Mensonge

Mardi gras

IMG_0022 Son premier souvenir était un souvenir de mensonge. Comme la majorité d’entre nous, sa mémoire la plus ancienne se trouvait liée à l’émergence de la conscience, à la fissure de la réalité. On se rend compte un beau matin qu’il existe un écart irréductible entre les mots prononcés et une chose étrange que l’on percevra plus tard comme la vérité.
Autant cette considération peut nous paraître banale à l’âge adulte, même trop, autant un enfant qui entrevoit pour la première fois la duplicité de l’être est saisi par le gouffre qu’un tel sentiment entrouvre sous ses pieds.
Mardi Gras à la maternelle. Chacun devait venir déguisé à l’école. Jour de fête. Il fallait voir les habits et les maquillages, des clowns et des fées, des policiers et des infirmières, et surtout les merveilleux et indomptables cow-boys. Tous les enfants costumés et grimés, tous comme convenu, tous sauf lui: un simple masque lui couvrait le visage, un bête masque abandonnant le reste de son corps à la fadeur et à la stupidité du quotidien; un simple masque et rien de plus. Pour comble de malheur il se trouvait seul à arborer une aussi misérable et infamante tenue. Nul autre auprès de qui il eût pu quémander une quelconque complicité. Qui pouvait comprendre son désarroi, embarrassé de se distinguer ainsi, amoindri par un tel dénuement ? Être le seul devenait une douleur pire que la mort. Certaines situations prennent une telle ampleur à cet âge ; chaque âge semble d’ailleurs connaître son propre invivable. Mais ce n’était rien, car le souvenir le plus vivace de cette mémorable journée en son esprit reste encore aujourd’hui ce qui se passa par la suite.

Mère indigne
Sa mère vint le chercher en fin d’après-midi, à la sortie de la fête. Finalement, il s’était quand même bien amusé. Goûter et jeux aidants, il avait peu à peu oublié sa pénible différence; rien ne dure, heureusement, l’oubli accomplit son œuvre trop méconnue de bienfaisance. Quand la maîtresse reconnut sa mère, elle l’aborda et lui demanda pourquoi son fils était venu à l’école sans déguisement, contrairement aux autres enfants. La mère prit son fils par la main, et avec un aplomb que l’enfant ressentit comme un culot monstre, prétendit ne pas savoir qu’il fallait venir déguisé à cette fête, croyant qu’un simple masque suffisait. En entendant ces mots, le pauvre bambin fut sidéré. Cela faisait une éternité qu’il harcelait sa mère afin qu’elle lui trouvât un déguisement. Combien de fois ne le lui avait-il pas demandé, avec insistance, sans aucun résultat! Cette réponse le bouleversa, le révolta. Il ignorait que l’on pût parler ainsi, pour dire ce qui n’était pas vrai. Et surtout comment penser que sa mère, qu’il adorait, pût commettre une telle infamie? À la rigueur, peut-être aurait-il pu accepter que ce genre d’acte, nouveau pour lui, fût réservé aux autres, ou à lui, mais pas à elle. Mais à ce propos ses souvenirs restaient plutôt flous.
L’enfance est l’âge de toutes les exigences. La virginité de l’âme ne pardonne aucune faille. Il est une sorte de réalisme qui vient avec les années, très semblable à une maladie, comme une sclérose de l’esprit. Certains emplois, ou fonctions, nous amènent peu à peu à adopter d’étranges postures, à attraper divers tics, à prendre de mauvaises positions qui déforment notre être ou notre colonne vertébrale. Ainsi ceux qui ont longtemps pratiqué l’équitation ont parfois une drôle de manière de marcher, les jambes légèrement écartées et courbées, comme s’ils montaient toujours quelque cheval invisible. L’esprit subit identiquement l’implacable et rigide loi de l’habitude. S’il n’y prend garde, il se voûte, se tord, et devient prisonnier de ses propres pratiques, marqué pour toujours par les idées qu’il tolère en lui-même. On ne sort jamais indemme de soi-même, à tel point que si l’on observe attentivement certains vieillards – jeunes ou vieux – on lit dans leurs gestes et jusque sur leur visage les émotions et les sentiments qui les ont animés, trop souvent.

