Philosopher, c’est savoir ce que l’on dit

Philosopher, c’est savoir ce que l’on dit 

«  La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent.« 

Pascal, Pensées.

Da_TFF_006 copieIl est un obstacle récurrent qui empêche de comprendre la nature et les enjeux de l’exercice philosophique, lorsqu’il prend la forme d’une discussion. Celui qui consiste à penser que philosopher revient à s’exprimer, à communiquer, ou à défendre une thèse. S’il est possible de mener un échange philosophique sous bien des formes, y compris celles que nous venons de mentionner, nous souhaitons ici travailler l’idée d’un discours philosophique comme un discours qui se saisit lui-même, qui se voit lui-même, qui s’élabore de manière consciente et déterminée. Nous partons du principe que philosopher ne consiste pas uniquement à penser, mais somme de penser la pensée, de penser sa pensée. C’est donc convoquer des idées, tout en étant conscient, ou en tentant de prendre conscience, de la nature, des implications et des conséquences des idées que nous exprimons. Les nôtres, et celles de nos interlocuteurs, bien entendu.
Le principe auquel nous faisons appel ici ne prétend pas diminuer le rôle de l’intuition, de la parole spontanée, voire même de la compréhension approximative qui préside à bien des discussions, mais nous souhaitons simplement arrêter un instant le regard du lecteur sur les limites visibles de certains types d’échanges, qui par complaisance ou par ignorance restent en deçà d’eux-mêmes. De manière générale, disons que le problème est celui de ce que l’on peut nommer la pensée associative. Elle fonctionne sur le schéma général du « ça me fait penser à quelque chose », sur le modèle du « je voudrais rebondir » si populaire dans les débats télévisés, ou encore sur celui du « je voudrais compléter », ou du « je voudrais apporter une nuance ». Autant d’expressions qui au fond ne signifient pas grand-chose, disent souvent ce qu’elles ne disent pas ou veulent dire quelque chose qu’elles n’évoquent nullement.

En classe, cette tendance se manifeste par une nette tendance de l’enseignant à faire primer l’expression d’idées, aussi vagues soient-elles, sur toute autre considération : l’élève s’est exprimé, c’est bien ! Ce souci est poussé à un tel point que ledit enseignant est prêt à finir les phrases de l’élève, à lui mettre des mots dans la bouche sous prétexte de reformuler, uniquement pour pouvoir dire : il a dit quelque chose, il a parlé. Or si un tel souci ou un tel comportement peut se comprendre dans certains types d’exercices de langage, il peut poser problème pour le travail philosophique. Pour étayer notre hypothèse, nous décrirons quelques compétences particulières, liées à la discussion, qui nous semblent essentielles au travail philosophique.
Certains nous objecteront d’emblée que l’exigence de « parler au bon moment » n’est qu’une préoccupation superficielle, dénuée de substance réelle. Ceci pour deux raisons possibles. Soit parce que cette règle est conçue comme un simple acte de politesse : par exemple ne pas couper la parole à un interlocuteur. Soit parce qu’elle est animée par un simple but pratique : parler en même temps que quelqu’un d’autre empêche d’entendre et de comprendre. Mais de telles perspectives oublient l’intérêt premier du philosopher : le rapport à sa propre parole. Déjà, le simple fait de pouvoir solliciter ou mobiliser de manière délibérée sa pensée et sa parole, non pas par quelque enchaînement fortuit et incontrôlé, mais par un acte voulu, conscient de lui-même, modifie en profondeur le rapport entre soi-même et sa pensée. Ensuite, si l’idée en question ne devient pas l’objet d’un dialogue avec soi-même, il est à craindre que cette idée, tout comme elle surgira inopinément, ne sera pas vraiment comprise, ni même entendue par son auteur. Pour vérifier cela, il n’est qu’à demander à un enfant ou à un adulte dont la parole a jailli trop spontanément, de répéter ce qu’il vient de dire, pour apercevoir le problème : bien souvent il ne saura pas le faire.
Il est une raison importante à cet oubli : l’aspect gauche et maladroit du comportement renvoie à une dévalorisation de soi. « Mes propres idées n’ont aucune espèce importance, pourquoi les exprimerai-je ? Pourquoi en soignerai-je la forme et l’apparence ? Pourquoi parlerai-je pour être entendu ? D’ailleurs, comment puis-je choisir le moment approprié pour les prononcer ? C’est malgré moi que ma parole sort, voire en dépit de moi : elle ne m’appartient pas ». Ainsi, lorsqu’on demande à cet individu de parler au « bon moment », c’est un effort important qu’on exige de lui, mais un effort on ne peut plus nécessaire. Il implique un travail en profondeur de soi sur soi, qui, s’il n’est pas toujours facile, est absolument vital.
Le problème est identique quand on impose de lever la main pour parler, quand bien même cela paraît ardu, en particulier avec les jeunes enfants. Pourquoi d’ailleurs ne pas faire de cette exigence un exercice en soi ? Si ce n’est qu’il est un peu frustrant pour l’enseignant, qui avant tout veut montrer aux autres et à lui-même que « ses » enfants ont des idées. Pourtant, peut-être répètent-ils simplement ce qu’ils ont entendu à la maison ou à l’école, mais cela fait tellement plaisir à entendre… Tandis que le fait de prononcer une parole au bon moment, montre au contraire que l’enfant sait faire ce qu’il a à faire, et qu’un débat intérieur non accidentel s’est engagé. Et à quelques nuances près, il en va de même pour l’adulte. Se distancier de soi, en découplant sa parole et son être, comme acte constitutif de l’être.

Comme nous l’avons évoqué, il est si tentant de finir les phrases de son interlocuteur, enfant ou adulte ! Mais si nous y réfléchissons bien, qu’est-ce qui nous anime, sinon une sorte d’impatience déguisée sous les oripeaux d’une empathie superficielle et complaisante. Si l’enfant tombe, faut-il nécessairement se précipiter sur lui pour le relever, ou bien lui laisser la chance de se ressaisir, s’il pleure, et lui donner l’occasion d’apprendre à se relever tout seul ? D’autant plus que les mots ou bouts de phrases qui nous sont obligeamment fournis par l’enseignant ou par le voisin, sont peut-être très éloignés ou très en deçà de ce que nous étions sur le point d’articuler. Mais tout comme celui qui se noie se précipite sur l’objet qu’on lui lance, sans même réfléchir, alors que l’objet lancé ne lui est peut-être d’aucune utilité, celui qui cherche ses mots s’empare souvent instinctivement de ce qui lui est dit sans même en analyser le contenu, sans prendre le temps et la peine d’en vérifier l’efficacité ou la justesse.
Immanquablement, en prétendant aider l’autre, nous cherchons surtout à nous faire plaisir, nous cédons sans vergogne à nos impulsions. Alors que celui qui peine à terminer son œuvre effectue pourtant un travail important sur lui-même et sa pensée. Ce qui ne signifie pas qu’il doive peiner sans aucune assistance, mais la première assistance qui lui est due est celle qui consiste à lui laisser du temps, à lui permettre de se retrouver lui-même sans subir la pression du groupe ou de l’autorité en place qui le bouscule sous prétexte de le secourir. Quitte à installer des procédures qui lui permettront de sortir de l’impasse, si impasse il y a. Par exemple, en apprenant à dire : « Je n’y arrive pas », « Je suis coincé », ou bien en demandant « Est-ce que quelqu’un d’autre peut m’aider ? ». Car dès cet instant, le problème est articulé, il est signalé, et en ce sens le sujet reste libre et autonome, puisqu’il est conscient du problème et réussit à l’articuler avec des mots.
Leibniz avance la téméraire hypothèse que ce n’est pas dans la chose en soi, mais dans le lien que se trouve la substance vive. Profitant de cette intuition, nous avancerons le principe que ce qui distingue la pensée philosophique par rapport à la pensée en général, est précisément le lien, c’est-à-dire le rapport articulé entre les idées. Une idée n’est en soi jamais qu’une idée, un mot n’est jamais qu’un mot, mais dans l’articulation grammaticale, syntaxique et logique, le mot accède au statut de concept, puisqu’il devient opératoire, et l’idée participe à l’élaboration de la pensée, puisqu’en s’associant à d’autres elle permet d’échafauder et construire.

Pour ce faire, ce n’est pas tant des idées que nous cherchons, aussi futées et brillantes soient-elles, car la discussion ressemblerait ainsi à une vague liste d’épicerie, à un vulgaire débat d’opinions, produisant une pensée globale inchoative et désordonnée. Ce sont des liens, des rapports, qui impliquent la maîtrise de ces connecteurs généralement si mal compris et utilisés, à commencer par le « mais » qui procède du « oui, mais… », et une compréhension accrue des relations et corrélations entre les propositions. Combien de dialogues échangent des propos conflictuels sans en relever le moindrement la nature contradictoire, sans en évaluer le potentiel problématique ! Combien de propos affirment un désaccord sans préciser ou percevoir le caractère spécifique de ce désaccord, tandis que les propositions en question ne portent pas sur le même objet, ou affirment la même idée en changeant simplement les mots !

Aussi, plutôt que de se précipiter sur d’autres idées, ou plutôt d’autres intuitions, avant d’empiler plus de mots, pourquoi ne pas prendre le temps de déterminer et d’évaluer le rapport entre les concepts et les idées, afin de prendre conscience de la nature et de la portée de nos propos. Mais là encore, l’impatience règne : ce travail est laborieux, il est apparemment moins glorieux et plus frustrant, et pourtant, n’est-il pas plus conséquent ?

Aussi, exercice très simple, demandons à celui qui va parler d’annoncer en premier lieu le but de sa parole, d’articuler le lien entre son intention et ce qui a déjà été dit, de qualifier son discours. S’il n’y arrive pas, qu’il le reconnaisse, et qu’il tente de réaliser ce travail une fois que sa parole a été prononcée. S’il n’y arrive toujours pas, il peut alors demander aux autres de se donner la peine de l’aider. Mais pour réaliser cela, il s’agit de s’intéresser à la parole déjà prononcée, et ne pas uniquement penser à ce que l’on a envie de dire, même si ailleurs l’herbe est plus verte. Il s’agit de se fixer un but, s’y atteler et se concentrer, et ne pas se laisser déborder par le bouillonnement intérieur, lorsque les idées se bousculent au portillon comme pour une sortie de métro à l’heure de pointe. Schwarmereï, dirait Hegel, vrombissement d’un essaim de guêpes où plus rien ne se distingue.

Le tout n’est pas de dire, mais de déterminer de manière délibérée ce que l’on veut dire, de dire effectivement ce que l’on veut dire, et de savoir ce que l’on dit. Sans cela, la discussion peut s’avérer tout à fait sympathique et conviviale, mais est-ce bien philosophique ?

