite, afin d’en clarifier la portée.

Synthétiser : Réduire un discours ou une proposition en des termes plus concis ou plus communs qui rendent plus explicites le contenu et l’intention de ce qui a été dit, ou afin de résumer ce que l’on veut dire.

Argumenter : prouver ou justifier une thèse à l’aide de nouvelles propositions étayant l’affirmation initiale, ou par un enchaînement de propositions faisant office de démonstration. L’argumentation philosophique n’a pas la même finalité que l’argumentation rhétorique : elle permet d’approfondir une thèse plus qu’elle lui donne raison.  

Expliquer : rendre une proposition explicite en utilisant des termes différents de la proposition initiale afin de préciser son sens ou sa raison d’être.

Donner des exemples et les analyser : produire un – ou plusieurs – cas concret permettant d’illustrer une proposition, de lui donner sens ou de l’approfondir en la justifiant. Il s’agit ensuite de clarifier le contenu de cet exemple et d’articuler le rapport qu’il entretient avec la proposition initiale.  

Chercher les présupposés : identifier les propositions sous-jacentes ou postulats non exprimés qu’une proposition initiale prend pour acquis qui ne sont pas mentionnés de manière explicite.  

 

Critiquer, ou problématiser

Tout objet de pensée, nécessairement engoncé dans des choix et des partis pris, est de droit assujetti à une activité critique. Sous la forme du soupçon, de la négation, de l’interrogation ou de la comparaison, autant de formes d’opposition susceptibles d’engendrer une problématique. Mais pour soumettre mon idée à une telle activité, et même pour simplement accepter en toute bonne foi que l’autre joue ce rôle, je dois devenir momentanément autre que moi-même. Cette aliénation ou contorsion du sujet pensant, parfois ardue et pénible, exprime la difficulté initiale de la critique, qui en un second temps, à travers la pratique, peut d’ailleurs devenir une nouvelle nature. Pour identifier, je pense l’autre, afin de m’en distinguer, pour critiquer, je dois penser à travers l’autre, je dois penser comme l’autre, temporairement tout au moins; que cet autre soit le voisin, le monde ou l’unité de mon discours. Ce n’est plus seulement l’objet qui change, mais le sujet. Le dédoublement est plus radical, il devient réflexif. Ce qui n’implique pas de “ tomber ” dans l’autre. Il est nécessaire de maintenir la tension de cette dualité, justement à travers la formulation d’une problématique. Platon nous indique que penser, c’est s’engager dans un dialogue avec soi-même. Pour cela, il devient nécessaire de s’opposer à soi-même.

Et tout en tentant de penser l’impensable, cette pensée étrangère que je n’arrive pas à penser, je dois garder à l’esprit mon incapacité fondamentale de m’échapper véritablement de moi-même, qui reste la problématique de fond : l’hypothèse fondamentale que toute hypothèse particulière est limitée et faillible, et que c’est uniquement à partir d’une extériorité pas toujours identifiable qu’elle découvre ses limites et sa vérité propre. Hypothèse fondamentale que Platon nomme anhypothétique : une hypothèse dont j’ai absolument besoin mais que je ne peux formuler, puisque l’extériorité par définition nous échappe. On entrevoit là l’intérêt de “ l’autre ”, cet interlocuteur qui très naturellement incarne cette extériorité, la possibilité d’un travail de négativité.

Dans cette perspective, les notions de critique ou de problème sont revalorisées, comme constitutives de la pensée, comme une mise en valeur bénéfique et nécessaire de l’idée.

En résumé, sur le plan philosophique toute proposition est problématisable a priori. Le travail de problématisation peut s’effectuer en produisant les différentes interprétations d’une même proposition ou concept, ou les diverses réponses que l’on peut apporter à une même question.

 

Conceptualiser

Si identifier signifie penser l’autre à partir de moi, si critiquer signifie me penser à partir de l’autre, conceptualiser signifie penser dans la simultanéité de moi et de l’autre, puisqu’elle permet d’unifier ou de résoudre le dilemme, unifier une pluralité. Néanmoins, cette perspective éminemment dialectique doit se méfier d’elle-même, car aussi toute-puissante se veuille-t-elle, elle est également et nécessairement cantonnée à des prémisses spécifiques et des définitions particulières. Tout concept entend des présupposés. Un concept doit donc contenir en lui-même l’énonciation d’une problématique au moins, problématique dont il devient à la fois l’outil et la manifestation. Il traite un problème donné sous un angle nouveau qui permet de le cerner. En ce sens, il est ce qui permet d’interroger, de critiquer et de distinguer, ce qui permet d’éclairer et de construire la pensée. Et si le concept apparaît ici comme l’étape finale du processus de problématisation, affirmons tout de même qu’il inaugure le discours tout autant qu’il le termine. Ainsi le concept de “ conscience ” répond à la question “ Un savoir peut-il se savoir lui-même ? ” , et à partir de ce “ nommer ”, il devient la possibilité de l’émergence d’un nouveau discours. Un concept n’est en fin de compte qu’un mot clef, clef de voûte ou pierre angulaire d’une pensée, qui doit devenir visible à lui-même pour véritablement jouer son rôle de concept.

Conceptualiser, c’est identifier le terme clef d’une proposition ou d’une thèse, ou bien produire ce terme omniprésent même s’il n’est pas prononcé. Le terme peut être un simple mot ou une expression.

La philosophie à l’école primaire

La philosophie à l’école primaire

Que vient faire la philosophie à l’école primaire? Que ce soit sous un œil favorable ou critique, la plupart de ceux qui entendent parler d’une telle initiative restent perplexes et se posent la question. En quoi peut consister cette activité avec des enfants de trois à onze ans, alors que les jeunes de dix-huit ans, chez qui les résultats au baccalauréat en ce domaine ne sont pas particulièrement bons, ont souvent du mal avec cette matière étrange à la réputation plus que douteuse. Ou alors posons-nous la question autrement : à dix-huit ans, n’est-il presque pas trop tard pour philosopher, trop tard pour commencer en tout cas ?

Quel professeur ne constate pas périodiquement son impuissance, lorsqu’il tente une année durant d’induire parmi d’autres aptitudes une sorte d’esprit critique chez ses élèves, sans toujours beaucoup de succès ? Car si certains élèves paraissent trouver une certaine aisance intellectuelle à se mouvoir dans le cheminement philosophique, pour des raisons généralement liées à un environnement familial favorable à ce type de démarche, ce n’est pas le cas de la grande majorité, pour qui la pensée critique et le développement de la parole comme outil de réflexion restent des pratiques étrangères et inusitées.

Ce n’est pas que l’initiation à cette pensée critique produirait nécessairement des miracles et résoudrait tous les problèmes pédagogiques, mais si nous pensons qu’elle est d’une quelconque nécessité, ne pourrait-on pas éviter quelque peu le côté placage artificiel, tardif et parachuté de l’affaire – celui d’une seule et unique année s’instaurant comme un prétendu “ couronnement ” – en choisissant plutôt d’accoutumer progressivement les enfants à un tel esprit, au fur et à mesure de leur développement cognitif et émotionnel ? Évidemment, et là réside sans doute le nœud de l’affaire, il faudrait sans doute extraire la philosophie de sa gangue principalement culturelle et érudite, pour la concevoir comme une mise à l’épreuve de l’être singulier, comme la constitution d’une individualité qui s’élabore dès le plus jeune age à travers la construction de la pensée. En ce renversement copernicien se trouve certainement la véritable difficulté : elle exige de faire basculer un certain nombre de concepts éducatifs.

Comme nous le voyons ici, il s’agit donc d’un philosopher qui se définit comme une pratique pédagogique plutôt que comme un domaine à part, comme une matière spécifique. Tentons en premier lieu de cerner en quoi, par exemple, une discussion avec des enfants serait philosophique. Car s’agira souvent de discussion, en particulier lorsque l’écrit n’est pas encore au rendez-vous, ou lorsqu’il s’agira de confronter verbalement les perspectives. “Ne s’agirait-il pas uniquement d’une propédeutique à la philosophie, d’une simple préparation au philosopher ?” nous sera-t-il demandé. Mais en fin de compte, dans une certaine tradition socratique, le philosopher n’est-il pas en essence une propédeutique, ne consiste-t-il pas en une préparation jamais achevée ? Sa matière vive ne serait-elle pas un questionnement incessant ? Toute idée particulière n’est-elle pas une simple hypothèse, moment éphémère du processus de la pensée ?

Dès lors, philosophe-t-on moins en une ébauche du philosopher qu’au cours d’une théorisation épaisse et complexe ? L’érudit philosophe-t-il plus que ne le fait un enfant en maternelle ? Rien n’est moins sûr ; pire encore, la question est dépourvue de sens. Car si le philosopher est une mise à l’épreuve de l’être singulier, il n’est nullement certain que l’éveil de l’esprit critique ne représente pas un bouleversement personnel plus fondamental que les analyses savantes de notre routier de la pensée. C’est en ce sens que cette pratique se doit de s’installer très tôt chez l’enfant, à défaut de quoi il est à craindre que la vie de la pensée n’en vienne ultérieurement à se concevoir comme une opération périphérique, extérieure à l’existence, phénomène que l’on observe très souvent dans l’institution philosophique et dans l’enseignement en général.

Toutefois, admettons qu’en tentant d’installer une pratique philosophique dès le début de la scolarisation, nous prenions le risque de toucher aux limites de la philosophie. N’avons-nous pas simplement versé dans le simple apprentissage du langage, dans toute sa généralité ? Ou dans quelque art minimal de la discussion ? L’ingrédient philosophique n’est-il pas ici tellement diluée que c’est se faire plaisir que d’employer encore un tel mot pour définir cette pratique pédagogique ? Prenons là aussi ce problème sous un autre angle. Demandons-nous si au contraire le fait de rencontrer des situations limites, en mettant à l’épreuve l’idée même du philosopher et sa possibilité, ne nous place pas dans l’obligation de resserrer au maximum la définition de cette activité, d’articuler sous une forme minimale et donc essentielle son unité constitutive et limitative. Autrement dit, l’émergence du philosopher ne serait-il pas par hasard la substance même du philosopher ? Cette question est celle vers laquelle semble pointer du doigt Socrate, qui à tout bout de champ, phénomène incompréhensible pour bien des érudits modernes, fait philosopher le premier venu, y compris les soi-disant ennemis de la philosophie que sont les savants sophistes, afin de nous mettre au défi en nous montrant ce qui peut être accompli. Cette banalisation extrême de la philosophie n’en devient-elle pas le révélateur par excellence, dramatisation de cette activité mystérieuse qui, à l’instar du sentiment amoureux, échappe à celui qui pense en détenir l’objet ?

2 – Les trois registres du philosopher

En guise de point de départ de notre pratique, déterminons trois registres de l’exigence philosophique, trois aspects qui serviront à en composer la pratique. Ces trois facettes de l’activité semblent définir l’exigence supplémentaire par rapport au simple exercice de la parole ou a l’utilisation de la lecture et de l’écrit, comme le pratique déjà n’importe quel enseignant du primaire. Il s’agit des dimensions intellectuelles, existentielles et sociales, termes que chacun renommera comme il l’entend. L’ensemble des trois champs se résumant à l’idée de penser par soi-même, être soi-même, et être et penser dans le groupe.

Intellectuel  (Penser par soi-même)

Proposer des concepts et des hypothèses

Structurer, articuler et clarifier des idées

Comprendre les idées des autres et les siennes

Analyser

Reformuler ou modifier une idée

Travailler le rapport entre exemple et idée

Argumenter

Pratique de l’interrogation et de l’objection

Initiation à la logique : lien entre les concepts, cohérence et légitimité des idées

Élaboration du jugement

Utilisation et création d’outils conceptuels : erreur, mensonge, vérité, “carabistouille”, contraire, même, catégories, etc.

Vérifier la compréhension et le sens d’une idée

Existentiel (Être soi-même)

Singularisation et universalisation de la pensée

Exprimer et assumer son identité au travers de ses choix et de ses jugements

Prendre conscience de soi : ses idées et son comportement

Maîtriser ses réactions

Travailler sa manière d’être et sa propre pensée

S’interroger, découvrir et reconnaître l’erreur et l’incohérence en soi-même

Voir, accepter, dire et travailler ses propres limites

Distanciation entre sa manière d’être, ses idées et soi-même

Social (Être et penser dans le groupe)

Écouter l’autre, lui faire place, le respecter et le comprendre

S’intéresser à la pensée de l’autre : se décentrer par la reformulation, le questionnement et le dialogue

Se risquer et s’intégrer dans un groupe : se mettre à l’épreuve de l’autre

Comprendre, accepter et appliquer des règles de fonctionnement.

Discuter les règles de fonctionnement

Se responsabiliser : modification du statut de l’élève face au maître et au groupe

Penser ensemble plutôt que concurrence

3 – Penser par soi-même

Un des résumés possibles de l’activité que nous décrivons en cet article est le principe du “Penser par soi-même”, idée chère à la tradition philosophique, que Platon, Descartes ou Kant articulent comme injonction première et fondamentale. Bien entendu, certains esquisseront un sourire à l’idée du “Penser par soi-même” dès la maternelle. Nous traiterons un peu plus tard dans notre travail de ces réticences ; qu’il nous suffise d’affirmer pour l’instant que si l’on poursuit jusqu’au bout ce schéma du soupçon, on n’hésitera pas à affirmer en Terminale quand ce n’est pas à l’université – comme cela est courant – que les élèves n’ont de toute façon rien d’intéressant à dire. Pas étonnant dès lors, qu’ignorance et mépris, de soi et des autres, fassent florès, de manière plus ou moins consciente et explicite.

“Penser par soi-même” signifie avant tout comprendre que la pensée et la connaissance ne tombent pas du ciel, toute armée et casquée, mais qu’elle est produite par des individus, qui ont pour seul mérite de s’être arrêtés sur des idées, de les avoir exprimées, de les avoir examinées et de les avoir retravaillées. La pensée est donc une pratique, pas une révélation. Or si l’enfant s’habitue dès le plus jeune âge à croire que la pensée et la connaissance se résument à l’apprentissage et à la répétition des idées des adultes, idées toutes faites, ce n’est que fortuitement qu’il apprendra à penser par lui-même. De manière générale, c’est l’hétéronomie plutôt que l’autonomie qui sera encouragée dans son comportement général. Une difficulté reste : comment celui qui se pose en maître, l’enseignant, peut-il inciter ou encourager l’enfant à penser par lui-même ?

Il s’agit en premier lieu de croire que la pensée se définit malgré tout comme un acte naturel, dont est doté à divers degré chaque être humain, dès son plus jeune âge. Toutefois un travail important doit s’accomplir, dont parents et enseignants ont la charge. En classe, tout exercice en ce sens consistera d’abord à demander à l’élève d’articuler les pensées plus ou moins conscientes qui surgissent et flottent dans son esprit. Leur articulation constitue la première et cruciale composante de la pratique du “penser par soi-même”. D’une part parce que la verbalisation permet une conscience accrue de ces idées et la pensée qui les génère. D’autre part parce que les difficultés dans l’élaboration de ces idées renvoient assez directement aux difficultés de la pensée elle-même : imprécisions, paralogismes, incohérences, etc. Il ne s’agit donc pas simplement de faire parler l’enfant, de le faire s’exprimer, mais de l’inviter à une plus grande maîtrise de sa pensée et de sa parole. Mentionnons au passage que si la compréhension, l’apprentissage et la récapitulation d’une leçon aident aussi à acquérir cette capacité, ce mode traditionnel de l’enseignement, livré à lui-même, encourage au psittacisme, au formalisme, à la parole désincarnée et surtout au double langage : une rupture radicale entre exprimer ce que l’on pense et tenir le discours que l’autorité attend de nous. Rupture aux conséquences on ne peut plus catastrophiques tant sur le plan intellectuel que social et existentiel.

En résumé, “Penser par soi-même” se compose de plusieurs éléments constitutifs. En premier lieu, cela signifie exprimer ce que l’on pense sur tel ou tel sujet, ce qui exige déjà de se le demander, et de préciser cette pensée afin d’être compris. Deuxièmement, cela signifie devenir conscient de ce que l’on pense, prise de conscience qui nous renvoie déjà partiellement aux implications et aux conséquences de ces pensées, d’où ébauche forcée de raisonnement. Troisièmement, cela signifie travailler sur cette pensée et cette parole, afin de satisfaire des exigences de clarté et de cohérence. Quatrièmement, cela signifie se risquer à l’autre, cet autre qui nous interroge, nous contredit, et dont nous devons assumer la pensée et la parole en revoyant et en réarticulant la nôtre. Or il n’est aucune leçon formelle qui pourra jamais remplacer cette pratique, pas plus que les discours sur la natation ne remplaceront jamais le saut dans le bain et les mouvements dans l’eau.

4 – Être soi-même

Aussi choquant que puisse paraître pour certains une telle affirmation, aller à l’école est une activité aliénante pour le sujet existant et pensant qu’est l’enfant. Ceci dit, afin de rassurer quelque peu, ajoutons que toute activité éducatrice et instituante est d’une certaine manière aliénante, puisqu’elle prétend arracher l’enfant de son état de nature afin de l’initier à la communauté des humains. Mais il s’agit simplement de prendre conscience des prétentions paradoxales d’une telle entreprise. D’autant plus que l’enseignement à la française, plutôt traditionnel, est un de ceux qui en occident insiste le plus sur cette dimension d’arrachement qu’implique le processus éducatif, en dépit des inflexions certaines de l’enseignement primaire en particulier durant les dernières décennies. Car tout le problème est de savoir dans quelle mesure on peut trancher entre une vision naturaliste où l’enfant est livré à lui-même, où l’on doit laisser s’exprimer ses tendances « naturelles », et une vision « classique » qui repose principalement sur la transmission, que ce soit celles de valeurs, de connaissances, de vérités, etc. Il ne se trouve pas de recette toute faite et parfaite capable de garantir le succès de cette entreprise, mais il est simplement question d’être conscient de la tension à travers laquelle opère toute action éducative, seul garde-fou entre Charybde et Sylla.

Pour être concret, décrivons deux sortes de résistances à l’activité philosophique en classe, que ce soit à l’école primaire ou au secondaire. Tout d’abord, le syndrome du bon élève : celui-là ne se risque pas à moins d’être assuré d’avoir les bonnes réponses. Il sait que si une question lui est posée, c’est que la « bonne » réponse ou les moyens de trouver la « bonne » réponse lui ont déjà été fournie. Si une question est posée sans qu’il ne puisse deviner quelle réponse est attendue, il est troublé et reste coi : il ne prendra pas de risque. Il est en général très perspicace pour deviner les attentes de l’adulte, et se calquer sur ces attentes ne lui cause aucun problème, car il fait confiance à cet adulte, plus qu’à lui-même. C’est en général un élève plutôt agréable et on souhaiterait en avoir plus comme lui car il est assez gratifiant pour l’enseignant. Il est donc très scolaire et fort admiratif de l’ordre établi, ce qui l’empêche quelque peu d’être créatif : il ne valorise guère le soi, en particulier s’il jure avec l’autorité en place. En ce sens il ne s’autorise pas à être lui-même, pour la bonne raison que toute son identité est fondée sur la sanction de l’institution : il n’a aucune distance face à la pression extérieure.

Image miroir du « bon élève », le « cancre », qui comme toute inversion conserve l’essentiel de ce à quoi il s’oppose. Le second est la version « rouée » du second : il est tout aussi conscient que le premier des mécanismes institutionnels mis en place dans l’école, mais il est nettement plus cynique, ne serait-ce que parce qu’il ne sent pas capable de jouer le jeu, ou parce qu’il n’en a pas envie. Mais il sait le « jouer » à sa manière, il triche en toute conscience de cause : il doit être en classe et préfèrerait sans doute être ailleurs, mais il sait comment ne pas être en classe lorsqu’il y est. Il connaît très bien les limites à ne pas dépasser, et même lorsqu’il les transgresse c’est en sachant ce qu’il fait. Il sait ce qu’il faut faire et c’est pour cela qu’il ne le fait pas : il n’ aucune confiance en l’adulte, ou très peu, mais il sait obtenir ce qu’il veut, aussi destructeurs que soient parfois ses « désirs ».

Pourquoi nous étendons-nous sur ces « caricatures » d’élèves ? Pour montrer en négatif ce que nous attendons du « Être soi-même » dans l’exercice philosophique. Se risquer à des jugements sans aucune certitude ni assurance de la bonne réponse, se risquer à la confrontation avec l’autre sans jamais savoir qui a raison, accepter que l’autre – le semblable – a peut-être quelque chose à nous apprendre sans que nulle institution ne lui ait octroyé a priori une quelconque autorité. La hiérarchie entre enseignant et élève s’est quelque peu dissoute, ce qui pose problème car on ne sait plus à quoi il faut obéir pour certains, on ne sait plus contre quoi il faut résister pour d’autres. Il ne reste plus qu’à s’impliquer et s’engager, à risquer l’erreur et le manque, à être soi-même et à prendre conscience des limitations et des failles de notre être. En évitant tant la complaisance de la glorification de soi que la complaisance du mépris de soi.                      

5 – Être et penser ensemble  

Une bonne partie de l’exercice de la discussion philosophique se résume à la mise en rapport de l’élève avec le monde qu’il habite, ce que l’on pourrait appeler un processus de socialisation. Là encore on pourrait déclarer que ce processus spécifique ne distingue en rien l’exercice que nous décrivons, puisque toute activité scolaire en groupe implique une dimension ou une autre de socialisation. D’autre part, on peut s’interroger sur le rapport entre cette socialisation et la philosophie. Proposons l’idée que la dramatisation accrue du rapport à l’autre, rapport qui est central au fonctionnement de notre exercice, permet de créer une situation où ce rapport devient un objet pour lui-même. Il est plusieurs angles sous lesquels nous pouvons expliquer cela. Premièrement les règles énoncées exigent pour chacun de se distinguer des autres. Deuxièmement, elles impliquent de connaître l’autre : savoir ce qu’il a dit. Troisièmement, elles impliquent d’entrer dans un dialogue, voire une confrontation avec l’autre. Quatrièmement, elles impliquent de pouvoir changer l’autre et de pouvoir être changé par lui. Cinquièmement, elles impliquent de verbaliser ces relations, d’ériger en partie de la discussion ce qui habituellement reste dans l’obscurité du non-dit ou à la rigueur se cantonne à la simple alternance entre réprimande et récompense. Faire du problème ou de la difficulté un objet à traiter en soi, une matière à réflexion : c’est sans doute une des caractéristiques spécifiques de l’activité philosophique, ce que l’on nomme parfois problématisation. Problématisation qui implique de prendre la pensée là où elle est, de la prendre comme elle est, et de travailler à partir de cette réalité plutôt qu’à partir d’une réalité théorique définie a priori.

Il serait ici possible de comparer notre activité à celle du sport d’équipe, facteur important de socialisation chez l’enfant, qui aussi implique de connaître l’autre, de savoir ce qu’il fait, d’agir sur lui et de se confronter à lui. Ce type d’activité se distingue de l’activité intellectuelle classique, qui en général s’effectue seul, même lorsque l’on est en groupe. Tendance intellectuelle individualiste que l’école encourage naturellement, souvent sans que les enseignants en soient pleinement conscients, tendance qui tend à s’exacerber au fil des années, avec les nombreux problèmes que cela pose et posera, en amplifiant le côté “gagnant et perdant” de l’affaire.

La pratique que nous décrivons ici encourage au contraire la dimension du “penser ensemble”. Il tente d’introduire l’idée que l’on pense non pas contre l’autre ou pour se défendre de l’autre, parce qu’il nous effraie ou parce que nous sommes en concurrence avec lui, mais grâce à l’autre, au travers de l’autre. D’une part parce que la réflexion générale évolue au fur et à mesure des contributions des élèves à la discussion. L’enseignant devra d’ailleurs périodiquement, au cours de l’atelier, récapituler les diverses contributions importantes qui donnent cadre et forment à la discussion. D’autre part parce que l’on apprend à profiter de l’autre, en discutant avec lui, en changeant d’avis, en le faisant changer d’avis, plutôt que de se cramponner frileusement, quand ce n’est pas rageusement, à son frileux quant à soi. Là encore, le fait que les difficultés de prise en charge des problèmes posés par un camarade ou par l’enseignant fassent partie de la discussion, aide à dédramatiser la crispation individuelle et encourage l’enfant à raisonner plutôt qu’à avoir raison. Mentionnons au passage que ce genre de crainte, non traitée, engendre des difficultés majeures, de plus en plus visibles au cours des années d’école, sans parler des répercussions chez l’adulte. Si dès les premières années l’enfant s’habitue à penser en commun, il apprend à la fois à assumer une pensée singulière, à l’exprimer, à la mettre à l’épreuve de celle des autres, à profiter de la pensée des autres et à faire profiter les autres de la sienne. La dimension philosophique consiste donc à faire que l’enfant prenne conscience des processus de pensée individuels et collectifs, des obstacles épistémologiques qui réfrènent la pensée et son expression, en verbalisant ces freins et ces obstacles, en les érigeant en sujet de discussion.

Un dernier argument en faveur de ce processus accru de socialisation de la pensée est que l’inégalité des chances entre les enfants apparaît très tôt, dès la maternelle, où il est visible que certains enfants n’ont pas du tout l’habitude de la discussion. Indépendamment de la relative facilité ou difficulté individuelle de discuter, l’enseignant s’aperçoit qu’il est des enfants qui ne sont pas fondamentalement surpris que l’on veuille discuter avec eux, alors que d’autres semblent ne pas comprendre du tout ce que l’on attend d’eux lorsqu’ils sont invités à parler, comportements renvoyant sans doute au contexte familial. Pour ces raisons, la parole, qui devrait être source d’intégration et de socialisation, devient source de ségrégation et d’exclusion.

Le concept épouvantail

LE CONCEPT ÉPOUVANTAIL

 

Depuis toujours, de manière plus ou moins explicite, sans vraiment le savoir, nous avons mené des consultations philosophiques, informelles, construites peu ou prou. Puis, au fil du temps, nous avons formalisé cette pratique. Néanmoins, après avoir un beau jour décidé de « l’officialiser », nous devions découvrir qu’il est tout de même une qualité spécifique aux consultations qui s’affichent en tant que tel, sans doute due à l’accentuation théâtrale du contexte, à la mise en scène plus établie, ce qui inclut certainement le geste que représente l’échange financier ainsi que ce qui en découle. Quelque chose apparaît plus clairement dans le schéma psychique humain. Nous devions l’apprendre en découvrant lors d’un de nos premiers entretiens « officiels » un principe crucial, qui s’avéra par la suite très utile. Quelques années plus tard, nous nommions ce principe : « concept épouvantail », « concept fantôme », ou encore « trou noir de la pensée ».

 

Tout pour être heureux

 

Une de ces premières consultations formelles fut la visite d’un homme qui me posa la question suivante. « J’ai tout pour être heureux, pourquoi ne le suis-je pas ? ». Âgé d’une soixantaine d’années, il était médecin, et se décrivait en effet comme ayant tout pour être heureux : « Une existence sans gros souci, une famille plutôt harmonieuse, une vie professionnelle et sociale réussie, une aisance matérielle, et même une activité artistique gratifiante… » Pourtant, il n’arrivait pas à trouver le bonheur, voire il se sentait périodiquement très malheureux. Cela ne l’empêchait pas de fonctionner, ni ne l’obsédait de manière maladive ; lorsqu’il parlait, il affectait un certain détachement dans l’observation de cette aberration touchant son fonctionnement psychique. Il souhaitait néanmoins en comprendre la nature, désir intellectuel qui le hantait quelque peu. Comme je lui demandais ce qui dans son existence le rendait plus particulièrement heureux, il me répondit que c’était la musique. Suite à ma demande de précisions, il m’expliqua qu’il jouait de la flûte traversière, qu’il faisait partie d’un ensemble amateur de musique de chambre, et participait de temps à autre à de petits concerts. Lorsqu’il jouait de la flûte, me confia-t-il, il semblait trouver en lui-même une paix dépourvue de toute ombre qu’il ne rencontrait nulle part ailleurs. Puisque là se trouvait le secret du bonheur de cet homme, je décidais d’approfondir la nature de ce qui le satisfaisait ainsi. « Qu’est-ce qui vous rend si heureux lorsque vous jouez de la flûte ? » lui demandais-je. Sa réponse fut quelque peu surprenante. « Ce que j’aime le plus, c’est le doigté, le mouvement des doigts sur touches, et la sensation de fragilité de la colonne d’air au cœur de la flûte, qui est palpable comme un être vivant. » J’avais déjà remarqué, plus tôt dans la discussion, l’emploi marqué de diverses expressions de type matériel ou organique pour s’exprimer ou répondre à mes questions, mais là, c’était nettement plus frappant. La description de la musique comme une activité exclusivement physique, puisque c’était ainsi qu’il décrivait le fait de jouer de son instrument, avait tout de même de quoi surprendre. Je le questionnais donc sur la nature de ce qu’il jouait, puisqu’il n’en parlait pas, se contentant de décrire son rapport à un objet matériel érigé en être vivant. « Qu’aimez-vous jouer principalement ? ». Sans hésiter, il me répondit : « Mozart ». « Alors Mozart se résume à un doigté et à une colonne d’air ? », demandais-je. Il me regarda de manière étrange, presque incrédule devant une question aussi saugrenue, et accepta tout de même de me répondre. « Non, Mozart, c’est beaucoup plus que ça ! Mozart… ». Il ne finit pas sa phrase et prit un air pensif. Je le relançais : « Vous n’avez pas terminé votre phrase. Qu’est-ce que c’est, Mozart ? » Il fit comme s’il sortait d’une profonde songerie, esquissa un geste de la main comme pour se donner courage ou soutenir ses propres paroles, en disant « Mozart, c’est… ». Mais il ne finit pas sa phrase, le geste s’interrompit, sa main se paralysa dans les airs, puis retomba lourdement, le mot ne venant pas. Mais la couleur de son visage avait changé, ses traits s’étaient quelque peu décomposés, et son corps s’affaissa lentement dans la chaise. Cet homme n’était plus le même, il avait vu quelque chose, quelque chose dont j’ignorais la nature exacte, quelque chose que je pouvais seulement pressentir. Certes il ne m’avait pas répondu, et quand bien même je ne pouvais répondre à sa place, je pouvais vaguement imaginer de quoi il s’agissait. Mais lui avait perçu le « problème », véritable gouffre dans sa pensée : l’absence de réponse est parfois une réponse aussi conséquente qu’une « véritable » réponse : l’absence s’avère souvent une présence encore plus prégnante et plus formidable que la présence effective. Le creux en dit souvent plus que le plein, pour les mots comme pour les personnes.

Je devais à plusieurs reprises reposer la question, sans jamais obtenir de réponse claire et articulée. Mais l’important était pour cet homme la prise de conscience : elle était au rendez-vous, même s’il n’était pas encore prêt à nommer l’objet ou le phénomène en question. Je reposais plusieurs fois la question au cours de la discussion qui suivit, de différentes manières : « Qu’est-ce qu’il y a dans Mozart, autre que le doigté et la colonne d’air ? ». Parfois il esquiva complètement, parla d’autre chose, comme s’il n’avait rien entendu, d’autres fois il me regarda et ne répondit rien. Cet homme posé qui au début de l’entrevue répondait à toutes mes questions sans trop de problème, n’était plus tout à fait là. Plus tard, avec les acquis de l’expérience, je devais apprendre à m’éloigner d’une question trop prégnante pour y revenir, très naturellement, par d’autres biais. Mais là, je voulais trop une réponse, de manière trop directe. Dans l’absolu, ce n’était pas un problème : il avait aperçu ce que je nomme maintenant dans de tels cas « son fantôme », cette chose qui l’habitait, la réalité qui lui posait problème. Simplement, par un questionnement plus subtil ou précis, peut-être aurait-il pu en venir à la nommer, ce qui lui aurait sans doute permis de se réconcilier avec elle. Bien qu’aujourd’hui, je doute encore de la possibilité d’un tel résultat, car cet homme avait dû tant faire au cours de sa vie pour nier cette réalité, qu’il lui était difficilement possible de la convoquer de manière aussi crue. Ou alors il aurait fallu évoquer avec lui diverses hypothèses, afin de voir si l’une d’entre elles pouvait lui parler.