Routine et mensonge
Le mensonge fait partie de ces petites habitudes dont on prend si facilement le pli. «Les hommes sont ce qu’il sont, nous dira le sage de service, pourquoi en faire tout un plat? Et puis qu’est-ce qu’un déguisement pour Mardi Gras? Ce ne sont que broutilles, gamineries, naïvetés dont seuls les enfants, jeunes ou vieux, sont capables. Une fois adulte, pourquoi trimballer encore et prendre au sérieux de tels souvenirs, sans aucun intérêt? La paix intérieure, cher ami, nous affirme-t-il, vient avec l’acceptation de la réalité, des choses telles qu’elles sont. Sa mère avait sans doute autre chose à faire que de lui chercher un déguisement; peut-être même n’avait-elle pas assez d’argent pour en acheter un, mais sa fierté l’empêchait de l’avouer à cette maîtresse.»
Il se peut, mais en dépit du judicieux de ces arguments, quelque chose nous retient tous en cette colère enfantine, et nous y retiendra toujours. Il se trouve un légitime amour du juste et du vrai dans ce fils qui se sent floué par des mots lâches et traîtres. Faut-il vraiment s’habituer à la parole comme à une mascarade? Le pauvre enfant ne connaît pas encore le pacte, il ignore ces honteux arrangements; il est naïf, il ne saisit pas l’intérêt de tels accommodements. Il apprendra bien, il se rendra compte alors, il verra, l’âge y veillera. Et c’est vrai que l’âge y veille, ou plutôt il endort. Des fissures apparaissent, des craquements se font entendre, on ravaude et on rafistole, il faut bien que ça tienne. «Je te tiens, tu me tiens par la barbichette. Le premier qui rira aura une tapette!»
Pourquoi ce souvenir s’incruste-t-il ainsi dans sa mémoire? Il n’est pas ici question de nostalgie, nul jardin fleuri n’orne cette réminiscence. Traumatisme alors? Pourtant l’évocation ne se résume pas à une douleur. Elle est présente, mais un sentiment différent affirme sa présence. Un sentiment d’éveil, d’émergence. On raconte que le Bouddha historique, prince de sang, avait longtemps été conservé dans l’illusion de la jeunesse et du bonheur éternels, jusqu’au jour où la souffrance apparut à ses yeux, sous les formes de la maladie et de la vieillesse. Sans cette illusion, sans cet incident, il n’aurait pu être ce qu’il fut. Vrai ou faux, le mythe est réel. Nous revivons tous, plus tard, à divers degrés et diverses reprises, le déchirement que nous connûmes une première fois à la naissance. D’abord la séparation des corps, puis la séparation des esprits; le choc est tout aussi grave, aussi constitutif de l’être.

Vérité du mensonge
Découvrir le mensonge, c’est découvrir la vérité. Avant, tout n’est qu’un, le monde est comme il est. Puis la rupture: le monde n’est pas du tout comme il est, il est fort différent. Les façades s’escamotent. Tour à tour, ballet grotesque, les rideaux tombent et se referment: nous sommes dans un théâtre. Nous portons tous des masques, nous revêtons tous un déguisement, et comme à l’école pour Mardi Gras, nous sommes tous obligés de nous déguiser, plus ou moins bien. Est-ce la foire, est-ce une tragédie? Question de goût, question de choix. Il y a les pitres et les bouffons, clowns rougeauds et hilares, clowns pâles et larmoyants, ils croient à leur image; il craignent de ne posséder d’autre bien.
La farandole nous tente. À force de danser, la tête nous tourne, la vitesse nous grise, on ne voit plus le temps passer. On s’amuse comme des fous, de temps à autre on s’aperçoit que le cadran tourne. Et soudain un souvenir: un petit enfant qui réalise soudain que sa mère ment, il en est bouleversé. Le vieillard pointe alors le bout de son nez. Il tourne la tête et regarde vers l’arrière. Un seul coup d’œil lui aura suffi. Il branle un peu du chef, l’air pensif. Il ne pleure ni ne rit, il se demande à quoi tout cela rimait.
Pourquoi les choses seraient-elles autrement?