Les questions des enfants

Comment éviter les questions des enfants ?

philos enfantsLa philosophie avec les enfants, comme toutes les activités humaines, souffre d’un certain nombre de tics et de tares. Tout d’abord, on peut se demander pourquoi un adulte préfèrerait travailler avec des enfants plutôt qu’avec des adultes. Bien sûr, ce peut être par vocation ou par nécessité, et il y a toutes sortes de raisons, bonnes, généreuses ou nobles, qui justifient et expliquent de tels choix professionnels, mais comme toujours dans une analyse philosophique, il semble nécessaire d’envisager les pathologies naturelles qui sont non seulement la cause mais aussi le résultat de ces choix précis. En guise d’exemple, puisque le questionnement semble être au cœur du philosopher, tentons d’analyser en particulier comment les adultes traitent les questions posées par les enfants.
Nous ne prétendons pas proposer ici une étude vaste et exhaustive de la question, mais seulement lancer quelques pistes qui nous impliquent des conséquences sur le philosopher lui-même.

Adultes enfants

Intuitivement ou consciemment, une personne qui rencontre des difficultés pour établir une relation fonctionnelle avec des adultes, pourra se tourner vers les enfants. Premièrement, parce que dans bien des cas ces derniers ne contestent pas l’identité de l’adulte, tandis que ce dernier se sent grand et fort en leur présence. Deuxièmement, parce que l’autorité et le pouvoir sont a priori accordés à l’adulte sur les enfants. Troisièmement, parce que l’adulte a l’impression d’en savoir beaucoup, comparé aux enfants. Quatrièmement, parce que l’adulte peut revivre son enfance et pour cela, certains se sentirons bien avec leurs petits compagnons. Néanmoins, bien sûr, rien de tout cela n’est totalement clair et net, ni particulièrement conscient. Comme Frédéric Schiller l’identifia, il réside toujours une certaine ambiguïté dans la relation entre l’adulte et l’enfant. Quand une grande personne voit trébucher un bambin qui apprend à marcher, il se sent certainement très compétent, fort et puissant comparé à lui, mais au même moment il ressent une petite touche de jalousie, à l’idée que ce jeune être a encore toutes ses possibilités, qu’il a toute la vie devant lui : toutes les options lui sont encore ouvertes, ce qui a pour conséquence d’induire quelques regrets dans l’esprit de l’adulte par rapport à un passé déjà révolu et déterminé. Toutefois, les bonnes âmes protesteront énergiquement que jamais semblable jalousie envers un pauvre enfant innocent et sans défense ne leur soit jamais venue à l’esprit.

Les enfants sont naturellement philosophes au sens où les questions leur viennent facilement à l’esprit. À un âge où ils ont tant à découvrir sur le monde et sur eux-mêmes, l’étonnement, l’émerveillement et la stupéfaction, caractéristiques importantes d’un esprit philosophe, jouent encore assez pleinement. Bien que l’on puisse objecter qu’il ne soit pas totalement conscient du contenu des questions qu’il formule: prenons comme exemple le pourquoi qui peut être articulé de manière très mécanique sas aucun souci réel de la réponse. Néanmoins, comme pour tout ce qui a trait à la nature humaine, cette tendance peut être maîtrisée ou encouragée, interrompue ou développée. Ainsi, dès l’âge de sept ou huit ans, nous observons comment un certain principe de réalité, que nous pouvons nommer également principe de certitude, aussi légitime soit-il, envahit l’esprit de l’enfant, ce qui a pour effet d’étouffer l’interrogation métaphysique qui jusque-là constituait la majeure partie de sa vie intellectuelle. Il entre dans un âge « scientifique », qui comprend lui aussi son propre domaine de questions et de réponses, de nature bien établie, un domaine qui tend cependant à restreindre son activité au champ du physique, à la contrainte du probable et de la certitude sensible, plus communément acceptables que la pure possibilité et la veine poétique. Notre propos souhaite mettre en exergue ici un certain conditionnement de l’esprit, au demeurant tout à fait attendu et acceptable, puisque ce processus constitue la majeure partie de l’apprentissage de la vie en société, qui implique de se conformer à la connaissance et au comportement acquis socialement, processus qui simultanément entraîne une contrainte et une diminution importante des compétences intellectuelles de l’enfant. Maintenant, bien sûr, la nature et les modalités de cette transformations dépendront largement du contexte culturel et familial qui entoure l’enfant. Dans notre perspective, l’enseignement philosophique consiste à entretenir, instaurer ou restaurer le questionnement illimité qui autorise l’enfant, et l’adulte plus tard, à penser l’impensable. Tentons de montrer maintenant comment est inhibé lentement ou brutalement ce potentiel de mise en abyme de l’esprit singulier.

Trop occupés

Il nous semble avoir identifié trois dysfonctionnements importants par lesquels le questionnement des enfants et leur étonnement se sont refroidis ou éteints. Nous les présenterons dans un ordre de subtilité et de sophistication croissant, bien que le processus ne soit pas aussi mécanique que nous le présentons, et qu’opère souvent un certain mélange hétérogènes de comportements parentaux ou adultes. Le premier obstacle, le plus commun et le plus sommaire, est l’inattention pure et simple au questionnement et à l’étonnement. Cela prend la forme légère et indirecte de ne pas écouter, ou l’injonction plus brutale de garder le silence ou d’aller voir ailleurs. Il nous semble important de classer ces deux types de réaction dans la même catégorie, même si l’une semble conserver une apparence plus souple et plus civilisée ; à long terme cela produira exactement le même effet. Combien de parents, qui ne privent jamais ou rarement leur enfant du droit de parler, et qui seraient même horrifiés à une telle idée, continuent pourtant avec la meilleure conscience du monde à mener leurs petites affaires, peu importe leur utilité ou leur nécessité, que ce soit le travail, les courses, regarder la télévision, ou aller ici et là, sans réellement prendre le temps d’écouter leur enfant. En agissant de cette façon, le parent établit une hiérarchie précise dans l’esprit de sa progéniture, déterminant pour lui au présent et dans le futur, ce qui est primaire et ce qui est secondaire. La nécessité immédiate définitivement prime sur la gratuité de l’examen intellectuel et la beauté de la contemplation. S’il en est ainsi, l’adulte ne devrait pas s’écrier, à ce moment-là ou plus tard, que son enfant ne réfléchit pas avant d’agir et suit principalement ses impulsions premières.

Réponses toutes faites

La seconde manière d’occulter le questionnement de l’enfant est en répondant directement à ses questions, peu importe le degré de complexité, l’opportunité et la qualité des réponses. Quoique le temps imparti et la manière dont les réponses s’articuleront feront manifestement une différence. Ce qui motive notre critique de la réponse parentale ou enseignante est d’abord qu’une telle systématisation induit une relation faussée à l’idée même de question. Ce comportement encourage une tendance à compter sur une autorité extérieure, développant l’hétéronomie plutôt que l’autonomie. Ce que nous qualifions de « faussé », est le fait que les questions ne sont pas appréciées pour elles-mêmes, comme un cadeau précieux que notre propre esprit nous offre, mais se voient transformées en de simples envies qui demandent à être satisfaites, un manque qui demande à être comblé, situation déplaisante que le parent « bienveillant » veut obstinément corriger en fournissant des réponses toutes faites. Pourtant, ces réponses de valeur aléatoire seront souvent moins innovatrices et créatrices que la question elle-même. L’idée que nous avançons ici consiste à affirmer qu’une question a de la valeur en elle-même. Elle représente une ouverture sur le monde et sur l’être, qui nécessairement produit un concept ou une idée, sous une forme négative qui n’a pas moins de valeur que son image miroir : la réponse. Une question a une valeur esthétique, sa forme provoque l’esprit, identique en son aspect à une peinture ou une sculpture que le spectateur contemple sans arrière-pensées et préoccupations urgentes, quant à l’utilité, la vérité ou la solution du problème offert à ses sens et à sa raison. Cette perspective n’interdit nullement une tentative de réponse, mais dans notre perspective, la réponse est quelque peu dévalorisée, retirée de son piédestal, elle perd son statut de but final et ultime du processus intellectuel, de l’activité de l’esprit.

On ne peut pas répondre aux questions importantes, aux questions profondes, on ne doit pas y répondre. Elles peuvent être seulement problématisées, ce qui signifie pour nous analyser initialement leur contenu, les apprécier pour ce qu’elles apportent, et en un second temps peut-être, suggérer quelques idées susceptibles d’éclairer différents aspects pouvant fournir matière à une discussion. Le questionnement est une expérience de l’esprit, un outil permettant d’explorer les limites de la connaissance et de la compréhension. Au demeurant, pour cette raison, il reste crucial que l’adulte, parent ou enseignant, avoue parfois à l’enfant ne pas pouvoir répondre à toutes les questions, soit parce qu’il ne connaît pas la réponse, soit parce qu’il postule et explique qu’aucune réponse précise ne conviendrait pleinement, et que dans ces cas la question doit se satisfaire à elle-même, ne serait-ce que temporairement, comme une garantie de la vie de l’esprit. Il est indéniable qu’une telle vision pourra engendrer une certaine crainte ou anxiété dans l’esprit de l’enfant – et de l’adulte – qui a besoin de valeurs dans lesquelles il peut ancrer son existence et sa vie spirituelle, de la même manière qu’il a besoin de nourriture pour satisfaire les besoins de sa vie biologique. Ajoutons simplement que, heureusement, un enfant ne mange pas dès qu’il le désire, qu’on lui apprend à retarder la satisfaction de ses besoins, de façon à le libérer de la satisfaction immédiate de ses propres impulsions. Le désir, l’état de manque, est en soi sain et productif, dans la mesure où on lui permet de jouer son rôle dans le temps, dans la durée, si l’on s’abstient de « résoudre » instantanément l’équivocité et le doute qu’il engendre dans le soi. Après tout, autant s’y habituer, puisque le déséquilibre, l’irrégularité et l’inconfort représentent des caractéristiques fondamentales et constitutrices de la vie.