 

Tentative d’explication

 

Voici cependant aujourd’hui comment j’analyse la situation de cet homme. Il avait été formé comme médecin. Le vivant devait être pour lui un concept important avant même de faire ses études, pour qu’il décide d’y consacrer sa vie, se dévouant au corps et à son harmonie, luttant contre la souffrance et la mort. D’autant plus qu’en l’écoutant, il utilisait très naturellement des métaphores et explications organiques, plus encore que les études ne sauraient l’expliquer. Car j’ai à d’autres occasions rencontré des médecins, qui bien qu’ayant une telle tendance ne la manifestaient pas d’une manière aussi soutenue. D’autre part, il véhiculait une vision médicale plutôt organiciste, c’est-à-dire matérielle, où la vision première est celle d’organes, qui fonctionnent ou ne fonctionnent pas, c’est-à-dire une médecine du visible, classiquement française, quasi mécanique, où prime la matérialité, et non pas les processus ou le psychologique. Or si l’on suit un principe de Spinoza, tout à fait utile dans le travail de consultation philosophique, toute affirmation est une négation. Choisir quelque chose, c’est refuser autre chose, choisir un concept ou une explication, c’est refuser un autre concept ou une autre explication, n’en déplaise aux adeptes contemporains de la pensée inclusive, qu’il faudrait nommer pensée de la toute-puissance : ceux qui pensent que tout est dans tout, ainsi que son contraire. Car dans sa finitude, dans sa partialité et son imperfection, l’homme fait des choix, et ce qu’il ne choisit pas en dit au moins autant sur lui que ce qu’il choisit, la palette étant bien plus vaste. Ainsi ce médecin, en choisissant dans sa vie de primer l’organique et le matériel, tentait de rejeter aux oubliettes une réalité autre, que l’on pourrait nommer selon les circonstances, les personnes et les cultures : métaphysique, spirituelle, mentale, divine ou autre. Car les concepts ont en général plusieurs contraires ou opposés, qui lorsqu’on les prononce impliquent un choix qui vient éclairer le terme initial. Ainsi, si notre homme avait opté « ouvertement » pour cette « autre » réalité, en la qualifiant ou la déterminant, en la nommant, on aurait à la fois su de manière plus précise quelle était cette réalité qu’il refusait, mais on aurait aussi précisé la nature de la réalité à laquelle il se cramponnait, par image miroir interposée. Mais ne l’ayant pas fait, nous n’avions qu’une notion approximative mais néanmoins substantielle de ce qu’il refusait.

Or si nous revenons à la question initiale qu’il posait : « J’ai tout pour être heureux, pourquoi ne le suis-je pas ? », que pouvons-nous en conclure ? Tentons une interprétation « sauvage » de son affaire. Sur le plan matériel, au deux sens du terme, financier et pratique, j’ai tout ce qu’il me faut, je suis comblé, reconnu, je n’ai plus rien à demander. Néanmoins j’ai besoin d’autre chose, d’un « autre », une autre chose que je préfère ignorer, dont je ne veux pas connaître l’existence, un désir que je ne saurais reconnaître que sous forme déguisée, tant pour son articulation que pour son assouvissement. Or cette chose que nous nommerons « immatérielle », puisque nous ne la connaissons que par sa négation et non par l’affirmation de son identité, constitue le besoin le plus pressant, voire le seul besoin, puisque le reste est comblé. Or le besoin est nécessaire pour vivre, sans lui nous sommes morts, car la vie est désir et satisfaction de désir. Voilà donc un homme, hanté par la vie, niant sa propre vie puisqu’il nie son propre besoin et souhaite l’ignorer. Il le satisfait tout de même de manière déguisée, en prétendant qu’il est autre chose qu’il n’est : il cache l’immatérialité sous la défroque de la matérialité, car c’est ainsi qu’il décrit ou explique son activité musicale. Néanmoins, l’objet du désir étant voilé, caché, nié, la satisfaction ne peut être que frustrée. De toute façon, en étant annoncée et clarifiée, elle serait sans doute aussi frustrée, mais au moins il y aurait réconciliation de soi à soi, tandis que là, cette réconciliation est impossible et le rejet de soi produit une douleur pouvant parfois devenir lancinante et pénible. Ceci est compréhensible, puisqu’un pan entier de soi est nié, amputé, ce qui au demeurant est un comble chez un esprit organiciste pour lequel l’être doit être complet, intégré et réparé afin d’être véritablement vivant. Nous avons là comme une forme de suicide partiel, ou d’autodestruction. Mais pour qu’il y ait réconciliation, il faudrait identifier les présupposés sur lesquels ont été fondés l’existence, l’engagement existentiel – dans ce cas-ci, primauté et exclusivité de l’organique et du matériel – et admettre le côté bancal de cette exclusivité. Mais comment faire cela chez un homme de soixante ans, qui toute sa vie s’est efforcé de se concentrer sur un seul versant de son être ? Il a réussi à combler de manière satisfaisante, voire avec brio, les demandes multiples et diverses de cette partie de lui-même érigée en idole, et il lui faudrait maintenant admettre qu’il agissait là de manière réductrice et rigide, s’avouer qu’il s’imposait ainsi de castratrices fourches caudines. C’est non seulement lui-même qui serait mis en cause, mais la reconnaissance sociale, la gloire qu’il s’était octroyée au fil des ans, son statut, sa personnalité, le regard de ses proches, son existence tout entière qui s’était organisée, cristallisée ou rigidifiée autour d’une négation.

 

Guérison ou pas

 

Néanmoins, il est une certaine différence entre une démarche de nature psychologique et une démarche de nature philosophique, si l’on peut ainsi généraliser. Dans la perspective qui est la nôtre, il n’y a pas à aller mieux, il n’y a pas à guérir, il n’y a même pas à atténuer la souffrance, non pas que cette dimension thérapeutique ou palliative soit exclue, mais simplement parce que ce n’est pas la finalité de notre affaire. Qu’il y ait problème, qu’il y ait souffrance, voire même qu’il y ait pathologie, nous ne le nions guère et ces termes sont utiles pour caractériser ce qui se passe, mais nous n’avons pas à « guérir », nous ne sommes pas « thérapeute », quand bien même la pratique philosophique peut avoir une dimension thérapeutique, et que périodiquement nos clients nous disent avoir trouvé dans notre pratique un certain bien-être ou une atténuation de leur souffrance morale. Certes, une personne vient nous voir en général parce qu’un problème lui paraît difficile à supporter ; certes, quelques collègues se nomment eux-mêmes philothérapeutes ; certes, la consolation ou la recherche du bonheur sont des termes familiers de la culture philosophique ; mais pour autant, ce n’est pas ainsi que nous concevons notre pratique. Nous serions d’ailleurs sur ce point en accord avec Spinoza : ce n’est pas en cherchant le bonheur qu’on le trouvera. Nous pourrions en dire autant du problème en soi : ce n’est pas en cherchant la « solution » au problème qu’il sera résolu. Les « solutions » ne sont d’ailleurs souvent que des « cache-sexe », des refuges pour se protéger du problème, pour l’ignorer ou le nier. Résoudre à tout prix un problème est au demeurant une vision quelque peu réductrice, qui renvoie à une phobie du problème.

De notre point de vue, la philosophie est un art de l’ailleurs, elle est le lieu de l’altérité, de l’inattendu et de l’impensable. Pour philosopher, d’une certaine manière, il ne faut pas savoir ce que l’on cherche. On peut certes résoudre un problème – aucune raison a priori d’exclure cette possibilité – mais on peut aussi bien l’accepter, l’ignorer, en percevoir sa nature dérisoire, apprendre à l’aimer, le dissoudre, comprendre la dimension constitutive de sa nature, on peut le sublimer ou le transcender, le réarticuler ou le transposer, autant de manières de traiter un problème, mais pour cela, pour trouver le chemin approprié, il faut abandonner toute velléité spécifique, qui subordonnerait la réflexion à une finalité prédéterminée et nous empêcherait de voir ce qui se passe. Car le maître mot, s’il en est un, est pour nous la conscience : voir, percevoir, apercevoir ; là se trouve dans notre perspective l’ancrage, le non-négociable, quand bien même le sujet nous avoue en fin de compte, explicitement ou non, qu’il ne souhaite pas voir. Avant de nous rencontrer, le sujet « sait » qu’il y a là quelque chose qu’il préfère ne pas voir, il est nécessairement conscient de son désir ou de sa volonté de non-voir. Mais accepte-t-il ce « savoir » ? Ensuite, à travers le dialogue philosophique, grâce au questionnement, il voit, il sait, de manière plus explicit, plus difficilement évitable. Après cela, il a vu, il a perdu cette virginité factice dont il ignorait la nature, et s’il désire retrouver l’originaire, s’il regrette le jardin d’Eden et souhaite y retourner, il le fera en connaissance de cause. Il ne sera plus le même. Même s’il réussit à quelque peu oublier sa propre réalité en un second temps.

Ainsi Socrate nous invite à chercher ce que nous cherchons sans savoir ce que nous cherchons, quitte à décider de ne plus le chercher : nous ne devons pas décider à l’avance ce que nous cherchons, la nature de l’objet recherché reste encore à déterminer. Nous devons tracer de nouvelles pistes à partir d’indices, et découvrir peu à peu l’objet de la quête, tout en sachant que cet objet n’est pas une idole mais une icône ; il ne constitue pas la substance, il ne représente pas l’inconditionné, il est uniquement reflet et circonstances. Ainsi lorsque notre client médecin ne nomme pas cette dimension qui l’habite mais qu’il refuse d’habiter, il n’y a rien là d’extraordinaire. Pour Schiller, l’homme est pris dans la tension entre le fini et l’infini, il se tient au croisement de deux dimensions antinomiques, fracture de l’être. Il se trouve là une spécificité humaine. Les bêtes ne sont que dans le fini, les dieux ne connaissent que l’infini, nous explique Platon, ils n’ont donc besoin ni l’un ni l’autre de philosopher. Ce heurt entre la finitude et l’infini se niche au cœur de l’histoire humaine, histoire singulière et histoire collective, au cœur du drame humain, drame singulier et drame collectif, et l’on ne voit pas comment on pourrait y échapper et en guérir. Pas plus que l’on ne saurait échapper à la mortalité ou à l’humanité, car ces deux maladies sont constitutives de notre existence. Ou de manière ironique, disons que nous pouvons les guérir uniquement par leur accomplissement, par leur réalisation. Tout comme nous dirions qu’un cancer se guérit en allant jusqu’au bout de son processus. L’homme est sa propre maladie, nous indique la philosophie, que prétendrait-elle donc guérir ?

Que va faire notre médecin en sortant du cabinet de philosophie, va-t-il échapper à l’effet du questionnement ? Va-t-il fuir la prise de conscience ? Nous n’en savons rien et dans l’absolu, cela nous concerne peu, aussi cruel et inhumain que cela paraisse. Cela ne nous intéresse guère, ou bien nous intéresse sur un plan purement anecdotique, ce n’est pas notre souci. Il est venu, il a vu, il n’a pas dit, mais il a perçu, il a reconnu ou entrevu l’indicible ; que faire de plus ? Nous l’avons invité à nommer le fantôme, il a préféré ne pas l’invoquer. N’était-il pas prêt ? N’est-il pas fait pour cela ? Ne le souhaite-t-il pas ? Nous n’avons pas à savoir pour lui, à décider pour lui, à vouloir pour lui. Il est venu au bal, nous l’avons invité à danser, il a souhaité faire uniquement quelques pas puis il s’est lassé, il a eu peur, ou bien il a décidé que la danse n’était pas une activité pour lui. Le présupposé de l’entretien philosophique est le libre consentement : nous avons là un individu autonome, dont nous penserons ce que nous voulons, mais l’important est uniquement ce qu’il pense de lui-même, ce qu’il pense pour lui-même, ce qu’il pense à partir de lui-même, quand bien même à travers nos questions nous l’invitons à penser plus avant, à penser à côté, à penser autrement. Nous l’aurons invité à voir, il aura vu ce qu’il aura pu voir, il aura vu ce qu’il aura voulu voir. Nous aurons déclenché un processus qui vivra la vie qu’il vivra. Ni plus ni moins.

 

Se voir et s’entendre

 

Ceci dit, nous devons avouer que dans notre pratique nous ne sommes pas neutre : nous avons en effet un souhait qui n’est pas totalement indéterminé, sans quoi il n’y aurait guère de pratique digne de ce nom, ou sa nature en serait inconsciente. Nous avons d’ailleurs une certaine suspicion pour ceux qui ne savent pas comment ils opèrent, ceux qui sous prétexte de liberté et de créativité prétendent que selon les cas ils travaillent différemment, comme si pour chaque personne tout changeait. Simplement ils n’osent pas avouer ou identifier leurs ancrages philosophiques, tant au point de vue du contenu que du point de vue méthodologique. Ce flou artistique n’est que prétexte aux pires aberrations, à l’inconsistance et au narcissisme. Ainsi pour nous, le maître concept est la conscience. Soucieux de cela, nous nous sommes aperçu qu’il y avait un problème pratique. Souhaitant que le sujet qui consulte voit ce qui se passe, nous avons réalisé que durant la consultation, devant se concentrer sur nos questions et sur les réponses qu’il devait produire, il ne pouvait pas voir ce qui se passait. Il ne se voyait pas lui-même répondant, pas plus qu’il ne nous voyait le questionnant. Pris dans le coup par coup, il n’avait aucune perspective générale qui permettrait d’aller plus avant dans la démarche, c’est-à-dire de mieux voir. D’autant plus que fréquemment, après une heure de consultation, le sujet est dans un état de dissonance cognitive, quelque peu chamboulé d’avoir cheminé en des lieux étranges, et il lui est quasiment impossible de se rappeler ce qui s’est passé. Pourtant nous souhaitons cette réminiscence, à la fois pour qu’il puisse se connaître lui-même et profiter de son travail philosophique, ensuite pour qu’il voie comment nous avons fait, pour qu’il comprenne qu’il n’y a aucun tour de passe-passe, afin qu’il reconnaisse quelques opérations de base de la pensée qu’il pourra lui-même réutiliser par la suite. Nous avons donc proposé en un premier temps à ceux qui le souhaitaient d’enregistrer les discussions, plus tard, une fois résolus les problèmes techniques, nous leur avons proposé de les filmer afin de revoir plus tard l’échange. Nous avons même rédigé un questionnaire afin de faciliter le travail d’évaluation et d’analyse. Mais à notre grande surprise – la naïveté ne connaît guère de limites – nous avons remarqué que la plupart des personnes ne souhaitaient pas écouter ou voir ces enregistrements, sans toutefois avouer ce choix, caché derrière d’obscurs alibis. Les diverses fois où nous avons obtenu une explication pour ce phénomène, bien que très liminaire, autre que « Je n’ai pas eu le temps » et «  Je le ferai bientôt », tournaient autour du sentiment de nullité personnelle lié prétendument à l’exercice. D’ailleurs, cela nous a été confirmé par plusieurs clients parmi ceux qui ont réussi à trouver le courage – et le temps – de se voir ou de s’entendre, qui nous ont avoué s’être trouvé « idiot » ou « incapable de répondre aux questions ». Néanmoins, ceux qui avaient invité un proche à partager ce moment ont souvent relaté que ce dernier n’en avait pas la même perception, qu’ils trouvaient souvent l’exercice plus révélateur et intéressant que la personne concernée. Ce qui confirme une hypothèse très utile pour le travail en groupe : les autres sont nettement plus conscients que nous-même de nos propres limites ou imperfections ; ils ont moins à y perdre et acceptent plus de les percevoir, de surcroît ils y sont habitués. Les autres nous connaissent donc souvent mieux que nous-même, autre postulat qui nous distingue de nombreux thérapeutes. Mais plus récemment, nous avons commencé à inviter le sujet à venir analyser avec nous l’enregistrement de sa consultation, afin de dépasser le premier degré, impressionniste, honteux ou craintif, pour tenter de découvrir ensemble le sens de ce qui a émergé.

 

Rejet de soi

 

Il est deux incidents qui nous paraissent illustrer ce « rejet de soi », de manière marquante. La première concerne un homme d’une trentaine d’années, venu nous voir parce qu’il se posait une question très pratique : « Dois-je retourner faire des études ? ». Au bout d’un quart d’heure de discussion, le problème de fond, le problème derrière le problème — ou tout au moins un problème derrière le problème — apparut clairement, comme toujours dans la bouche même du sujet : avec ses propres mots. En fait, il souhaitait tout simplement être aimé, et le retour aux études représentait principalement une stratégie conçue comme outil de réussite personnelle et sociale lui permettant d’être mieux aimé, ou plus aimé, ou enfin aimé comme il le souhaitait, vœu pieux s’il en est un. Lorsque cette personne entendit ses propres mots, après un instant d’hésitation où il se tint coi, il se leva brutalement, furieux, et déclara qu’il voulait partir, qu’il « en avait assez », expression au demeurant tout à fait intéressante, qui exprime tout autant l’agacement que la saturation ou la satisfaction. Pour celui qui entend de telles paroles, « Je veux être aimé », sans être partie prenante du drame interne de cette personne, qu’y a-t-il là de si extraordinaire ? Vouloir être aimé, souhaiter être plus aimé ou mieux aimé, quoi de plus banal ! Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat ! Mais pour cette personne, cet aveu était un véritable drame. Pourquoi était-ce le cas ? Quelle était son histoire ? Encore une fois nous paraîtrons inhumain ou cruel, mais la narration du vécu n’est pas notre affaire, l’origine historique ne nous intéresse guère ; nous dirions même qu’elle est souvent mensongère, ou tout au moins qu’elle occulte la réalité présente du sujet. Ainsi cet homme ne supportait pas de s’entendre dire qu’il voulait être aimé, ce pan sentimental ou émotionnel de lui-même était de l’impensable, de l’insoutenable. Or c’est précisément ce lieu de la résistance qui nous intéresse. Car la nature de l’homme est avant tout celle d’un être vivant, avec des besoins, des fragilités, des craintes, que le philosopher tente de traiter, de résoudre ou d’occulter, de transformer ou d’annihiler. Ainsi, mettre le doigt sur une résistance, obtenir une réaction, c’est rendre visible la vie derrière la parole, l’esprit derrière la lettre, le sujet derrière l’objet. Tout comme le médecin donne un léger coup de marteau sur le genou pour en examiner la réaction et la vivacité, le questionnement tente de chercher les points névralgiques de la pensée et donc de l’être. Là ou cela résiste, là se trouve de l’être, l’être comme pathologie, l’être comme manière d’être, l’être comme dynamique, l’être comme raison d’être, l’être comme absence d’être. Pour cet homme, ce n’est pas le fait qu’il souhaite être aimé qui est intéressant, mais le fait qu’il ne puisse pas l’admettre. Que va-t-il donc mettre en œuvre pour ne pas voir cette dimension prégnante de son être ? Va-t-il l’accepter lorsqu’il la verra, ou se mettra-t-il en colère, comme il l’a fait avec nous ?

Le second incident concerne une femme d’une soixantaine d’années. Elle me connaît déjà car elle participe à des ateliers collectifs dans une bibliothèque municipale depuis quelques années, et elle a un problème pratique qu’elle voudrait résoudre. Son employeur, pour qui elle travaille depuis des années, souhaite la faire partir en préretraite. Elle ne le désire pas mais se demande tout de même s’il vaut la peine de se battre et refuser, ce qui est toujours possible, ou bien s’il lui faut simplement accepter ce qui lui est demandé. Je lui pose quelques questions pour comprendre le contexte et j’apprends les faits suivants. Elle a travaillé toute sa vie pour le même employeur, elle n’a pas eu de famille et s’est beaucoup investie dans son emploi. Bien évidemment, en cherchant à identifier sa principale motivation pour le travail, nous tombons très naturellement et facilement sur la crainte de la mort. À nouveau, rien là de très extraordinaire. Comme nous l’avons expliqué, il est un certain nombre de concepts que je nomme «  concepts épouvantails » et chacun d’entre nous en élit un sans le vouloir, qui est par excellence le concept que nous tentons en permanence de fuir ou ne pas voir. Ces concepts tournent tous autour de l’annihilation de l’être, ils incarnent le néant de manières différentes, ils l’éclairent sous des lumières diverses. En gros, on retrouve toujours à peu près les mêmes concepts. Il s’agit de ne pas être aimé, de ne pas être utile, de ne pas être reconnu, de ne pas être libre, de n’avoir rien, d’être seul, de n’être rien, d’être impuissant, de souffrir, et bien entendu de mourir, ce qui était le cas de cette personne. On pourra rétorquer à cette liste que ces idées « négatives » se rejoignent, qu’elles tournent toutes autour de la même chose, et nous serons d’accord puisqu’il y s’agit toujours de « non être », de cessation d’être, d’absence d’être, de manque d’être. Or, comme l’indique Spinoza avec son conatus, l’être désire toujours persévérer dans l’être. Néanmoins, si psychologiquement ces distinctions reviennent fondamentalement au même, sur le plan existentiel cela n’est pas du tout pareil, car selon les cas le sujet recherchera principalement l’amour, l’utilité, la reconnaissance, la liberté, la possession, la compagnie, la surexistence, la puissance, le plaisir, la vie. Et quand bien même le sujet pourrait en vouloir plusieurs ou les poursuivre tous, il est en général un concept spécifique qui est le concept-clé, qui renvoie à ce que je nomme le « concept épouvantail », celui qui incarne particulièrement pour cette personne particulière le néant. Cette crainte, ou fuite, constituera la clef de voûte de son axiologie existentielle et conceptuelle. Bien entendu, il faut parfois creuser le fouillis conceptuel et démêler l’écheveau d’idées pour identifier cette pierre angulaire. Car selon le principe du poulpe, qui projette de l’encre pour protéger sa fuite, l’esprit humain crée de la confusion pour cacher aux autres et se cacher à lui-même le point névralgique de son fonctionnement, une perspective dont la simple évocation peut le faire frémir. Et lorsque l’on questionne un sujet afin de déceler ce point névralgique, il présente souvent les caractéristiques de ce que nous nommons le syndrome du noyé. Il se débat frénétiquement, projette sa parole en tous sens, proteste, devient agressif, saute du coq à l’âne, autant de manœuvres de diversions sans doute inconscientes qu’il devient parfois difficiles de circonscrire et éviter, tant la raison n’est plus de la partie. Parfois, il faut tout simplement en arriver à la conclusion que la personne n’est pas prête à identifier ce trou noir de sa pensée. Je nomme ce concept « trou noir » car à l’instar d’un trou noir astronomique, il semble absorber toute l’énergie mentale du sujet, tant et si bien que rien n’apparaît aux alentours de ce concept, où un vide se crée. Il est donc très délicat de le cerner.

Pour cette femme à la veille de la retraite, comme nous l’avons indiqué, le « trou noir », le concept « épouvantail » était la mort, ce qui est un classique, au demeurant tout à fait sensé. Quoi de plus naturel pour un être vivant que de refuser la mort, ne serait-ce que sous la forme d’une idée ! Ainsi durant la discussion s’établit clairement et sans trop de résistance que la fuite ou la crainte de la mort avait été la principale raison pour cette femme de se plonger à cœur perdu dans le travail. Mais évidemment, principe de réalité, tout ce qui avait été repoussé aux calendes grecques durant la vie active se retrouvait de manière implacable à l’orée de cette période, aussi longue fût-elle. Ce rendez-vous mille fois repoussé devenait incontournable. Je dois néanmoins avouer avoir été surpris de la facilité relative avec laquelle ce concept avait émergé et avait été travaillé durant la consultation. Mais une autre surprise m’attendait, plus marquante. Une fois la discussion terminée, je m’absentais une dizaine de minutes pour aller à mon ordinateur afin de graver l’enregistrement de la conversation sur un CD. Lorsque je revins et que je tendis le boîtier à cette personne, elle se mit debout, fit des grands gestes de la main et me lança : « Ce n’est pas moi qui ai parlé ! Ce n’était pas moi ! ». Je lui répondis tranquillement que de toute façon cet enregistrement lui appartenait, qu’elle pouvait le prendre et en faire ce qu’elle voulait. Elle prit avec elle le CD, mais ce fut la dernière fois que je vis cette personne, elle ne participa plus jamais à aucun atelier.

 

Échec ou pas

 

Cette dernière réaction, ainsi que d’autres de même trempe, posent d’ailleurs la question de la continuité du travail philosophique ainsi que sa rentabilité commerciale, s’il s’agit d’une pratique aussi risquée. Sur ce sujet les praticiens n’auront pas tous la même vision des choses. Lors d’un congrès international à Séville, nous eûmes sur ce point une différence avec Lou Marinoff, un célèbre collègue américain. En effet, celui-ci, plutôt fier de son travail, contait à l’auditoire ses succès, lorsqu’il nous « confia » un de ses échecs. Il s’agissait d’un client qui ne revint pas suite à un entretien où il avait découvert un concept dérangeant. Comme cet incident était décrit de manière négative, je soulevais lors de la discussion l’objection qu’au contraire, cela prouvait qu’un point crucial avait été touché, ce qui me semblait être le but de la consultation philosophique. Ironiquement, mais pourtant sans plaisanter, j’avançais l’hypothèse qu’au contraire c’était sans doute la plus réussie des entrevues décrites ce jour-là, puisque le sujet en question estimait avoir terminé ce qu’il avait à faire avec le philosophe, et que c’était à lui désormais, seul, de faire son propre travail. Et sans doute ou peut-être, lors de cette dernière – ou unique – consultation il avait aperçu ou identifié le concept « épouvantail » qui l’habitait, et cela lui avait suffi. Une fois sorti du cabinet, c’est au sujet lui-même de déterminer s’il préfère oublier ce concept ou le faire vivre, ce n’est plus l’affaire du philosophe référent, dans la mesure où le sujet va désormais délibérer de manière autonome sur la question. À lui de voir par la suite s’il éprouve le besoin de revenir consulter le philosophe, de décider s’il a besoin d’une certaine assistance dans la mesure où il se sent dépassé par sa propre pensée, ou de simplement continuer son chemin après cette petite pause philosophique.

La consolation philosophique

LA CONSOLATION PHILOSOPHIQUE

 

L’homme est souffrance. Rien là d’extraordinaire ni de nouveau. Il est souffrance, plus que d’autres animaux, car non seulement il connaît la souffrance du corps, à l’instar des autres espèces, mais aussi parce qu’il connaît la souffrance morale, sous-produit de liberté et de raison, ces caractéristiques humaines, conséquences difficilement évitables. Or si la souffrance physique n’est pas présente en permanence, la souffrance morale ne disparaît vraiment jamais, ou de manière éphémère. Que ce soit sous la forme de frustration, d’impatience, de désirs insatisfaits, d’attentes déçues, ou d’inquiétudes diverses, la souffrance est là, plus ou moins prégnante, plus ou moins présente, plus ou moins supportable.

 

La gamme est étendue des moyens par lesquels cette douleur s’exprime ou se manifeste, montrant la diversité et la persistance de la douleur. De la même manière, on rencontrera de nombreuses manières par lesquelles s’atténuera cette douleur, ce que l’on peut nommer consolation, une consolation que nous traquons en permanence. Les mots eux-mêmes articulent le problème et proposent des solutions, des panacées, des calmants, car les mots se nichent au cœur de l’humain : ils constituent son être. Ils capturent sa douleur, l’engendrent, la traitent, la soignent. Dans toutes les langues, sous de nombreuses formes, se trouvent des mots qui font mal, des mots qui blessent, voire des mots qui tuent ! Certes, avant les mots, de par sa nature organique, l’humain connaît la douleur. Celle des déchirures de son corps, des heurts brutaux, de la maladie. De par le manque, la faim, la soif ou la fatigue, la douleur dérivant d’un corps frustré de sa plénitude, d’un besoin privé de sa satisfaction, celle d’une harmonie dérangée, ou la simple inquiétude. Evidemment, l’animal connaît aussi la crainte, qui le pousse à se protéger, à fuir, à combattre, il est même parfois prêt à se sacrifier pour protéger les siens. Le spectre de la mort, le sentiment confus de destruction ou de disparition de l’être, individuel ou collectif, semble affecter un certain nombre d’espèces animales. Vision anthropologique peut-être, mais peut-on parler d’un instinct de vie, visiblement vissé dans le fonctionnement animal, sans parler d’instinct de mort ? En particulier pour les animaux qui tuent, ou ceux qui se savent poursuivis des prédateurs, qui au minimum reconnaissent la différence. Sans compter la crainte de perdre des êtres proches, chers ou solidaires, que ce soit par simple identification biologique, comme les sociétés des insectes, ou par une sorte d’attachement émotionnel, comme le rapport familial chez les mammifères. Le désir est au cœur de l’existence, sous de multiples formes. Un désir infini, un désir impossible, qui dépasse largement notre faculté de raison ou de compréhension, car il dépend plutôt de l’imagination, puissance infinie de représentation. Ainsi le désir est tragique, précisément parce qu’il est sans fin, sans bornes, sans détermination, à tel point que chez certains individus l’avidité démesurée en est informe. L’insatisfaction est chronique, l’attente et la frustration en deviennent insupportables. Néanmoins, ces expectatives, qui nous sont chevillées au corps, nous meuvent : elles dirigent, motivent et structurent notre existence. Certes, le rapport à la vie, le conatus comme le nomme Spinoza, cette pulsion fondamentale de persévérer dans l’être, est une composante importante de l’existence. Mais cette dynamique est trop informe pour nous suffire, le « oui à la vie », joyeux et complet, choyé par certains philosophes, est une construction trop intellectuelle, trop décharnée pour nous satisfaire. Nous avons besoin de dire « oui » à certaines choses et « non » à d’autres, d’être plus spécifiques, car nous ne saurions ne pas faire de choix, nous ne saurions être dépourvu d’inclinations et de subjectivité. La vie en soi ne peut pas nous combler, nous avons besoin d’exister et pas uniquement de vivre. Nous ne pouvons pas ne pas espérer, vouloir et désirer. Nous ne saurions donc ignorer le manque et la douleur.

 

De ce fait, pour l’homme, comme nous l’avons mentionné, la douleur est l’objet d’un discours, ce qui par conséquent fait que le discours lui-même est porteur ou conservateur de douleur, pour soi ou pour autrui. La parole est « pharmakon », à la fois poison et remède. Tout comme le discours est porteur de maladie, de par sa puissance inhérente, il est nécessairement porteur de guérison, et vice-versa. C’est ici ce qui déjà nous intéresse : la parole qui guérit, la parole qui console. En un premier temps, comme nous ne sommes ni médecin, ni psychologue, nous ne nous attacherons pas tant à la parole qui cherche à produire des effets somatiques, de nature inconsciente, puisque le philosophe que nous sommes se soucie principalement de la dimension psychique, consciente ou raisonnée de l’homme. De surcroît, pour la même raison, en cohérence avec notre posture philosophique, le sujet humain n’est pas ici conçu comme une entité infirme, incapable de subvenir par lui-même à ses propres besoins psychiques, mais comme un être autonome, qui se doit d’assumer son existence propre et de définir ses propres critères de jugement. Toutefois, la limite que nous tentons de tracer n’est pas aussi nette que nous semblons le prétendre, même s’il nous semble salutaire d’en tenter le jalonné, aussi impressionniste soit-il. Ne serait-ce que par l’abus qui est fait aujourd’hui d’une parole de type « psychologique », qui fait de l’adulte bien portant un malade qui s’ignore, en une époque où pullulent les Docteur Knock et marabouts en tout genre. Époque qui prône une idéologie infantile où l’on invite tout un chacun à se faire materner et dorloter, à confier la plus infime de ses indispositions, sous prétexte d’une quête de bonheur illusoire, souvent à bon marché. Certes la santé de notre corps ou de notre esprit a pu et peut encore être trop ignoré, mais il n’agit pas pour autant de tomber dans les excès d’un narcissisme malsain. Et peut-être qu’en effet la parole qui se confronte à l’être et le constitue saura jouer un rôle inattendu, plus consistant qu’on aurait pu le croire et l’espérer. Sans doute en va-t-il ici comme pour l’injonction de Spinoza à propos du bonheur : mieux vaut ne pas le chercher pour le rencontrer.

Nous partons de l’hypothèse que l’homme est souffrant, et que cette souffrance l’incite à chercher des remèdes à sa souffrance. D’une part les remèdes qui traitent la dimension objective de son être, ces remèdes qui seront les mêmes ou presque pour tous, et qui en ce sens relèvent d’une démarche scientifique, ou magique, et d’autre part des remèdes qui relèvent de la subjectivité, de la singularité psychique, et qui ne peuvent s’élaborer sans que le sujet lui-même définisse lui-même la nature et le contenu du problème, ou du moins sans qu’il participe largement à sa définition, ainsi qu’à celle de la panacée. La première catégorie, nous la nommerons médecine, dans une acception large : n’oublions pas que Freud, fondateur de la psychanalyse, tentait de donner à sa nouvelle pratique la valeur d’une démarche scientifique, aussi insérons-nous la psychologie dans cette catégorie. La seconde catégorie, nous la nommerons philosophie. À chacun de voir dans quel cadre s’inscrit sa pratique. Bien que là encore une telle distinction, franche et nette, nous gêne quelque peu. Mais nous devons la tenter pour sortir de cette ornière où tout est dans tout et son contraire, pour éviter l’écueil du schéma indifférencié, cette « nuit où toutes les vaches sont noires », comme le dénonce Hegel. L’esprit « new age » qui en réaction à un scientisme excessif prône une sorte de vision « magique » de l’être, reste pour nous la Charybde qui répond à Sylla.

Le nom général que nous accorderons à la démarche philosophique présente, pour les besoins de notre thèse, sera celui de consolation. En effet, puisque au risque d’un réductionnisme que plusieurs se chargeront de dénoncer, nous partirons pour toutes fins utiles de l’idée que la philosophie ou plutôt le philosopher, n’est rien d’autre qu’une tentative de l’homme de soigner ses maux, ses douleurs morales. Nous pensons ici à Platon qui déclare que la philosophie est spécifiquement humaine, car les dieux n’en ont pas besoin et les animaux n’en sont pas capables, ou n’en ont guère besoin, ce qui revient au même. Seul l’humain, otage entre le fini et l’infini, pressent et conçoit l’exigence d’une telle pratique. D’autant plus que cette nature double qui est sienne est cause de douleurs supplémentaires, l’homme étant partagé entre la conscience de son être immédiat et l’espoir ou l’illusion de ce qu’il pourrait être, déchiré de surcroît entre être empirique et être transcendant. Et c’est au sein de cette duplicité spécifiquement humaine que s’articulent le besoin et l’acte de philosopher, à travers une pensée, à travers une parole, une parole constitutive de la pensée, une parole contrainte de la pensée, à la fois cause et remède des souffrances qui affectent l’esprit. Or si le corps en tant que corps relève d’une généralité, l’esprit en tant qu’esprit, quand bien même il connaît aussi la généralité, relève tout de même d’une spécificité dont il ne saurait faire l’économie. Le sujet est singulier, sa raison spécifique le détermine. La matière étendue, ou corporelle, est plus commune. On nous taxera ici de cartésianisme ou rationalisme abusif, et nous plaiderons coupable, tout en admettant à l’instar de notre illustre prédécesseur, en guise de circonstances atténuantes, une certaine continuité, un certain lien important entre ces deux aspects de l’humain.

En guise de dernière tentative pour délimiter notre champ d’action, quelques mots paraissent nécessaires sur le problème de la pathologie, ou du diagnostic. À nouveau, deux écueils se présentent, en une symétrie habituelle des réalités du monde, récurrence dont la fréquence rend le schéma dualiste tentant. D’une part la déclaration d’une absence de pathologie, d’autre part le formalisme ou la rigidité des définitions de pathologies. Dans le premier cas, il s’agit d’un relativisme radical qui accorde à chacun une pleine et totale légitimité d’être et de pensée, la toute-puissance d’une subjectivité, légitime par le simple fait de son existence. Ce schéma « adolescent » décrète que toutes les pensées se valent, que chacun pense comme il veut. Cela peut très bien faire l’objet d’une thèse qui se défend, si l’on admet les conséquences d’une telle vision du monde. Par exemple le fait que ni la logique, ni la raison, ni la morale, ni la conscience ne s’accordent ici de statut réel. Ce qui ne serait guère un problème philosophique en soi si cette position était tenable sans obstacle majeur. Mais hélas, ce que sans le savoir professe presque certainement l’avocat d’une telle thèse, est un discours qui glorifie l’immédiat, qui atteste de la sincérité de l’instant, qui annihile toute possibilité d’une perspective critique. Discours qui ne manquera pas, au moindre coup de boutoir du réel ou de l’altérité, de générer diverses contradictions, source de bien des maux. Notre travail de philosophe n’est pas ici de proposer un nouveau schéma, mais uniquement d’offrir l’occasion d’une prise de conscience, afin que le sujet travaille plus avant un tel schéma, en prenne conscience, ou l’abandonne, à sa guise. Néanmoins, notre expérience nous aura permis de reconnaître dans un tel discours, par le biais de simples questions, non pas tellement la pathologie d’un schéma, cela dans l’absolu n’existe pas, mais les affres d’un être singulier qui ne réussit pas à assumer son existence propre, comme c’est le cas à l’adolescence, cet âge de tous les périls, de toutes les angoisses et les incertitudes.

Dans le cas inverse, celui du formalisme scientiste, il s’agirait plutôt d’établir une liste des modalités de la pensée et de l’être définies a priori comme saines ou pathologiques, pathologies qu’il faudrait dès lors combattre ou guérir. Si de nombreux philosophes ont sans nécessairement le déclarer écrit de cette manière, il ne peut en aller de même pour le praticien philosophe, dont le rôle n’est pas de véhiculer une philosophie particulière et de l’enseigner en considérant toute autre forme de pensée comme un manque ou une « maladie ». Ce serait par exemple enseigner une religion ou une sagesse. Les heurts entre philosophes, doctrines, écoles, courants, qui ponctuent et structurent l’histoire de la pensée, nous montrent l’inclination de chaque penseur d’imposer d’une certaine manière une vision du monde donnée, qu’il pense plus assurée, plus vraie, plus vaste, plus méthodique, etc. Ceci dit, sans cette prétention, peut-être n’auraient-il pas perçu l’intérêt de leur contribution particulière et n’auraient-ils pas été motivés à maintenir leur effort de rédaction. Contrairement aux littérateurs qui ont en général pour ambition principale l’originalité de leur œuvre et l’expression de ce qui leur tient à cœur, les philosophes sont animés par une aspiration à la vérité, à la vertu, au réel, en tout cas à une forme ou une autre d’universalité, aussi vaine et prétentieuse que soit cette revendication. Revendication qui au demeurant parfois est avouée, parfois ne l’est pas, comme pour le commun des mortels. Avec de surcroît le talent que savent déployer les spécialistes de la technique philosophique pour noyer le poisson et prétendre à une fausse humilité.

 

Mais nous voilà à notre tour, fort de notre travail de négativité, de critique ou de déconstruction, et en même temps d’affirmation, en train de proposer nous aussi une axiologie, de définir un certain nombre de pathologies, que nous aurons la prétention de définir comme non doctrinales, et d’affirmer la possibilité d’un diagnostic. Il ne s’agit pas tellement de fonder une vision du monde – bien qu’il serait difficile qu’une telle perspective ne transparaisse pas dans le creux de nos mots – mais d’identifier ce qui permet de penser et ce qui empêche de penser, en insistant sur ce dernier aspect en particulier, puisqu’il s’agit de mettre en œuvre la pensée, ce qui se niche au cœur du philosopher. Avouons ici une thèse « personnelle », une vision des choses qui nous paraît cruciale pour le reste de notre texte, bien qu’elle ne prétende à nulle originalité. La pensée pense, très naturellement, sauf lorsqu’on l’empêche de penser. Aussi le travail du philosophe, sa technicité, est-il relié pour bonne partie à l’identification et à la levée de ces obstacles, ce qui nous permet d’affirmer que nous n’enseignons pas à philosopher, mais que nous nous attaquons aux raisons du non-philosopher. Quelque peu comme des ingénieurs qui s’attaqueraient aux obstacles naturels qui empêchent et restreignent le flux d’une rivière, plutôt que de creuser un canal artificiel.

Pour ceux qui craindraient l’éloignement du sujet, la consolation, proposons déjà l’hypothèse de travail que la pratique philosophique ainsi nommée consiste pour bonne partie à rétablir le processus habituel de la pensée ébranlé par la « douleur », concept pris ici de manière étendue et polymorphe. Une douleur dont l’effet principal serait la fixation de ce flux sur un point particulier, ou plusieurs, de manière obsessionnelle et non réflexive. Cette douleur devenant le point d’ancrage du sujet pensant, agit tel un trou noir astronomique, lieu d’une densité disproportionné qui attire tout à lui, même la lumière, raison pour laquelle plus rien n’en émane. En effet, certaines douleurs réussissent à mobiliser la totalité du vécu psychologique, à un point qui peut rendre le sujet radicalement impuissant, sauf s’il réussit à canaliser ou sublimer cette douleur, la transformant en une force qui peut le mouvoir et le diriger. Cette sublimation ou cette canalisation constitue d’ailleurs pour nous le creuset de la dynamique même de la consolation, que nous allons tenter d’expliciter.

 

Histoire de la consolation philosophique

 

En général oublié des dictionnaires de philosophie, le terme de consolation a pourtant son importance dans l’histoire de la philosophie. Bien que cette idée semble être une spécificité méditerranéenne et occidentale, nous la retrouvons dans d’autres traditions : par exemple dans la Bhagavad-Gitâ, où le dieu Krisna console et conseille le prince Arjuna affligé par un terrible dilemme moral, ou dans les sermons de Bouddha, dont la compassion et l’éveil viennent en principe rompre la chaîne de causalité qui entraîne les souffrances. En Occident, ce rôle explicite de la philosophie est visible dès l’Antiquité, chez les épicuriens (Épicure, Lucrèce) et les stoïciens (Sénèque, Épictète, Marc-Aurèle), en particulier pour traiter du rapport à la mort. Ce souci de l’homme et de ses malheurs apparaît à l’époque hellénistique, comme une sorte de décadence des thèmes nobles et détachés : métaphysique, gnoséologie, cosmologie. La subjectivité humaine était déjà quelque peu traitée chez Platon (Le Banquet) ou Aristote (Éthique à Nicomaque) mais toujours dans la perspective d’un idéal à atteindre, car la transcendance ou le divin y constitue encore la réalité première et constitutive : on recherche plutôt le bien que le bonheur, un bonheur fort au gout du jour. On retrouve cette opposition entre pensée complaisante et noblesse philosophique dans La consolation de la philosophie de Boèce. Celui-ci, condamné à mort injustement, débute son ouvrage en prison où il se plaint de ses malheurs en écrivant de la poésie. Mais bientôt pénètre dans sa geôle « Dame Raison », qui le semonce et l’invite à contempler les « grandes vérités », afin d’oublier les souffrances liées à sa fragile et misérable existence.

Avec Saint Augustin s’est effectuée dans la philosophie chrétienne une inflexion importante du lien entre la consolation des douleurs humaines et la présence de l’idéal, puisque de son propre aveu sa conversion a pour origine un désespoir personnel lié au scepticisme et à l’absence de vérité. Le rapport effectué entre le message biblique – coutumier du principe de la consolation – et la tradition philosophique – principalement Platon – fait d’ailleurs de cet illustre Père latin un fondateur important de la philosophie existentielle. Un double apport chrétien fonde ce tournant philosophique : l’incarnation de Dieu en l’homme et la dimension historique de l’humanité, deux éléments fondateurs d’une doctrine eschatologique du salut. L’éclairage augustinien va nous permettre dès lors d’envisager l’hypothèse que tout schéma métaphysique, cosmologique, sociologique ou autre n’est jamais qu’une tentative de donner du sens à l’existence humaine et d’apaiser la douleur morale liée à la conscience et au sentiment de finitude. La transcendance ne prend en fin de compte son sens qu’à travers et pour la nature humaine, sans pour autant renier toute révélation ou vérité a priori. La tradition mystique pour qui Dieu est avant tout l’affaire d’une relation personnelle (Thérèse d’Avila, Eckhart, Hildegarde de Bingen…), tout comme l’existentialisme chrétien (Kierkegaard, Berdiaev, Simone Weil, Mounier…), sont à leur manière les continuateurs d’une telle tradition, pour qui la pensée et la foi s’inscrivent avant tout au cœur de l’expérience personnelle ou sociale. Et c’est bien ainsi que la divinité s’articule en sa mission consolatrice et rédemptrice. En parallèle à la tradition chrétienne, mentionnons aussi la tradition cathare, où la consolation était une cérémonie simple des manichéens albigeois au seuil de la mort, sans contrainte ni pénitence, par laquelle ils prétendaient que toutes les fautes de la vie étaient effacés, donnant au croyant une chance d’accéder au salut avant de mourir, sorte de rédemption qui changeait la vie.

 

Autre axe d’étude de la consolation : le développement de la psychologie – jusqu’à Descartes dominée par la métaphysique – qui va peu à peu prendre son essor, voire son indépendance, et avec Freud va se séparer de la philosophie dans un souci de s’ériger en science. Néanmoins, en dépit de cet effort de scientificité et de sa dimension médicale, on peut toujours considérer que la psychologie moderne conserve en ses prémices les traces d’une œuvre philosophique destinée à pallier les carences et les douleurs de l’âme humaine. Il n’est plus seulement question de connaître le monde mais d’aider l’homme à vivre, bien que les courants majoritaires et traditionnels de la philosophie délaissent plutôt cette préoccupation. De surcroît, l’avènement de la psychologie n’est qu’une des occurrences où le principe d’une pratique destinée au commun des mortels pose problème à la philosophie. Car si la philosophie classique des systèmes se trouve quelque peu dépassée à la fin du 19e siècle, elle demeure une activité érudite et élitiste où règne le primat du concept et de l’abstraction. L’œuvre de Montaigne, ses Essais, où l’auteur déclare n’avoir d’autre souci que lui-même à travers toute son écriture, ou celle de Rousseau en ses méditations très personnelles, sont ainsi pratiquement exclues des ouvrages philosophiques de référence. Le fait de s’engager dans un travail à propos de soi semble s’opposer à l’universalité du champ philosophique, pour s’assimiler à de la littérature. D’ailleurs, lorsque la philosophie traite du singulier, il ne s’agit jamais que d’un universel concret, et non pas d’une existence singulière. C’est sans doute pour cette raison que les philosophes existentialistes, pour qui l’existence propre et ses malheurs restent le problème premier, se sont souvent mêlés de romans ou de nouvelles: Sartre, Camus, Unamuno…

Ainsi l’activité philosophique peut être classée sous le terme de consolation lorsqu’on y retrouve l’exposition d’un problème personnel touchant une existence propre, et en général lorsqu’une solution particulière est apportée à ce problème. Reste à savoir si ce problème se doit d’être exprimé de manière explicite, personnelle et avouée pour que la démarche se définisse comme consolation. Ou bien, comme le dit Unamuno à propos de Spinoza, ce dernier n’établit son système philosophique que comme « …une tentative de consolation qu’il forgea  à cause de son manque de foi. Comme à d’autres leur fait mal la main, ou le pied, ou le cœur, ou la tête, à Spinoza Dieu lui faisait mal. ». Ce qui pourrait nous amener à considérer que toute œuvre philosophique – ou autre – n’est jamais qu’une tentative de consolation.

Les voies diverses de la consolation pourraient alors être classées de manière générale selon quelques grandes catégories : expression de la douleur, parole de deuil ou d’acceptation, exigence ou valorisation éthique, appel à la raison, découverte du réel ou de la vérité, contemplation de la divinité, inscription dans un sens, dissolution dans le dérisoire, le néant ou l’absurde, sublimation dans l’œuvre, oubli dans l’action ou le divertissement, rapport à l’autre, engagement social, autant de chemins permettant en principe l’atténuation ou la suppression de l’angoisse et de la douleur, ou autorisant la recherche du bonheur.

 

Dans la période récente, qualifiée de post-moderne, où théoriquement les grands schémas établis ont perdu leur aura ou se sont écroulés, nous assistons justement à un retour de la philosophie comme consolation à travers de nouvelles pratiques comme la consultation philosophique, le café philosophique conçu comme dialogue collectif, ou la publication d’ouvrages philosophiques destinés au grand public afin de les aider à vivre. La figure d’un Socrate questionnant son interlocuteur y devient emblématique d’une quête individuelle pour la vérité ou le bonheur. En ce sens la philosophie retrouve cette dimension personnelle et consolatrice que l’on pourrait opposer dès lors soit à une pure science, soit à une vaine connaissance.

 

Gymnastique et médecine

 

Revenons à notre propre conception de la consolation. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la consolation ne prend son sens qu’à travers la douleur. Mais la douleur, condition nécessaire sans laquelle la consolation ne trouve pas de raison d’être, n’en est pas la condition suffisante. Il s’agit bien d’un traitement de la douleur, non pas seulement de son existence, voire de son expression, même si déjà, en cette action d’exprimer, nous pouvons considérer qu’il s’agit d’autre chose que la simple douleur; l’innovation freudienne par exemple, la « talking cure », s’inscrit en quelque sorte dans cette brèche, mais en allant plus loin.

Convoquons ici une distinction que Platon effectue qui nous semble propice à éclairer toute démarche de traitement de la douleur. Parmi les nombreuses « divisions » qui occupent le dialogue Le Sophiste, souvent dualistes, s’en trouve une qui nous intéresse particulièrement. Afin de soigner l’intérieur du corps, de le purger, écrit-il, ou de corriger ses affections, deux techniques se démarquent : la médecine qui s’attaque à la maladie, et la gymnastique qui s’attaque à la laideur. Et comme toujours chez cet auteur, ce qui est valable pour les entités matérielles doit se transposer aux entités immatérielles, dont l’âme. Il explique que ces deux techniques ont en commun d’être affectées aux soins du corps et de l’âme, qu’elles corrigent toutes deux avec rudesse et non sans douleur, mais il les hiérarchise, en spécifiant que la gymnastique représente la règle, tandis que la médecine demeure l’exception. Il instaure donc une hiérarchie, par une supériorité de la gymnastique sur la médecine. La première raison pouvant expliquer une telle axiologie est le souci de Platon sur le qualité ou le statut de l’âme. Dans le Phèdre, Socrate déclare que l’âme est « ce qui se meut par soi-même », ainsi se mouvant soi-même, l’âme est à la fois mouvante et mue ; elle est à la fois l’être et ce qui l’anime l’être. Nous ne souhaitons pas à ce point entrer dans les détails du fonctionnement de l’âme platonicienne, mais examinons l’idée que l’âme se doit d’être puissante et autonome. La puissance d’être de l’âme, son autonomie, est liée à ce qui est de nature céleste, tandis que sa lourdeur, sa résistance au mouvement, est liée à sa nature terrestre. Or on peut entrevoir comment exercer l’âme la rend plus forte, plus autonome, comme c’est le cas pour la gymnastique, tandis que la médecine la considère dépendante, puisqu’il s’agit d’une intervention extérieure. Le malade est impuissant, tandis que le gymnaste est puissant. Or la puissance est manifestation première de l’être chez Platon, puissance d’être dirait Spinoza. La médecine redonne la possibilité de l’exercice à ceux qui en sont privés, aux blessés, aux handicapés, mais elle est réservée à ceux qui sont impuissants. Par exemple, le sportif blessé doit d’abord être guéri avant de s’exercer. Ainsi peut-on entrevoir deux traitements de l’âme : la cure et l’exercice. Pour cela, le philosophe praticien, tout comme l’entraineur sportif, se devra de vérifier si le sujet est à même de s’engager dans la pratique rigoureuse, dans l’exercice. Sans une forme ou condition minimale, ce dernier ne serait pas à même de mener à bien la tâche exigée. Il s’agirait donc de le référer à une pratique « médicale ». Sans une capacité minimale de raison, la pratique philosophique est dépourvue de sens, il s’agirait donc (de recommander la personne au psychologue, à moins encore d’adapter le travail philosophique à la personne en question. Tout comme le psychologue devrait pouvoir reconnaître les capacités de son patient, et l’engager à un travail plus exigeant avec un philosophe, lorsque celui-ci s’en montre capable. Car il serait tout à fait contreproductif de maintenir une personne dans un état de régression psychique, position infantile et victimisante, lorsqu’il est possible d’en sortir. Ce qui est malheureusement trop souvent le cas, dans notre monde de consommation et d’indulgence subjective.

 

 

Douleur et consolation

 

Pour l’âme, la douleur, ce sentiment de déséquilibre, est liée au désir et à la crainte, phénomène qui dans son extension ou amplitude morale est le propre de l’homme. L’animal connaît principalement le besoin biologique. L’âme humaine se meut en permanence, dans un besoin de s’accomplir elle-même, afin de retrouver ce qui lui manque, se sentant séparée d’une sorte d’unité originaire, privée d’infini ou de totalité. L’anthropologie platonicienne repose sur la quête d’une vie meilleure, sur la libération d’un désir incessant. Elle implique une purification progressive de l’âme, à travers un travail sur le désir lui-même, sa nature et son fonctionnement, par le biais de la raison. La douleur chronique qui nous habite est liée à la nature infinie du désir, en particulier la soif des choses terrestres, comme le plaisir, la possession ou la reconnaissance. Ce désir est infini, insatiable. Le besoin réel – physique par exemple – est facilement comblé, mais le désir humain va bien au-delà, il est démesuré, et pour cette raison engendre le mal-être. Il s’agit de traiter tant les causes que les symptômes.

Le désir ne saurait disparaître, il veut toujours plus, il change sans cesse d’objet, toute satisfaction engendrant un nouveau désir. Comme un enfant, le désir est dépendant de toutes ces choses qui miroitent devant lui, et de celles qu’il imagine. Il est la marque d’un manque d’unité, d’une hétéronomie, et d’une insatisfaction chronique. Il est conscience d’être en manque mais il ignore que la nature des objets qu’il recherche ne pourra jamais le combler. Pour montrer cela, Platon reprend le mythe du tonneau percé des Danaïdes, ce récipient que l’on doit remplir éternellement. Ainsi en chaque homme existe un tyran, le désir, qui devient manifeste quand il trouve les conditions favorables à son expression. En même temps, à l’instar du « dernier homme » de Nietzche, Platon nous fait envisager la perspective terrible d’un homme dont tous les désirs seraient satisfaits, qu’il compare à une éponge pleine, gorgée d’eau, métaphore qui symbolise la mort de l’âme. Il ne s’agit donc pas de satisfaire le désir, mais de l’éduquer, de le purifier, de le rendre conscient en élevant l’esprit vers les désirs célestes, vers la contemplation de sa propre nature essentielle, sorte de réconciliation avec soi-même. Mais cela ne s’effectue pas sans agôn, sans une confrontation avec soi et le monde extérieur, comme le narre Le mythe de la caverne. En effet, contrairement à diverses sagesses qui nous invitent à une simple contemplation de l’absolu, celui qui veut échapper à l’illusion des sens se doit de se confronter à autrui, et de ce fait à lui-même, ce qui s’effectue nécessairement par une mort symbolique et violente. En cela, le beau discours, la simple conversion de l’âme aux belles idées ne suffit pas.

Nous en venons lentement à ce qui distingue les divers types de « consolation », en particulier une division importante. Pour la marquer, souvenons-nous du début du fameux texte de Boèce, La consolation de la philosophie. L’auteur, Boèce lui-même, condamné injustement à mort et en prison, est accablé par le sort qui l’attend. Pour se consoler, il compose des poèmes, où il peut exprimer sa souffrance, afin de l’alléger. Là-dessus, entre la Raison, sous forme allégorique, qui le gronde vertement : « Tu m’as cultivée depuis toujours, et maintenant, uniquement parce que tu vas mourir, tu te laisses aller, tu te consoles de manière complaisante. Et elle entreprend avec Boèce un long pèlerinage de la pensée, la véritable consolation, où il doit exercer son esprit. La poésie est douce, la raison est rude. On peut rapprocher cela de l’éthique nietzschéenne, qui refuse la douceur de la consolation chrétienne, l’amour, l’empathie et la compassion, pour défendre l’idée grecque de l’exercice, le principe de la confrontation : « pas de philosophie sans agôn », nous dit Nietzche, ou encore « philosopher à coup de marteau ».

Ainsi, la consolation philosophique ne conçoit pas le sujet comme un patient, comme une personne fragile, comme un individu en difficulté, comme un petit être faible et impuissant que l’on droit protéger, aider ou sauver, mais comme un athlète qui s’entraîne, comme un lutteur qui se prépare au combat. L’interlocuteur est a priori « fort », il doit simplement s’exercer, tandis que pour les autres « thérapeutes », il est faible et doit être pris en main jusqu’à ce qu’il soit « rétabli ». Le sujet doit se déterminer lui-même, par lui-même, plutôt que de dépendre d’une autorité extérieure. Et quand autorité il y a, par différence d’expérience ou de connaissance, il ne se trouve guère de différence de statut. Il n’y a pas le prêtre et le fidèle, ni le psychologue et son patient, en relation inégale, mais deux philosophes qui s’entretiennent, l’un des deux ayant peut-être plus d’expérience ou de compétence que l’autre, mais néanmoins de statut équivalent. Peut-être y a-t-il asymétrie, par différence de compétence, mais pas inégalité en terme de légitimité. Ainsi le prêtre n’invite pas le fidèle à devenir un prêtre, tout comme le psychologue n’invite pas son patient à devenir psychologue, tandis que le philosophe invite son interlocuteur à devenir philosophe. Premièrement, parce qu’être philosophe n’est pas un statut ou une fonction, mais une activité : philosopher. Deuxièmement, parce que philosopher, pris au sens large, à un degré minimal, semble une nécessité qui s’impose à tout un chacun, de par sa nature d’être humain, d’être pensant, et non relever d’une pratique particulière reliée à des conditions, une culture ou des circonstances. Nous souhaiterions défendre l’universalité du philosopher, de sa pratique et de sa nécessité. De surcroît, le fondement de tout acte philosophique ne peut se trouver qu’en soi-même, en sa propre raison, et non en une doctrine ou autres paradigmes donnés autorisant ou déterminant une interprétation. Troisièmement, le prêtre et le psychologue veulent tous deux « sauver » leur interlocuteur, presque malgré lui, quand le philosophe veut exercer sa pensée avec son vis-à-vis. Le philosophe mène son action avant tout pour lui-même, par nécessité ou désir, tandis que les deux autres agissent pour l’autre : eux-mêmes ont dépassé ce besoin. Quatrièmement, le philosophe s’intéresse à l’humanité de la personne, tandis que les deux autres s’intéressent avant tout et presque exclusivement à l’individu en particulier, son âme ou sa santé psychique : la personne n’est guère sa propre finalité, ce serait une vision réductrice du sujet. Certes, chacun de ces critères s’appliquera aussi plus ou moins aux deux autres fonctions, selon la conception que chacun en aura, mais affirmons que, globalement, cet ensemble caractérise plus spécifiquement la pratique du philosophe.

 

L’être humain connaît la douleur, ses formes, ses noms et ses symptômes sont innombrables. L’être détient la douleur comme moteur, il peut s’en plaindre et ne pas l’accepter, mais il peut aussi de manière complaisante se contempler en elle et devenir impuissant. Sans la douleur, l’homme ne serait rien, il ne serait pas ce qu’il est. Sans le manque, il ne serait pas conscient de sa propre humanité. Le simple décalage entre sa propre finitude et le dépassement de cette finitude, ainsi que la conscience de ce décalage permanent, constituent son identité. La vie est déjà un déséquilibre, ou un équilibre instable, instaurant de ce fait une dynamique, une tension, une pulsion permanente. L’existence est une amplification de ce principe de vie, transposant les principes biologiques dans une dimension morale ou spirituelle, accompagné de toute la distorsion que le passage de la matérialité à la non-matérialité peut infliger. Certes, il est difficile d’éviter un certain désir de stabilité, l’illusion tentante de l’homéostasie nous guette, sorte d’éternelle stabilité, équilibre immuable et permanent, garantie d’un bonheur sans faille. Ce serait ne pas accepter sa propre qualité d’homme, en maintenant une perspective à la fois infantile et idéale : nostalgie d’un paradis terrestre perdu ou espoir d’un paradis céleste à venir. L’enjeu se trouve dans la conscience de cette douleur, dans les moyens mis en œuvre pour la traiter, dans l’appréciation de la difficulté que ce traitement représente, dans le sens qui est accordé tant à la douleur qu’à son traitement. Là repose le problème de la consolation.

La consultation : Principes et difficultés

Principes

 

Naturalisme philosophique

Depuis quelques années, un vent nouveau semble souffler sur la philosophie. Sous diverses formes, il a pour constante de prétendre extirper la philosophie de son cadre purement universitaire et scolaire, où la perspective historique reste le vecteur principal. Diversement reçue et appréciée, cette tendance incarne pour les uns une oxygénation nécessaire et vitale, pour les autres une vulgaire et banale trahison, digne d’une époque médiocre. Parmi ces quelques « nouveautés » philosophiques, émerge l’idée que la philosophie ne se cantonne pas à l’érudition et au discours, mais qu’elle est aussi une pratique. Bien entendu cette perspective n’innove pas vraiment, dans la mesure où elle représente un retour aux préoccupations originelles, à cette quête de sagesse qui articula le terme même de philosophie ; bien que cette dimension soit relativement occultée depuis plusieurs siècles par la facette « savante » de la philosophie.

Toutefois, en dépit du côté « déjà vu » de l’affaire, les profonds changements culturels, psychologiques, sociologiques et autres qui séparent notre époque par exemple de la Grèce classique, altèrent radicalement les données du problème. La philosophia perennis se voit obligée de rendre des comptes à l’histoire, son immortalité pouvant difficilement faire l’économie de la finitude des sociétés qui formulent ses problématiques et ses enjeux. Ainsi la pratique philosophique – comme les doctrines philosophiques – se doit d’élaborer les articulations correspondant à son lieu et à son époque, en fonction des circonstances qui génèrent cette matrice momentanée, même si au bout du compte il ne semble guère possible d’éviter de sortir ou dépasser le nombre restreint de grandes problématiques qui, depuis l’aube des temps, constituent la matrice de toute réflexion de type philosophique, quelle que soit la forme extérieure qu’en prennent les articulations.

Le naturalisme philosophique que nous évoquons ici est au centre du débat, en ce qu’il critique la spécificité de la philosophie sur le plan historique et géographique. Il présuppose que l’émergence de la philosophie n’est pas un événement particulier, mais que sa substance vive se niche au cœur de l’homme et tapisse son âme, même si à l’instar de toute science ou connaissance, certains moments et certains lieux paraissent plus déterminants, plus explicites, plus favorables, plus cruciaux que d’autres. Comme en tant qu’êtres humains nous partageons un monde commun, une nature commune, en dépit de l’infinité des représentations qui fait subir à cette unité un sérieux tir de barrage, en dépit du relativisme culturel et individuel ambiant, postmodernisme oblige, nous devrions pouvoir retrouver, au moins de manière embryonnaire, un certain nombre d’archétypes intellectuels constituant l’armature de l’histoire de la pensée. Après tout, la force d’une idée reposant sur son opérativité et son universalité, toute idée maîtresse devrait se retrouver en chacun de nous. N’est-ce pas là, exprimée en d’autres termes et perçue sous un autre angle, l’idée même de la réminiscence platonicienne ? La pratique philosophique devient alors cette activité permettant d’éveiller chacun au monde des idées qui l’habite, tout comme la pratique artistique éveille chacun au monde des formes qui l’habite, chacun selon ses possibilités, sans tous être pour autant des Kant ou des Rembrandt.

La double exigence

Deux préjugés particuliers et courants sont à écarter afin de mieux appréhender la démarche qui nous occupe ici. Le premier préjugé consiste à croire que la philosophie, et donc la discussion philosophique, est réservée à une élite savante ; il en irait de même pour la consultation philosophique. Le deuxième préjugé, corollaire du premier – son complément naturel – consiste à penser que puisque la philosophie est en effet réservée à une élite savante, la consultation philosophique ne peut être philosophique puisqu’elle est ouverte à tous. Si discussion il y a avec le commun des mortels, elle ne saurait être philosophique, car il ne s’y trouvera aucune des conditions ou exigences du philosopher. Bien que bizarrement, la plupart de ceux qui maintiennent un tel préjugé sachent difficilement établir clairement en quoi se détermine un philosopher. Néanmoins, ces deux préjugés expriment une seule fracture. Il nous reste donc à tenter de démontrer simultanément que la pratique philosophique est ouverte à tous et qu’elle implique une certaine exigence la distinguant de la simple discussion. De surcroît il nous faudra quelque peu différencier notre activité de la pratique psychologique ou psychanalytique avec laquelle on ne saura manquer de l’amalgamer.  

Les premiers pas

« Pourquoi êtes-vous là ? ». Cette question inaugurale s’impose comme la première, la plus naturelle, celle que l’on se doit de poser en permanence à quiconque sinon à soi-même, quel que soit le lieu, quel que soit le sens d’une telle question. Il est d’ailleurs regrettable que tout enseignant chargé d’un cours d’introduction à la philosophie ne démarre son année scolaire avec ce genre de questions naïves. Au travers de ce simple exercice, l’élève, habitué depuis des années à la routine scolaire, saisirait d’emblée l’enjeu de cette matière étrange qui interroge jusqu’aux évidences les plus criantes ; la difficulté de répondre réellement à une telle interrogation ainsi que le large éventail des réponses possibles feraient éclater promptement l’apparente banalité de la question. Bien entendu, il s’agit pour cela de ne pas se contenter d’une de ces ébauches de réponse qu’on laisse tomber du bout des lèvres afin d’éviter de penser.

Lors des consultations, bon nombre de premières réponses sont du genre : « Parce que je ne connais pas tellement la philosophie », « Parce que la philosophie m’intéresse et que je voudrais en savoir plus », ou encore « Parce que j’aimerais savoir ce que dit le philosophe – ou la philosophie – à propos de… ». Parfois se pose une question plus directe : « Parce que je me pose le problème de… », « Parce que je me demande si… », etc. Le questionnement doit se poursuivre sans tarder, afin de révéler les présupposés non avoués de ces tentatives de réponses, pour ne pas dire de certaines non-réponses. Ce processus ne manquera pas de faire apparaître certaines idées du sujet, cet individu engagé dans le processus de questionnement philosophique, à propos de la philosophie ou de tout autre thème abordé, l’impliquant dans une prise de position nécessaire à cette pratique, c’est-à-dire dans une détermination conceptuelle. Non pas qu’il faille chercher à connaître une sorte de « fond » traumatique de sa pensée, contrairement à la psychanalyse, mais parce qu’il s’agit de se risquer sur une hypothèse afin de la travailler, sans y attribuer une quelconque valeur intangible ou fondamentale.