Autonomie

Revenons à l’autonomie : comme pour n’importe quelle autre activité dans laquelle l’enfant est impliqué, il est utile et indispensable qu’il apprenne à se débrouiller lui-même. Ce type d’enseignement présuppose que l’adulte retienne sa tendance naturelle à « materner » qui nous incite instinctivement à « donner la becquée », de façon à inviter l’enfant à se confronter à lui-même et à développer ses propres capacités. Apprendre à pêcher à un homme, plutôt que de lui donner des poissons, dit un proverbe chinois, signifie bien que fournir des poissons est un obstacle à l’apprentissage de la pêche, aussi nourrissants que soient ces poissons. Mais bien sûr, et cela constitue la réalité de ce problème, il est plus pratique de fournir des poissons frais, petits objets pouvant être tenus facilement en main, car l’apprentissage de la pêche implique une procédure plus lente et plus subtile, où l’enseignant doit consciencieusement approfondir la compréhension de son propre art et en même temps être plus perspicace quant au fonctionnement global de l’enfant. Le chemin long, dit Platon, plutôt que le chemin court où le maître fournit des réponses toutes faites à son élève. L’enfant doit apprendre à travailler par lui-même, sinon il cherchera éternellement ses réponses chez les autorités établies – signe de respect sans doute – au lieu de chercher en lui-même. L’apprentissage de l’autonomie doit cependant commencer très tôt, et ce n’est pas par des injonctions immédiates ou tardives d’autodétermination forcée que le jeune adulte s’initiera à cet aspect crucial de son existence – comme beaucoup de parents le croient, lorsqu’ils font soudain face, dans l’urgence d’un problème spécifique, à ce qu’ils considèrent comme une influence négative et perverse du monde extérieur sur leur enfant. Le processus qu’il s’agit d’engager est d’encourager l’enfant à faire confiance à ses propres capacités à penser, à produire des idées, à délibérer et à juger par ses propres moyens, par lui-même, et cela s’accomplira uniquement par une lente initiation, par le biais d’une pratique constante qui démarre dès le plus jeune âge.

Nous rencontrerons deux objections courantes à une telle attitude pédagogique, étroitement liées entre elles. La première est l’argument de valeur, la seconde est l’argument du doute, son corollaire. L’argument de valeur affirme que les enfants ont besoin de valeurs pour se construire eux-mêmes, points de repère sans lesquels ils ne peuvent grandir et se constituer eux-mêmes pour devenir des adultes matures et responsables, valeurs sans lesquelles un être humain n’est pas complet. Aussi, les parents, ou les enseignants, dans le but d’éduquer, se doivent de véhiculer un nombre de lignes directrices sur les questions fondamentales : le vrai et le faux, le bien et le mal, la vérité et le mensonge, la beauté et la laideur, l’interdit et l’obligation, les droits et les devoirs, etc. Disons que les adultes, en général, se conçoivent eux-mêmes comme les gardiens de certains principes acquis et hérités, composant une axiologie approximative dont les fondements ne sont pas vraiment clairs, quand ils ne sont pas pétris de contradictions. Néanmoins ils restent convaincus que ces valeurs sont nécessaires aux enfants dont ils sont responsables, pour un mélange de raisons pratiques, idéologiques, ou simplement pour affirmer leur autorité, distinctions majeures, pourtant plus que souvent négligées. Si nous insistons sur le côté arbitraire de ces schémas éducatifs, c’est parce que la raison y joue seulement un rôle mineur, voire absent. Il est évidemment utile et nécessaire d’inculquer à l’enfant un ensemble de « vérités » générales sur la réalité globale et singulière, issu de notre expérience d’adulte, de façon à ce que ses actions et décisions ne soient pas réduites au cas par cas, afin qu’il apprenne à ne pas se limiter à des impulsions purement instinctives ou réactives. Nous ne devons pas oublier que cette entreprise est destinée à fournir du sens au monde et à sa propre existence, un sens dont l’enfant a besoin. Mais, si nous n’allouons pas à cet enfant un espace de liberté pour créer de lui-même une telle vision du monde, il deviendra, comme beaucoup d’êtres humains, le produit d’un conditionnement réducteur, rigide et irréfléchi, à moins qu’il se révolte contre une perspective dogmatique avec une contre-perspective également dogmatique. En ce sens, il doit être initié à la pratique des principes généraux de sagesse, de connaissance et d’utilité, pour des raisons existentielles, morales et intellectuelles, avec un certain degré d’imposition sans lequel ces principes perdraient leur force, mais il doit également apprendre à analyser, comparer, critiquer, questionner et formuler de tels principes généraux de sa propre gouverne. Ce pari éducatif, pari sur la raison et l’autonomie, exige un engagement vaste, généreux et exigeant, devant lequel trop de parents et d’enseignants reculent, pour différentes raisons : manque d’énergie, manque d’éducation, peur, etc.
Les mêmes principes seront plus ou moins utilisés pour « l’argument du doute » avec de surcroît l’affirmation que l’incertitude est génératrice d’anxiété : il faut protéger le pauvre petit être. Mais de la même façon que protéger en permanence un enfant de la mise à l’épreuve corporelle ne lui permettra pas de développer sa force physique, il en va de même pour sa force psychique. Si un adulte conçoit sa responsabilité envers l’enfant principalement comme une protection contre lui-même et le monde extérieur, nous ne devrions pas être surpris que cet enfant développe une vision paranoïaque du monde, un monde qui ne ressemblera jamais à ce qu’il devrait être, un monde sur lequel en tant qu’adulte il ne pourra jamais intervenir, puisqu’il n’aura jamais travaillé ses propres capacités, puisqu’il n’aura jamais été initié à sa propre puissance. Comment quelqu’un peut-il être généreux et libre s’il n’a jamais subi l’angoisse du doute, s’il n’a pas appris à le confronter, à l’accepter, à le résoudre et même à l’aimer comme une sorte de déséquilibre qui maintient l’esprit et le garde vivant ? Le symptôme premier d’une société de consommation n’est-il pas le fait que les adultes sont plus soucieux de satisfaire leurs misérables besoins immédiats, privés et quotidiens, que de relever n’importe quel autre grand défi enthousiasmant ? Mais cette dernière attitude exige de développer une certaine confiance en soi, au fil du temps, à travers les nombreux obstacles et difficultés apparentes, et grâce à eux.

Un dernier point que nous désirons soulever sur cette question est que les enfants ont un sens plus aigu de la gratuité que les adultes : ils savent encore comment jouer divers rôles, comment faire « comme si », comment être dans l’instant, ils perçoivent plus aisément la facticité de leur comportement et se sentent pour cela probablement moins menacés que leurs aînés par le libre examen et la vérification de leurs postures et de leurs idées. Du fait de leur âge et de leur ancrage dans l’existence, les adultes ont plus à perdre et à prouver : souvent, ils craignent la mort et l’absurdité, plus qu’ils n’aiment l’authenticité, la vie de l’esprit et la mise à l’épreuve de l’intellect. En cela réside probablement la raison principale pour laquelle ils se sentent obligés de répondre aux questions des enfants, refusent ouvertement d’admettre leur ignorance sur des questions fondamentales, et imposent leur autorité de manière inconsidérée. Tout cela avec la meilleure conscience du monde, et pour le bien suprême des enfants, du moins en apparence.

Complaisance

Le troisième travers important par lequel le questionnement de l’enfant et son étonnement sont anéantis est ce qu’on pourrait qualifier de complaisance ou d’attitude condescendante. Sa manifestation la plus fréquente surgit comme une exclamation, en guise de réponse aux mots de l’enfant, qui ressemble à quelque chose comme : « Oh ! Écoute ça ! C’est trop mignon ! ». Par le mot complaisance, nous entendons à la fois une complaisance à l’égard de l’enfant et à l’égard de l’adulte lui-même, ce dernier pensé à la fois comme témoin des mots enfantins et auteur du commentaire, en son attitude paternaliste et satisfaite. Il s’agit aussi d’une complaisance envers l’enfant puisque, par facilité, nous ne lui permettons pas de s’entendre, nous ne l’encourageons pas à s’écouter réellement, à prolonger son discours, à l’expliciter, à se saisir de ses propres paroles, à en envisager les conséquences et les applications. De manière générale, l’enfant est alors principalement incité à offrir une performance, à être en représentation, à plaire à l’adulte, à être mignon, à éparpiller quelques mots dans l’espoir de quelque succès aisé, un succès qui sera acquis dans la mesure où il obtient une exclamation de satisfaction de la part de l’autorité en place. Quant à l’adulte, il se satisfait de peu puisqu’il ne prend pas la peine de penser jusqu’au bout ce qu’il a entendu. Peut-être le désir de l’enfant était-il d’exprimer quelque chose de profond et de puissant, tentative qui se trouve en un certain sens ridiculisée, en se voyant réduite à la mignardise et à la coquetterie.
Quand bien même il serait surpris ou pris au dépourvu par le rire, le sourire ou l’exclamation de l’adulte, en un second temps l’enfant sera content de son succès : la prochaine fois il essaiera de manière délibérée d’obtenir un résultat identique, plutôt que de tenter à nouveau d’exprimer quelque chose de profond, encourageant chez lui un comportement d’histrion. Le travail de l’adulte, le défi qui se pose à lui étaient de creuser, d’approfondir et de mettre au jour l’intention de l’enfant, qui était peut-être une intuition forte comme les petits peuvent en avoir, du type « le roi est nu ! ». Ou encore l’une de ces questions basiques, oubliées depuis si longtemps, si embarrassantes pour nous, du type « Pourquoi sommes-nous là ? ». La responsabilité de l’adulte doit davantage être d’inviter l’enfant à aller plus loin, responsabilité qui nécessite ouverture, réceptivité, vigilance, patience et un minimum de rigueur. Combien d’enseignants négligent trop facilement le discours de l’enfant pour ces manques très spécifiques, alors qu’une écoute attentive leur aurait fourni de précieux éclaircissements sur certaines difficultés pédagogiques, ou aurait permis d’éclairer ou de justifier certaines interprétations inattendues d’objets de connaissance. N’oublions pas que la réaction « C’est mignon ! » est l’équivalent inverse ou l’image miroir de « Tout ça n’est que charabia ! » : le sens profond est oublié dans les deux cas.

La condescendance est une attitude complexe. Pourquoi être vexé lorsque quelqu’un essaie d’être gentil ? Si vous l’accusez de ne manifester aucun respect dans sa façon de s’adresser à vous, il opposera à vos critiques sa gentillesse et ses bonnes intentions envers votre personne. Et que pourrez-vous répondre, sinon quelque chose comme « Mais tu me traites comme un enfant ! ». Les adolescents se rebellent avec colère contre cette attitude, parce qu’ils arrivent difficilement à déceler et à conceptualiser le problème que pose cette attitude, parce que prime alors le sentiment de frustration et que la colère reste le seul mode de rébellion. Mais l’enfant, lui, opère dans un mode relationnel de dépendance : la complaisance peut fort bien ne pas le gêner. Il veut principalement obtenir des manifestations d’amour et d’appréciation, il n’est pas encore trop angoissé au sujet de sa propre autonomie, du moins pas sur la question de la pensée et des idées. Aussi sacrifiera-t-il très facilement un désir d’exprimer des pensées profondes, intelligentes et passionnées, ainsi fera-t-il fi d’une intention qu’il n’est pas sûr de maîtriser, afin de simplement plaire à l’autorité en place. Il se sent davantage valorisé par ces réactions condescendantes que par la demande d’un questionnement supplémentaire ou d’une discussion avec l’adulte, à moins qu’il ne devienne plus conscient de ses capacités de penser et n’apprenne à les apprécier et à leur faire confiance. Observons le sourire permanent que certains adultes arborent comme un signal de bienvenue du discours de l’enfant : ne nous sentirions-nous pas insultés si l’on nous écoutait avec ce même sourire quasi contraint ? Le sourire fréquent, qui pour un nouveau-né comporte un sens fort et important, peut devenir un obstacle quand l’enfant grandit, quand il a besoin d’être pris au sérieux.