Il s’agit à la fois de s’engager et de se distancier. Cette distanciation est importante, pour deux raisons touchant de prêt aux bases de notre travail. La première est que la vérité n’avance pas nécessairement sous le couvert de la sincérité ou d’une conviction subjective, elle peut même lui être radicalement opposée ; opposition se calquant sur le principe selon lequel le désir ou la crainte, ces moteurs de l’existence, contrarient souvent la raison. De ce point de vue, peu importe que le sujet adhère ou non à l’idée qu’il avance. « Je ne suis pas sûr de ce que je dis », « Je me trompe peut-être, mais… » entend-on souvent. Mais de quoi voudrait-on être sûr ? Cette incertitude n’est-elle pas justement ce qui nous permettra de mettre à l’épreuve notre idée, alors que toute certitude inhiberait un tel processus ? La deuxième raison, proche de la première, est que doit s’installer une distanciation, nécessaire à un travail réfléchi et posé, condition indispensable à la conceptualisation que nous voulons induire. Deux conditions qui ne doivent nullement empêcher le sujet de se risquer sur des idées précises, il le fera au contraire plus librement. Le scientifique discutera plus facilement des idées sur lesquelles il n’engage pas inextricablement son ego, sans pour autant interdire qu’une idée lui plaise ou lui convienne plus que d’autres.

« Pourquoi êtes-vous là ? », c’est aussi demander « Quel est le problème qui vous meut ? », « Quelle est la question qui vous taraude ? », c’est-à-dire énoncer ce qui nécessairement motive la rencontre, quand bien même cette motivation n’est pas claire ou peu consciente en un premier temps. Il s’agit donc d’effectuer un travail d’identification. Une fois l’hypothèse exprimée et quelque peu développée, directement ou grâce à des questions, l’interrogateur proposera une reformulation de ce qu’il a entendu. Périodiquement, le sujet exprimera un certain refus initial – ou accueil mitigé – de la reformulation proposée : « Ce n’est pas ce que j’ai dit », ou bien « Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ». Il lui sera dès lors proposé d’analyser ce qui ne lui plaît pas dans la reformulation ou de rectifier son propre discours. Toutefois, il devra auparavant préciser si la reformulation a trahi le discours en changeant la nature de son contenu – ce qui doit être déclaré possible, l’interrogateur n’étant pas parfait – ou si ce qu’il entend lui déplait, ce qui souvent signifie que cette parole l’a trahi en révélant au grand jour ce qu’il n’osait pas voir et admettre dans ses propres pensées. On aperçoit ici l’enjeu énorme que pose sur le plan philosophique le dialogue avec l’autre : dans la mesure où l’on accepte le difficile exercice de « peser » les mots, l’auditeur devient un miroir impitoyable qui nous renvoie durement à nous-même. Le surgissement de l’écho est toujours un risque dont nous ignorons trop la portée. L’objectification de notre for intérieur, dont se fait garant la parole, est une mise à l’épreuve pénible de notre être.

Lorsque ce qui a été exprimé initialement ne paraît pas reformulable, par confusion ou manque de clarté, le philosophe pourra sans hésitation demander au sujet de répéter ce qu’il a déjà dit ou tenter de l’exprimer autrement. Si l’explication est trop longue ou devient prétexte à une parole de défoulement, de type associatif et incontrôlé, le questionneur n’hésitera pas à interrompre : « Je ne comprends pas ce que vous dites », « Je ne saisis pas le sens de vos paroles », ou bien il demandera « Pensez-vous que ce que vous dites est clair ?». Il pourra alors proposer l’exercice suivant : « Dites-moi en une seule phrase ce qui vous semble essentiel dans votre propos. », « Si vous n’aviez qu’une seule phrase à me dire à ce sujet, que serait-elle ? ». Le sujet ne manquera pas d’exprimer sa difficulté avec l’exercice, d’autant plus qu’il vient de manifester son handicap à formuler une parole claire et concise. Mais c’est en la constatation de cette difficulté que commence justement la prise de conscience liée au philosopher.

Anagogie et discrimination

Une fois quelque peu clarifiée l’hypothèse de départ, sur la nature du problème qui amène le sujet à l’entretien, ou sur un autre thème qui le préoccupe, il s’agit maintenant de lancer le processus de remontée anagogique décrit dans les œuvres de Platon. Les éléments essentiels en sont ce que nous appellerons d’une part « l’origine » et d’autre part la « discrimination ». Platon nomme aussi cela « purification » de la pensée. Nous commencerons par demander au sujet de rendre compte de son hypothèse en lui prescrivant de justifier son choix. Soit au moyen de l’origine : « Pourquoi telle formulation? », « Quel est l’intérêt d’une telle idée? ». Soit au moyen de la discrimination par le concept : « Quel est le terme le plus important parmi tous ceux utilisés? », ou bien : « Quel est le mot clef de votre phrase ? ». Cette partie de l’entretien s’effectue en combinant tour à tour l’un et l’autre de ces deux moyens.

Le sujet tentera souvent d’échapper à cette étape de la discussion en se réfugiant dans le relativisme de circonstance ou la multiplicité indifférenciée. « Ça dépend… Il y a beaucoup de raisons… Tous les mots ou les idées sont importants… ». Le fait de choisir, d’obliger à « vectoriser » la pensée, permet tout d’abord d’identifier les ancrages, les « refrains », les ancrages conceptuels, les constantes, les présupposés, pour ensuite les mettre à l’épreuve. Car après plusieurs étapes de remontée à l’unité, identification de l’origine par la discrimination, une sorte de trame apparaît, rendant visible les fondements et articulations centrales d’une pensée. En même temps, au travers de la hiérarchisation assumée par le sujet, une dramatisation des termes et des concepts s’effectue, qui sort les mots de leur totalité indifférenciée, de l’effet « masse » qui gomme les singularités. En séparant les idées les unes des autres, le sujet devient conscient des opérateurs conceptuels par lesquels il discrimine. Mais il s’agit ici de résister à tous les alibis classiques de la confusion, comme la « complexité », la « nuance », et autres justifications du discours infini et indéterminé.

Bien entendu, le philosophe a ici un rôle essentiel, qui consiste à forcer au choix, ainsi qu’à souligner ce qui vient d’être dit, afin que ces choix et leurs implications ne passent pas inaperçus. Il pourra même insister en demandant au sujet s’il assume pleinement les choix qu’il vient d’exprimer, s’il se reconnaît dans ces déterminations. Il devra toutefois éviter en un premier temps de commenter ces choix, quitte à poser certaines questions complémentaires s’il entrevoit des problèmes ou des inconséquences dans ce qui vient d’être articulé. Le tout étant d’amener le sujet à évaluer librement, par lui-même, les implications de ses propres prises de position, à entrevoir ce que recèle sa pensée et de ce fait travailler la pensée en soi. Ce processus l’extirpe lentement de l’illusion qu’entretiennent les sentiments d’évidence et de fausse neutralité, propédeutique nécessaire à l’élaboration d’une perspective critique, celle de l’opinion en général et celle de la sienne propre.

Penser l’impensable

Une fois identifié un ancrage particulier, problématique ou concept donné, le moment est venu d’en prendre le contre-pied. Il s’agit de l’exercice que nous nommerons « penser l’impensable ». Quel que soit l’ancrage ou la thématique particulière que le sujet aura identifié comme central à sa réflexion, nous lui demanderons de formuler et développer l’hypothèse contraire : « Si vous aviez une critique à formuler à l’encontre de votre hypothèse, que serait-elle ? », « Quelle est l’objection la plus consistante que vous connaissez ou que vous pouvez imaginer à l’égard de la thèse qui vous tient à cœur ? », « Quelles sont les limites de votre idée ? », « Quelle critique pourrait-on opposer à une telle idée ? ». Que l’amour, la liberté, le bonheur, le corps, la mort ou autre concept constitue le fondement ou la référence privilégiée du sujet, dans la plupart des cas il se sentira incapable en un premier temps d’effectuer un tel revirement intellectuel. Penser une telle « impossibilité » lui fera l’effet de plonger dans l’abîme. Parfois ce sera le cri du cœur : « Mais je ne veux pas ! » ou « Ce n’est pas possible ! ». Car il aura l’impression ou la conviction d’avoir énoncé une sorte d’invariant, d’incontournable, qui s’exprimera parfois sous la forme d’un « Mais tout le monde pense comme cela ».

Ce moment de tension, certes provoqué, sert avant tout à effectuer une prise de conscience quant au conditionnement psychologique et conceptuel du sujet. En l’invitant à penser l’impensable, on l’invite à analyser, à comparer et surtout à délibérer, plutôt que de prendre pour acquise et irréfutable telle ou telle hypothèse de fonctionnement intellectuel et existentiel. Il réalise alors les rigidités qui formatent sa pensée sans qu’il s’en aperçoive. « Mais alors on ne peut plus croire à rien ! », lâchera-t-il. Si, mais au moins pendant le temps d’un exercice, durant une toute petite heure, on se demandera si l’hypothèse inverse, si la « croyance » inverse ne tient pas tout aussi bien la route. Or bizarrement, à la grande surprise du sujet, une fois qu’il se sera risqué à cette hypothèse inverse, il s’apercevra qu’elle a beaucoup plus de sens qu’il ne le croyait a priori et qu’en en tous cas, elle éclaire de manière intéressante son hypothèse de départ, dont il réussit à mieux cerner la nature et les limites. Cette expérience fait voir et toucher du doigt la dimension libératrice de la pensée, dans la mesure où elle permet de remettre en question les idées sur lesquelles on se crispe inconsciemment, de se distancier de soi-même, d’analyser ses schémas de pensée, quant à la forme et au fond, et de conceptualiser ses propres enjeux existentiels.

Passer au « premier étage »

En guise de conclusion, il sera demandé au sujet de récapituler les passages importants de la discussion, afin de revoir et résumer les moments forts ou significatifs. Ceci s’accomplira sous la forme d’un retour sur l’ensemble de l’exercice. « Que s’est-il passé durant la discussion ? » Cette ultime partie de l’entretien se nomme aussi « passer au premier étage » : analyse conceptuelle et raisonnée en opposition au vécu du « rez-de-chaussée ». De cette perspective surélevée, le défi consiste à se voir agir, à analyser le déroulement de l’exercice, à évaluer les enjeux, à sortir du brouhaha de l’action et du fil de la narration, pour capturer les éléments essentiels de la consultation, les points d’inflexion du dialogue, et donc les ancrages ou obstacles existentiels. Le sujet s’engage dans un métadiscours à propos du tâtonnement de sa pensée. Ce moment est crucial, car il est le lieu de la prise de conscience de ce fonctionnement double, double perspective du dedans et du dehors accessible à l’esprit qui s’en donne la peine, intrinsèquement lié à la pratique philosophique. Il permet l’émergence de la perspective à l’infini qui fait accéder le sujet à une vision dialectique de son propre être, à l’autonomie de sa pensée, à la joie d’une raison libératrice.

Est-ce bien philosophique?

Que cherchons-nous à accomplir au travers de ces exercices ? En quoi ces moments sont-ils philosophiques ? Comment la consultation philosophique se distingue-t-elle de la consultation psychanalytique ? Comme il l’a déjà été évoqué, trois critères particuliers spécifient la pratique en question, méthodologie très inspirée du schéma hégélien : identification, critique et conceptualisation. Mentionnons un autre critère important: la distanciation, que toutefois nous ne retiendrons pas comme quatrième élément car elle est simplement l’attitude implicitement contenue dans les trois critères cognitifs mentionnés. D’une certaine manière, cette triple exigence capture assez bien ce qu’exige la rédaction d’une dissertation. Dans cette dernière, à partir d’un sujet imposé, l’élève doit exprimer quelques idées, les mettre à l’épreuve et formuler une ou quelques problématiques générales, avec ou sans l’aide des auteurs consacrés. La seule différence importante porte sur le choix du thème à traiter : ici le sujet choisit son propre objet d’étude – en fait il est lui-même le sujet et l’objet de l’étude -, ce qui accroît la portée existentielle de la réflexion, rendant d’ailleurs peut-être plus délicat le traitement philosophique de ce sujet.

L’objection sur la dimension « psychologisante » de l’exercice, voire sa banalité, présente une difficulté qui n’est pas à écarter trop rapidement. D’une part parce que la tendance est grande chez le sujet, face à un interlocuteur unique qui se consacre à son écoute, de s’épancher sans retenue aucune sur son ressenti, surtout s’il a déjà pris part à des entretiens de type psychologique. Il se sentira d’ailleurs frustré de se voir interrompu, de devoir porter des jugements critiques sur ses propres idées, de devoir discriminer entre ses diverses propositions, d’être privé de « complexité », etc. Autant d’obligations qui font pourtant partie du « jeu », de ses exigences et de ses mises à l’épreuve. D’autre part, parce que pour des raisons diverses, la philosophie tend à ignorer la subjectivité individuelle, pour se consacrer surtout à l’universel abstrait, aux notions désincarnées. Une sorte de pudeur extrême, voire de puritanisme, incite le professionnel de la philosophie à craindre l’opinion au point de vouloir l’ignorer, plutôt que de voir en cette opinion l’inévitable point de départ de tout philosopher ; que cette opinion soit celle du commun des mortels ou celle du spécialiste, ce dernier se trouvant non moins victime de cette « maladive » et funeste opinion, quand bien même il s’agit d’une docte opinion.

Nous répondrons à de telles objections en expliquant la nature philosophique de la démarche. Premièrement que notre exercice consiste à identifier chez le sujet, au travers de ses opinions, les présupposés non avoués à partir desquels il fonctionne. Ce qui permet de définir et creuser le ou les points de départ. Deuxièmement à prendre le contre-pied de ces présupposés, de manière construite, afin de transformer d’indiscutables postulats en simples hypothèses. Troisièmement d’articuler les problématiques ainsi générées au travers de concepts identifiés et formulés. En cette dernière étape, ou auparavant si l’utilité s’en est déjà fait sentir, l’interrogateur pourra utiliser des problématiques « classiques », attribuables à un auteur, afin de valoriser ou mieux identifier tel ou tel enjeu apparaissant au cours de l’entretien.

Certes il est douteux qu’un individu unique refasse à lui tout seul l’histoire de la philosophie, pas plus d’ailleurs que celle des mathématiques ou du langage. Mais nous pourrons retrouver un certain nombre d’enjeux identifiables. De surcroît pourquoi faudrait-il faire fi du passé ? Nous serons toujours des nains juchés sur des épaules de géants. Mais faudrait-il pour autant ne pas se risquer à la gymnastique, en se contentant de regarder et d’admirer les athlètes sous prétexte que nous sommes courts sur pattes, voire handicapés ? Faudrait-il se contenter d’aller au Louvre et ne pas mettre la main à la glaise, sous prétexte que nos fonctions mentales n’ont pas l’agilité de ceux des êtres inspirés ? Serait-ce manquer de respect aux « grands » que de vouloir les imiter ? Ne serait-ce pas les honorer, au moins tout autant qu’en les admirant et en les citant ? En fin de compte, ne nous ont-ils pas pour la plupart enjoint à penser par nous-même ?

Difficultés

 

Notre méthodologie s’inspire principalement de la maïeutique socratique, où le philosophe questionne son interlocuteur, l’invite à identifier les enjeux de son discours, à le conceptualiser en distinguant des termes clés afin de les mettre en œuvre, à le problématiser à travers une perspective critique, à en universaliser les implications. Mais aussi de la dialectique hégélienne. Précisons à titre comparatif que cette pratique a pour spécificité d’inviter le sujet à s’éloigner d’un simple ressenti pour lui permettre une analyse rationnelle de sa parole et de lui-même, condition sine qua non pour délibérer sur les enjeux cognitifs et existentiels qu’il s’agit tout d’abord d’expliciter. L’arrachement à soi que présuppose une telle activité, peu naturelle, raison pour laquelle elle nécessite l’assistance d’un spécialiste, pose un certain nombre de difficultés que nous tenterons ici d’analyser.    

Les frustrations

Au-delà de l’intérêt général pour l’exercice de la pensée qui incite une personne à venir consulter un philosophe, prédomine régulièrement un sentiment négatif chez le sujet, au moins de manière momentanée, qui le plus fréquemment est exprimé, lors des consultations philosophiques comme au cours des ateliers de réflexion en groupe, comme l’expression d’une frustration. Premièrement, la frustration de l’interruption : l’entretien philosophique n’étant pas le lieu du défoulement ou de la convivialité, une parole incomprise et longue, non pertinente ou trop décalée, ou encore celle qui ignore l’interlocuteur, se doit d’être interrompue. Si elle ne nourrit pas directement le dialogue et ignore les questions, elle ne sert pas à l’entretien et n’a pas lieu d’être dans le contexte d’un tel exercice. Deuxièmement, la frustration liée à l’âpreté : il s’agit davantage d’analyser la parole que de la prononcer, et tout ce que nous aurons dit pourra être utilisé « contre nous ». Troisièmement, la frustration de la lenteur : plus question de provoquer accumulations et bousculades de mots, il ne faut craindre ni les silences, ni s’arrêter sur une parole donnée, afin d’appréhender pleinement la substance du discours, au double sens du terme appréhender : capturer et redouter. Quatrièmement, la frustration de la trahison, là aussi au sens double de ce terme : trahison de notre propre parole qui révèle ce que nous ne désirions pas dire ou savoir et trahison de notre parole qui ne dit pas ce que nous voulions dire. Cinquièmement, la frustration de l’être : ne pas être ce que nous voulons être, ne pas être ce que nous croyons être, se voir dépossédé des vérités illusoires que nous entretenons, consciemment ou non, parfois depuis très longtemps, phantasmes sur nous-même, notre existence et notre intellect.

Cette frustration multiple, parfois pénible, n’est pas toujours clairement exprimée par le sujet. S’il est quelque peu émotif, susceptible ou peu enclin à l’analyse, il ne supportera pas d’être le moindrement cadré : il n’hésitera pas à dénoncer la censure ou l’oppression. « Vous m’empêchez de parler », « Je n’ai pas terminé… », protestera-t-il, alors que de longs silences inutilisés, inoccupés par le discours, ponctuent périodiquement le dialogue, symptomatiques de cette même parole qui a du mal à se trouver. Ou encore : « Vous voulez me faire dire ce que vous voulez », alors qu’à chaque question le sujet peut répondre ce qui lui convient, au seul risque d’engendrer de nouvelles questions. Questions embarrassantes, en particulier si sa réponse n’est pas cohérente avec la question. Certes, un certain nombre de questions sont fermées, déterminées, afin d’obliger l’interlocuteur à s’engager, à clarifier, exigence qui sera perçue comme une tentative de manipulation par un esprit inquiet.

Initialement, la frustration s’exprime souvent comme une pure émotion, comme un reproche, comme un ressentiment, toutefois, en se verbalisant, elle permet de devenir un objet pour elle-même ; elle permet au sujet qui l’exprime de prendre conscience de lui-même comme un personnage extérieur. À partir de ce constat, il devient capable de réfléchir, d’analyser son être au travers de la mise à l’épreuve, de mieux comprendre son fonctionnement intellectuel, et il peut alors intervenir sur lui-même, tant sur son être que sur sa pensée. Certes le passage par certains moments à tonalité psychologique est difficilement évitable, sans toutefois s’appesantir, car il s’agit de passer rapidement à l’étape cognitive subséquente, au moyen de la perspective critique, en tentant de définir une problématique et des enjeux.

Notre hypothèse de travail consiste précisément à identifier certains éléments de la subjectivité, bribes que l’on pourrait nommer opinions, opinions intellectuelles et opinions émotionnelles, afin d’en prendre le contrepied et de faire l’expérience d’une pensée « autre ». Sans cela, comment apprendre à sortir volontairement et consciemment du conditionnement et de la prédétermination ? Comment émerger du pathologique et du pur ressenti ? D’ailleurs il peut arriver que le sujet n’ait pas en lui la capacité d’accomplir ce travail ou même la possibilité de l’envisager, par manque de distanciation, par manque d’autonomie, par insécurité ou à cause d’une forte angoisse quelconque, auquel cas nous ne pourrons peut-être pas travailler avec lui. Tout comme la pratique d’un sport exige des dispositions physiques minimales, la pratique philosophique, avec ses difficultés et ses exigences, nécessite des dispositions psychologiques minimales, en deçà desquelles nous ne pourrons pas travailler.

L’exercice doit se pratiquer dans un minimum de sérénité, avec les diverses pré-conditions nécessaires à cette sérénité. Une trop grande fragilité ou susceptibilité empêcherait le processus de s’effectuer. De la manière dont notre travail se définit, la causalité d’un manque en ce domaine n’est pas de notre ressort, mais celui d’un psychologue ou d’un psychiatre. En se cantonnant à notre fonction, nous ne saurions aller aux racines du problème, nous ne pourrions que constater et en tirer des conséquences. Si le sujet ne nous paraît pas à même de pratiquer l’exercice bien qu’il ressente pourtant le besoin de réfléchir sur lui-même, nous l’inciterons à se diriger plutôt vers des consultations de type psychologique, ou à la rigueur d’autres types de pratiques philosophiques, plus « coulantes ». Pour conclure, en ce qui nous concerne, tant qu’il demeure limité, le passage psychologique n’a aucune raison d’être évité, la subjectivité ne devant pas jouer le rôle d’un épouvantail à moineaux, même si une certaine démarche philosophique, plutôt académique, envisage cette réalité individuelle comme une obstruction au philosopher. Le philosophe formel et frileux craint qu’en se frottant à elle, la distanciation nécessaire à l’activité philosophique ne soit ainsi perdue, alors que nous prenons l’option de la faire émerger. Car cette subjectivité parle tout autant, l’être s’y révèle, quand bien même de manière moins consciente et raisonnable.

 

La parole comme prétexte

Un des aspects de notre pratique qui pose problème au sujet, est le rapport à la parole que nous tentons d’installer. En effet, d’une part nous lui demandons de sacraliser la parole, puisque nous nous permettons de peser attentivement, ensemble, le moindre terme utilisé, puisque nous nous autorisons à creuser de l’intérieur, ensemble, les expressions utilisées et les arguments avancés, au point de les rendre parfois méconnaissables pour leur auteur, ce qui l’amènera de temps à autre à crier au scandale en voyant sa parole ainsi manipulée. Et d’autre part nous lui demandons de désacraliser la parole, puisque l’ensemble de cet exercice n’est composé que de mots, peu importe la sincérité ou la vérité de ce qu’il avance : il s’agit simplement de jouer avec les idées, sans pour autant adhérer nécessairement à ce qui est dit. Seule nous intéressent la cohérence, les échos que se renvoient les paroles entre elles, la silhouette mentale qui se dégage lentement et imperceptiblement. Nous demandons simultanément au sujet de jouer à un simple jeu, ce qui implique une distanciation par rapport à ce qui est conçu comme le réel, et en même temps nous lui demandons de jouer aux mots avec le plus grand sérieux, avec la plus grande application, avec plus d’effort qu’il ne met généralement à construire son discours et à l’analyser.

La vérité avance ici masquée. Elle n’est plus vérité d’intention, elle n’est plus sincérité et conviction, elle est exigence de pensée. Cette exigence qui oblige le sujet à faire des choix, à assumer les contradictions mises à jour en travaillant le fouillis de la parole, à observer ce qui se passe, quitte à effectuer de radicaux renversements de fronts, quitte à se déplacer brutalement, quitte à refuser de voir et de trancher, quitte à se taire devant les multiples fêlures qui laissent envisager les plus graves abîmes, les fractures du soi, la béance de l’être. Nulle autre qualité n’est ici nécessaire chez l’interrogateur et peu à peu chez le sujet, sinon celle d’un policier, d’un détective qui traque les moindres défaillances de la parole et du comportement, qui demande de rendre compte de chaque acte, de chaque lieu et de chaque instant.

Certes nous pouvons nous tromper dans l’infléchissement donné à la discussion, ce qui reste la prérogative de l’interrogateur, le pouvoir indéniable qu’il détient et doit assumer, incluant son absence incontestable de neutralité totale en dépit des efforts qu’il déploie en ce sens. Certes le sujet peut aussi « se fourvoyer » dans l’analyse et les idées qu’il avance, influencées par les questions qu’il subit, mu aveuglément par les convictions qu’il souhaite défendre, guidé par des partis pris pour lesquels il a déjà opté et sur lesquels il serait peut-être bien incapable de délibérer : « surinterprétations », « mésinterprétations » ou « sous-interprétations » font florès. Peu importe ces erreurs, apparentes erreurs ou prétendues erreurs. Ce qui compte pour le sujet est de rester en alerte, d’observer, d’analyser et de prendre conscience ; son mode de réaction, son traitement du problème, sa manière de réagir, ses idées qui émergent, son rapport à lui-même et à l’exercice, tout doit devenir ici prétexte à l’analyse et à la conceptualisation. Autrement dit, se tromper n’a plus ici tellement de sens. Il s’agit surtout de jouer le jeu, de pratiquer la gymnastique, de mettre en œuvre la pensée. Seuls comptent voir et ne pas voir, la conscience et l’inconscience. Il n’y a plus de bonnes et de mauvaises réponses, mais il y a « voir les réponses », et s’il y a tromperie, c’est uniquement dans le manque de fidélité de la parole à elle-même, non plus dans le rapport à quelque vérité distante et préinscrite sur fond de ciel étoilé ou dans quelque bas-fond subconscient. Néanmoins, cette fidélité est une vérité sans doute plus terrible que l’autre, plus implacable : il n’est plus de désobéissance possible, avec toute la légitimité de cette désobéissance. Il ne peut y avoir qu’aveuglement.

Douleur et péridurale

Le sujet devient rapidement conscient des enjeux de l’affaire. Une sorte de panique peut rapidement s’installer. Pour cette raison, il est important d’installer divers types de « péridurale » pour l’accouchement en cours. Premièrement, le plus important, le plus difficile et le plus délicat reste l’indispensable doigté de l’interrogateur, qui doit être apte à déterminer quand il est approprié d’appuyer sur une interrogation et quand il est temps de passer, de « glisser », quand il est temps de dire ou de proposer plutôt que d’interroger, quand il est temps d’alterner entre l’âpre et le généreux. Un jugement pas toujours facile à émettre, car nous nous laissons si facilement emporter par le feu de l’action, par nos envies propres, celles d’aller jusqu’au bout, celles d’arriver en un lieu déterminé, celles liées à la fatigue, celles liées au désespoir, et bien d’autres inclinations personnelles.

Deuxièmement, l’humour, le rire, liés à la dimension ludique de l’exercice. Ils induisent une sorte de « lâcher prise » qui permet à l’individu de se libérer de lui-même, d’échapper à son drame existentiel et d’observer sans douleur le dérisoire de certaines positions auxquelles il s’accroche parfois avec une touche de ridicule, quand ce n’est pas dans la plus flagrante contradiction avec lui-même. Le rire libère des tensions qui sans cela pourraient inhiber complètement le sujet dans cette pratique très corrosive.

Troisièmement, le dédoublement, qui permet au sujet de sortir de lui-même, de se considérer comme une tierce personne. Lorsque l’analyse de son propre discours traverse un moment périlleux, lorsque le jugement bute sur des enjeux trop lourds à porter, il est utile et intéressant de transposer le cas étudié sur une tierce personne, en invitant le sujet à visualiser un film, à imaginer une fiction, à entendre son histoire sous la forme d’une fable. « Supposons que vous lisiez une histoire où l’on raconte que… », « Supposez que vous rencontrez quelqu’un, et que tout ce que vous savez à son sujet est que… ». Ce simple effet de narration permet au sujet d’oublier ou de relativiser ses intentions, ses désirs, ses volontés, ses illusions et désillusions, pour ne plus traiter que la parole, telle qu’elle surgit au cours de la discussion, la laissant effectuer ses propres révélations sans la gommer en permanence par de pesants soupçons ou de patentes accusations d’insuffisance et de trahison.

Quatrièmement, la conceptualisation, l’abstraction. En universalisant ce qui tend à être perçu exclusivement comme un dilemme ou un enjeu purement personnel, en le problématisant, en le dialectisant, la douleur s’atténue au fur et à mesure que l’activité intellectuelle se met en branle. L’activité philosophique elle-même est une sophrologie, une « consolation », telle que l’envisageaient les Anciens comme Boèce, Sénèque, Epicure, Montaigne, ou plus récemment Sartre, Foucault et Wittgenstein, un baume qui nous permet de mieux envisager la souffrance intrinsèquement liée à l’existence humaine, la nôtre en particulier.

Exercices

Établir des liens

Quelques exercices supplémentaires s’avèrent très utiles au processus de réflexion. Par exemple l’exercice du lien. Il permet de sortir le discours de son côté « flux de conscience » qui fonctionne purement par libres associations en abandonnant à l’obscurité de l’inconscient les articulations et jointures de la pensée. Le lien est un concept d’autant plus fondamental qu’il touche profondément à l’être, puisqu’il en relie les différentes facettes, les différents registres. « Lien substantiel », nous dit Leibniz. « Quel est le lien entre ce que vous dites ici et ce que vous dites là ? ». Mises à part les contradictions qui seront mises en évidence par cette interrogation, le seront aussi les ruptures et les sauts qui signalent des nœuds, des points aveugles, dont l’articulation consciente permet au travers du discours de travailler de près l’esprit du sujet. Cet exercice est une des formes de la démarche « anagogique », permettant de remonter à l’unité, de cerner l’ancrage, de mettre à jour le point d’émergence de la pensée du sujet, quitte à critiquer par la suite cette unité, quitte à modifier cet ancrage. Il permet d’établir une sorte de carte conceptuelle définissant un schéma de pensée.

Vrai discours

Autre exercice : celui du « vrai discours ». Il se pratique lorsqu’une contradiction a été décelée, dans la mesure où le sujet accepte le qualificatif de contradictoire comme attribut de sa pensée, ce qui n’est pas toujours le cas : certains sujets refusent de l’envisager et nient par principe la simple possibilité d’une contradiction dans leur parole. En demandant lequel est le vrai discours – même si aux instants généralement décalés où ils sont prononcés ils le sont avec autant de sincérité l’un que l’autre -, on invite le sujet à justifier deux positions différentes qui sont les siennes, à évaluer leur valeur respective, à comparer leurs mérites relatifs, à délibérer afin de finalement trancher en faveur de la primauté d’une des deux perspectives, décision qui l’amènera à prendre conscience de son propre fonctionnement, de la fracture qui l’anime. Il n’est pas absolument indispensable de trancher, mais il est conseillé d’encourager le sujet à s’y risquer, car il est bien rare sinon presque impossible de rencontrer une réelle absence de préférence entre deux visions distinctes, avec les conséquences épistémologiques qui en dérivent. Les notions de « complémentarité » ou de « simple différence » auxquelles fait fréquemment appel le langage courant, bien qu’elles détiennent leur part de vérité, servent souvent à gommer les enjeux réels, quelque peu conflictuels et tragiques, de toute pensée singulière. Le sujet pourra aussi tenter d’expliquer le pourquoi du discours qui n’est pas le « vrai ». Souvent il correspondra aux attentes, morales ou intellectuelles, qu’il croit percevoir dans la société, ou encore à un désir propre qu’il considère illégitime ; discours en ce sens très révélateur d’une perception du monde et d’un rapport à l’autorité ou à la raison.

Le singulier

Autre exercice, celui du « singulier». Lorsque l’on demande au sujet de donner des raisons, des explications ou des exemples à propos de tel ou tel de ses propos, on lui demandera d’assumer l’ordre dans lequel il les a énumérés. D’examiner surtout le premier élément de la liste, que l’on mettra en rapport avec les éléments subséquents. En utilisant l’idée que l’élément premier est le plus évident, le plus clair, le plus sûr et donc le plus important à son esprit, on lui demandera d’assumer ce choix de la première idée, généralement inconscient. Souvent le sujet se rebellera à cet exercice, refusant d’assumer le choix en question, reniant ce rejeton enfanté malgré lui. En acceptant d’assumer cet exercice, il devra rendre compte – qu’il y adhère de manière explicite, implicite ou pas du tout – des présupposés contenus par tel ou tel choix. Au pire, comme pour la plupart des exercices de la consultation, cela l’habituera à décoder toute proposition avancée pour en saisir le contenu épistémologique et entrevoir les concepts véhiculés, quand bien même il se désolidariserait de l’idée.

On peut aussi demander au sujet de dresser en un premier temps une liste indéterminée d’idées, d’exemples ou d’interprétations, sorte de brainstorming, puis de choisir ensuite une seule de ces entités, de s’engager sur une seule hypothèse, préférable, plus significative ou plus appropriée. Cela exige de lui de différencier, de classer, de hiérarchiser, etc. Car on observe comment dans la pensée les « listes » ou multiplicités permettent de couvrir tous les angles afin de se protéger, mêlant étrangement divers registres ou catégories, une confusion au travers de laquelle le sujet s’autorise à ne pas penser, à ne pas se connaître lui-même. De là l’importance de lui demander d’établir une axiologie.