Aimer les enfants

Sans aucun doute, les adultes peuvent apprendre en discutant avec les enfants. En raison de leur attitude naïve, pas encore trop conditionnée, ni fermée à l’originaire, moins effrayée par les vérités générales et leurs implications, moins soucieuse de l’approbation de la société, moins calculatrice et cynique, ils peuvent produire ces trésors de sagesse et de vérité que nous, adultes, aimons tant entendre : « La vérité sort de la bouche des enfants » dit-on. Au point que ici et là quelques théoriciens érigeront sans hésitation l’enfant en véritable maître, et comme souvent lorsqu’un maître est posé sur un piédestal et glorifié, les idolâtres capituleront devant leur propre capacité à penser ; dans le cas présent, ils abandonneront leur propre capacité de se confronter à eux-mêmes et à la radicalité de la jeunesse.

Ceux-là oublient trop facilement que l’enfant lui-même ignore son enfance : on doit avoir parcouru un long chemin avant de se connaître soi-même et de connaître son entourage. L’esprit humain est malin : il est suffisamment renseigné sur lui-même pour être capable de nourrir et de flatter ses propres tendances tortueuses. Notre charmant esprit est entraîné depuis son plus jeune âge à interpréter le monde, à lui donner du sens, à adapter son langage et sa vérité afin de se sentir plus à l’aise, afin de se sentir mieux, et d’oublier sa propre faiblesse et sa mortalité. Que ce soit en n’écoutant pas l’enfant, de manière grossière ou subtile, en le faisant taire avec des réponses, en souriant ou en riant à ses mots puérils, en contemplant et en admirant son « petit soi merveilleux », en basculant dans le piège douillet de la nostalgie : un simple quart de tour de cheville sépare l’utilitarisme, le dogmatisme, le cynisme et le romantisme. Dans tous les cas, ces attitudes protègeront notre vieil être usé par l’expérience, des étincelles de génie primitif jaillissants de manière inattendue de l’inconscience de notre progéniture. Il est trop facile d’utiliser ces petits êtres et leurs éjaculations simplement pour offrir à notre soi anxieux et timoré un complément d’âme. Ne ressemblons pas à ces vieux empereurs chinois pitoyables qui avaient pour habitude de se baigner avec des douzaines d’adolescentes dans le but d’obtenir de ce bain de jouvence quelque jeunesse et quelque longévité. Nous pouvons aimer les enfants comme la dame de charité aime ses pauvres. Elle visite les taudis chaque dimanche après-midi, après le déjeuner et avant le thé, apportant quelques vêtements usés et installant deux ou trois rideaux en dentelle aux fenêtres abîmées. Elle se sent bien, tellement bien, et ce sentiment intense de chaleur et de bonne conscience la suivra tout au long de la semaine, tandis qu’elle s’emploie à ses activités mondaines, frivoles et sans intérêt. Les enfants peuvent être des esprits très provocateurs, dans la mesure où nous provoquons leur esprit. L’adulte qui se présente lui-même comme l’ « animateur » d’une discussion philosophique avec les enfants, qui ne les confronte pas à leur propre pensée en général ne se confrontera pas lui-même : s’il ne s’engage pas lui-même dans une activité philosophique, il ne pourra pas s’assurer que les enfants philosophent, ne serait-ce que parce que les enfants ignorent en quoi consiste la philosophie et ses exigences, qu’il s’agit bien de leur enseigner. Si l’adulte ne trouve pas une façon de s’engager lui-même plus profondément dans la réflexion philosophique au cours du travail en classe — un engagement qui ne prendra pas nécessairement une forme identique à celle des enfants — ceux-ci seront moins enclins à s’engager plus avant. Après tout, c’est lui l’enseignant, et si l’enseignant agit comme un spectateur, les enfants feront de même, et participeront seulement de manière formelle à l’exercice.

En général, les adultes sont contents des enfants, comme de n’importe quel autre être ou objet, lorsqu’ils obtiennent d’eux ce qu’ils attendaient. Cette affirmation semblera très dure envers ces adultes « pleins de bonne volonté ». Pourtant, peu importe la nature et la légitimité de la volonté, elle reste une volonté. Et cette volonté est diverse. Le schéma le plus classique est la volonté de voir dans l’enfant ce que nous y mettons – le retour de l’investissement -, et celle d’être satisfait en entendant l’écho de nos propres mots, de notre propre système mental. Que ce soit en l’écoutant avec une sorte de hochement de tête paternaliste, qui signifie « Vas-y petit garçon, vas-y petite fille, participe, exprime-toi, c’est bien de t’entendre parler, même si j’en sais plus que toi et je te le dirai à la première occasion. » Ou que ce soit par l’imposition plus franche et directs d’une axiologie, d’une éthique, qui sans patience aucune ne supporte aucune déviance ou hérésie. Ou encore, ce peut être en ne laissant aucun moment ni interstice pour le questionnement. Le résultat reste le même : l’adulte ne saisit pas l’opportunité de philosopher, de problématiser sa propre pensée, et par conséquent, comment peut-il induire ou encourager un processus philosophique dans l’esprit de l’enfant ? Comme pour commencer à philosopher, l’adulte doit être conscient de ses propres raisons de philosopher, a fortiori s’il veut philosopher avec les enfants. Ainsi ses élèves ne deviendront pas un quelconque refuge pour qu’il se sente mieux. Assez étrangement, devenir conscient de la vraie nature du philosopher avec les enfants passe probablement par l’aveu d’un désir égoïste de la part de l’enseignant, qui peut seulement s’accomplir en confrontant sa propre pensée avec la pensée des enfants, puisqu’ils sont dotés d’un génie naturel, mélangé à une suprême banalité, combinaison que les adultes ne sauraient par eux-mêmes produire Simultanément, nous découvrons de véritables perles, si nous sommes capables de les entendre, car nous nous sentons si puissants avec notre propre connaissance « accomplie » et nos compétences. Mais enfin, pourquoi pas, il y a de pires conditions et chemins pour philosopher !

Conditions de la discussion philosophique en classe

Condition de la discussion philosophique en classe

IMGP4589 copieLa discussion philosophique en classe primaire et au collège rencontre un certain succès ces dernières années, sous de multiples formes. En particulier chez des enseignants qui, souvent, sont dépourvus de réelle formation philosophique. Constat qui en soi n’est guère un problème – et peut même représenter un certain avantage au vu de la conception traditionnelle et pesante de la philosophie – si ce n’est qu’il pose le problème de la nature de cette discussion. En quoi une discussion est-elle philosophique ? Qu’est-ce qui rend une discussion philosophique ? Ce n’est pas tellement le label qui nous intéresse ici, mais les enjeux de contenu posés par la forme même de la discussion. Car le problème particulier qui s’impose à nous dans ce type d’exercice est justement de percevoir le contenu non pas en tant que contenu, mais en tant que forme. Situation relativement nouvelle pour bien des enseignants.

TRAVAILLER L’OPINION

Partons de l’hypothèse que philosopher, c’est arracher l’opinion à elle-même en la percevant, en l’analysant, en la problématisant, en la mettant à l’épreuve. Autrement dit, l’exercice philosophique se résume à travailler l’idée, à la pétrir comme la glaise, à la sortir de son statut d’évidence pétrifiée, à ébranler un instant ses fondements. En général, de par ce simple fait, une idée se transformera. Ou elle ne se transformera pas, mais elle ne sera plus exactement identique à elle-même, parce qu’elle aura vécu ; elle se sera néanmoins modifiée dans la mesure où elle aura été travaillée, dans la mesure où elle aura entendu ce qu’elle ignorait, dans la mesure où elle aura été confrontée à ce qu’elle n’est pas. Car philosopher constitue avant tout une exigence, un travail, une transformation et non pas un simple discours ; ce dernier ne représente à la rigueur que le produit fini, ou apparemment fini, atteint souvent d’une rigidité illusoire. Sortir l’idée de sa gangue protectrice, celle de l’intuition non formulée, de l’énoncé branlant, ou de la formulation toute faite, dont on entrevoit désormais les lectures multiples et les conséquences implicites, les présupposés non avoués, voilà ce qui caractérise l’essence du philosopher, ce qui distingue l’activité du philosophe de celle de l’historien de la philosophie par exemple.

En ce sens, installer une discussion où chacun parle à son tour représente déjà une conquête sur le plan du philosopher. Entendre sur un sujet donné un discours différent du nôtre, nous y confronter par l’écoute et par la parole, y compris au travers du sentiment d’agression que risque de nous infliger cette parole étrangère. Le simple fait de ne pas interrompre le discours de l’autre signifie déjà une forme importante d’acceptation, ascèse pas toujours facile à s’imposer à soi-même. Il n’y a qu’à observer avec quel naturel enfants ou adultes se coupent instinctivement et incessamment la parole, avec quelle aisance certains monopolisent abusivement cette même parole. Ceci dit, il est tout de même possible d’utiliser l’autre pour philosopher, de philosopher au travers du dialogue, y compris au cours d’une conversation hachée où s’entrechoquent bruyamment et confusément les idées, idées entrelacées de conviction et de passion. Mais dans ce cas, il est à craindre, à moins d’avoir une rare et grande maîtrise de soi, que le philosopher s’effectuera uniquement après la discussion, une fois éteint le feu de l’action, dans le calme de la méditation solitaire, en revoyant et repensant ce qui a été dit ici ou là, ou ce qui aurait pu être dit. Or il est dommage et quelque peu tardif de philosopher uniquement après coup, une fois le tumulte estompé, plutôt que de philosopher pendant la discussion, au moment présent, là où l’on devrait être plus à même de le faire. D’autant plus qu’il n’est pas facile de faire taire les élans passionnels liés aux ancrages et implications divers de l’ego une fois que ceux-ci ont été violemment sollicités, s’ils n’ont pas complètement bouché toute perspective de réflexion.

MISE EN SCÈNE DE LA PAROLE        Brenifier_1 copie

Pour ces raisons, dans la mesure où le philosopher nécessite un certain cadre, artificiel et formel, pour fonctionner, il s’agit en premier lieu de proposer des règles et de nommer un ou des responsables ou arbitres, qui garantiront le bon fonctionnement de ces règles. Comme nous l’avons évoqué, la règle qui nous semble la plus indispensable de toute est celle du “ chacun son tour ”, déterminé soit par une inscription chronologique, soit par décision de l’arbitre ou encore par une autre procédure. Elle permet d’éviter la foire d’empoigne et protège d’une crispation liée à la précipitation. Elle permet surtout une respiration, acte nécessaire à la pensée, qui pour philosopher doit avoir le temps de s’abstraire des mots et se libérer du besoin et du désir immédiats de réagir et parler. Une certaine théâtralisation doit donc s’effectuer, une dramatisation du verbe qui permettra de singulariser chaque prise de parole. Une des règles qui se révèle efficace est celle qui propose qu’une parole soit prononcée pour tous ou pour personne. Elle protège le groupe de ces nombreux apartés qui installent une sorte de brouhaha, bruit de fond qui restreint l’écoute et déconcentre. Elle empêche aussi l’énergie verbale de se diffuser et de s’épuiser en de nombreuses petites interjections et remarques annexes, qui bien souvent servent plus au défoulement nerveux qu’à une véritable pensée.

La théâtralisation permet l’objectivation, la capacité de devenir un spectateur distant, accessible à l’analyse et capable d’un métadiscours. La sacralisation de la parole ainsi effectuée permet de sortir d’une vision consumériste où la parole peut être complètement banalisée, bradée d’autant plus facilement qu’elle est gratuite et que tout le monde peut en produire sans effort aucun. On en vient alors à peser les mots, à choisir de manière plus circonspecte les idées que l’on souhaite exprimer et les termes que l’on veut employer. Une conscience de soi s’instaure, soucieuse de ses propres propos, désireuse de se placer en position critique face à soi-même, capable de saisir les enjeux, implications et conséquences du discours qu’elle déroule. Ensuite, grâce aux perspectives qui ne sont pas les nôtres, par le principe du contre-pied, un effet miroir se produit, qui peut nous rendre conscient de nos propres présupposés, de nos non-dits et de nos contradictions.

LA DIMENSION DU JEU

Cette aliénation, la perte de soi en l’autre qui est exigée par l’exercice, avec ses nombreuses épreuves, met à jour à la fois la difficulté du dialogue, la confusion de notre pensée et la rigidité intellectuelle liée à cette confusion. La difficulté à philosopher se manifestera bien souvent à travers ces trois symptômes, en diverses proportions. Il est alors important pour l’animateur de percevoir au mieux jusqu’à quel point il peut exiger de la rigueur avec telle ou telle personne. Certains devront être poussés à confronter plus avant le problème, d’autre devront plutôt être aidés et encouragés, en gommant quelque peu les imperfections de fonctionnement. L’exercice a un aspect éprouvant ; pour cela, il est important d’installer une dimension ludique et d’utiliser si possible l’humour, qui serviront de “péridurale” à l’accouchement. Sans le côté jeu, la pression intellectuelle et psychologique mise sur l’écoute et la parole peuvent devenir trop difficile à vivre. La crainte du jugement, celle du regard extérieur et de la critique, sera atténuée par la dédramatisation des enjeux. Déjà en expliquant que contrairement aux discussions habituelles, il ne s’agit ni d’avoir raison, ni d’avoir le dernier mot, mais de pratiquer cette gymnastique comme n’importe quel sport ou jeu de société.
L’autre manière de présenter l’exercice utilise l’analogie d’un groupe de scientifiques constituant une communauté de réflexion. Pour cette raison, chaque hypothèse se doit d’être soumise à l’épreuve des camarades, lentement, consciencieusement et patiemment. L’un après l’autre, chaque concept doit être étudié et travaillé grâce aux questions du groupe, afin d’en tester le fonctionnement et la validité, afin d’en vérifier le seuil de tolérance. De ce point de vue, c’est rendre service à soi-même et aux autres que d’accepter et d’encourager ce questionnement, sans craindre de ne pas être gentil ou de perdre la face. La différence ne se trouve plus entre ceux qui au travers du discours se contredisent et ceux qui ne se contredisent pas, mais entre ceux qui se contredisent et ne le savent pas, et ceux qui se contredisent et le savent. Tout l’enjeu est dès lors de faire apparaître les incohérences et les manques grâce aux questions, afin de construire la pensée. Pour cela, il est important de faire passer l’idée que le discours parfait n’existe pas, pas plus chez le maître que chez l’élève, aussi frustrante que soient ces prémices.

QUE CHERCHONS-NOUS ?

La difficulté commune, pour tout enseignant qui souhaite se lancer dans ce type d’exercice, est d’en comprendre la nature et le but, quelque peu en décalage sans doute par rapport à sa pratique habituelle, dont la finalité porte principalement sur la transmission de contenus préétablis. Si une discussion s’installe, soit elle doit aboutir à des conclusions acceptables, comme dans le cas du conseil de classe, soit elle ne sert qu’à s’exprimer, et ne connaît d’autres enjeux que la libération de la parole. Or la pratique philosophique se fonde sur des compétences spécifiques, que nous définissons comme suit : identifier, problématiser et conceptualiser. Identifier signifie approfondir le sens de ce qui est dit, par nous ou les autres, établir la nature, les implications et les conséquences des paroles prononcées. Problématiser signifie fournir des objections, des questions, des interprétations diverses qui permettent de montrer les limites des propositions initiales et de les enrichir. Conceptualiser signifie produire des termes capables d’identifier des problèmes ou de les résoudre, permettant l’articulation de nouvelles propositions. Dans un tel cadre, nous ne sommes pas loin du schéma hégélien et familier : thèse, antithèse, synthèse.
Ainsi, la finalité n’est pas tellement pour l’enseignant d’arriver à telle ou telle conclusion particulière, mais de mettre en œuvre ce type de compétence, selon le niveau du groupe, en ne cherchant pas à enjoliver les résultats ou à activer le processus, que ce soit par anxiété ou pour se faire plaisir. Il doit prendre le temps, et réserver pour cela certains moments de la vie de classe à cette activité, de faire en sorte que la pensée se pose, parfois avec difficulté, afin de se voir et de se travailler elle-même. Lui-même éprouvera des difficultés, mais plutôt que de les percevoir comme des handicaps, ils lui permettront de mieux appréhender les difficultés de l’élève. Dès lors, l’enseignant fait partie de l’exercice, situation peut-être incongrue, voire déplaisante, à laquelle il peut pourtant prendre plaisir s’il accepte simplement de jouer le jeu. Philosopher, c’est avant tout voir la pensée, lui permettre de s’élaborer, en prenant conscience des enjeux qui ainsi surgissent et se créent à travers les mots. Il s’agit de se promener, d’observer et de nommer, et non pas de s’engager dans une course contre la montre.

TYPOLOGIE DE LA DISCUSSION EN CLASSE

Afin de mieux établir ce que nous entendons par discussion philosophique, tentons de tracer brièvement une sorte de typologie de la discussion. Définissons quelques grandes catégories de discussion, afin de préciser la nature de celle que nous cherchons à susciter. Non pas que ces autres types de discussion n’aient aucune espèce d’intérêt, mais plutôt parce que chacune d’entre elles joue un autre rôle, remplit une fonction autre que celle dont nous voulons traiter. Tout exercice contient des exigences spécifiques, tout exercice permet d’accomplir des tâches spécifiques. Il s’agit d’être clair sur ces exigences et ces tâches, car en cette délimitation il détient sa vérité propre. Cette délimitation lui permet de réaliser ce qu’il peut réaliser, et en même temps l’empêche de prétendre réaliser ce qu’il ne peut pas réaliser. Or, dans la mesure où le moment de discussion fait partie des directives guidant le travail de l’enseignant en primaire, il est préférable de savoir de quoi il retourne avant même que la discussion ne s’engage et que des règles soient proposées.

Le « quoi de neuf ? »

Cet exercice, bien connu des enseignants du primaire, consiste à faire parler à tour de rôle les élèves, afin qu’ils relatent ce qui leur est arrivé ou ce qui les préoccupe, sans autre contrainte que celle de parler chacun à son tour et de s’exprimer clairement afin d’être compris par les camarades. L’enjeu de cette modalité est, d’une part, existentiel : il permet aux élèves de faire part aux autres de leur propre existence, des évènements auxquels ils sont confrontés, des soucis qui les habitent. En sachant que pour certains enfants, ce moment de discussion en classe sera le seul où ils pourront en toute quiétude partager leurs bonheurs, leurs ennuis et socialiser leur propre existence. D’autre part, il est celui de l’expression verbale : trouver les mots et articuler des phrases pour exprimer ce qui nous tient à cœur, pour raconter, sans souci de ce qui est nécessairement juste, bien ou vrai, uniquement pour être entendu par les autres.

Conseil de classe

Cette discussion a comme finalité première de mettre au jour des difficultés, de résoudre des problèmes, en particulier concernant le fonctionnement social de la classe. Il adresse principalement des problèmes pratiques et éthiques, pour lesquels il serait préférable de trouver une solution, bien que cela ne soit pas toujours possible. Des décisions sont prises, démocratiquement, censées engager toute la classe, ce qui présuppose que le groupe parvienne à une sorte d’accord où la majorité l’emporte sur la minorité, puisqu’il s’agit de clore la discussion. Discussion dans laquelle l’enseignant modèlera plus ou moins le contenu, selon les situations. Ce type d’échange peut servir d’initiation à l’exercice de la citoyenneté, il place l’élève dans une situation d’acteur responsable. Il amène aussi naturellement à travailler l’expression orale et à rendre compte des problèmes généraux posés par des situations particulières, donc à travailler le rapport entre exemple et idée, bien que l’on tende à y souligner le côté pratique des choses.

Débat d’opinions     

Ce schéma relativement libre ressemble au “ Quoi de neuf ? ”, mis à part le fait qu’il demande de traiter un sujet particulier, exigence supplémentaire qui n’est pas anodine. Tout dépend ensuite du degré de vigilance et d’intervention de l’enseignant, ou des élèves, afin de recentrer la discussion et ne de ne pas s’embourber dans des chemins de traverse. Autre paramètre déterminant : dans quelle mesure l’enseignant intervient-il pour rectifier le tir en ce qui a trait au contenu, ainsi que pour demander des éclaircissements ou des justifications. Pour nous, s’il se risque à cela, ou à tout autre tentative de formalisation de la pensée, la discussion devient d’une autre nature. Néanmoins l’élève apprend à attendre patiemment son tour pour parler, à articuler sa pensée pour s’exprimer et tenter d’être compris par les autres. D’autant plus que ce type de discussion est très propice au “ oui, mais… ” ou au “ je ne suis pas d’accord ” qui marquent l’opposition et un souci appuyé, plus ou moins conscient, de singularisation du locuteur. La sincérité, la conviction et la passion, le sentiment en général, y jouent un rôle assez marqué, du fait de la spontanéité des interventions, accompagnée d’une absence d’exigence formelle qui favorise le flux des idées plutôt que la rigueur. De ce fait, la discussion peut s’enliser facilement dans des parties de ping-pong entre deux ou quelques individus qui s’accrochent à leur thèse sans nécessairement se comprendre, bien que l’on puisse considérer que cela fasse partie intégrante de l’exercice, avec l’espoir que les enjeux s’éclairciront au fur et à mesure. Il est à ajouter que le débat d’opinions se fonde souvent sur des présupposés égalitaires et relativistes.