Universel et singulier

Globalement, que demandons-nous au sujet qui désire s’interroger, à celui qui souhaite philosopher à partir et à propos de son existence et se pensée ? Il doit apprendre à lire, à se lire, c’est-à-dire apprendre à transposer ses pensées et apprendre à se transposer lui-même à travers lui-même ; dédoublement et aliénation qui nécessitent la perte de soi par un passage à l’infini, par un saut dans le pur possible. Frotter la singularité de son discours personnel à l’universalité de sa propre raison. La difficulté de cet exercice est qu’il s’agira toujours de gommer quelque chose, d’oublier, d’aveugler momentanément le corps ou l’esprit, la raison ou la volonté, le désir ou la morale, l’orgueil ou l’inertie. Pour ce faire, il faut que se taise le discours annexe, le discours de circonstance, le discours de remplissage ou d’apparence : soit la parole assume sa charge, ses implications ou son contenu, soit elle doit apprendre à se taire. Une parole qui n’est pas prête à assumer son être propre, dans toute son ampleur, une parole qui n’est pas désireuse de prendre conscience d’elle-même, n’a plus lieu de se présenter à la lumière, en ce jeu où seul le conscient a le droit de cité, théoriquement et tentativement du moins. Evidemment, certains ne désireront pas jouer le jeu, considéré trop pénible, la parole étant ici trop chargée d’enjeux.

En obligeant le sujet à sélectionner son discours, en lui renvoyant par l’outil de la reformulation l’image qu’il déploie, il s’agira d’installer une procédure où la parole sera la plus révélatrice possible ; c’est ce qui se passe à travers le processus d’universalisation de l’idée particulière. Certes il est possible et parfois utile d’emprunter des chemins déjà tracés, par exemple en citant des auteurs, mais il est de règle alors d’en assumer la teneur comme si elle était exclusivement nôtre. Bien que les auteurs puissent servir à légitimer une position craintive ou à banaliser une position douloureuse. D’ailleurs, que tentons-nous de faire, sinon de retrouver en chaque discours singulier, aussi malhabile soit-il, les grandes problématiques, estampillées et codifiées par d’illustres prédécesseurs ? Comment s’articulent chez chacun, tour à tour, absolu et relatif, monisme et dualisme, corps et âme, analytique et poétique, fini et infini, etc. Au risque du sentiment de trahison, car on peut difficilement supporter de voir sa parole ainsi traitée, même par nous-même. Un sentiment de douleur et de dépossession, comme celui qui verrait son corps être opéré quand bien même toute douleur physique y aurait été annihilée. Parfois, pressentant les conséquences d’une interrogation, le sujet tentera par tous les moyens d’éviter de répondre. Si l’interrogateur persévère par des voies détournées, une sorte de réponse finira sans doute par émerger, mais uniquement au moment où l’enjeu aura disparu derrière l’horizon, tant et si bien que le sujet, rassuré par cette disparition, ne saura plus établir de lien avec la problématique initiale. Si l’interrogateur récapitule les étapes afin de rétablir le fil d’Ariane de la discussion, le sujet pourra alors accepter ou ne pas accepter de voir, selon les cas. Un moment crucial, bien que le refus de voir puisse parfois n’être que verbal : le chemin ne pourra pas ne pas avoir tracé quelque empreinte dans l’esprit du sujet. Par un mécanisme de pure défense, ce dernier essaiera parfois de rendre verbalement tout travail impossible de clarification ou d’explication. Mais il n’en sera pas moins affecté lors de ses réflexions ultérieures.

Accepter la pathologie

En guise de conclusion sur les difficultés de la consultation philosophique, disons que la principale épreuve réside en l’acceptation de l’idée de pathologie, prise au sens philosophique, voire d’établir un diagnostic cognitif et émotionnel, d’examiner le fonctionnement et les obstacles de la rationalité. En effet, toute posture existentielle singulière, choix qui s’effectue plus ou moins consciemment au fil des ans, fait pour de nombreuses raisons l’impasse sur un certain nombre de schémas et d’idées. Affirmer, s’affirmer, c’est nier quelque chose, toute existence étant une sorte de négation de l’être, des pans entiers du possible sont ainsi engloutis dans les points aveugles de la pensée.

Dans leur extrême généralité, ces pathologies ne sont pas en nombre infinies, les catégories en sont assez définies, bien que leurs articulations spécifiques varient énormément. Mais pour celui qui les subit, il est difficile de concevoir que les idées sur lesquelles il axe son existence soient réduites aux simples conséquences, quasi prévisibles, d’une faiblesse ou absence chronique dans sa capacité de réflexion et de délibération. Pourtant, le « penser par soi-même » que prônent bon nombre de philosophes n’est-il pas un art qui se travaille et s’acquiert, plutôt qu’un talent inné, donné, qui n’aurait plus à revenir sur lui-même ? Il s’agit simplement d’accepter que l’existence humaine constitue en soi un problème, grevé de dysfonctionnements qui en constituent pourtant la substance et la dynamique.

J’ai testé une consultation de philosophie

Article de Olivia Benhamou paru dans Psychologies Magazine, novembre 2004

 

J’ai testé une consultation de philosophie

Aller chez le philosophe comme d’autres vont chez le psy ? Notre journaliste s’est laissée tenter. Compte-rendu de sa séance avec Oscar Brenifier, un dialogue rigoureux et passionnant.

J’ai toujours rêvé de rencontrer Socrate

Quand j’ai appris dans le livre du philosophe américain Lou Marinoff, La philosophie, c’est la vie (La Table ronde, 2004), qu’il existait des « consultations » de philosophie – une pratique très répandue aux Etats-Unis –, j’ai tout de suite eu envie d’y aller. En analyse depuis presque trois ans, j’étais encore agitée par de nombreuses questions existentielles. Je ressentais le désir de me frotter à une autre méthode, peut-être moins à la merci de mon inconscient. Il m’a fallu une bonne dose de persévérance pour réussir à trouver ce que je cherchais. Après quelques heures passées sur Internet, j’ai fini par obtenir le moyen de consulter Oscar Brenifier, un homme sans âge et sans adresse puisque joignable uniquement par mail.

Je me suis demandée plusieurs fois s’il ne cherchait pas à me mettre à l’épreuve pour tester ma motivation : il m’a d’abord envoyé deux articles assez ardus expliquant en quinze pages les principes des consultations philosophiques et les difficultés qui pouvaient survenir lors de celles-ci. Après s’être assuré que j’avais bien pris connaissance de ces textes et que j’acceptais de me soumettre à cette façon de procéder, il m’a fixé une date de rendez-vous pour le mois suivant. Apparemment, l’aspect financier n’était pas une priorité pour lui : « Cinquante euros, mais si vous ne pouvez pas, je peux aussi faire la consultation gratuitement ».

Le dialogue

Fils d’une sage-femme, Socrate était bien placé pour inventer la maïeutique, une méthode « d’accouchement des esprits ». Quatre siècles avant notre ère, il se promenait dans les rues d’Athènes à la recherche d’interlocuteurs disponibles, pour mettre en pratique cette méthode dialectique qui avait pour objectif d’apprendre à raisonner. Tout sujet était bon à explorer pourvu que l’interlocuteur accepte de se soumettre au feu des questions du maître, posées afin de stimuler la pensée et de susciter un raisonnement. Grâce à Platon, son disciple le plus assidu, nous avons aujourd’hui accès à des dizaines de dialogues socratiques sur les thèmes de l’amour, de l’amitié, de la citoyenneté… des textes essentiels pour qui veut apprendre à philosopher.

Un après-midi d’été, je me retrouve devant le portail d’une maison, à Argenteuil, dans le Val-d’Oise. Oscar Brenifier m’attend au dernier étage. Il fait une chaleur intense dans ce bureau qui pourrait être une caverne s’il n’était aménagé sous les combles. C’est un grand monsieur à lunettes, plutôt jovial. Mais je m’aperçois très vite de la rigueur un peu sévère de sa pensée. Pourtant je ne me doute pas encore de la mise à l’épreuve intellectuelle que je m’apprête à vivre. Je m’installe face à lui et la consultation commence.

— Quelle est votre question ?
— Comment trouver la bonne distance avec mes parents ?
Il répète mes mots et note tout.

— Alors, il nous faut d’abord éclaircir les éléments de la question. Que signifie « la bonne distance » ? Je n’attends pas de vous que vous me répondiez cinquante mille choses. Je veux que vous définissiez précisément ce que vous entendez comme bonne distance, dans l’absolu, en sortant du contexte de votre question.
J’ai du mal à me concentrer. Mais je me risque, timidement : 
— Une distance raisonnable… ?
— Non ce n’est pas assez précis. Méfions-nous des concepts sans intuition, selon la formule de Kant.

— Un équilibre entre l’autorité et la liberté.
— Voilà, là, on avance. Mais où sont passés vos parents là-dedans ?
— Un équilibre entre l’autorité que mes parents exercent sur moi et ma capacité à être libre.
— J’en déduis que, pour vous, la liberté, c’est la capacité de vous émanciper de vos parents ?
 – Oui, c’est ça.

Je ne comprends pas très bien ce qui se passe. Seulement que le raisonnement progresse, par la grâce mystérieuse d’une dialectique qui me paraissait jusque-là réservée à la théorie. Maintenant, je suis complètement concentrée, et je prends mon temps pour répondre le mieux possible aux questions posées.

— Donc, reformulez ce que vous entendiez au départ par « bonne distance ».
— L’équilibre entre l’autorité et l’émancipation.
— Comment s’articule le problème entre cette autorité et cette émancipation ?
— Mon problème est de savoir quelle valeur je dois attribuer à l’autorité de mes parents.
— Et l’émancipation dans tout ça ?

Oscar Brenifier est exigeant. La tension monte. Je réalise que, pour avancer, tout doit venir de moi.

— Ce serait la possibilité de vivre avec l’autorité, sans qu’elle soit gênante.
— Et pourquoi serait-elle gênante ?
— Parce que je n’arrive pas à faire avec.
— Bon, alors reprenons. Quelle valeur accorder à l’autorité des parents ?
— Une valeur morale ?
— Cette valeur morale est-elle contestable ? 
— Je ne sais pas. Elle doit pouvoir l’être.
— Non, vous devez répondre vraiment. Cette valeur morale est-elle contestable, oui ou non ?

Est-ce la chaleur, l’intense effort de concentration, l’inhabituelle confrontation avec un interlocuteur attentif au moindre de mes mots ? Je sens subitement les larmes monter. Je crois que je suis au cœur de mon problème, sans même avoir raconté la moindre anecdote personnelle ou le moindre souvenir douloureux. Je n’avais jamais éprouvé de sentiment comparable ailleurs qu’en séance d’analyse. Le temps de sécher mes larmes, de reprendre le fil de ma pensée, et nous enchaînons :

— Donc, cette valeur morale est-elle contestable ?
— Je n’arrive pas à la contester.
— Mais pourquoi vouloir la contester ?
— Parce qu’elle me pèse.
— Mais d’après vous, peut-on vivre sans poids ?
— J’aimerais bien.
— Ce n’est pas une réponse. Je reprends : peut-on vivre sans poids ?

L’exigence d’une pensée rigoureuse ne peut supporter le moindre compromis. Je poursuis mon effort, péniblement. C’est à ce rythme, cadencé, sans pause que, progressivement, le philosophe va me conduire à l’essentiel.

— Bien. Alors, cet équilibre, il est à trouver entre vos parents et vous, ou entre vous et vous-même ?
Je rechigne à répondre mais finis par concéder :
— Entre moi et moi-même.
— En effet. Car si vous saviez vous émanciper, le problème de vos parents se poserait-il ?
— Non.
— Alors, comment faire pour réussir à s’émanciper du jugement des autres ?
— Je ne sais pas.
— Posez-vous la question autrement. En quoi un jugement peut-il poser problème ?
— De fait, il conduit au doute.
— Descartes, le doute, ça vous dit quelque chose ?

Je me souviens vaguement du fameux cogito, mais rien de précis… Il s’explique :

— Selon Descartes, le doute permet de connaître. Vous êtes d’accord ?
— Oui.
— Bon alors, si vous doutez mais que ce doute vous conduit à la connaissance, quel est le problème ? Et y a-t-il vraiment un problème ?
— Mon problème réside dans le fait de bien évaluer le jugement d’autrui sans le surestimer.
— Et pourquoi le surestimeriez-vous ?
— Parce que je manque de confiance en moi.
— Nous y voilà. »

Il marque une pause, puis reprend, visiblement satisfait :

— Voilà votre vraie question : pourquoi est-ce que je manque de confiance en moi. Votre question de départ n’était qu’une question alibi.

La démonstration est brillante, je n’ai rien à ajouter. Je paie mes cinquante euros sans même y penser. Avec humilité, Oscar Brenifier me demande, avant de nous quitter, de lui dire ce que j’ai pensé de cette consultation. Je suis assez émue et totalement épuisée par cette heure et demie d’une gymnastique de l’esprit particulièrement éprouvante. 

Je réussis tout de même à lui exprimer ma gratitude : malgré l’émotion que notre entretien a suscitée en moi, il m’a permis de tenir le fil d’une pensée rigoureuse. Sans forcer, mais sans jamais céder devant mes hésitations, il m’a permis d’envisager ma problématique personnelle sous un jour nouveau, et de révéler à mes mots leur sens caché. Le résultat n’est pas si éloigné de ce que j’ai pu obtenir, parfois, allongée sur le divan. Mais la procédure est totalement différente. A mille lieues de l’entretien psy, au cours duquel l’inconscient s’exprime malgré soi, et tout aussi éloignée du cours de philo, qui donne accès à un savoir figé, la consultation philosophique relève d’une mécanique vivante et subtile de la pensée, qui ne peut se déployer qu’en présence d’un interlocuteur stimulant. Un disciple de Socrate, par exemple.

Etre ou ne pas être consultant

La consultation philosophique est l’occasion d’une mise à l’épreuve de vos idées reçues. Le manque d’écoute, l’incapacité à dérouler lentement le fil d’une réflexion cohérente, le malaise face aux questions que vous posez indiquent que vous avez frappé à la mauvaise porte.

Il existe très peu de véritables consultants en philosophie ; en revanche, certains animateurs de cafés-philo reçoivent en « cabinet ». L’un d’eux m’a reçue gentiment. Après avoir pris quelques notes sur ce qui m’a conduit à le consulter, son verdict est tombé : « Dans votre cas, je préconise Epictète et Spinoza ! » Le temps d’un bref topo sur leur pensée, il m’a abreuvée d’exemples pour tenter d’éclaircir mon problème. J’ai eu l’impression d’assister à un cours de philo du lycée, en plus brouillon. À la fin, j’ai eu droit à quelques devoirs : « Prendre cinq maximes du “Manuel” d’Epictète, les reformuler avec vos mots. Justifier tout, puis contredire tout. » Cinquante euros pour cela me paraît excessif… N’est pas « philosophe libéral » qui veut.

 

L’art du questionnement

L’art du questionnement

 

  1. Le rôle du maître

Si l’on devait résumer le rôle du professeur de philosophie par une fonction unique, nous dirions que c’est d’initier l’élève à l’art du questionnement, acte fondateur et genèse historique du philosopher. La philosophie est un processus de réflexion, un traitement de la pensée, avant d’être une culture, qui n’en est que le produit, la matière ou le moyen. (Bien que l’on puisse tout aussi allègrement affirmer le contraire, en inversant la fin et le moyen). Comme pour tout art, ce processus résulte d’une attitude, il se fonde sur elle. Or dans l’absolu, comme le suspecte Platon, une attitude ne peut s’enseigner, ce qui nous mènerait à affirmer que l’on ne peut pas enseigner la philosophie. En même temps, cette attitude peut se découvrir, on peut en prendre conscience, on peut la nourrir ; ainsi affirmera-t-on de la même manière que la démarche philosophique peut s’enseigner. Le terme « attitude » dérive de la même origine latine que « aptitude », de agere qui signifie « agir » : la disposition et la capacité sont intimement reliées l’une à l’autre, ainsi qu’à l’agir, dont elles sont toutes deux des conditions. La fibre philosophique doit donc être supposée présente chez l’élève, pour prétendre enseigner la philosophie, de même que le sentiment esthétique pour enseigner la peinture ou la musique. Ici, la tabula rasa aristotélicienne s’avère réductrice, qui présuppose de remplir un vide avec des connaissances, ce que prône la conception de la philosophie comme transmission, une conception largement répandue dans l’institution. Les présupposés de la maïeutique socratique sont autres : seule opère l’étincelle divine qui se niche au cœur de chaque être humain, qu’il s’agit d’aviver ou de raviver.

Mais on peut aussi partir du principe que la philosophie est avant tout une somme de connaissances, si on assume cette vision encyclopédique et ses conséquences. De même, demandons-nous si la philosophie est une pratique codifiée, datée historiquement, connotée géographiquement, ou bien si elle appartient par nature à l’esprit humain, dans toute sa généralité. Le problème se repose de la même manière quant à son origine. En même temps, pouvons-nous honnêtement, sans sourciller, prétendre à être sans père ni mère, croire procéder de la génération spontanée ? Petits êtres naïfs qui ne connaîtraient que le chant des oiseaux et les fraises des bois, mais seraient créatifs et conceptuels. Pourquoi renier ce que nos ancêtres nous ont légué ou imposé ? N’ont-ils pas tenté de nous apprendre à questionner ? À moins que pour cette raison précise ils ne méritent d’être relégués aux oubliettes.

 

  1. Nature et culture

Nous voilà donc obligés d’avouer les présupposés à partir desquels nous fonctionnons, lorsque nous résumons la philosophie à l’art du questionnement. La philosophie est pour nous inhérente à l’homme, mais les uns et les autres auront, selon les circonstances, développé plus ou moins cette faculté naturelle. Des outils auront été produits au cours de l’histoire, que nous avons hérités, mais pas plus que les progrès techniques ne font de l’homme un artiste, les concepts philosophiques établis ne font de l’homme un philosophe. Ainsi, l’art du questionnement, qui fait siens les legs de l’histoire, un art qui n’aurait aucune raison d’ignorer les travaux des prédécesseurs, favorise l’émergence du philosopher. Car si nous avons dénoncé la tentation encyclopédique et livresque de la philosophie, il nous faut aussi mettre en garde contre l’autre forme de tabula rasa : celle qui prétend faire l’économie de l’histoire pour favoriser, dit-elle, l’émergence d’une pensée authentique et personnelle. Entre ces deux écueils, il nous paraît nécessaire de tracer un chemin, afin de guider nos propres pas, afin d’encourager chaque maître à ne négliger ni les capacités de l’élève, ni l’héritage des anciens. Car s’il nous a paru par moments nécessaire de condamner le bachotage philosophique et les grands discours abstraits et pontifiants, il nous paraît tout aussi urgent de condamner le discours du philosopher sans philosophie, qui tend à glorifier la pensée singulière ou collective, sous le prétexte qu’elle est de chair et d’os, réelle et bien vivante, et ne doit rien à personne.

Proposons le paradoxe suivant : l’art philosophique, ou art du questionnement, est l’art de ne rien savoir, ou l’art de vouloir savoir. Une question qui énonce un discours n’est pas une question. Plus le discours énonce, moins il questionne. Combien d’enseignants prétendent poser une question à leurs élèves, par des questions tellement travaillées, tellement chargées, tellement lourdes, qu’ils assomment l’élève, qui ne peut que répondre oui, du bout des lèvres, par politesse, ou parce qu’il est impressionné par l’érudition ainsi déployée, ou encore parce qu’il n’a rien compris à la soi-disant question. Le premier critère d’une bonne question est de ne rien vouloir démontrer ou enseigner directement : il lui faut être consciente de sa propre ignorance, y croire, l’afficher, chercher par tous les moyens à échapper au savoir dont elle émane. Flèche qui se doit d’élaguer au maximum son empennage pour réellement percuter. Plus elle s’affine, plus sa portée est grande, plus elle pénètre sa cible.

Pour pratiquer cet art, tout interlocuteur est bon : l’esprit souffle où il veut, quand il veut, comme il veut, le tout est d’écouter et de savoir entendre. C’est pour cette dernière raison que notre artiste ne peut être un ignorant, mais seulement pratiquer l’art de l’ignorance, afin d’affiner son ouïe. Il sait se dédoubler, se mettre en abyme, s’abstraire de lui-même, ce que ne sait pas faire son élève, qui d’ailleurs croit savoir même s’il ne sait rien, même lorsqu’il ne sait pas. Il croit savoir ce qu’il sait, alors que le pédagogue philosophe sait que lui-même ignore ce qu’il sait. Déjà parce qu’il ne connaît jamais suffisamment ce qu’il sait, dont il ignore toujours l’ensemble des implications et conséquences, parce qu’il n’en perçoit pas toutes les contradictions. D’autre part, parce qu’il sait que ce qu’il sait est faux, parce que partial, partiel et vague. Cette opacité ne l’inquiète guère, car il sait que la parole absolue, totalement transparente à elle-même, n’existe pas, ou ne saurait être articulée. Mais en même temps, cela l’oblige à écouter, à accorder un véritable statut à cette multiplicité indéfinie que constitue l’humanité, à toujours tout espérer de tout un chacun.

Pourtant, si notre philosophe ne connaît rien, il doit savoir reconnaître, et en ce redoublement de la connaissance sur elle-même se niche toute la différence. On ne peut questionner si on ne reconnaît rien, si on ne sait pas chercher et reconnaître. Les questions seront gauches, maladroites, dépourvues de vigueur, décentrées, générales, voire hors propos, et elles ne sauront réellement entendre ce qui leur est répondu. Pour savoir reconnaître, il faut être armé, les yeux et les oreilles aguerris. Celui qui n’a jamais ouvert les yeux, celui qui n’a pas appris, n’est pas aux aguets, ne peut être aux aguets. Car c’est en apprenant que l’on apprend à apprendre. Pour être aux aguets dans les bois, il faut apprécier les différents bruissements dans le feuillage, les divers chants d’oiseaux, les variétés de champignons comestibles ou non. Sinon, nous ne verrons rien, nous n’entendrons rien, rien que des bruits, des couleurs, des formes, de manière indistincte. Nous ne chercherons pas à savoir si nous ne reconnaissons pas les formes.  

 

  1. Questions types

Notre enseignant de philosophie a donc une double fonction : enseigner simultanément le savoir et l’ignorance, ou le savoir et le non-savoir, pour ceux que ce terme d’ignorance inquiète. Mais si certains enseignants se concentrent sur le savoir, d’autres se spécialisent dans le non-savoir. Tous deux pensent enseigner, et tous deux enseignent sans doute, mais enseignent-ils à philosopher ? Et philosophent-ils ? Dans l’absolu, peu importe, et continuons notre chemin. Voyons en quoi consiste le questionnement, et voyons en cela quel est le rôle du maître de philosophie. Prenons donc quelques questions types, récurrentes à travers l’histoire de la philosophie. Récurrentes sans doute parce qu’elles sont de la plus grande urgence, de la plus grande banalité et de la plus grande efficacité. Mais faut-il encore y être sensible.

 

De quoi est-il question ?

Comme nous l’avons déjà énoncé, la condition première de l’action est l’attitude, cousine de l’aptitude. Il s’agit donc, comme pour un sport, comme pour un chant, de se mettre dans une bonne position, dans une bonne disposition, à la fois pour permettre de philosopher mais aussi pour travailler ce qui en est le fondement. Or en cette première étape, indispensable, certains élèves manifesteront de lourds handicaps, que l’on ne saurait ignorer, ou passer outre comme si de rien n’était. Pour philosopher, il est nécessaire de poser la pensée. Si cette attitude doit être provoquée par le maître, c’est qu’elle n’est pas naturelle. En effet, en général règne dans l’esprit de l’homme, enfant ou adulte, un certain brouhaha, dont la manifestation extérieure et verbale n’est que le pâle reflet. Pour poser la pensée, il s’agit en premier de demander un silence, ou de l’exiger, selon le degré de « violence » que cela implique envers le naturel du groupe. Ensuite demande est faite de contempler une idée, de réfléchir sur une question, de méditer sur un texte, de réfléchir sans exprimer quoi que ce soit. « De quoi est-il question ? », se demande-t-on. Enfin, en un troisième temps d’exprimer une idée à soi, par oral ou par écrit. En sachant que si c’est oralement, il s’agit de demander la parole et d’attendre son tour. Et dès que quelqu’un parle, il n’y a aucune raison que quelqu’un d’autre garde son bras levé. Un quatrième temps, qui est un retour en arrière, peut être une demande de vérification, de la part d’un auteur ou des auditeurs, quant à la pertinence des propos tenus. Sont-ils clairs ? Correspondent-ils à la consigne ? Répondent-ils à la question ? Il ne s’agit pas ici d’entrer dans des problèmes d’accord ou de désaccord, mais uniquement d’examiner si sur le plan formel les propos sont adéquats, afin de vérifier si la pensée est au rendez-vous. L’exigence est celle d’identifier précisément un contenu.

Exemples de questions posées afin de clarifier la situation : « La réponse répond-elle à la question posée ou à une autre question ? » ; « À ton avis, ta réponse est-elle claire pour tes auditeurs ?  » ; « Ce qui a été exprimé satisfait-il les consignes indiquées ? » ; « As-tu répondu à la question ou donné un exemple ? ». Les problèmes posés ici sont ceux du rapport de sens, de la cohérence, de la nature et de la clarté des propos tenus. Ils demandent d’identifier ce qui se passe, d’en vérifier la nature et la teneur. Ce retour sur sa propre pensée, l’analyse que l’on en fait, constitue l’entrée première dans le philosopher.

 

Pourquoi ?

La question seconde, fondement de la pensée, est le « pourquoi ? ». Demander « Pourquoi ? », c’est poser le problème de la finalité d’une idée, de sa légitimité, de son origine, de ses preuves, de sa rationalité, etc. On peut l’utiliser sous toutes ses formes, sans besoin de spécification, et les élèves ont bien compris cela, qui l’utilisent comme un système : « Pourquoi tu dis ça ? ». Question très indifférenciée, elle demande tout, et de ce fait ne demande rien. Mais elle est utile car elle initie les élèves, en particulier les plus jeunes, à cette dimension de l’au-delà ou de l’en deçà des propos tenus. Rien ne vient de rien. Le pourquoi implique la genèse, la causalité, le motif, la motivation, et travailler cette dimension nous habitue à justifier automatiquement nos propos, à les argumenter, afin d’en saisir la teneur plus profonde. Elle nous fait prendre conscience de notre pensée et de notre être, pour lesquels toute idée particulière n’est jamais que le pâle reflet, ou une aspérité, à partir de laquelle nous pouvons pratiquer l’escalade de l’esprit et de l’être.

 

Exemple ou idée ?

La tendance première de l’enfant comme souvent de l’adulte, est de s’exprimer par un exemple, par une narration, par du concret : « C’est comme quand », « Par exemple… », « Des fois, il y en a qui… ». Platon décrit ce processus naturel de l’esprit, qui tend à partir d’un cas pour passer à plusieurs cas, puis enfin accéder à l’idée générale. Demander à l’enfant quelle est l’idée sous-jacente à son exemple, lui demander si le cas est particulier ou non, c’est lui demander d’articuler le processus de généralisation de son intuition, en le formalisant, c’est lui demander de passer au stade de l’abstraction. Une idée n’est pas un exemple, bien qu’ils se contiennent et se soutiennent l’un l’autre. De la même manière, certaines généralités toutes faites représentent aussi un court-circuit de la pensée, un concept sans intuition nous dirait Kant. Pas d’intuition sans concept, pas de concept sans intuition, nous enjoint-il.

 

Même ou autre ?

Penser philosophiquement, c’est penser le lien. Tout est lié dans la pensée humaine, tout est distinct. Dialectique du même et de l’autre à laquelle nous invite Platon. Tout ce qui est autre est même, tout ce qui est même est autre : pas de rapport possible sans communauté et distinction. Mais tout repose ensuite dans l’articulation ou l’explicitation de ce rapport, dans la proportionnalité de communauté et de différence, cadré par un contexte. Rien ne saurait faire l’économie de ce jugement, toujours questionnable et révisable. Car pour qu’une réflexion réelle ait lieu il s’agit de ne pas ressasser indéfiniment, à moins de ressasser consciemment. Pas question non plus de répéter, sans être conscient de répéter. Quel est le rapport entre une idée et celle qui la précède ? Pour construire, pour dialoguer, les idées se doivent d’être conscientes les unes des autres, de se prendre en charge les unes les autres. Le contenu est-il à peu près identique ? Quelle est la nature de la différence, celle de la contradiction ? Que dit ce que je vais dire ou ce que je viens de dire, à ce qui a déjà été dit ? Sur quels concepts reposent les enjeux ou les similarités. Voilà les questions qui doivent accompagner toute nouvelle formulation d’idée. Questions qui ne peuvent être traitée que par rapport à un contexte spécifique. Avec deux écueils possibles. Soit des distinctions sont toujours possibles, le piège de la nuance à l’infini. Soit tout est relié, uni, à commencer par la contraire avec son contraire, par une sorte de pulsion fusionnelle.

 

Essentiel ou accidentel ?

Puissante distinction proposée par Aristote. Penser, c’est passer au crible ce qui nous vient à l’esprit, de préférence déjà avant de le dire. Sans cela, on s’exprime, certes, on dit ce qui nous passe par la tête, mais l’on ne pense pas, ou alors dans un sens très vaste et flou. Il s’agit avant tout de discriminer ce qui nous vient à l’esprit, selon le degré de prééminence, d’importance, d’efficacité, de beauté, de vérité, etc. Demander si une idée est essentielle ou accidentelle, c’est inviter à poser une axiologie, ou à l’expliciter, car toute pensée opère à partir d’une hiérarchie et une classification de priorités, aussi inconsciente ou indicible soit-elle. L’essentiel, c’est aussi l’invariant, ce qui fait qu’une entité, chose, idée ou être, détient telle ou telle qualité, non pas de manière accessoire, mais fondamentale, qui relève de l’essence. Une chose reste-t-elle ce qu’elle est sans ce prédicat, ou devient-elle autre chose ? Les fruits poussent dans les arbres, mais un fruit peut-il ne pas pousser dans un arbre ? Telle qualité ou prédicat accordé à une entité est-il vraiment indispensable ? Est-il valable aussi pour une entité radicalement différente ? Autant de questions qui portent à réfléchir sur la nature des choses, des idées et des êtres, sur leurs définitions, leurs différences et leurs valeurs respectives.

 

Quel est le problème ?

Une fois posée une idée, on peut s’interroger sur son degré d’universalité. Pour cela, il s’agit de penser l’exception, une exception qui a droit de cité car elle peut à la fois infirmer et confirmer la règle. Elle l’infirme car elle lui ôte son degré d’absolu, elle la confirme car elle en détermine les limites. Ce traitement caractérise la démarche scientifique, d’après Popper, selon lequel la faillibilité d’une proposition installe la scientificité et protège du schéma religieux, qui se fonde sur d’incontestables propositions. Tout ce qui relève de la raison est discutable : la parole absolue relève de l’acte de foi. Connaître les limites de la généralité revient à en saisir la réalité profonde, et surtout à ne pas craindre l’objection, à la désirer. Alors, pour toute idée proposée, demandons-nous d’emblée où est la faille, en posant comme postulat de départ qu’elle existe nécessairement et doit être identifiée. De plus, l’émergence de toute singularité nous permettra d’accéder à un autre degré d’universalité, à de nouvelles hypothèses.

 

  1. Donner l’exemple

Au début, le maître monopolise quelque peu la fonction de questionnement, afin de montrer l’exemple, afin de donner le la, pour inspirer la rigueur, mais promptement, il invite les élèves à entreprendre cette tâche. Peu à peu les élèves s’initient, certains rapidement, d’autres plus lentement. Le maître a pour rôle d’être l’étranger, à l’instar de celui mis en scène par Platon dans ses dialogues tardifs, qui a pour unique patronyme l’Étranger. L’étranger est celui qui ne prend rien pour acquis, celui qui n’accepte aucune habitude, celui qui ne connaît pas le pacte et ne le reconnaît pas. L’élève s’habitue ainsi à devenir étranger à lui-même, étranger au groupe, à ne pas rechercher la fusion protectrice, une reconnaissance ou un accord quelconque. Il n’est pas là pour rassurer, ni les autres ni lui-même, il laisse cela au psychologue ou aux parents. Il est là pour inquiéter, pour provoquer cette inquiétude qui est inhérente à la pensée, substance vive de la pensée, comme le dit Leibniz.