Bouillonnement d’idées

Discussion qui ressemble au modèle américain du “ brainstorming ”. Il est pratiqué très naturellement dans l’enseignement, en particulier sous sa forme directive, ou téléologique : celle d’une finalité attendue. Ce mode de discussion est plutôt fusionnel : la classe y est conçue comme une totalité, on cherche peu à y singulariser la parole, et le fait que deux ou plusieurs élèves parlent en même temps ne gêne pas nécessairement. Il s’agit avant tout de faire émerger des idées, ou bribe d’idées, voire de simples mots. Le schéma peut être ouvert : les idées sont prises comme elles arrivent, notées sur le tableau ou pas : les idées qui sont choisies sont celles approuvées, voire attendues, par l’enseignant, qui les sélectionne au fur et à mesure de leur apparition. La mise en valeur des idées sera généralement réalisée par l’enseignant, immédiatement ou en un second temps. À moins qu’un autre type de discussion ou un travail écrit subséquent permette aux élèves de produire par la suite cette analyse. Ce schéma a pour qualité première son dynamisme et sa vivacité, et pour défaut premier qu’il ne s’agit pas vraiment d’articuler des idées ou d’argumenter, mais de lancer en vrac des intuitions ou des éléments de connaissance. Ici, il s’agit soit d’énoncer une liste d’idées, soit de trouver les (ou la) bonnes réponses, soit de simplement faire “ participer ” la classe à l’enseignement.

Exercices de discussion

De telles discussions sont destinées à mettre en pratique des éléments de cours : exercices de vocabulaire, de grammaire, de science, ou autre. Ils ont pour but de mettre en œuvre des leçons spécifiques, en particulier pour faire réfléchir l’élève sur cette leçon et vérifier le degré d’appropriation de son contenu. Ces exercices s’effectueront en général en petits groupes, et ils auront souvent pour but la production d’un écrit, sous la forme d’un résumé ou d’une analyse. Si la forme de la discussion, non déterminée, reste à être établie par les élèves eux-mêmes, de manière plus ou moins aléatoire, son résultat doit toutefois correspondre à des attendus spécifiques de l’enseignant, qui seront évalués selon le degré de compréhension du cours initial. L’exigence de forme n’est pas néanmoins sans importance, puisqu’elle demande de savoir articuler et justifier des idées, d’effectuer des synthèses, etc.

Débat argumentatif

Ce modèle est plus traditionnellement utilisé dans les pays anglo-saxons, bien que son influence commence à se faire sentir en France. Il correspond aussi à l’ancienne forme de la rhétorique, art de la discussion qui autrefois était considéré comme un préambule essentiel au philosopher. Il s’agit avant tout d’apprendre à argumenter en faveur d’une thèse particulière, pour la défendre contre une autre thèse. Pour cela, il est parfois nécessaire d’apprendre au préalable les diverses formes de l’argumentation, formes dont il s’agit ensuite de montrer l’utilisation, voire qu’il s’agit d’identifier. Mais cela peut aussi se faire de manière très intuitive et informelle. Un certain décentrage y est demandé, puisqu’il n’est pas toujours question de défendre une thèse qui nous agrée a priori. Ce genre d’exercice, spécialité du collège, plus difficilement utilisable à l’école primaire, serait plutôt réservé aux classes de cycle 3.

Discussion formalisée

La discussion formalisée, catégorie à laquelle appartient la discussion philosophique telle que nous l’entendons dans cet article, se caractérise avant tout par sa lenteur. Elle opère généralement dans le décalage, puisque les formes, imposées comme règles du jeu, ont pour but premier d’installer des mécanismes formels censés permettre l’articulation d’une méta-réflexion qui nous paraît essentielle au philosopher. Elle invite les participants non seulement à parler et agir, mais à se regarder parler et agir, à se décentrer et se distancier d’eux-mêmes, afin de prendre conscience et d’analyser leurs propos et leur propre comportement, ainsi que celui de leurs voisins. Ceci est aussi possible naturellement dans d’autres modes de discussion, mais dans ce cadre, cet aspect est quel peu “ forcé ”. Il s’agit donc de proposer, ou plutôt d’imposer des règles, qui peuvent au demeurant être discutées, de les mettre en place, ce qui en soit est un exercice parfois très exigeant, puisqu’un certain ascétisme est introduit de fait, contrairement par exemple au spontanéisme ou au naturalisme du débat d’opinions. Si l’enseignant avance généralement des règles en un premier temps, les élèves peuvent aussi animer le débat et énoncer leurs propres règles, sachant qu’elles devront être respectées par tous pour que le jeu fonctionne. Ces règles peuvent être très diverses, et elles orienteront la nature de la méta-discussion : soit sur des analyses de contenu, soit sur la production de synthèses, soit sur l’émergence de problématiques, soit sur une délibération, soit sur de la conceptualisation, etc. Si ces règles, avec leur complexité et leur pesanteur, peuvent poser quelque peu la discussion – exigence de forme et jamais de contenu – et inviter à un fonctionnement plus abstrait, elles peuvent avoir le défaut tendanciel de privilégier en un premier temps la parole des plus habiles à manier l’abstraction, à moins que certaines autres règles viennent compenser la tendance élitiste des premières. Toutefois, des élèves plus timides pourront se retrouver parfois plus facilement dans ces espaces de paroles plus carrés, avec ses moments réservés ou protégés.

Ainsi, tout exercice de discussion, nécessairement spécifique, tendra d’une façon donnée à privilégier certains fonctionnements et de ce fait certaines catégories d’élèves, plutôt que d’autres, en un premier temps tout au moins. Chacun de ces types de discussion ne peut donc prétendre à une sorte d’hégémonie ou de toute puissance, chacun d’entre eux représente une modalité utilisable, alternativement avec d’autres, selon le but poursuivi. D’ailleurs, il peut être productif d’utiliser divers fonctionnements, afin de permettre aux élèves, qui apprendront à les distinguer, les divers statuts de la parole et de l’échange verbal. Ces diverses modalités pourront d’ailleurs parfois s’entremêler, sans que cela ne pose en soi de réel problème. Les résumés ou définitions que nous avons établis ci-dessus n’ont aucune vocation à l’exclusivité ni à l’exhaustivité. Elles ont pour but unique d’établir des éléments de comparaison, afin de mieux saisir les enjeux et de préciser les attendus et les règles, exigence que devrait esquiver le moins possible l’enseignant. Et s’il s’agit de philosopher, il s’agit simplement d’être clair sur le sens que nous attribuons à ce terme, de clarifier les compétences auxquelles nous souhaitons recourir et d’examiner dans quelle mesure les règles proposées mettent en œuvre les compétences en question.

Philosopher, c’est se réconcilier avec sa propre parole

Philosopher, c’est se réconcilier avec sa propre parole

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Une des tâches principales de la pratique philosophique est d’inviter le sujet à se réconcilier avec son propre discours. Cette affirmation paraîtra étrange à certains, mais la plupart des personnes qui parlent n’aiment pas ce qu’elles disent, voire ne le supportent pas. « Comment cela ! », rétorqueront les objecteurs, « La plupart des personnes parlent, et parlent même beaucoup ! ». Indéniable constat : il n’est qu’à s’installer dans un lieu public et entendre le brouhaha des conversations pour s’en apercevoir. Il est vrai en effet que la majorité des personnes parlent, et nous dirions même qu’elles se sentent obligées de parler. Une sorte de compulsion est à l’œuvre, à la fois parce qu’elles veulent dire, elles veulent s’exprimer, et parce qu’elles ne supportent pas le silence. Le silence est suspect, il pèse, il est d’apparence triste ; il faut une très grande confiance en quelqu’un pou accepter le silence en sa compagnie, ou une bonne raison, sans quoi il signifie un certain désintérêt, une rupture de dialogue, voire un conflit. Aussi les personnes parlent, en général elles parlent de n’importe quoi : du temps, des évènements, des aléas de sa petite vie, on échange des civilités, des lieux communs, et lorsque la discussion va plus avant, on se fait parfois des confidences intimes, on se révèle de petits secrets, ou l’on se fait part d’une douleur plus personnelle, voire inavouable. Néanmoins un premier soupçon s’impose à notre esprit quant à notre plaisir de « parler » lorsque la discussion s’emballe à propos d’un désaccord. Les esprits se cabrent, s’échauffent, se braquent, s’énervent, deviennent violents ou prennent une tournure acrimonieuse. Si nous n’étions aussi habitués à ce type de virage vers la virulence nous pourrions nous en étonner : « Tiens ! Ils découvrent enfin une idée qui compte, quelque thème qui semblent les intéresser, de plus comme ils ne partagent pas le même avis, ils peuvent en discuter, pourquoi semblent-ils donc vivre ce désaccord comme un désagrément ou comme un moment douloureux ? » Il faut éviter les discussions qui fâchent proclame la sagesse populaire, ce qui peut signifier en gros tous les sujets importants, ceux qui nous tiennent à cœur, pour s’en tenir aux échanges formels, moins passionnants, certes, mais aussi moins risqués.