Or pour induire le philosopher, il s’agit de philosopher. L’enseignant qui souhaite faire philosopher ses élèves ne peut prétendre sur ce plan à une quelconque extra territorialité, exempte d’exigence et de réflexion. Il doit donc philosopher, et devenir lui aussi l’étranger. S’il ne s’habitue pas à aimer, désirer et produire ce qui ne lui appartient pas, comme pourrait-il engendrer le philosopher dans sa classe ? Aussi comprendrait-on difficilement qu’il ne cherche pas un minimum ce qu’ont pu dire nos célèbres trépassés. Certes leurs discours ne sont pas toujours faciles à lire ou à comprendre, et ils ne sont pas tous passionnants. D’autant plus que l’on peut tous avoir des sujets de prédilection. Mais si l’ignorance devient une posture, en quête de justification, qui prétendrait à un philosopher spontané, prête à s’émerveiller devant la parole infantile ou adolescente comme succédané de la pensée, alors l’imposture n’est pas loin. Sapere aude ! S’écrie l’enseignant comme Kant à ses élèves, sans mettre en pratique cet impératif. Ose savoir ! dit-il, mais ses actes le trahiront. Quelle énergie véhicule-t-il, s’il se contente de laisser s’égrener des paroles sans suite ou vaguement associatives ? De temps à autre, certes, quelque coup de génie, par quelque mystérieux hasard, mais aucune maîtrise n’émerge, la conscience n’est guère sollicitée. S’il ne s’installe aucune rigueur dans le traitement de la pensée, l’enseignant oppose nécessairement la pensée des élèves à la connaissance inculquée en classe, en mathématiques par exemple, où il s’agit de rendre compte du résultat par un processus. Il aura donc créé un agréable lieu d’échanges, utile peut-être, mais sans permettre à chacun d’accéder à l’universalité de son propos. Car seule la démarche est validante, de ce qui sans cela reste une opinion. Or une démarche ne peut relever du hasard. La démarche démystifie, elle libère dans la mesure où l’esprit délibère en toute connaissance de cause. Et pour délibérer, si l’esprit humain ne sera jamais réductible à des processus définis, tout comme en mathématiques, il est des processus qu’il vaut mieux connaître. Pourquoi ne pas profiter du passé ? S’il est amusant de tenter de recréer une mathématique, il est au moins aussi amusant de le faire en s’appuyant sur ce qui a déjà été fait.

On peut réfléchir indéfiniment sur les procédures à mettre en place, sur leurs subtilités et leurs complexités, sur les multiples règles de la discussion, sur les dimensions psychologiques et affectives de l’affaire, même si le philosopher reste avant tout un art du questionnement, qui comme tout art se sert de techniques et de connaissances qui conditionnent l’émergence de la créativité et du génie. Attitude et aptitudes certes sont les conditions de l’agir. Mais pourquoi faire fi de ce qui est, de ce qui est donné ?  

Si l’on aime les problèmes, plus rien ne nous étranger. C’est alors que l’on devient l’étranger, car l’habitude n’aime pas les problèmes, elle apprécie avant tout les certitudes et les évidences. Aimer les problèmes, pour leur apport de vérité, pour leur beauté, pour leur mise en abyme de l’être, pour leur dimension aporétique, c’est aimer la difficulté, l’étrangeté, la question. En cela, il s’agit d’une éducation des émotions : dépasser l’urgence de l’expression, la rigidité de l’opinion, l’effroi du problème, afin de permettre à l’esprit de ne plus se complaire dans l’immédiateté, d’interroger le sujet à partir de ce qui émerge du monde, et non à partir de rien, de règles arbitraires et figées, ou de quelque grille de lecture académique.

Qui es-tu ? nous demande Socrate. Existes-tu ? nous demande Nagarjuna. Sais-tu ce que tu dis ? nous demande Pascal. D’où tires-tu cette évidence ? nous demande Descartes. Comment peux-tu le savoir ? nous demande Kant. Peux-tu penser le contraire ? nous demande Hegel. Quelles conditions matérielles te font parler ainsi ? nous demande Marx. Qui parle lorsque tu parles ? nous demande Nietzsche. Quel désir t’anime ? nous demande Freud. Qui veux-tu être ? nous demande Sartre. Pourquoi ne pas se laisser interpeller ? Et à qui prétendons-nous parler lorsque nous ne voulons pas entendre ces questions ? À moins que nous préférions discuter uniquement entre nous.

Préceptes pour le jugement rationnel et le dialogue

Préceptes pour le jugement rationnel et le dialogue

Dans cet abrégé, nous proposons une douzaine de principes simples et fondamentaux qui nous semblent permettre et structurer la réflexion et le dialogue philosophiques.

1. Le principe de raison suffisante doit être appliqué : tout ce qui est a quelque raison d’être, tout ce qui n’est pas a quelque raison de ne pas être. Ainsi, la réalité sera abordée de préférence sous le mode conditionnel, hypothétique, problématique ou dialectique, plutôt que sous le mode assertorique et catégorique.

2. Tout ce qui arrive a du sens, tous les phénomènes sont significatifs : ils ne peuvent être pris exclusivement en eux-mêmes, en tant qu’événements isolés, ils reflètent en quelque sorte la nature du réel. Par conséquent, tout ce que nous faisons arrive pour des raisons, conscientes ou inconscientes, que nous pouvons connaître ou ignorer, mais qu’il s’agit d’explorer.

3. Les accidents sont simplement des phénomènes dont les causes, les intentions ou les conditions ne sont pas identifiées, et semblent arbitraires.

4. L’indétermination relève du savoir, en sa nature, ses défauts et ses limites, et non d’une réalité objective, prise en soi. Tout événement doit être justifié par l’argumentation la plus probable, jusqu’à ce que cette exposition soit prouvée fausse ou insuffisante par des événements subséquents.

5. La certitude n’est pas nécessaire pour établir une hypothèse valide, car une telle certitude est très probablement impossible. La probabilité est suffisante, la simple possibilité est insuffisante, sauf pour fournir une objection, lorsqu’il s’agit de problématiser un énoncé.

6. Tout jugement est susceptible de révision car la certitude totale est une impossibilité théorique. Tout énoncé est limité en valeur, en contenu et en application, contraint par des paradigmes déterminés et des conditions de possibilité, y compris le présent énoncé.

7. Des exceptions peuvent infirmer un jugement dans la mesure où elles sont significatives, en nombre ou en contenu, sinon elles ne font que confirmer la règle. Les accidents sont des événements qui se produisent involontairement et de façon inattendue. Ils sont insignifiants à moins d’être répétitifs, reproductibles ou conséquents. Dès lors, ils doivent être pris en charge par de nouveaux principes.

8. Pour toute action humaine, intentions et connaissances devraient être présupposées, quand bien même elles demeurent inconscientes, sauf preuve du contraire. L’esprit n’est jamais neutre : nos désirs, nos sentiments, nos émotions et nos pensées façonnent notre relation au monde et à nous-même.

9. Toute connaissance des événements et des êtres peut être utilisée comme un accès au réel par le biais de la raison, puisque rien n’est privé a priori de sens ou de signification. Tout être ou événement particulier révèle potentiellement la totalité du réel.

10. L’indétermination ne se produit que dans un contexte de détermination. Sinon, elle est dépourvue de sens, niant toute possibilité de raison et de connaissance.

11. Croyances, opinions, intuitions et sentiments forment le substrat de notre être et de notre pensée, mais ils doivent rester ouverts à tout argument, raison ou évidence produits, directement ou indirectement, par nos propres observations et pensées ou par d’autres personnes, dans la mesure où ces apports semblent fondés.

12. Nos vues personnelles du monde constituent la base de notre propre pensée, mais cette perspective particulière doit être consciente de l’altérité, rester ouverte au sens commun, à la réalité objective et à d’autres perspectives singulières, afin de pouvoir être élargie, révisée et améliorée. Nos visions particulières de la réalité doivent être considérées du point de vue de leurs propres limites, de l’extérieur.

Les fondements théoriques d’une pratique philosophique

Les fondements théoriques d’une pratique philosophique

Le concept de pratique est en général étranger au philosophe d’aujourd’hui, presque exclusivement un théoricien. Le mot même parfois le dérange. En tant que professeur, son enseignement porte principalement sur un certain nombre de textes écrits, dont il doit transmettre la connaissance et la compréhension à ses élèves. Son principal centre d’intérêt sera l’histoire des idées. Une faible minorité d’enseignants s’engagera de surcroît dans la spéculation philosophique, faisant œuvre théorique plus moins originale. Dans ce contexte, de manière récente, quelque peu en rupture avec la tradition, de nouvelles pratiques émergent, qui s’intitulent pratiques philosophiques, consultations philosophiques, philosophie pour enfants ou autres, pratiques qui se voient contestées vigoureusement ou ignorées par l’institution philosophique. Cette situation pose les deux questions suivantes, que nous traiterons dans cet ordre. La philosophie est-elle seulement un discours ou peut-elle avoir une pratique distincte ? Qu’est-ce qui dès lors constitue une démarche philosophique ?

La matérialité comme altérité

Une pratique peut être définie comme une activité qui confronte une théorie donnée à une matérialité, c’est-à-dire à une altérité. Ainsi en va-t-il du physicien ou du chimiste qui par des expériences spécifiques vérifie ses théories sur la matière. Avançons l’hypothèse que la matière est de manière générale ce qui offre une résistance à nos volontés et à nos actions. Ainsi la matérialité la plus évidente du philosopher est premièrement la totalité du monde, incluant l’existence humaine, à travers les multiples intuitions et représentations que nous en avons. Un monde que nous connaissons sous la forme du mythe (mythos), narration des événements quotidiens, faits divers, schémas concrets, ou sous la forme d’explications culturelles, scientifiques et techniques éparses (logos), schémas abstraits. Deuxièmement, la matérialité est pour chacun d’entre nous « l’autre », notre semblable, avec qui nous pouvons entrer en dialogue et en confrontation, un « nous », ou « moi élargi ». Troisièmement, la matérialité est la cohérence, la consistance, l’unité présupposée de notre discours ou de notre pensée, dont les failles et l’incomplétude nous obligent à nous confronter à des ordres plus élevés et plus complets d’architecture mentale, à une unité anhypothétique, ce qui peut se nommer transcendance.

Avec ces principes en tête, inspirés par Platon, il devient possible de concevoir une pratique qui consiste en des exercices mettant à l’œuvre la pensée individuelle, dans des situations de groupe ou singulières, peu importe le lieu. Le fonctionnement de base, à travers une dynamique dialogique, consiste d’abord à identifier les présupposés à partir desquels fonctionne notre propre pensée, ensuite à en effectuer une analyse critique, puis à formuler des concepts afin d’exprimer l’idée globale ainsi enrichie par la tension des contraires, et pouvoir à volonté en modifier les paradigmes initiaux. Dans ce processus, chacun cherche à devenir conscient de sa propre appréhension du monde et de lui-même, à délibérer sur les possibilités d’autres schémas de pensée, et à s’engager sur un chemin anagogique où il dépassera sa propre opinion, transgression qui est au cœur du philosopher, comme travail sur soi. Dans cette pratique, la connaissance des auteurs classiques est utile, mais ne constitue pas un pré-requis absolu. Quels que soient les outils utilisés, le défi principal reste l’activité constitutive de l’esprit singulier. Ainsi, totalité, singularité et transcendance constituent la « matière » de la pratique philosophique, facettes diverses de la confrontation à l’être.

L’altérité comme mythos et logos

Comment vérifier des idées données sur tous les petits mythos de la vie quotidienne, sur les morceaux plus ou moins éclatés de logos qui constituent notre pensée ? Le problème avec la philosophie, comparée à d’autres types de spéculation, est que le sujet pensant ne mesure pas réellement sa propre efficience sur une véritable altérité, mais sur lui-même. Bien que l’on puisse objecter que le physicien, le chimiste, ou encore plus le mathématicien, sont simplement enclins à camoufler leur subjectivité, déguisée en constatation objective. Mais admettons que ce problème de la subjectivité s’aggrave dans la pratique philosophique, puisque l’idée particulière que le sujet doit mettre à l’épreuve en la confrontant à ses mythos et logos personnels, est elle-même nourrie de ces mythos et logos personnels, ou engendrés par eux. De plus, comme pour la science « dure » qui parfois change la réalité, soit en agissant sur elle à travers des hypothèses innovantes et efficaces, soit en transformant simplement la perception, la « nouvelle » idée particulière du philosophe peut altérer le mythos ou le logos qui occupe son esprit. Le problème posé par ces deux processus, est qu’il existe une tendance naturelle de l’esprit humain à se déformer afin de réconcilier une idée spécifique avec le contexte général dans laquelle elle intervient, soit en minimisant cette idée spécifique, soit en minimisant l’ensemble du mythos et du logos établis, soit encore en créant une barrière entre eux pour éviter le conflit. Cette dernière option est la plus commune, car elle permet d’éviter, en apparence, le travail de la confrontation ; phénomène qui explique le côté « marqueterie mal jointe » de l’esprit humain, selon l’expression de Montaigne. Autant de phénomènes qui éludent la tension constitutive de l’esprit singulier.

Heureusement, ou malheureusement, la douleur provoquée par l’absence de cohérence ou d’harmonie de l’esprit – similaire à la douleur provoquée par la maladie qui exprime les dissonances du corps – nous oblige à travailler cette dissension, ou à porter une armure pour nous protéger, pour oublier le problème afin de minimiser ou occulter le désagrément. Cet oubli a toute l’efficacité d’un analgésique, mais aussi les inconvénients d’une drogue. La maladie est encore là, se renforçant puisque nous ne la traitons pas. Il s’agit donc de se réconcilier avec l’idée de problème, véritable problème s’il en est un.

L’altérité comme « l’autre »

Passons au second type d’altérité : « l’autre » sous la forme d’un autre esprit singulier. Dans le dialogue, ce dernier a un premier avantage sur nous : il est le spectateur de notre pensée, plutôt que l’acteur que nous sommes ; les ruptures et divergences de notre propre système ne lui causent pas a priori de douleur. Contrairement à nous, il ne souffre pas de nos incohérences, en tout cas pas de manière directe, sauf à travers une sorte d’empathie. Pour cette raison, il est mieux placé que nous pour identifier les conflits et contradictions qui nous minent. Bien qu’il ne soit pas non plus un pur esprit : ses réponses et analyses seront affectées par ses propres bogues et virus, par ses propres insuffisances, sa propre subjectivité. En dépit de cela, étant moins impliqué que nous dans notre affaire, il pourra poser un œil plus distant sur notre processus de pensée, avantage certain pour nous examiner de manière critique et non défensive, bien que l’on doive se garder d’attribuer une quelconque toute-puissance à cette situation ; toute perspective particulière souffrant nécessairement de faiblesses et d’aveuglements. Ce peut être par manque de compréhension de la pensée de l’autre que nous sommes, ou bien par crainte de cet autre, ou encore à cause de la complaisance induite par le manque d’intérêt pour l’autre, et même l’empathie s’avère ici dangereuse, qui menace d’engluer deux êtres l’un dans l’autre. Quoi qu’il en soit, nous ne pourrons que bénéficier de son étrangeté.

L’altérité comme unité

La troisième forme d’altérité est l’unité du discours, l’unité du raisonnement, sa transparence, sa vérité, sa concordance à soi-même. Nous postulons ici la présence d’un « anhypothétique », selon Platon, l’affirmation d’une hypothèse aussi incontournable qu’inexprimable, unité transcendante et intérieure dont nous ignorons totalement la nature propre, bien que sa présence s’impose à travers ses effets sur nos sens et notre compréhension. Vérité intime du discours. L’unité ne nous apparaît pas en tant que telle, comme une entité évidente, mais à travers une simple intuition, désireuse de cohérence et de logique. Point de fuite niché au sein d’une multiplicité d’apparences, qui cependant guide notre pensée et reste une source permanente d’expériences cruciales, pour notre esprit et celui des autres, sauvant nos esprits de l’abîme obscur et chaotique, de la multiplicité indéfinie et du tohu-bohu, pénible chaos qui trop souvent caractérise les processus de pensée, les nôtres et ceux de nos semblables. Les opinions, les associations de pensées, les simples impressions et sentiments, chacun d’entre eux régnant sur son petit monde immédiat, rapidement oubliés lorsqu’ils traversent les frontières étroites d’espace et de temps qui les attachent à un territoire microscopique. Pauvres et pathétiques éphémères qui, aussi réels soient-ils, tentent de se maintenir, faibles et impuissants, dans le brouhaha de processus mentaux déconnectés, essayant en vain d’être entendus, tandis que l’écho reste silencieux et désespérément muet. À moins de résonner sur fond de cette mystérieuse, généreuse et substantielle unité, toute idée particulière sera condamnée à une fin prématurée et soudaine, révélant à toute conscience le vide de son existence. Le seul problème, ici, est précisément que cette conscience est tragiquement absente, ou silencieuse, car sa présence, liée à l’unité en question, aurait déjà radicalement transformé la mise en scène. L’unité de notre discours est dont ce mur intérieur, à la fois rempart, appui, butée, dont nous ignorons toujours la nature essentielle. Elle est l’autre en nous, l’autre qui d’une certaine manière est en nous plus que nous-même : le sujet transcendantal, mauvaise conscience du sujet empirique que nous sommes au quotidien.

Qu’est-ce que philosopher ?

En résumé, l’activité pratique philosophique implique de confronter la théorie à l’altérité, une vision à une autre, la multiplicité à l’unité. Elle implique la pensée sous le mode du dédoublement, sous le mode du dialogue, avec soi, avec l’autre, avec le monde, avec la vérité. Nous avons défini ici trois modes à cette confrontation : les représentations que nous avons du monde, sous forme narrative ou conceptuelle, « l’autre » comme celui avec qui je peux m’engager dans le dialogue, l’unité de pensée, comme logique, dialectique ou cohérence du discours. Dès lors, qu’est-ce que la philosophie, lorsque cruellement et arbitrairement nous lui enlevons son costume pompeux, frivole et décoratif ? Que reste-t-il une fois que nous l’avons déshabillée de son soi autoritaire, gonflé et trop sérieux ? Autrement dit, au-delà du contenu culturel et spécifique qui en est l’apparence, généreuse et parfois trompeuse – si tant est que nous pouvons faire l’économie de cette apparence – que reste-t-il à la philosophie ?
En guise de réponse, nous proposerons la formulation suivante, définie de manière assez lapidaire, qui pourra paraître comme une paraphrase triste et appauvrie de Hegel, dans le but de se concentrer uniquement sur l’opérativité de la philosophie en tant que productrice de concepts, plutôt que sur sa complexité. Nous définirons l’activité philosophique comme une activité constitutive du soi déterminée par trois opérations : l’identification, la critique et la conceptualisation. Si nous acceptons ces trois termes, au moins temporairement, le temps d’en éprouver la solidité, voyons ce que ce processus philosophique signifie, et comment il implique et nécessite l’altérité, pour se constituer en pratique.

Identifier

Comment le moi que je suis peut-il devenir conscient de lui-même, à moins de se voir confronté à l’autre ? Moi et l’autre, mien et tien, se définissent mutuellement. Je dois connaître la poire pour connaître la pomme, cette poire qui se définit comme une non-pomme, cette poire qui définit donc la pomme. De là l’utilité de nommer, afin de distinguer. Nom propre qui singularise, nom commun qui universalise. Pour identifier, il faut postuler et connaître la différence, postuler et distinguer la communauté. Dialectique du même et de l’autre : tout est même et autre qu’autre chose. Rien ne se pense ni n’existe sans un rapport à l’autre. Identifier c’est donc établir, analyser, interpréter, distinguer, justifier, approfondir.

Critiquer

Tout objet de pensée, nécessairement engoncé dans des choix et des partis pris, est de droit assujetti à une activité de critique. Sous la forme du soupçon, de la négation, de l’interrogation ou de la comparaison, diverses formes d’un travail de problématique. Mais pour soumettre mon idée à une telle activité, je dois devenir autre que moi-même. Cette aliénation ou contorsion du sujet pensant en montre la difficulté initiale, qui en un second temps peut d’ailleurs devenir une nouvelle nature. Pour identifier, je pense l’autre, pour critiquer, je pense à travers l’autre, je pense comme l’autre ; que cet autre soit le voisin, le monde ou l’unité. Ce n’est plus simplement l’objet qui change, mais aussi le sujet. Le dédoublement est plus radical encore, il devient réflexif. Ce qui n’implique pas de « tomber » dans l’autre. Il est nécessaire de maintenir la tension de cette dualité, par exemple à travers la formulation d’un enjeu, d’une tension. Et tout en tentant de penser l’impensable, je dois garder à l’esprit mon incapacité fondamentale de m’échapper véritablement de moi-même.

Conceptualiser

Si identifier signifie penser l’autre à partir de moi, si critiquer signifie me penser à partir de l’autre, conceptualiser signifie penser dans la simultanéité de moi et de l’autre. Néanmoins, cette perspective éminemment dialectique doit se méfier d’elle-même, car aussi toute-puissante se veuille-t-elle, elle est également et nécessairement cantonnée à des prémisses spécifiques et des définitions particulières. Tout concept entend des présupposés. Un concept doit donc contenir en lui-même l’énonciation d’une problématique, problématique dont il devient à la fois l’outil et la manifestation. Il traite un problème donné sous un angle nouveau. En ce sens, il est ce qui permet d’interroger, de critiquer et de distinguer, ce qui permet d’éclairer et de construire la pensée. Et si le concept apparaît ici comme l’étape finale du processus de problématisation, affirmons tout de même qu’il inaugure le discours plutôt qu’il ne le termine. Ainsi le concept de « conscience » répond à la question « Un savoir peut-il se savoir lui-même ? », et à partir de ce « nommer », il devient la possibilité de l’émergence d’un nouveau discours, d’une nouvelle intuition. Par exemple l’idée que la conscience échappe nécessairement à elle-même, ce reste que d’aucuns nomment l’inconscient.

Tous philosophes ?

Identifier ce qui est nôtre. Se rendre capable d’une analyse critique de cette identité. Dégager de nouveaux concepts afin de prendre en charge la tension contradictoire qui émerge de la critique. De manière assez abrupte, qu’il reste à développer en d’autres lieux, disons que ces trois outils nous permettront de confronter l’altérité qui constitue la matière philosophique, matière sans laquelle il ne serait pas possible de parler de pratique philosophique. Une pratique qui consiste à s’engager dans un dialogue avec tout ce qui est, avec tout ce qui apparaît. À partir de cette matrice, il n’est de catégorie d’êtres humains qui ne puisse tenter à différents degrés de philosopher, de s’engager dans une pratique philosophique.

En guise d’écho à notre thèse, nous convoquerons Kant, pour qui l’entendement spéculatif, cette capacité de juger qui nous permet d’examiner les conditions de possibilités de la raison réfléchissante, obéit à des règles qui relèvent du sens commun théorique. Les trois maximes qui la régulent sont, d’une part penser par soi-même, d’autre part penser à la place d’autrui, par exemple à partir des antinomies qui structurent les oppositions de la pensée, enfin être en accord avec soi-même. C’est ainsi que nous rattachons notre jugement à la raison humaine tout entière, échappant ainsi à l’illusion résultant de conditions subjectives et particulières pouvant aisément être tenues pour objectives, une illusion qui exercerait une influence néfaste sur le jugement. On peut entrevoir dans cette perspective une transposition directe à notre conception de la pratique philosophique.

Dix principes de l’atelier philosophique

Dix principes de l’atelier philosophique

               1- Jouer le jeu

IMG_0052Pour tout jeu, pour toute pratique, comme pour tout exercice, des règles sont à installer, des règles qui impliquent des exigences et des contraintes spécifiques, règles qui pour cela font appel à des compétences spécifiques. Un jeu n’est pas un simple défoulement : il met au défi au travers de règles. Règles qu’il s’agit d’articuler, de proposer, de définir, de faire comprendre, d’utiliser, d’imposer, sans oublier de les revoir en permanence. En effet, les règles ne valent que ce qu’elles valent, n’accomplissent que ce qu’elles accomplissent, et rien d’autre. Ainsi, selon les circonstances, selon les individus, selon les exigences du moment, selon l’usure et bien d’autres paramètres, les règles seront préférablement revues, renouvelées, adaptées, rectifiées, assouplies, abandonnées, etc. En outre, les règles peuvent – ou doivent – faire partie intégrante de la discussion : elles feront périodiquement l’objet d’un débat, débat sur le débat, élément essentiel de la perspective réflexive et dialectique que nous privilégions ici. Car non seulement le règles varient, mais d’un « animateur » à l’autre, qu’il soit enseignant ou élève, des règles semblables prennent une toute autre tournure, de par la rigueur de leur application, de par l’emphase donnée à certains aspects plutôt qu’à d’autres.

N’oublions pas que les règles ont un contenu : elles orientent le fonctionnement de l’élève et sa pensée dans un sens plutôt que dans un autre, elles tentent de pallier une difficulté plutôt qu’une autre. Ainsi, si des élèves ont du mal à s’exprimer, par timidité, à cause d’un contexte de classe difficile ou par un quelconque handicap langagier, l’accent sera plus naturellement porté sur la simple opération d’articuler des idées que sur la capacité d’abstraction ou d’explication. L’affirmation sera privilégiée par rapport au questionnement, et de fait l’enseignant se réservera par défaut le rôle de l’interrogation. De même pour la conceptualisation ou la problématisation : l’enseignant sera, selon les situations, obligé de réaliser lui-même, au degré qu’il jugera bon, le travail de valorisation de la parole singulière. Parfois, il se verra obligé de travailler principalement sur le vocabulaire, ou sur l’agencement logique de la phrase, car les mots et les phrases utilisés souffriront de lacunes trop importantes dans leur utilisation ou dans leur compréhension. De temps à autre, la mise en place des principes élémentaires de comportement, tel que parler à son tour, constituera l’essentiel du travail, surtout en début d’année, avec les classes de maternelle ou de cycle 1. Mais comme il s’agit de prendre les enfants là où ils sont, comme ils sont, cela ne pose guère de problème en soi, à moins de vouloir trop rapidement accélérer la manœuvre, pour des raisons d’attendus personnels ou administratifs, attendus qui parasitent facilement le fonctionnement de l’atelier.

Cependant, n’oublions pas que ces règles de base, plutôt que d’être perçues comme une corvée et un pur formalisme disciplinaire, peuvent très bien être présentées comme un jeu et gagnent à l’être. Si au début ces exigences de forme rencontrent une certaine résistance, celle-ci s’atténue progressivement, proportionnellement à la capacité d’assimilation et de mise en pratique des obligations, selon l’aptitude à prendre plaisir de jouer avec ces contraintes. Pour la majorité des enfants, une telle contrainte ne présente jamais un gros problème en soi, quand bien même ces règles représentent un certain défi : plus que les adultes, ils sont animés par l’instinct du jeu, ils ne croient pas encore trop à ce qu’ils font, leur fonctionnement n’est pas encore trop surinvesti par un désir d’apparence et diverses craintes existentielles : ils savent encore faire confiance. Ce qui poserait toutefois un réel problème serait un ensemble de règles inappropriées, qui visant des compétences trop étrangères aux élèves concernés. Il s’agit donc de maintenir une tension permanente entre l’exigence et l’impossibilité : se placer un pas en avant, et non un pas trop loin. En ce sens, la fabrication et l’utilisation des règles de fonctionnement comme outil primordial d’enseignement sont déjà un art en soi, auquel l’enseignant ne sera pas nécessairement préparé, initié ou même disposé. Art qui ne se résume jamais à des recettes, mais résulte nécessairement de la continuité d’une pratique.

Pour faciliter cette appropriation des règles de fonctionnement, il est important d’insister sur leur dimension ludique et discutable. Elles sont ludiques dans le sens où elles ne constituent pas une sorte de vérité ou de bien absolu. Elles représentent uniquement un moyen de jouer. Elles sont discutables dans le sens où elles ont une raison d’être, et autant de raisons de ne pas être, c’est-à-dire d’être supprimées ou remplacées par d’autres règles, ce dont il est possible de débattre en toute sérénité. C’est dans cette perspective que l’on peut parler de connaître et de comprendre les règles. Car elles ne sont plus uniquement le produit d’un pouvoir régalien, celui d’un maître au pouvoir mystérieux, mais le produit de la raison, d’une raison ou d’un agencement contractuel et contestable. Dès lors elles peuvent faire l’objet d’une réflexion, plutôt que de solliciter uniquement l’adhésion ou de provoquer le refus. Qu’est-ce qu’un jeu ? Un exercice collectif (ou individuel) qui permet à chacun de se confronter aux autres et à soi-même, à travers une procédure quelconque mettant en œuvre des compétences particulières. La loi n’est alors plus une fin en soi, elle n’est plus la dura lex sed lex qui de sa dureté tire sa substance et son légitimité, mais un simple moyen d’exister, parce qu’elle offre à l’être une possibilité de faire et d’être. Une telle perspective invite à la générosité, plutôt qu’à l’âpreté punitive de la simple discipline.

Jouer le jeu renvoie à un autre enjeu : la construction du savoir. En effet, si le savoir n’est pas constitué a priori, d’où provient-il ? Comment émerge-t-il ?  Jouer le jeu implique déjà que la connaissance est une pratique, un savoir-faire, et non un ensemble de connaissances théoriques établies a priori, qu’il s’agit de reproduire. Les connaissances résultent d’un savoir-faire, plutôt que d’être perçues comme le préalable de ce savoir-faire. On oublie trop vite que la connaissance naît de la pensée. Certes, toute mise en œuvre présuppose un certain savoir, ne serait-ce que celui d’un langage minimum dans l’exercice qui nous concerne, mais plutôt que de se soucier de faire acquérir formellement ces préalables aux élèves – ce qui peut au demeurant s’effectuer en d’autres moments -, lançons-les dans l’exercice. Ce pari de la dynamique permettra à tous, enseignants et élèves, en premier temps d’évaluer les compétences et faiblesses de chacun, et de déterminer ensuite ce qu’il convient de faire.

Car c’est d’un cheminement dont il est question ici. Les procédures requises invitent le groupe à convoquer ce qu’ils savent, à utiliser ce savoir, à en percevoir les limites, à identifier les besoins, et selon les cas, à résoudre les problèmes et obstacles qui se présentent en mobilisant de nouvelles idées et de nouveaux concepts. Quand bien même le participant en resterait à la simple perception du problème, le travail est accompli, qui consiste à susciter un besoin pour la connaissance, à créer un appel d’air pour la pensée. Cet état d’esprit induira une motivation supplémentaire et procurera des éclairages porteurs pour l’enseignant, qui pourra, par la suite, expliquer quelque principe important en se fondant sur une expérience concrète. Cette genèse de la connaissance, une connaissance affirmant et démontrant de manière substantielle sa nécessité, devrait d’une part aider ces élèves qui vivent le travail en classe et l’apprentissage comme un immense pensum où l’on doit ingurgiter d’étranges choses, mais aussi aider ceux qui réussissent précisément parce qu’ils ont compris le système et savent reproduire ce qui leur est inculqué, au détriment parfois d’une pensée vive et authentique.  Jouer, sans exclure la rigueur, car ce ne serait plus un jeu mais la récréation, c’est rendre opératoire et dynamique la pensée, c’est lui rendre son souffle.

IMG_0057 2- Le maître du jeu                  

Si dans l’idéalité de l’absolu, la fonction de maîtrise ne nécessite guère d’être incarnée par une personne particulière, le groupe pouvant se suffire à lui-même dès que la responsabilité est prise en charge par chacun, il n’en va pas de même avec la réalité du quotidien. En particulier si le groupe est large, et si le jeu présente quelques enjeux importants ou difficultés particulières. Toutefois, avouons-le, plus le rôle du maître pourra être minimisé, plus le jeu pourra être pensé comme un succès. Sans toutefois succomber pour des raisons pratiques – douce facilité –  à la tentation d’un jeu minimal, bien que là encore, il soit possible de s’orienter vers d’autres options de fonctionnement, du moment que l’on clarifie la nature, les implications et les conséquences de ces options.

Tout banquet, comme tout navire, a besoin d’un capitaine, nous recommande Platon. Si la navigation, tâche complexe, s’effectue à plusieurs, il s’agit tout de même de nommer une personne qui de manière ultime, au gré des événements, prendra les décisions finales lui semblant justes, au risque de l’erreur et de l’injustice. Sachant qu’il ne s’agit pas là d’un pouvoir de droit divin, mais uniquement d’un accord tacite établi pour des raisons pratiques. Ce rôle pourra donc être imparti à diverses personnes, à tour de rôle. Rôle politique qui, à nouveau selon Platon, consiste à tisser la diversité en une œuvre unique. Et si l’enseignant, plus au fait de la pratique qu’il tente d’introduire, assume initialement cette fonction, il lui est recommandé de la déléguer périodiquement à des élèves, selon l’opportunité des circonstances. Les difficultés qui se poseront alors feront partie intégrante de l’exercice, les deux écueils de la pratique philosophique étant l’autoritarisme et la démagogie.

Quel est ici le rôle du maître, puisqu’il n’est plus celui qui est chargé de “ dire la vérité ” ? Tout d’abord il est un législateur : il établit la loi, l’énonce, en rappelle périodiquement les termes, voire en modifie les articles. Comme nous l’avons déjà exprimé, les règles sont soumises au débat, mais il s’agit de délimiter le lieu de ce débat, d’en spécifier le moment approprié, et de décider lorsqu’il doit s’interrompre, afin que l’exercice ne soit pas un permanent débat sur le débat, chausse-trappe dans lequel il est facile de tomber. Quitte à demander au groupe, en fin de jeu, ou au démarrage, si un quitus est accordé à la personne en question. Il est différentes manières de mettre en place un tel processus, mais ce qui nous paraît le plus efficace est d’accorder durant le jeu les pleins pouvoirs à celui qui est désigné, puis de réserver à la fin de la partie un espace de discussion afin d’effectuer le bilan du travail accompli.

Le maître du jeu est aussi un arbitre, fonction judiciaire, dans la mesure où il doit assurer que les règles en question, qu’elles soient les siennes propres où celles établies au préalable, sont respectées. Toutefois, il semble préférable de renvoyer au groupe toute décision, par le biais d’un vote à main levée par exemple. Son rôle d’arbitre consistera alors à soulever ce qui lui paraît un problème, à solliciter les avis de quelques personnes, puis à produire une décision, directe ou indirecte. L’arbitrage ne doit pas ici être conçu comme une activité annexe, mais comme faisant partie intrinsèque de l’exercice, puisque l’élaboration du jugement, la formulation d’arguments, se niche au cœur même de l’activité philosophique. Souvent, les questions les plus intéressantes au cours d’une discussion naîtront en ces débats d’arbitrage, souvent délicats, ce qui n’est pas étonnant puisqu’ils exigent de penser la forme, celle de la logique et des rapports de sens, autrement dit de réfléchir au niveau de la métadiscussion, et non pas à celui du simple échange d’opinion. Il s’agit donc de dépasser le niveau des accords ou désaccords de contenu qui renvoient principalement à la subjectivité, aussi argumentée soit-elle. Penser la conformité aux règles, c’est travailler l’exigence de la vérité, qui n’est jamais que la conformité à quelque chose, aussi arbitraire que soit cette chose : une autre idée, un principe, la logique, l’efficacité, etc.

Le maître du jeu a pour troisième casquette d’être un animateur, ou fonction exécutive. Bien souvent, le rôle de l’exécutif est perçu uniquement à travers son pouvoir discrétionnaire, comme une prérogative dont on abuse sans scrupule, ce qui avant tout autre sentiment installe la méfiance, au lieu de son contraire, la confiance, sans laquelle pourtant aucun groupe ne peut fonctionner de manière paisible et sereine. De surcroît, son autorité relève de l’arbitraire, puisque nul ne sollicite l’avis de tous, ou bien il compte si peu que l’apport personnel du commun est considéré quantité négligeable. Dans notre exercice, il s’agit d’établir un rapport de confiance mutuelle, entre l’animateur du moment, qu’il soit l’enseignant, un autre adulte ou un élève, et ceux qui participent au jeu. Car si le jeu ne peut s’effectuer sans lui, il ne peut présider la séance sans les autres, sans chacun d’entre les participants. Non pour des raisons uniquement formelles, mais parce que si le moindre participant se met en tête d’interrompre par un comportement intempestif le jeu, il le peut. Tout comme le moindre participant qui avance une idée porteuse, permet à tout le groupe d’avancer. N’oublions pas que ce n’est pas l’animateur qui fournit les idées, mais les participants, ce qui place celui-ci dans un rapport de dépendance, assez déstabilisant d’ailleurs pour certains enseignants, qui ont du mal à faire confiance à leurs élèves.

Ainsi le pouvoir ne doit plus être un mauvais mot, pas plus qu’il ne doit être incontestable. Il est un art et une responsabilité, une pratique à laquelle on s’exerce comme n’importe quelle autre. Cette pratique renvoie au fonctionnement de la cité, à la séparation des tâches. Elle apprend à faire confiance aux autres, tout comme à soi-même, et de ce fait revalorise l’individu à travers ce pacte entre pairs. Elle apprend aussi à accepter la dimension d’arbitraire de la vie en société, et de l’existence en général, non comme un facteur subi, induisant la passivité et le ressentiment, mais comme un des aspects constitutifs de l’établissement d’un groupe, qu’il s’agit de prendre avec distance, et de régler dans le temps dans la mesure où l’on reste conscient du problème général qu’il présente. Cette capacité d’accepter l’arbitraire nécessite une conscience en éveil, implique une distanciation avec soi-même, une capacité de minimisation de soi-même en faveur du groupe, et l’apprentissage du deuil quant à ses propres prétentions et désirs. Un tel fonctionnement comporte une indéniable prise de risque, surtout pour celui qui en temps habituel détient le pouvoir a priori, mais aussi pour ceux qui doivent l’exercer momentanément. L’alternance de la présidence et les moments réservés au débat sur le débat, où chacun évalue son propre fonctionnement et celui des autres, forgent la solidité du pacte, précisément parce qu’il est critiquable et révocable. À tout moment, certes, même s’il est généralement convenu de laisser le président de séance aller jusqu’au bout de son mandat, sauf difficulté majeure. L’exercice de la citoyenneté passe également par la protection de ce qui institue le jeu. Cela signifie, entre autres, garantir que puisse travailler en toute sérénité celui qui doit assurer le bon déroulement du jeu. Pour certains participants, chez qui la méfiance et la réactivité sont une manière d’être, une telle perspective implique un retournement psychologique et identitaire assez phénoménal, mais néanmoins soulageant.

IMG_0061                 3- Demander la parole

La plupart des élèves connaissent la règle qui consiste à demander la parole en levant la main au préalable, mais il n’est pas sûr qu’ils la mettent en pratique et surtout qu’ils en saisissent le sens. En général, les deux conceptions les plus courantes, relativement inconscientes, sont d’une part celle qui octroie au maître ou à la maîtresse le pouvoir discrétionnaire d’accorder ou de refuser la parole, d’autre part celle qui conçoit cet acte comme un rituel – plus ou moins obligatoire – qui accorde automatiquement la parole, comme le geste de politesse qui garantirait la satisfaction d’une demande ou légitimerait un geste, à l’instar de “ s’il vous plaît ” ou de “ pardon ”. Le premier cas de figure se trouve plus rarement à l’école primaire, il s’instaure plus tardivement, le second est respecté à des degrés très divers : on voit dans de nombreuses classes des élèves qui commencent à parler dès qu’ils lèvent la main.

À nouveau, nous souhaitons insister sur l’idée de la compréhension des règles, sur leur nature discutable, compréhension et discussion qui n’excluent ni la possibilité d’imposer ces règles, ni d’envisager leur aspect arbitraire. Le problème qui se pose ici est celui du “ Pourquoi parle-t-on ? ”. Est-ce parce que la parole se bouscule en nous et doit sortir coûte que coûte, autrement dit est-ce pour s’exprimer comme l’on exprime le jus d’un citron ? Certaines discussions peuvent jouer ce rôle, qui instaurent en classe le lieu d’une parole libre et sans contrainte. Mais s’il s’agit de philosopher, c’est-à-dire de “ penser la pensée ”, alors d’autres déterminations interviennent. À commencer, et ce n’est pas le moindre des critères, pas l’écoute. En effet, à quoi sert de parler dans le brouhaha, tandis que d’autres parlent ou que personne n’écoute ? Pour l’élève, l’idée est de parler lorsque l’on s’est assuré d’une écoute maximale afin de maximiser l’impact de ses paroles et garantir le meilleur retour possible. Mais en va-t-il autant du maître ? Quel exemple donne-t-il ? A-t-il, par lassitude, par découragement ou par surdité, pris l’habitude de parler dans le vide ou le chaos ? Ou bien considère-t-il normal – non peut-être par son discours mais par son comportement – que si sa parole d’autorité exige le silence, celle de l’élève peut tant bien que mal surgir dans le bruit ?

Présentons quelques enjeux de l’affaire. Premièrement, comme nous l’avons dit, lever la main avant de parler revient à s’assurer que l’écoute est active avant de prononcer quoi que ce soit, plutôt que de lâcher des mots par simple défoulement. Deuxièmement, il en va du statut de l’élève et du respect mutuel qui contribue activement à la définition de ce statut. Pas plus que l’on ne devrait couper la parole au maître, on ne devrait davantage interrompre un élève qui élabore sa pensée, quand bien même elle nous paraîtrait lente à émerger, incongrue ou incompréhensible : l’erreur ou l’incompréhension font partie intégrante du processus d’apprentissage, elles ne peuvent être un vecteur de dévalorisation de l’individu. D’autant plus que l’élève peut au cours de son intervention rectifier peu à peu son propos. Demander à un élève d’écouter son voisin, c’est lui garantir en retour qu’il sera lui aussi écouté. En n’oubliant pas de surcroît que si le maître peut encore suivre le fil de ses idées lorsqu’il est interrompu par un élève, ce dernier aura plus de mal à garder sa concentration. Cela est d’autant plus le cas pour l’élève timide ou brouillon. D’ailleurs, afin d’assurer une écoute plus grande ainsi que la manifestation de cette écoute, il est préférable de demander aux élèves de ne pas lever la main pendant qu’un camarade parle : cela équivaut à lui demander de s’activer ou se taire. De toute façon, on n’écoute pas mieux le bras levé dans les airs…

Troisièmement : habituer l’élève à articuler sa pensée propre, en percevoir les limites et prendre ainsi conscience de ses difficultés. Il est à ce propos une pratique courante de l’enseignant, au potentiel néfaste, qui consiste à régulièrement terminer lui-même les phrases de l’élève ou à reformuler ses propos de manière abusive. Certes il n’est pas toujours possible, selon le contexte, de prendre le temps de laisser chacun s’exprimer, à tel point que le réflexe naturel consiste à parler pour l’élève, à la place de l’élève, mais on percevra aisément les limites de ce type de comportement. Aussi est-il important de réserver certains moments de la vie de classe à cette “ perte de temps ”, moments que nous nommons discussion philosophique car nous accordons à l’élève le temps de penser sa propre pensée, défaillances, erreurs et incompréhensions comprises, puisqu’elles sont la réalité de sa pensée, réalité qu’il serait inopportun de gommer. D’autant plus que l’élève prend l’habitude de ce secours artificiel et non sollicité. Ce qui n’empêche nullement, comme nous le verrons plus tard, d’aider activement un élève en lui proposant des idées qu’il n’arrive pas à articuler, mais il sera préférable que d’autres élèves jouent ce rôle.

Quatrièmement, l’intérêt de ce rituel du lever de main porte sur la capacité de l’élève à se distancier de lui-même, à se décaler dans le temps, à ne pas être dans l’impulsion et l’automatisme. Bien souvent, l’élève qui lâche des mots dès qu’il les “ ressent ”, ne prend pas le temps de construire son discours, et souvent ne retient pas ce qu’il vient de dire : il suffira de lui demander de se répéter pour s’en apercevoir. Si ce n’est qu’il n’osera pas, par crainte, par honte ou par timidité, assumer à nouveau cette parole aux oreilles de tous. Qui n’a jamais fait en classe l’expérience de l’élève qui, dans le brouhaha de la classe lance des idées, idées qu’il n’osera pas répéter une fois que tous écoutent attentivement ce qu’il a à dire. Ce qui nous amène au cinquième point : la singularisation de la parole. Oser parler de manière singulière en tant qu’individu qui s’adresse à ses pairs, à l’ensemble de la cité, avec toute la dimension de la prise de risque que cela implique. Il y a là une pratique qui n’est pas naturelle chez chacun, et qui exige un certain travail, une certaine expérience que l’enseignant se doit de favoriser. Au travers des formes, il ne s’agit de rien de moins que d’apprendre à assumer une singularité explicite et articulée, assumer la prise de pouvoir temporaire qu’elle représente, en prenant le risque de l’écoute, du regard des autres et de l’image de nous-même qu’ils nous renvoient. C’est prendre le risque d’exister ouvertement et pleinement face au monde.

La forme la plus simple de la demande de parole est celle couramment utilisée de la main ou du doigt levé. Mais il existe d’autres techniques pour inviter l’élève à se distancier de sa propre parole, pour lui apprendre à surseoir et temporiser, à retarder son geste en attendant une occasion favorable, à façonner au mieux son idée avant de l’exprimer, à sortir de l’immédiat et se décentrer pour prendre en compte le groupe tout en se séparant de lui. On peut utiliser un bâton de parole, voire un micro, qui circule dans le groupe, et nul ne peut parler sans le détenir. Ou bien celui qui vient de parler invite quelqu’un d’autre à prendre la parole. L’important, comme nous l’avons dit, est de redonner du sens au geste, comme moyen d’établir un rapport à la collectivité, pour lui rendre sa valeur symbolique, et extraire la règle de sa gangue réduite de simple autorité, afin de lui faire jouer pleinement son rôle éducatif.

4- Rester sur une idée                 IMG_0063

Cette règle est sans doute sur le plan cognitif une des plus fondamentales, qui exige de porter en permanence le regard sur un sujet donné, de rester et de se concentrer sur une idée donnée, afin d’en discuter, de l’approfondir, de l’analyser, afin de l’illustrer et de la problématiser. Clef de tout exercice intellectuel, à la fois son fil d’Ariane et sa substance, le sujet, comme objet de réflexion, doit en permanence être présent à l’esprit de chacun. Ceci n’est pas toujours évident, dans la mesure où toute discussion, où toute réflexion, attirera notre regard sur des pistes annexes, vers des connexions associatives, digressions plus ou moins légitimes et utiles, voire sur des enjeux de métaréflexion qu’il s’agit d’évaluer sans pour autant abandonner le sujet premier. Tâche d’autant plus ardue que nos exercices de discussion se réalisent à voix multiples et croisées, multiplicité et croisement dont l’entrelacs provoque d’innombrables occasions de dériver et de se perdre en voies parallèles, chemins broussailleux et impasses sans retour. L’écoute des autres, quand bien même nous la recommandons ou l’imposons comme règle, nous offre la permanente tentation d’oublier le sujet à traiter, pour ne plus que réagir et rebondir aux diverses paroles que nous entendons. Pour caractériser le problème général posé ici à la pensée, reprenons l’idée de Platon, qui nous enjoint de saisir simultanément le tout et la partie, chacune de ces perspectives, prise isolément, pouvant piéger la pensée dans une partialité inadéquate. Suivre un sujet implique donc des actes et des fonctionnalités parfois contradictoires. Voyons-en quelques-unes, avant de voir par la suite dans quelle mesure cette diversité conflictuelle participe à la construction de la pensée.

Tout d’abord, il s’agit de pouvoir contempler une idée, avant de tenter d’établir son utilité, et surtout avant de se demander si l’on est d’accord ou pas avec elle. Cette dernière réaction en particulier, souvent assimilable à un simple réflexe, incarne l’obstacle premier à la compréhension de bien des paroles et bien des textes. La prise de position, ou réaction, précédant généralement en rapidité opératoire la compréhension, cette dernière se trouve souvent faussée par la première. Suivre un sujet, c’est donc en tout premier lieu, selon l’injonction cartésienne, suspendre son jugement, retenir son approbation ou son refus, maintenir à l’écart la subjectivité, afin d’accueillir l’idée avec un esprit relativement ouvert. Aussi s’agit-il d’inviter les participants à la discussion à éviter en un premier temps toute déclaration du type “ Je suis d’accord avec cette phrase ”  ou “ Cette idée est fausse ” ou encore  “ Cette idée ne me plaît pas ”.  Car il s’agit avant tout de soupeser l’idée, de l’examiner, de la comprendre.

S’il s’agit d’une question, il est crucial de l’apprécier initialement en tant que question, sans la parasiter par l’automatisme d’une réponse. Gardons-nous de ce réflexe qui, comme tout autre réflexe de la pensée, relie deux concepts ou idées, les déplace ou les greffe l’un sur l’autre, voire les télescope, sans prendre le temps de les appréhender séparément et observer ce qu’ils contiennent en eux-mêmes. Répondre à une question, c’est la réduire à presque rien, c’est lui enlever son potentiel interrogatif, c’est en fixer l’acception en un aboutissement unique, plutôt que d’envisager l’ampleur du problème posé et envisager le potentiel interrogatif de cette question Puisqu’une question pose par définition un problème, puisqu’elle est un problème, pourquoi ne pas inviter le participant à contempler le problème, pour lui-même ? Moment esthétique, comme au musée, lorsqu’on se laisse interpeller par une œuvre, au lieu de se précipiter au pas de course sur la suivante, au lieu de regarder sa montre et se demander ce qu’il reste à voir pour terminer la visite.

Ce n’est pas qu’il soit interdit de répondre à la question, bien au contraire, et comme nous le verrons par la suite, pas plus qu’il n’est interdit d’objecter ou d’être d’accord avec une idée donnée, mais il nous paraît simplement utile de décomposer artificiellement le mouvement, afin d’en saisir les moments et de leur ôter leur caractère enchaînant, compulsif et systématique. Les compétences sont diverses, et puisqu’il s’agit d’un jeu, justifions cette exigence en expliquant que sa dynamique s’installe et se structure en des moments où les actions, les rôles et les fonctions diffèrent. La plupart des sports relèvent ainsi de stratégies diverses, et l’entraînement consiste pour partie à travailler séparément les dextérités, les subtilités et les techniques qui leur sont attachées.

Il nous est conseillé de prendre le temps, de contempler les idées, puisque les idées sont à la fois l’objet et la finalité de notre exercice. Rappelons qu’à une certaine époque, avant que s’instaure le règne de l’utilité et de la subjectivité, il était hautement recommandé, en Grèce antique par exemple, de contempler les idées, en particulier celles qui nous semblaient en valoir la peine, celles qui justement édifiaient l’architecture de la pensée elle-même, par exemple les grands transcendantaux, tels le vrai, le beau, et le bien.  Le concept de transcendantal, comme Kant nous l’explique, renvoyant à ce qui conditionne et permet à la pensée de se constituer.

Mais la règle qui consiste à exiger de contempler les idées est difficile à mettre en place. Car si l’esprit des élèves est quelque peu rebelle à ce ralentissement du mouvement de l’esprit, qu’en est-il de l’enseignant ? Y arrive-t-il lui-même ? N’est-il pas habitué à vouloir faire avancer coûte que coûte la discussion ? Par souci d’efficacité. Par crainte d’ennuyer ou de brimer les élèves. Par incertitude quant à la valeur des idées en question. Parce qu’il attend des idées spécifiques qui seules l’intéressent. Par phobie du vide. Par simple impatience ou manière d’être. Poser la pensée, respirer, interrompre le processus qui se met en place, installer artificiellement des interstices dans la discussion, autant d’obstacles courants et compréhensibles qui retiennent l’enseignant. Pourtant, si l’on pense à tous ces enfants, et adultes, qui vivent dans la fébrilité du monde, dans le zapping permanent et le souci de gagner du temps, si ce n’est à l’école que l’on apprend à prendre le temps de penser, à rendre leur valeur aux idées en soi, quand et par quel heureux ou miraculeux hasard l’apprendra-t-on ?

De manière plus active, rester sur une idée, c’est l’expliquer, sans commentaires annexes, c’est la reformuler, c’est demander de la rappeler en l’énonçant. Ainsi, si un participant veut questionner une idée ou lui adresser une objection, demandons-lui d’abord de réitérer l’idée à laquelle il veut faire subir un sort. Si un participant veut répondre à une question, demandons-lui de redire la question à laquelle il prétend répondre. Surtout lorsqu’il a déjà répondu, et que l’on s’aperçoit au travers de sa réponse, que visiblement, il ne se souvient guère de ladite question. Si un auditeur croit avoir compris l’idée d’un camarade, demandons-lui de vérifier ce qu’il comprend auprès de l’auteur de l’idée, quitte à ce que celui-ci ne sache pas s’il s’est mal exprimé ou s’il n’a pas été écouté. Autrement dit, avant d’aller plus loin, vérifier si le point de départ et d’ancrage est clair et présent. Ces simples demandes constituent souvent, en elles-mêmes, un exercice en soi, qui amène chacun à prendre conscience des mauvaises habitudes que nous entretenons dans notre hygiène de pensée : nous voulons dire quelque chose, mais nous ignorons de quoi nous parlons, à quoi nous répondons.

N’oublions pas néanmoins que si le jeu consiste parfois à rester sur une idée pour prendre le temps de l’apprécier, il est aussi mouvement, puisqu’il invite le participant à traverser diverses étapes. Et c’est la capacité de suivre ces étapes, de répondre aux diverses exigences et de savoir changer de rôle, un rôle qui dès lors est mis à l’épreuve.

IMG_0065    5- Réhabiliter le problème

Nous avons déjà évoqué le concept de problème, mais il nous semble devoir le reprendre comme un principe en soi, constitutif de l’exercice philosophique.  Aussi parce qu’il s’agit de réhabiliter le problème, et le considérer comme partie intégrante de l’enseignement, plutôt que comme un obstacle, regrettable entrave qu’il s’agirait d’éliminer coûte que coûte quand ce n’est pas de l’occulter. La difficulté repose sur la mauvaise presse que s’attire le problème lui-même : le problème en tant que problème. “ Il n’y a pas de problèmes ” dit l’enseignant par ses paroles, par ses actions, par ses silences. Il a sa conscience pour lui. Pour l’élève, il y en a un. Parfois le pire des problèmes : lorsque l’élève ne comprend pas et ne sait pas même exprimer la nature du problème. S’il le savait, le problème commencerait déjà à disparaître. Pour l’instant, il ne fait que ressentir une douleur et dire “ je n’aime pas cette matière ”, quand ce n’est pas “ je n’aime pas ce professeur ”. Réflexe on ne peut plus approprié, défense de l’intégrité territoriale de l’être : l’autre nous inflige une douleur, il est normal qu’il soit perçu comme un ennemi. Moins l’élève est capable d’exprimer le problème, plus grande est la douleur, plus sera vive la réaction, que ce soit par la confrontation ou par l’absence.

Face à cela, à quoi sert-il de parler ? Parler sert avant tout à problématiser. Problématiser ne revient pas uniquement à inventer un problème, c’est aussi articuler un problème bien présent, articulation qui ne permet pas nécessairement de résoudre le problème, mais au moins de l’identifier et de le traiter. Un problème n’a pas à être nécessairement résolu, bien qu’il puisse l’être. Un problème a surtout à être aperçu, à être vu, à être manipulé, à devenir substantiel. En tant que pratique, la peinture sera toujours un problème pour le peintre, comme les mathématiques pour un mathématicien, comme la philosophie pour un philosophe. L’illusion la plus catastrophique est celle qui laisse croire qu’il n’en est rien, celle laissant croire que l’enseignant est un magicien, au sens traditionnel du terme, qu’il a des pouvoirs particuliers, plutôt que de montrer qu’il est un illusionniste, quelqu’un sachant simplement tirer les ficelles car il voit comment celles-ci qui s’entrelacent et s’organisent.

Mais pour ce faire, il s’agit avant tout de réhabiliter le concept de problème. “ Il n’y a pas de problème ! ”, “ Je n’ai pas de problème ! ”, la fierté ou le souci de la tranquillité nous obligent à renier l’idée même de problème. Le problème est ce qui nous empêche d’agir, il est un obstacle, un frein, un ralentisseur de vitesse. Et si justement en cet effet apparemment pervers se trouvaient sa substance et son intérêt ! Car ne sommes-nous pas toujours tentés de réduire une matière et son apprentissage à un ensemble de données, à quelques opérations diverses, autant d’éléments pédagogiques quantifiables, vérifiables et notables ? Néanmoins, qu’en est-il de l’esprit, entre autres celui de la matière enseignée ? Certes l’esprit filtre à travers les diverses activités proposées, mais pourquoi faudrait-il l’abandonner à son triste sort, celui de facteur aléatoire, accidentel et secondaire, qui n’est guère une préoccupation en soi ? D’autant plus que cette connaissance intuitive n’est pas donnée à tous les élèves. Si certains sont préparés à la recevoir pour des raisons et des circonstances qui ne sont guère du ressort de l’enseignant, les autres, ceux qui buttent sur l’étrangeté de la démarche, entrent justement dans son champ d’action. Pour cela faut-il encore que la matière soit pour l’enseignant un problème, qu’elle ne soit pas rangée soigneusement au rayon des articles ménagers. Rangement que l’élève en difficulté viendrait déranger.

Les difficultés de l’élève servent un but bien précis : repenser la matière enseignée, sa nature, son efficacité, sa vérité et son intérêt. Si tout cela va de soi, les difficultés deviennent une simple entrave dont il faut se débarrasser au plus vite afin d’avancer. Le programme devient alors l’alibi par excellence, le refuge de la crainte et de l’insécurité. Nous avons toutes ces choses à apprendre, qu’avons-nous le temps d’étudier l’esprit ? Nous avons à nous concentrer sur la matière. Nous oublions un peu vite la leçon des Anciens, et nous nous retrouvons avec une matière sans âme, réduite à des apprentissages et des performances. Utiles certes, mais tellement réducteurs.

Aussi s’agit-il, en tout premier lieu de pouvoir dire : “ J’ai un problème ”, “ Cette tâche spécifique me pose problème ”, ce qui peut aussi s’articuler sous la forme de “ Je ne sais pas ”, “ Je ne peux pas répondre ”,  ou simplement “ Je ne comprends pas ”. Ces mots, qui par leur absence relative de contenu ou de réponse peuvent paraître ne rien signifier et ne rien apporter à la discussion, ce simple aveu d’une difficulté, qui peut le laisser assimiler à un échappatoire ou à un rituel de politesse, sont au contraire lourds de conséquence. Déjà, ces mots posent de manière ouverte l’existence du problème, ce qui ouvre la porte à la suite des événements. En lui reconnaissant ce statut productif, on extrait le problème de sa gangue de culpabilité et de mauvaise conscience, qui en général interdit de parole celui qui souffre de l’opacité d’une connaissance ou d’une pratique. Ce dernier devient au contraire agent de réflexion. Car le problème de l’un devient le problème de tous, en premier lieu pour une bonne raison : il est évoqué. Ensuite, parce qu’il se peut fort bien que ce problème soit aussi celui d’autres personnes, qui, elles, n’ont pas su ou pas pu l’avouer ou le reconnaître. Mais il est aussi le problème de ceux qui pensent ne pas avoir de difficulté avec le problème en question, qui vont devoir vérifier publiquement leur capacité de le traiter. Car une fois que le problème de l’un devient le problème de tous, chacun est invité à s’en occuper par une phrase apparemment anodine prononcée par l’auteur du problème : “ Je ne comprends pas et je demande de l’aide ”. De là, ceux qui pensent être capables de traiter le problème s’en expliqueront, à tour de rôle ou par une quelconque procédure de sélection. Jusqu’à ce que celui qui avait exprimé une difficulté s’en satisfasse, ou en concluant après quelques essais infructueux à une impossibilité temporaire de résolution.

Certes ce processus est lent, qui oblige à piétiner sur un aspect spécifique et réduit du cheminement, peut-être même un aspect annexe, mais il n’est pas question de faire “ comme si ”, de passer outre comme si de rien n’était. Et si on laisse le moindrement filtrer ou s’exprimer l’impression que le problème à traiter empêche la procédure “ d’avancer ”, autrement dit laisser entendre qu’il y a mieux à faire, alors tout le travail de réhabilitation du problème et de l’aveu d’ignorance sera réduit à néant. Ce qui ne signifie pas qu’il faille non plus s’embourber pendant toute une séance dans une seule et unique difficulté ; une procédure “ garde-fou ”, telle celle qui propose de limiter toute tentative de résolution d’un problème à trois essais consécutifs, permet de s’extraire d’une affaire épineuse sans l’avoir pour autant ignorée.

Ainsi il n’y aurait pas les problèmes dignes de ce nom, bien intellectualisés, baptisés du pompeux nom de problématique, et les autres, les “ bêtes ” problèmes, ceux qui émanent du manque, de l’ignorance et de l’incompréhension. Une telle distinction encouragerait la négation de la dimension réelle, profonde et existentielle du problème, inavouable, pour ne plus exprimer que les problèmes qui résulteraient des élucubrations des esprits subtils. L’enseignant lui-même n’oserait plus avoir de problèmes, même inavoués, et pourquoi se lancerait-il alors dans des procédures risquées, dont il ne peut prévoir ni les embûches, ni l’aboutissement de l’exercice ? Un exercice comme celui de la réflexion en commun, pris dans toute sa rigueur, impose à chacun une certaine humilité minimale, et en tout cas une capacité d’admettre ouvertement la difficulté et l’erreur, un refus de la toute-puissance, et une acceptation de la dépendance sur autrui.

IMG_00706 – Articuler des choix                       

Comme nous l’avons en partie expliqué, l’atelier démarre d’emblée par une prise de risque, de la part de l’élève et de la part de l’animateur, prise de risque du choix et du jugement, qui se prolonge tout au long de l’exercice. En réfléchissant sur ses choix, en les articulant, tout en sachant qu’il devra les argumenter, voire les justifier, afin d’en approfondir la teneur et d’en vérifier le contenu, l’élève prend un risque qu’il ne faut pas sous-estimer. Périodiquement, certains n’y arriveront d’ailleurs pas. Risque d’exprimer ce qu’il pense, risque de parler devant les camarades, risque de parler devant l’enseignant, risque de ne pas pouvoir justifier ses choix, crainte de “mal faire”, etc. Pour l’enseignant, la prise de risque est d’entendre des choix et des arguments qui pourront lui sembler aberrants, inquiétants, voire faux. Sans pour autant manifester sa désapprobation ou son inquiétude. Tout en continuant la procédure de questionnement, à cet élève ou à un autre. Certains enseignants avouent en outre leur impatience face à ce genre de situation, révélatrice d’une certaine inquiétude.

En général, l’atelier commence par une question. Une question ouverte, et non fermée, car elle ne fait pas appel à des connaissances spécifiques qui autoriseraient une autorité quelconque à valider ou invalider la réponse comme étant bonne ou mauvaise, vraie ou fausse. Car il s’agit de produire une pensée, et non de fournir la bonne ou la vraie réponse. Exigence qui peut surprendre l’élève, peu habitué à ce type de demande. Car si l’exigence de vérité n’est pas au rendez-vous, il en est d’autres qui ne sont pas moins exigeantes. La réponse répond-elle à la question ? L’esquive-t-elle ? Répond-elle à une autre question ? La réponse est-elle claire ? Est-elle un minimum justifiée par un argument ? Déjà, il s’agit nécessairement de produire des phrases, plutôt que de manifester un simple assentiment ou articuler un mot isolé. Il s’agit de construire la pensée, et non de vérifier l’apprentissage d’une leçon.

L’incertitude face à l’absence de validation immédiate et assurée gênera d’ailleurs souvent les élèves les plus “ scolaires ”. Ils auront l’impression d’être livrés au néant. Ils demanderont et redemanderont ce qu’il faut faire, incrédules, ayant du mal à croire qu’on réclame d’eux uniquement de penser, sans attendus de réponses spécifiques, validées d’avance. Lorsqu’il s’agit d’une discussion avec l’ensemble de la classe, ces élèves appliqués et studieux se sentiront abandonnés par le maître, trahison les privant d’une présence sécurisante, de la garantie habituelle et réconfortante d’un jugement certifié conforme. Même les “ cancres ” seront inquiétés par ce type de procédure, qui les soustrait eux aussi à la spécificité de leur statut, volontaire ou non, dans lequel ils se sont installés. Car c’est au jugement de l’ensemble de la classe que doit se mesurer chaque élève, un jugement mouvant et inattendu, imprévisible et déstabilisant, auquel il est demandé de se confronter. Confrontation autrement plus périlleuse que celle de la quasi-incontestable autorité du maître, même si la parole revêt une apparence plus libre et spontanée. Ainsi, ce qui pouvait paraître apparemment trop facile s’avère au contraire ardu, très ardu pour certains.

Toutefois, comme nous l’avons déjà dit, afin de dédramatiser la prise de risque auprès des élèves, l’exercice est souvent présenté comme un jeu, comparable à un autre, et l’aspect ludique doit être périodiquement rappelé, en alternance avec des moments plus sérieux. Pour les enfants qui ont du mal à exprimer leur opinion, il s’agit d’être patient, de recourir à eux de temps à autre afin qu’ils ne se sentent pas exclus, quand bien même ils ne réussissent pas à verbaliser aisément, ou même très peu, et à rassurer les timides en leur proposant de parler plus tard s’ils se sentent coincés. L’enseignant devrait ainsi veiller à ce que tous puissent s’exprimer un minimum, en s’assurant que les plus loquaces n’écrasent pas les autres, danger récurrent de toute discussion. D’autant plus que ceux qui produisent de l’oral de manière plus laborieuse ne sont pas nécessairement les moins intéressants et les moins profonds.

Répondre à des questions de connaissance présuppose un apprentissage spécifique : une leçon apprise, des éléments d’information retenus. Articuler une pensée implique la totalité de l’être. C’est en ce sens que le discours ne renvoie plus à de simples enjeux de savoir théorique et formel, mais à un savoir-faire, voire à un savoir être. Car c’est la pensée tout entière qui est convoquée lorsqu’il s’agit de faire un choix. De là l’intérêt de se risquer à l’articulation d’un choix, conçu comme acte inaugural de la pensée. Reste ensuite à justifier la proposition initiale en mobilisant les connaissances acquises, en élaborant les arguments et les raisonnements possibles, en tentant de répondre en un second temps aux questions et aux objections. Quitte à revenir sur son jugement initial, décision on ne peut plus fondamentale, car elle manifeste une certaine liberté de pensée et un rapport honnête et courageux aux autres, ainsi qu’à ce que l’on peut nommer une quête ou un souci de vérité.