AVOIR RAISON

Quel est le problème ici ? Chacun prétend avoir raison. Or on ne réfléchit pas assez au sens que peut détenir l’idée d’ « avoir raison », et pourquoi elle nous tient tant à cœur. On expliquera tour à tour que c’est une question de confrontation à son semblable, de lutte, de pouvoir ou autre, et c’est l’image de soi qui constituera l’enjeu de cette lutte, explication qui contient sans aucun doute sa part de vérité. Mais ce qui nous intéresse ici est un autre versant de cette affaire, qui n’est pas sans lien avec les intuitions précédentes : l’hypothèse selon laquelle l’être humain dans le fond apprécie peu sa propre parole, ce qui expliquerait aussi bien les difficultés de la discussion que la facilité de son glissement vers des tournures déplaisantes. En effet, si une personne aimait un tant soi peu sa propre parole, si elle était confiante en ses propres mots, pourquoi s’inquièterait-elle tant d’être reconnue par son voisin ? Voudrait-elle de manière aussi insistante obtenir quoi que ce soit de son interlocuteur ? Ici, nous mettrons à l’écart les discussions qui ont un but bien défini, telles celles qui par conviction ou par souci pratique ont besoin de convaincre l’autre, car la discussion dès lors n’est pas libre : elle n’est pas sa propre finalité, elle désire explicitement un objet sans lequel la discussion n’aurait pas lieu d’être, la finalité en est précise et bien affirmée. Bien que nous pensions qu’indirectement, nous recherchons toujours quelque chose, puisque nous souhaitons en général obtenir une forme ou une autre d’adhésion de la personne à laquelle nous parlons. Mais la question est de savoir pourquoi. Dans notre perspective, nous y percevons le mécanisme de la « reine mère », la marâtre de Blanche Neige. « Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle ! ». Si la reine mère appréciait tant sa propre beauté, qu’aurait-elle besoin de demander au miroir si elle est la plus belle, qu’aurait-elle besoin de se comparer, quel souci aurait-elle de cette pauvre Blanche Neige ? Évidemment, il existe un rapport certain entre le fait de trouver beau et le fait d’aimer, que ce soit l’autre ou soi-même, et tout comme le met déjà en œuvre Platon dans le Banquet, il est malaisé de savoir si vient d’abord le beau ou bien l’amour. Aimons-nous parce que c’est beau, ou trouvons-nous beau parce que nous aimons ? Et pour en revenir à la parole que nous mettons en question, qu’en est-il ? Est-ce que je trouve ma parole laide parce que je ne m’aime pas ? Ou bien, est-ce que je ne m’aime pas parce que je trouve ma parole laide ? Nous laisserons sur ce point chacun trancher à sa guise sur cette sa thèse, ou encore les spécialistes en feront leur affaire. Quant à nous, en tant que philosophe praticien, plus soucieux dans le fond de la pensée en soi que de la subjectivité humaine, en dépit des liens qui les rattachent, nous nous demanderons tout comme au début de ce texte comment nous pourrions réconcilier le sujet avec sa propre parole. Non pas par souci de le rendre heureux ou par quelque projet eudémoniste, mais uniquement parce que s’il ne se réconcilie pas avec sa propre parole, il ne pourra pas penser.

PROTEGER LA PAROLE

Avant d’expliquer cette dernière phrase, précisons que pour nous, le fait de se réconcilier avec sa propre parole n’implique pas de la trouver merveilleuse, bien au contraire. L’extase devant sa propre parole est trop souvent l’expression narcissique d’une subjectivité exacerbée, d’un mal être, d’une absence de distance, d’une incapacité de regard critique. Un peu comme un parent qui tient à trouver son enfant merveilleux pour vivre par procuration un bonheur qu’il ne saurait trouver en lui-même. Se réconcilier avec sa propre parole, c’est accepter de la voir comme elle est, de la prendre pour ce qu’elle est, de ne pas lui attribuer des vertus qu’elle ne manifeste guère, ni tenter de la protéger du regard d’autrui, à travers la « timidité » ou une argumentation excessive emplie de « ce que je voulais dire » et de « vous ne me comprenez pas ». Se réconcilier avec sa propre parole, c’est accepter d’entendre les mots tels qu’ils sonnent aux oreilles d’autrui, c’est faire le deuil d’un sens qui est visiblement absent de la formulation telle qu’elle est forgée, c’est désirer voir les béances, les ruptures et les trahisons des mots qui ont été prononcés, c’est accepter la brutalité des mots. Ne serait-ce que parce que les mots que nous avons prononcés nous en disent plus sur que nous pensons et sur ce que nous sommes que toutes les paroles que nous avons encore envie d’exprimer.
Protéger sa parole est d’ailleurs une des motivations premières de ce que nous nommons couramment timidité, hâtivement et par facilité. En effet, bon nombre de ces « timides » sont en fait des personnes qui ont une très haute opinion de ce qu’elles ont à dire, mais qui craignent surtout que les « autres », ceux qui les écoutent, ne partagent pas cette admiration pour leurs propres paroles. Elles considèrent donc plus sûr et moins périlleux de s’abstenir de parler afin de conserver cette apparence de génie, au simple bénéfice du doute, car on peut attribuer toutes les vertus au sphinx, tant qu’il n’a pas parlé. Mais plus encore, si elles craignent l’analyse critique de leurs paroles, c’est qu’elles ignorent ou fuient cette pratique envers elles-mêmes. À l’instar des grands inspirés, elles pensent être dans le vrai sans même prononcer une seule parole, et sans en être véritablement conscientes, elles sont plus attachées à un prétendu « fond » illusoire de leur pensée qu’à leurs propres mots. Ainsi, elles tenteront d’éviter la critique de leur parole en se référant à ce qu’elles voulaient dire, ou bien elles abandonneront ou renieront leurs paroles de manière abrupte pour se replier dans leur for intérieur, ou en se lançant dans un discours sans fin. Mais elles n’accepteront jamais de prendre leurs propres paroles comme la substance même de leur pensée : ce serait trop s’exposer.

PRENDRE LE RISQUE DE PENSER

Profitons un instant de l’antinomie que nous avons identifiée chez notre timide. En opposant le « fond » de la pensée à des idées déjà exprimées, nous opposons de fait l’infini au fini, car nous opposons la toute puissance du virtuel à la finitude du concret, le potentiel indéterminé à la détermination de ce qui est déjà actualisé. Le virtuel peut tout, tout est possible, tout peut encore être dit, tandis que le concret est là, bien présent, engagé dans l’altérité du réel, ancré dans le temps et l’espace. La parole qui est dite est dite, elle est car elle est spécifique, elle engage une parole formée, un mode d’être, une perspective particulière. On peut toujours l’interpréter, la réinterpréter, la surinterpréter, on peut lui faire dire tout ce que l’on veut, ne serait-ce qu’en prétendant qu’elle n’est pas terminée, mais malgré tout, elle affiche déjà quelque chose de particulier, et à moins de recourir à la plus totale mauvaise foi — ce qui est loin d’être rare ou exclu —, on ne pourra pas lui faire dire n’importe quoi ou la transformer dans le contraire de ce qu’elle dit déjà. C’est d’ailleurs cette exclusion qui gêne : le fait qu’en affirmant, quoi que ce soit qu’elle affirme, cette phrase entraîne nécessairement une négation, comme nous l’enseigne Spinoza. Tout ce qui affirme, du fait même de l’affirmation, nie. Elle nie soit par commission : elle refuse le contraire de ce qu’elle affirme. Ou encore elle nie par omission, en oubliant de dire certaines choses, en les reléguant au second plan. Mais plus d’un locuteur se démènera autant qu’il peut pour refuser cette dimension négative de la parole, en particulier la seconde, plus facile à occulter, en se réfugiant dans la « totalité » de sa pensée, dans ce qu’il pourrait encore dire.
En ce sens, accepter sa parole ou ses mots comme l’expression de sa pensée, plus encore comme la substance même de la pensée (Hegel), ou comme les limites de la pensée (Wittgenstein), est l’équivalent psychologique ou philosophique d’accepter ce que nous avons fait, ce que nous avons accompli, comme la réalité de ce que nous sommes (Sartre). En effet, on peut toujours se réfugier dans « ce que nous pourrions être », « ce que nous aurions pu être », « ce que nous voudrions être », « ce que l’on nous a empêché d’être », « ce que nous avons été », « ce que nous serons », et ces différentes dimensions virtuelles de l’être ou de l’existence ont certes un sens et une réalité, mais elles peuvent aussi facilement représenter une sorte d’alibi, de refuge, de forteresse, pour ne pas voir et assumer ce que nous sommes. Le passé, le futur, le conditionnel, le possible ou même l’impossible constituent autant de replis pour occulter le présent et l’actuel. Et si nous ne demandons nullement d’occulter ou même de sous-estimer ces diverses dimensions, qui composent à leur manière la richesse de l’être et sa liberté de concevoir, nous souhaitons montrer le piège qu’elles représentent, et mettre en garde contre l’utilisation abusive de cette multiplicité. Car si l’on abuse du présent au détriment du passé, du futur ou du conditionnel en ce qui a trait à la satisfaction des désirs et à la quête du plaisir, on l’occulte très facilement et couramment en ce qui concerne la réalité de notre parole.

MALTRAITER LA PAROLE

Venons-en à ce qui pourrait donc menacer cette parole craintive. Deux critiques fondamentales sont identifiées de manière très judicieuse par les sophistes contre Socrate, dans sa manière de discuter, ou plutôt de questionner. Premièrement, « Tu me forces à dire ce que je ne veux pas dire ». Car Socrate, à l’oreille aguerrie, entend ce que dit et ce que nie une phrase ou une autre, et exige de son interlocuteur une interruption, un arrêt sur image, afin qu’il rende des comptes sur cette phrase, afin qu’il se rende compte de sa phrase. Rendre compte devient d’ailleurs pratiquement pour lui la définition du penser, ou du philosopher, car raisonner, c’est bien donner les raisons de quelque chose. Il invite donc son interlocuteur à retrouver la genèse pour ne pas dire l’archéologie de son propos, pour en saisir le sens et la réalité. Non pas une genèse singulière, celle de l’intention du locuteur, mais la genèse du sens, l’universalité du terme. Or cette réalité, visible à travers les mots, est très souvent oubliée ou niée par l’auteur des mots, simplement parce qu’il n’est pas prêt à en accepter la réalité au-delà de l’intention spécifique qui le poussait à les prononcer. Intention qui – hélas pour lui ! – n’est qu’une partie infime et limitée de la réalité mise de l’avant à travers ces paroles : l’intention est réductrice. Et bizarrement, l’auditeur attentif, étranger à l’intention des mots, percevra mieux cette réalité « objective » de la parole, puisque lui n’est pas animé et aveugle par le désir particulier qui l’a motivé. Mais le locuteur, bien entendu, refusera souvent l’interprétation de l’auditeur, qu’il considèrera souvent comme intempestive et intrusive, voire illégitime et aliénante. Il se considérera comme l’unique détenteur du sens de ses propres mots, il prétendra confisquer toute interprétation à la faveur de sa sacro-sainte intention. Comme si notre parole était réductible au simple sens que nous prétendons lui accorder, souvent de manière biaisée et absurde. Cet arrachement à soi, cette rupture de l’être entre un soi et la parole censée en être la projection, est le creuset même de la pratique socratique : sonder l’abyme de l’être, travailler l’anfractuosité qui constitue notre singularité morcelée. Comment ne pas se rebeller contre une intervention aussi abusive, contre une proposition aussi tendancieuse ? Perspective insupportable dans le psychologisme ambiant.
La seconde critique, tout à fait conforme à la première, est « Tu déchiquettes mon discours en petits morceaux ». Sentiment désagréable que suscite cette dissection au scalpel d’un ensemble prétendument harmonieux dans lequel nous avons mis tant d’effort et d’amour, petit morceau d’être individuel, brin gracieux de notre personne, joliment composé, assemblage que nous présentons au monde comme un échantillon choisi de nous-même. Et si notre mise en scène verbale nous laisse insatisfait, si nous ne le pensons pas à la véritable mesure de notre pensée ou pas totalement en adéquation avec elle, nous sommes plus sensible encore à l’analyse qu’autrui pourrait en faire, nous sommes plus nerveux quant au sort qu’il pourrait lui infliger. Et il est une bonne raison pour laquelle nous tendrons à être insatisfait de notre discours : elle est que nous tentons souvent de « tout dire » dans notre discours, « tout inclure », en tout cas nous le prétendons. Soit il s’agit de dire la vérité la plus intégrale de ce que nous pensons, soit en dire la totalité, l’intégralité, à travers l’énumération infinie et généralement confuse des causes et des circonstances. Nous tentons de couvrir tous les angles, de prévoir les objections et de prévenir les jugements critiques en parant notre parole de tous les paravents possibles, afin de la rendre imparable. Or que fait Socrate : il prend un petit bout de notre « chef d’œuvre », qu’il choisit de la manière la plus arbitraire ou incongrue, afin de l’examiner et le triturer dans tous les sens, ignorant totalement ce que nous avons pu affirmer en un autre moment, ne serait-ce que l’instant précédent. Il ignore l’étendue ou la beauté de notre discours et prétend nous questionner sur un aspect spécifique de ce que nous avons abordé, comme si nous n’avions rien dit d’autre, en exigeant de répondre pas une parole courte et précise, voire par un simple « oui et non », réduisant toute l’ampleur de notre pensée à un simple jugement : celui d’un assentiment ou d’un refus à une idée particulière. Idée particulière qui s’emboîte bien sûr dans une sorte de piège infernal qui revient à la critique précédente : l’interlocuteur nous oblige à affirmer ce que nous n’avons pas dit et ne souhaitons pas dire. Il décontextualise la parole et demande ensuite de prendre position sur la radicalité de son sens.