Dernier point important au sujet du jugement : il correspond à une réalité existentielle dans la mesure où les connaissances sont généralement ce qui nous permet d’effectuer des choix, jour après jour. Une telle pratique permet donc de rendre sa réalité usuelle à l’enseignement, puisqu’il ne renvoie plus uniquement à la classe, aux bonnes et mauvaises notes et à la succession prévisible des années, mais à ce qui constitue le rapport entre un sujet et le monde qui l’entoure, le monde qu’il habite. Il s’agit donc de travailler au corps la tendance schizophrénique de la double vie, du double langage, entre l’école et la rue, entre les livres et la maison, entre la classe et la cour de récréation, hiatus qui affaiblit énormément – quand il ne mine pas carrément – le travail de l’enseignant et le processus d’éducation auquel est censé participer l’enfant.  Ainsi, au  cours de l’exercice philosophique, l’élève sera amené à effectuer des choix pour répondre aux questions, à analyser ses propres choix et ceux de ses camarades, à justifier ces choix, à déterminer le degré de validité des arguments invoqués, et même à poser des jugements sur les comportements qui président aux discours, aux réactions et aux réponses de chacun. Autant de décisions cruciales, qui se doivent d’être lentement construites et examinées, car non seulement elles ne sont pas annexes au fonctionnement quotidien, mais elles en forment la substance et le creuset. Et s’il s’agit de réfléchir, discuter et travailler plus directement la matière spécifiquement scolaire, l’appropriation de cette matière en sera facilitée, puisque l’élève sera invité à la mettre en œuvre, à la rendre opératoire, à prendre position par rapport à elle, pratique qui interdit une sorte d’extériorité formelle au travail de classe. Nul ne peut dès lors se cantonner à une position extérieure, puisque la règle du jeu pose comme préalable de se situer par rapport à la matière étudiée. La vie est rendue à la matière, la matière est rendue à la vie.

IMG_00737 – Questionner,argumenter,approfondir    

S’il est un principe fondamental qu’il s’agit d’inculquer dans notre affaire, c’est le réflexe du questionnement, questionner l’autre et questionner soi-même, questionner tout ce qui est énoncé. Or il est un accès privilégié au questionnement : le « pourquoi ? », élément dynamique et déclencheur, fondateur de la pensée et du discours, qui procurera à la pensée et au discours sa substance, en lui demandant de s’étayer et de s’approfondir. Le « pourquoi ? », auquel fait écho un « parce que », répond à divers types de demande : « Qu’est-ce qui nous fait dire cela ? », « De quel droit dit-on cela ? », « Comment expliquer qu’il en soit ainsi ? »,  « Dans quel but dit-on cela ? », « Que signifie ce que l’on dit ? », « Qu’implique ce que l’on dit ? ».  Sont questionnés à la fois le sens des paroles, la raison d’être de leur objet, la légitimité de leur auteur. Ce processus multiforme déclenché par un puissant adverbe interrogatif, invite à extraire le discours de sa plate et immédiate évidence, afin d’en démêler les arcanes, d’en éclairer la genèse, d’en entrevoir les implications et les conséquences. « Mot magique » dirons-nous avec les plus jeunes, afin de leur laisser entrevoir la force et les innombrables possibilités du questionnement contenu au sein du « pourquoi ? ». S’il est un terme qui permet de montrer le pouvoir des mots, c’est celui-là, qui, lancé à un interlocuteur, le laisse souvent embarrassé, alors que l’auteur du discours doit simplement rendre compte  un minimum de ses propres paroles.

Les élèves saisissent bien la portée du « pourquoi ? », car une fois initiés à ce terme, lorsqu’ils doivent poser une question, ils s’empressent de l’utiliser à répétition, si ce n’est à tort et à travers, comme solution de facilité : « Pourquoi as-tu dit ça ? ».  Car si « Combien ? », « Quand ? », « Comment ? », « Où ? », « Qui ? », « Quel ? », « Que ? » ou « Est-ce que ? » requièrent pour leur utilisation la compréhension de circonstances spécifiques et l’élaboration d’une phrase appropriée, le « Pourquoi ? » peut toujours être casé de manière simple, sans gros effort de l’imagination. À tel point qu’il sera parfois utile d’en suspendre momentanément l’utilisation, dans le cas d’une systématisation abusive qui semble gêner la progression du travail. Car si la question est facile à poser, il est d’autant plus difficile d’y répondre ; or celui qui questionne se doit aussi de réaliser un véritable travail, permettant de faire émerger de nouvelles idées, en posant des problèmes spécifiques à l’interlocuteur, et non en trouvant un « truc » qui peut être casé à tout propos.

Le questionnement impose donc à l’élève de justifier ses propos, de fournir des arguments, des preuves, des raisonnements, autant de nouvelles propositions qui en principe devraient à la fois soutenir la proposition ou les propositions initiales, et en approfondir la teneur. Dans cette perspective, sont tenus en échec un certain nombre de type d’arguments classiques qui, s’ils ne sont pas prononcés ouvertement, font pourtant office de loi, surtout en classe : l’argument d’autorité par exemple. Car dans l’exercice philosophique, il n’est plus question de se référer au maître, aux parents ou à un livre quelconque pour établir la valeur d’une idée. Non pas que ces sources « premières » de la connaissance soient invalidées d’office, loin de là – il serait d’ailleurs difficile et vain de prétendre s’en abstraire -, mais elles trouveront leur place uniquement dans le cadre d’une construction intellectuelle, c’est-à-dire en un agencement de propositions établies par l’élève. En ce sens, il devient l’auteur de son propre discours, même si l’empreinte d’une quelconque influence peut se faire sentir de manière appuyée.

Le processus dans lequel est engagé chaque participant à travers ce questionnement est nommé, chez Platon, principe anagogique. Il s’agit de retracer en amont l’origine d’une pensée particulière, afin d’en vérifier la teneur, car c’est en cette origine que se retrouve le véritable sens d’une idée, et non en son apparente évidence. De plus, le processus de remontée dans l’être de l’idée rend à la pensée sa vigueur, ce qui permet de passer du stade de l’opinion à celui de l’idée. En effet, la distinction entre l’opinion et l’idée se résume au travail qui l’engendre et l’entoure. Une même proposition peut donc être considérée opinion ou idée selon le mode de lecture ou d’analyse utilisé, selon le degré d’intensité de l’interprétation. Enfin, cette enquête sur la causalité d’une idée fournit aussi dans le temps un certain nombre d’idées annexes, corrélats de l’idée initiale, qui éclairent cette dernière. Certaines contradictions ou incohérences émergent, qui s’offrent à l’étude et à la critique. Cette confrontation entre les différentes idées devient ainsi l’occasion, à travers un effort de cohérence que l’on peut assimiler à un souci de vérité, d’identifier et de retravailler divers postulats jusque-là restés inconscients dans l’esprit de leur auteur. Confronté à une multiplicité de propositions, l’intellect se doit d’en découvrir l’unité fondatrice et causale.

Ainsi, le travail qui consistait en premier temps à fournir des arguments pour répondre à des questions quant à la justification d’un propos initial, se transforme rapidement en un travail d’approfondissement. L’argumentation pouvant pratiquement se réduire à un simple prétexte, celui d’une exploration ou d’un examen plus fouillé. Ce qui nous autorise à évaluer la légitimité d’une idée non par quelque canon établi a priori, ou par appartenance à un texte officiel, mais grâce au rapport qu’une idée spécifique entretient avec son environnement intellectuel. Mais pour réaliser un tel projet, il est nécessaire d’apprendre à poser des questions, exercice qui constitue un art en soi. Car si certaines questions, percutantes, facilitent le travail et donnent lieu à un approfondissement, d’autres au contraire trouvent porte close ou n’invitent nullement à la production de concepts.

Le travail du questionnement oscille entre deux écueils. D’une part la question qui ressemble à un cours, difficile à comprendre, avec un long préambule qui souvent contient déjà les réponses attendues : celles qui laissent l’interlocuteur sur le carreau, soit par incompréhension, soit parce qu’il sent bien que l’on n’attend de lui rien d’autre qu’un acquiescement. D’autre part la question vague qui ne demande rien de spécifique : le « Dis-m’en plus » peu inspirant qui n’invite à rien. Sur cet aspect du travail, davantage encore que sur d’autres aspects, l’enseignant apprendra des élèves, c’est-à-dire de la multiplicité, car il est difficile de prévoir quel genre de question opèrera plus qu’une autre dans un cas particulier : c’est uniquement grâce à l’expérience, « sur le tas », que cette pratique s’améliorera. Car s’il est plus facilement possible pour l’enseignant d’entrevoir un point aveugle ou une contradiction dans une parole donnée, ce n’est pas pour autant qu’il trouvera les mots qui feront mouche chez l’interlocuteur, lui faisant prendre conscience du problème interne que couve son discours. C’est pourquoi toute la classe est invitée à se pencher sur les propositions d’un « auteur », car chacun doit réaliser que ce n’est pas tant de donner « sa » réponse qui représente le véritable travail, que de forger les questions appropriées.  D’autant plus qu’une vraie question exige de ne pas mettre de l’avant ses propres idées, ce qui implique un redoublement du travail : prendre conscience des idées que l’on véhicule, et réussir à taire ses propres concepts et convictions, les mettre de côté pour s’adresser à quelqu’un afin de savoir ce qu’il pense, sans chercher à lui communiquer la « bonne pensée » ou à induire un contenu. Critique interne, nous dit Hegel, qui interroge de l’intérieur une thèse, à distinguer de la critique externe, qui consiste à avancer arguments et concepts servant à objecter. Questionner, c’est faire accoucher, ce qui signifie que les idées doivent émerger chez celui qui est interrogé, et non être fournies clé en main par le questionneur. Questionner, c’est créer un interstice de respiration et non boucher un trou

IMG_00798 – Singularité du discours         

La singularité du discours présuppose une sorte d’originalité de ce discours, originalité qui en constituerait la spécificité. Pourtant, on pourrait difficilement affirmer que tout ce que l’on entend dans une discussion de classe possède une telle caractéristique d’originalité. Aussi sans exclure le côté parfois inattendu de certaines réponses, pour le moins surprenantes, proposons l’hypothèse que la forme première de la singularité est plutôt celle de l’engagement. S’engager sur une idée, prendre des options sur une idée, c’est la rendre singulière, ou personnelle, par un phénomène d’appropriation. Ainsi, régulièrement, au cours de l’exercice, l’élève devra prendre parti, que ce soit par la production d’une idée ou par son rapport aux idées des autres. Pas uniquement sur le fait d’être d’accord ou non, mais aussi sur la nature même du discours proposé, sa cohérence, sa logique ou sa justesse, le sien ou celui d’un autre. Parti pris qui, comme on l’a vu, devra dans la mesure du possible pouvoir être expliqué, argumenté, justifié, etc.

L’idée de déterminer sa position par rapport à une question donnée, quel qu’en soit le degré d’abstraction, implique un acte de réflexion, une prise de conscience, qui demande aux élèves un effort, à certains plus qu’à d’autres. Car il devient nécessaire de se poser consciemment la question du choix personnel, ce qui dans les petites classes n’est pas nécessairement un acquis. Pour que cet acte s’effectue, il s’agit tout d’abord ne pas tomber dans un premier piège : le réflexe de la répétition, très courant en ces âges. Dire comme les autres, fussent-ils les élèves ou le maître, c’est la tentation et la solution de facilité, le réflexe fusionnel si commun chez les enfants. Fusion avec le groupe, parce que cela fait moins peur, parce qu’on se sent moins seul ou parce qu’il faut faire comme les autres. Fusion avec le maître, parce qu’il est un adulte, parce qu’il est celui qui sait, parce qu’il doit avoir raison.

Pour cette raison, au cours de notre exercice, il est crucial que l’enseignant ne manifeste ni accord ni désaccord, tout au moins sur le contenu, et même sur la forme, ce qui ne l’empêchera nullement de revenir en d’autres moments sur un problème soulevé qu’il lui semble devoir traiter lui-même. Quant au rapport entre camarades, afin d’assurer qu’il n’y ait pas de répétition mécanique, une des règles du jeu consiste à interdire de redire ce qui a déjà été dit par quelqu’un d’autre, ou par soi-même, au risque d’un symbolique “mauvais point” ou d’une élimination momentanée. On observera parfois certains élèves qui tentent d’articuler différentes formulations d’une même réponse afin de reprendre l’idée et ne pas pour autant être sanctionnés par la règle du jeu, ce qui en soi est un mécanisme intéressant. Car il s’agira pour tous de se demander si cette « nouvelle » réponse est identique ou non à la précédente, ou si elle a produit une quelconque nouveauté conceptuelle. L’animateur pourra à tout moment demander à la classe : “Est-ce que quelqu’un a déjà dit cela ?”. Et pour que la proposition puisse être refusée, il faudra pour commencer qu’au moins un élève reconnaisse qu’il s’agit d’une réponse identique à celle de quelqu’un d’autre : il devra expliquer en quoi ces réponses sont semblables et de préférence nommer l’auteur de la réponse initiale. En cas de doute ou de dissension, l’animateur pourra proposer une discussion et provoquer un vote sur la question, vote au cours duquel chacun devra trancher le litige.

Ne pas répéter. Assurer qu’une réponse répond à la question. Déterminer si la question est une question, si elle porte bien sur l’objet qu’elle est censée questionner. Déceler les incohérences d’une proposition. Diverses règles parmi d’autres, autant d’exigences diverses qui invitent chacun à arbitrer la discussion en usant de son jugement. Un tel fonctionnement présente l’avantage suivant : il oblige déjà chacun à écouter et à se rappeler ce que disent les autres, puisque à tout moment l’élève peut être sollicité afin d’évaluer la légitimité de ce qui a été dit. Toute analyse, toute lecture particulière et personnelle des idées évoquées pourra infléchir la discussion dans un sens ou dans un autre, puisque les discours s’élaborent en réciprocité et ne sont pas imperméables les uns des autres : ils se valident ou s’invalident mutuellement, ils s’approfondissent ou se problématisent entre eux. Ce qui nous conduit à un autre aspect de la singularisation : le principe de responsabilité, sous-jacent à l’exercice.

Certes, toute discussion implique un certain sens de responsabilité, ne serait-ce que par rapport aux idées que l’on émet soi-même. Mais dans la mesure où nous interdisons de sauter du coq à l’âne, où nous empêchons de passer d’une idée à une autre au gré des inspirations individuelles sans établir de lien, du fait que le groupe entier reste sur une idée donnée avant de passer à une autre, afin de la travailler, chacun devient implicitement responsable des idées des autres. Que ce soit en la questionnant, afin de lui faire dire ce qu’elle n’a pas encore dit, en posant sur elle des jugements de forme, ou en provoquant des problèmes de fond, on prend une lourde responsabilité, vis-à-vis de l’auteur de l’idée et de la classe tout entière. Le fait de se décentrer, afin de s’occuper en priorité des idées du voisin, offre de manière paradoxale un degré accru de singularisation, au travers de la prise de responsabilité. Se distancier de soi-même signifie en effet devenir responsable, puisque l’on est plus que jamais à l’écoute des autres, puisque l’on répond aux autres.

Autre aspect crucial du caractère singulier de l’idée : la justification ou l’explication. Car si une idée donnée peut avoir un sens commun et obvie, voire une signification apparemment objective, elle peut aussi trouver dans l’esprit et les mots de son auteur ou de son interprète un contenu très particulier. Aussi incongru soit ce contenu, il ne sera pas question de l’écarter d’un simple revers de main. D’autant plus que certaines propositions apparemment absurdes, ou dotées de tournures étranges, prendront réellement corps de manière inopinée après quelque explication ou modification. Des mots spécifiques connaîtront aussi une telle dérive, utilisés en des acceptions étranges, quand ils ne s’installeront pas, à l’occasion, carrément dans le contresens par rapport à leur définition classique. Dans ces divers cas de figure, que ce soit paralogisme, incompréhension ou inadéquation, le rôle de l’enseignant ne sera pas de « rectifier » des propos qui ne lui appartiennent pas, mais de faire confiance à l’auteur et au groupe, quitte à attirer l’attention de tous et solliciter leur avis sur un point particulier ou un autre, en évitant, bien sûr, de projeter une quelconque « bonne » pensée téléguidée. Il fera confiance au groupe, et il s’apercevra que bon nombre « d’erreurs de tir » se rectifieront d’elles-mêmes, procédure plus gratifiante, pédagogique et cohérente que s’il corrigeait lui-même, bien que nettement plus lente.

D’ailleurs nul ne peut sans son accord le moindrement modifier la proposition d’un participant. Déjà parce que toute proposition ou idée inscrite au tableau est signée, ce qui singularise d’office la pensée. Le « on » n’a pas ici droit de cité. Toute suggestion de modification ou d’explication par un camarade devra donc être acceptée par l’auteur pour pouvoir être inscrite au tableau. Mais le groupe peut sanctionner globalement par le biais d’un vote majoritaire une proposition qui lui paraît inadéquate : par exemple une proposition qui est hors sujet. C’est d’ailleurs le seul rôle imparti au groupe en tant que groupe : faire office de jury, afin d’approuver ou de sanctionner une hypothèse ou une analyse, puisque l’animateur de la discussion n’a pas ce droit. Il sera toutefois utile de spécifier que cette fonction d’arbitrage est d’ordre purement pragmatique, en expliquant que le groupe peut tout à fait se tromper, dans la mesure où une personne seule peut avoir raison contre tous. Mais avouons qu’en classe, en général, le groupe reste, dans ses jugements, relativement pertinent, suffisamment en tout cas pour permettre de l’utiliser comme référent, ne serait-ce que pour des raisons pratiques. Restons toutefois ouvert à des revirements de situation significatifs, et pour cela il est conseillé de barrer les propositions refusées plutôt que de les effacer.

IMG_0091        9 – Le lien substantiel

Nous reprenons à notre compte cette expression de Leibniz, car elle spécifie pour nous de manière précise ce qui distingue la discussion « ordinaire » de la discussion philosophique. Pour cet auteur, la réalité ou substance des choses ne réside pas tant dans leur être distinct, que dans leur rapport à ce qu’elles ne sont pas. Ce qui distingue une entité fait plutôt appel à définition, analyse relativement statique d’un objet figé et isolé, tandis que saisir une entité dans son rapport à une ou plusieurs autres invite à la problématisation, posture intellectuelle plus vivante et dynamique. Non que la définition soit exclue, mais parce qu’elle se voit subordonnée à un ensemble de situations dont le caractère mouvant modifie et travaille au corps le sens qui ne peut plus être défini a priori. Le travail de la pensée consiste dès lors à éprouver la résistance d’une idée ou d’un concept en les frottant à ce qui leur paraît en un premier temps étranger, révélant ainsi les limites constitutives de leur être. Pour être cohérent avec nous-même, proposons le principe que le rapport entre discussion « ordinaire » et discussion « philosophique » consiste justement en l’explicitation du rapport, rapport constitutif et déterminant, car l’explicitation du rapport modifie en les éclairant et donc en les modifiant les éléments mêmes du rapport.

Pour être plus concret et visible, prenons le premier degré de ce rapport, tel que nous l’intégrons à notre pratique : la reformulation, utilisée comme outil de vérification de l’écoute. Comment pourrions-nous prétendre mener une quelconque discussion, et a fortiori une discussion philosophique, si les interlocuteurs ne s’écoutent guère ? D’autant plus qu’une des caractéristiques de l’échange philosophique pourrait consister en la contiguïté et le rapprochement entre les arguments afin de faire émerger les éléments essentiels de l’architectonique. « Enlève ta chemise, et viens pour le corps à corps ! » enjoint Platon. Non pas un corps à corps destiné à savoir qui l’emportera, mais dans le but de mettre à l’épreuve les idées et les rapports qu’elles entretiennent en elles-mêmes et entre elles. Ce ne sont jamais la présence des mots ou leur existence que l’on peut contester, mais uniquement leur utilisation ou leur fonction, c’est-à-dire le lien occasionnel qu’ils conservent avec d’autres mots, et la finalité à laquelle ils sont théoriquement assujettis.

La reformulation, qui renvoie à l’agrément des parties en présence quant à l’objet de leur discussion ou à la nature de leurs différences, condition d’une discussion réelle, paraît ainsi représenter la première étape du « lien » que nous tentons d’établir comme principe. Lien à la fois intellectuel, comme nous venons de le définir, mais aussi lien psychologique : instaurer un minimum d’empathie avec l’interlocuteur. En effet, reformuler posément, en sollicitant l’accord du partenaire sur le résumé de ses propos, exige de ne pas interpréter de manière réductionniste, empêche de caricaturer, et oblige surtout à bien distinguer la compréhension des arguments entendus et les diverses nuances, rectifications ou objections qui surgissent et que l’on s’apprête à avancer en réaction à ce qui a été entendu. Quant à celui qui entend sa parole reformulée, un tel exercice le contraint à entendre ce qui est entendu par son auditeur, expérience qui en soi n’est pas évidente, car entendre nos propres idées ou mots prononcés par une bouche autre que la nôtre peut représenter en soi une expérience assez douloureuse.  Ne serait-ce que parce que cela nous force à repenser nos propos, de manière plus distante, avec toute la dimension critique que ce dédoublement infère. Bien souvent nous ressentirons une certaine irritation envers celui qui fait ainsi office de miroir, qui avive ainsi notre anxiété. D’autre part, notre auditeur n’est pas une machine à enregistrer : il traduit avec les mots qui lui sont propres, il résume comme il peut. Il nous faut alors savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire, faire le deuil de « l’ampleur » de notre pensée et de tout ce que nous voudrions dire ou ajouter, pour être capable d’admettre que ces paroles étrangères correspondent bien aux nôtres. Un tel jugement est délicat, qui doit évaluer l’adéquation entre deux formulations : sans une certaine liberté de pensée accompagnée de rigueur, elle devient impossible. Si l’on joue le jeu, la reformulation permettra toutefois de mieux entrevoir ce que contiennent nos idées, d’en percevoir les faiblesses et les limites.

Le lien substantiel, nous le voyons déjà, est aussi l’unité d’un discours, unité transcendante, pas nécessairement exprimée, qui contient de manière condensée le contenu, abrégé ou intention de notre pensée, proposition réduite dont la forme et le fond souvent nous échappent. Une fois formulée, cette unité sous-jacente peut même nous surprendre ou nous insupporter. Elle est le principe unificateur ou générateur de nos exemples, cause antécédente du fameux « c’est comme quand… » si populaire chez les enfants, et les adultes. L’établissement explicite de ce lien requiert de réquisitionner des mots clefs, ou concepts, termes choisis qui rendent opératoire le discours en extrayant l’intimité du sens. Pour ce faire, il devient nécessaire de travailler l’art de la bréviloquence. Ainsi il pourra être demandé à un orateur de forger une proposition simple, phrase unique qui lui semble capturer l’essentiel de ce qu’il tente de signifier à travers une multiplicité de phrases dont l’enchevêtrement a souvent pour rôle premier d’obscurcir le sens plutôt que de le rendre manifeste. C’est cette phrase qui sera notée au tableau, pour servir de témoin exclusif d’une pensée donnée. Néanmoins ne soyons pas étonnés si un élève ne réussit pas à relever ce défi, et s’il lui faut solliciter l’aide de ses camarades accomplir sa tâche. Périodiquement, il sera nécessaire de transformer quelques aspects cruciaux de la parole initiale pour réussir ce pari : à partir du moment où notre discours s’explicite, nous nous voyons souvent obligés d’en modifier les termes.

Le lien substantiel est donc l’unité d’un discours, mais il est aussi l’unité de deux ou plusieurs discours. Bien entendu, dans la mesure où des paroles proviennent d’origines différentes, on peut s’attendre à ce qu’elles comportent une dimension contradictoire ou conflictuelle. Contrairement à une parole unique qui doit s’astreindre à un souci de cohérence, la multiplicité des auteurs n’oblige en rien à un quelconque consensus. Toutefois, l’exigence de la discussion implique tout de même une unité : celle de l’objet. Il s’agit donc en premier lieu d’identifier, en dépit de la variété des formes d’expression, des angles d’attaques du propos ou de la diversité des perspectives, quelque communauté de sens sans laquelle nous nous retrouvons engoncés dans l’absurdité, le solipsisme et le dialogue de sourds. En même temps que cette communauté d’objet, et grâce à elle, nous découvrirons les différences conceptuelles, accompagnées des visions du monde qui les sous-tendent, différences qui nous permettront d’estimer et prononcer les enjeux de la discussion. « Dialectique du même et de l’autre », propose Platon : en quoi l’objet de la discussion est-il même et autre ? La phrase simple, proposition unique qui nous semble toujours si nécessaire prendra naturellement la forme d’une problématique. Proposition qui pose un problème sous la forme d’une question, d’une contradiction ou d’un paradoxe. Nous retrouvons ici la même demande : l’art de la bréviloquence. Mais souvent, afin de placer en regard deux propositions, il nous faut découvrir une ou des antinomies dont les termes ne sont nullement exprimés, de manière consciente, dans les propositions initiales. De la même manière où nous devions creuser un discours unique pour en saisir le sens et l’intention, en produisant de nouveaux concepts et une proposition simple, un certain travail d’approfondissement doit être effectué pour capturer et montrer de manière visible ce qui oppose deux discours. De manière surprenante, nous découvrirons alors périodiquement que des propos qui se veulent contradictoires ne le sont guère, qui se paraphrasent allègrement, arguant exclusivement sur quelque point de sémantique ou autre subtilité peu substantielle, tandis que ceux qui prétendent « aller dans le même sens » entretiennent une illusion fusionnelle dépourvue de toute justification.

 IMG_009410- Penser la pensée             

Dans la Critique de la raison pure, Kant distingue deux types de concepts : les concepts empiriques, tirés de l’expérience, et les concepts purs, produits dérivés de la raison. Ainsi le concept « homme » provient pour bonne partie de l’expérience, mais celui de « contradiction » est engendré par la raison. Car si je peux percevoir par les organes des sens des hommes concrets, je ne peux pas percevoir de contradictions par ces mêmes organes, ce dernier concept renvoyant uniquement à un problème d’intelligible et non de sensible, donc à un travail d’analyse et de synthèse. Or il nous semble que le travail philosophique doit tendre à la production de concepts, certes empiriques, mais aussi purs concepts de raison. Processus d’abstraction que nous avons déjà traité. Mais nous souhaitons revenir sur la production de ces concepts purs à travers lesquels se forge une pensée consciente d’elle-même et de son fonctionnement. Une pensée qui peut et doit périodiquement s’abstraire d’elle-même pour s’engager dans un processus de métaréflexion.

L’aspect le plus évident de ce processus existe très tôt sur le plan intuitif, en ce que nous nommerons intuition logique. Car si l’enfance se caractérise par une vision magique du monde, un monde où tout peut arriver sans que cela ne surprenne, petit à petit l’esprit s’initie à « l’ordre des choses ». Par un processus associatif, prélude au cheminement de la raison, des objets, des êtres et des phénomènes sont reliés ensemble. Divers liens sont établis, qui lentement deviendront la structuration de l’espace, du temps, de la causalité, de la logique, du langage, de l’existence, avec toutes les lourdeurs et les rigidités que cette vision figée du monde implique, certes, mais qui s’avèrent aussi la condition nécessaire à l’avènement de la raison. Raisonner consiste à connaître ou reconnaître la réalité des choses, à la comprendre et donc à prévoir, car si rien n’est prévisible, si rien n’est reconnaissable, notre raison devient caduque. Ce qui explique notre étonnement, lorsque qu’un événement dépasse les frontières de notre raison et de ses attendus. La transformation dont nous parlons est celle d’un esprit pour lequel tout est possible, qui peu à peu distingue le possible et l’impossible, ainsi que le compossible : ce qui est possible par rapport à une condition donnée, fondement même de la pensée logique : « si ceci, alors cela », ou bien « si d’une part ceci et d’autre part ceci, alors cela » base du très classique syllogisme.

L’exercice philosophique, par le biais de la discussion ou autre, consiste donc à inviter la raison à effectuer un double travail sur elle-même. D’une part, aller « au bout » de ses interrogations, de ses problèmes, de ses analyses. D’autre part, se voir fonctionner, repérer les mécanismes, à la fois ceux qui opèrent et produisent de la pensée, et ceux qui freinent, dévient ou interrompent le processus de réflexion. Ces deux aspects du travail se nourrissant mutuellement, puisque la perception des limites permet de saisir la nature précise d’un processus, et l’identification d’un processus permet de retravailler ou dépasser les limites. Ainsi le travail de métaréflexion permet à la pensée de progresser. Or c’est précisément le problème qui est soulevé par les enseignants qui nous disent « Je ne sais pas quoi répondre aux questions des élèves » ou bien « Ça tourne en rond, je ne vois pas comment faire avancer la discussion » : comment faire progresser la pensée. La solution n’est ni de fournir des réponses toutes faites sur lesquelles les élèves se précipiteront, ni de simplement proposer une piste qui « sortira d’affaire » le groupe, mais d’inviter les uns et les autres à observer leur propre fonctionnement, leurs idées, leurs contradictions, leurs glissements de sens, etc., tout simplement par quelques petites règles méthodologiques qui spécifient le rôle et la finalité de chaque moment de réflexion.

Le premier aspect de ce processus consiste à être conscient de la nature de nos propos, comme de nos actes, et pour cela savoir catégoriser ces propos, savoir nommer la forme ou la finalité de notre parole. Sommes-nous en train de poser une question, de proposer une nouvelle idée, de répondre à une objection ou d’en fournir une, de démontrer ou de prouver une idée, d’argumenter ou de problématiser, de donner un exemple ou de conceptualiser une illustration, de rapporter des faits ou de les interpréter ?  Il s’agit ici d’émerger du « Je veux dire quelque chose… Ça me fait penser à… Je voudrais ajouter… ». Autant de souhaits exprimés de « commenter », « nuancer », « compléter », « rebondir », ou « préciser » qui, vérification faite, ne signifient pas grand-chose, sont très vagues ou restent très éloignés de ce qu’ils disent. Ce type d’analyse renvoie en premier à l’intention de la prise de parole, car pour son auteur, elle est souvent vécue et perçue exclusivement comme une « pulsion de parole », quelque chose qui nous vient à l’esprit et demande à sortir, le plus vite possible, opinions d’origine principalement associative, dont nous ignorons la nature et le rôle. Ignorance qui explique un certain nombre de difficultés d’articulation, de balbutiements, de ratures et de contradictions. Prendre conscience de ce que l’on veut dire, signifie aussi travailler et lisser cette parole en fonction d’une finalité ordonnatrice permettant de mieux structurer la pensée. Bien que lors des premières tentatives, le fait de catégoriser ou définir semble rendre notre parole plus confuse encore. Faire et se voir faire, comme action simultanée, peut être pensé et subi initialement comme un facteur dédoublant, alourdissant la tâche, mais plus ou moins rapidement, au fur et à mesure que se développe la capacité d’être à la fois « dedans » et « dehors », ce processus facilite le travail de la pensée et de l’expression en clarifiant la compréhension.

Dire les mots, c’est penser, nous dit Hegel, affirmant qu’il serait illusoire de croire penser sans forger par des concepts cette pensée. L’intention, le ressenti, l’impression, l’intuition, autant de formes inadéquates, insuffisantes et trompeuses de la pensée, une pensée non consciente d’elle-même. Certes ce présupposé, comme tout présupposé, connaît ses limites, mais il connaît aussi son utilité. Savoir ce que l’on dit, c’est dire ce que l’on dit, c’est annoncer son intention, c’est définir la forme, c’est articuler la relation à ce qui a déjà été dit. Toutefois, comme pour l’ensemble de l’exercice, il ne s’agit pas ici de faire un travail de vocabulaire, sur les termes « hypothèse », « objection », « abstrait », « essentiel » ou autres, bien que cela ne soit guère exclu, en un autre temps. Non pas savoir, mais savoir-faire ; non pas connaître, mais utiliser. Notre affaire est surtout que l’élève s’entraîne à penser sa pensée, c’est-à-dire à tenter de spécifier la nature de son discours. En un sens, peu importent les mots qu’il utilise, ceux qui seront les siens en un premier temps, approximatifs et inhabituels, ou ceux qu’il acquerra au cours de la pratique, plus précis ou plus conventionnels. L’important est surtout de desceller l’immédiateté qui le lie à sa parole, de creuser un interstice, d’installer une respiration, pour passer de l’implicite à l’explicite, afin que le sujet se détache de lui-même et que la pensée devienne un objet pour elle-même. Nos opinions sont des vérités, nous indique Pascal, à condition d’entendre ce qu’elles disent, et la vérité de nos opinions n’est pas toujours là où nous le pensons. Tentons alors de nous en rapprocher.