INQUIÉTUDE DE LA PAROLE

On pourrait croire que c’est le fait de subir un abus interprétatif qui gêne le locuteur, soucieux que l’on ne fasse pas dire à ses paroles ce qu’il ne souhaitait pas dire, ou autre chose que ce qu’il souhaitait dire, mais il nous semble que l’affaire est plus profonde ou plus « grave » que cela. En effet, pour déstabiliser son interlocuteur, et chacun pourra en faire l’expérience, il suffit parfois de lui demander de répéter ce qu’il vient de dire en prenant un air intéressé « Tu peux répéter ce que tu viens de dire », et nous verrons notre homme prendre un air surpris et déjà commencer à se défendre, sans qu’on l’ait le moindrement critiqué. Bien souvent il ne répètera pas ce qu’il a dit, en premier lieu parce que lui-même n’a pas réellement fait attention à ses propres paroles, ce qui en soit est déjà significatif. Ou bien parce qu’il se sent menacé et il voudra dès lors se justifier plutôt que de reprendre les mots déjà prononcés, ou encore il transformera ses paroles initiales en commençant sa phrase par « Ce que j’ai voulu dire »… Une sorte d’inquiétude ou même de panique l’envahit, sans pourtant que, objectivement, quoi que soit indique une quelconque critique. Bien qu’ici on puisse invoquer en guise d’explication ou de circonstance atténuante une sorte de traumatisme social. Les êtres humains font si peu de cas de la parole d’autrui, soit ils l’ignorent, simplement parce qu’ils ne se sentent pas concernés, soit ils la contestent parce leurs idées diffèrent de celles d’autrui, ou plus réducteur encore, ils les refusent simplement parce que ce sont les autres qui prononcent les paroles incriminées. C’est ainsi sans doute que fonctionne cette dynamique sociale, vecteur du traumatisme précédemment cité, chacun manquant de respect pour la parole d’autrui, tout locuteur est plus ou moins consciemment convaincu que son auditeur ne cherchera que l’occasion de le critiquer. Autre nuance à apporter dans notre affaire : la dimension culturelle. En effet, certaines cultures sont plus promptes à la critique que d’autres, mais celles chez qui la critique est considérée comme un manque à la bienséance et aux conventions sociales exprimeront leur réticences, leur mépris ou leur désintérêt soit par une reconnaissance polie, soit par l’expression manifeste d’un intérêt dont tout un chacun sait fondamentalement qu’elle est superficielle, éphémère, voire mensongère. Mais nous nous sommes aperçus que les sociétés où les manières sont les plus courtoises ne sont pas nécessairement celles ou règne le moins d’insécurité quant au statut de la parole individuelle. Disons que chaque groupement humain a ses manières bien à lui d’autoriser, de justifier ou même d’encourager la déconsidération d’autrui.

PENSER PAR AUTRUI

Revenons à Socrate. Bizarrement, il s’intéresse énormément à la parole d’autrui. Ajoutons même qu’il ne pourrait penser sans autrui. Sinon, on pourrait se demander pourquoi cet homme au visage si grotesque passait son temps à rechercher la compagnie de ses semblables principalement en vue de pratiquer le questionnement philosophique. N’avait-il rien de mieux à faire, cet homme à l’esprit agile et sagace ? Pourquoi perdre son temps avec n’importe qui, presque à propos de n’importe quoi ? Car certains des personnages que nous décrit Platon ne sont en effet guère reluisants, mais pour Socrate la quête de la vérité ne connaît guère de limites ni de présupposés établis. Tout est bon, lorsqu’il s’agit de débusquer le bien, le vrai ou le beau, et si obstacle il y a, cet obstacle devient le creuset même de l’être et de l’un. Socrate veut-il faire œuvre de charité ? Milite-t-il pour une meilleure humanité ? S’ennuierait-il seul, engoncé dans une solitude philosophique, à l’instar du mythique philosophe de la caverne ? Veut-il convaincre ? Dans le fond, même la vérité n’est pour lui qu’un prétexte. Il lui faut chercher quelque chose qu’il ignore, sonder l’âme humaine, et si bien des philosophes sonderont la leur propre, lui se sent poussé par son « démon » à explorer toutes celles qui passent, toutes à la fois plus prometteuses, plus décevantes et plus riches les unes que les autres. Il ne faut guère chercher ici de téléologie : Socrate ne cherche rien, tout simplement il cherche, il cherche à chercher.
Mais cette quête lui attire bien des ennuis. Déjà, parce que sans le vouloir et sans doute sans le savoir, ou sans vouloir le savoir, il rompt les codes établis. Trop occupé par son désir, aveuglé par sa passion, il ne sait rien ni ne voit rien, il n’existe plus : il cherche. Chien de chasse qui poursuit sa proie jusque dans son terrier, poisson torpille qui paralyse celui qui entre en contact avec lui, taon qui pique et harcèle celui qu’il approche : les métaphores percutantes ne manquent pas pour expliquer ou justifier son assassinat. La mort de Socrate, geste inaugural de la philosophie occidentale, n’est-elle pas totalement inévitable ? Mais pourquoi le fait de questionner autrui pourrait rendre sa présence aussi insupportable pour ses concitoyens athéniens, qui dans le mythe socratique ne représentent rien d’autre que l’être humain dans sa généralité ? Certes un tel personnage peut s’avérer à la longue fatigant à vivre, en particulier pour ses proches, mais pourquoi s’attirerait une telle haine ? Une haine qu’il ne s’attirerait sans doute pas s’il se contentait d’être en désaccord avec ses semblables, s’il ne faisait même que les invectiver, tels les cyniques. Mais le questionnement est – faut-il le croire – nettement plus corrosif que l’affirmation. Il s’intéresse de trop près à la parole de l’autre, et l’autre en vérité, contrairement à ce qu’il proclame souvent, ne souhaite pas que l’on s’intéresse de trop près à sa parole. Car l’accès est trop direct de sa parole à sa pensée, le lien est trop explicite entre sa pensée et son être. Et si l’individu met tout en œuvre depuis sa plus tendre enfance pour oublier sa propre finitude, son imperfection, son infirmité et son immoralité, ce n’est pas pour accepter qu’une sorte de pervers débarque et de manière irrespectueuse, intrusive et brutale, pointe du doigt et demande comment se nomme ce handicap ou cette verrue que l’on met tant d’effort à cacher, quand on pense que les proches et les voisins détournent pudiquement et automatiquement le regard si jamais quoi que ce soit venait à se dévoiler un tantinet… Drôle d’espèce que celle de l’homme, qui dépense tant d’énergie à cacher sa nature individuelle, réalité dont il a honte, une nature spécifique que l’on en vient à considérer ni plus ni moins qu’une de ces maladies d’origine douteuse dont il faut cacher à la fois l’existence et la cause. C’est sans doute pour cette raison qu’il ignore sa véritable nature, celle d’être un humain.

MAUVAISES MANIERES

En conséquence de la réalité socratique et des conflits qu’elle engendre, découle le terme final — ou initial — de la mise en accusation : « Tu dois m’en vouloir », ou bien « Tes intentions doivent être mauvaises ». Car il n’est pas naturel de s’intéresser autant au discours et à la pensée d’autrui, il n’est pas normal de questionner ainsi, plutôt que de dire et affirmer, il est considéré indécent de décortiquer d’une manière aussi abusive le moindre mot que l’on entend. Rupture des traditions qui met en question le fonctionnement habituel. Car si un tel comportement n’est pas considéré pervers, alors on ne pourrait qu’admirer un tel homme, un sage, capable d’une telle ascèse, d’un tel dénuement, animé d’une telle confiance en l’autre, que chez son congénère, quel qu’il soit, il croît en permanence pouvoir découvrir la vérité. Car c’est cela qui en fin de compte anime Socrate. Mais hélas, la fragilité humaine, son insécurité, perçoit cette démarche confiante et flatteuse comme une agression. Questionner quelqu’un, c’est lui déclarer la guerre, c’est vouloir l’humilier, c’est tenter de le réduire à néant, bref, c’est l’obliger à penser, et surtout l’obliger à se penser lui-même. Connais-toi toi-même ! Ainsi nous connaîtrons l’univers et les dieux. En effet, que signifierait l’objet connu, si nous ignorions l’instrument de la pensée, l’esprit même, comme le soulève Hegel. Or c’est précisément la connaissance de notre esprit qui nous effraie. Car si nous sommes séduits lorsque quelque philosophe qui parle bien nous explique la béance de l’âme humaine prise dans sa généralité, nous nous sentons bien lorsque nous comprenons ou entrevoyons l’aveuglement ou la banalité dans laquelle vivent nos concitoyens, mais nous déchantons violement lorsque nous nous apercevons que c’est à nous personnellement que le discours s’adresse. Cela ne se fait pas !

ACCEPTER LA FINITUDE

Pourtant, comment se réconcilier avec sa parole et donc se réconcilier avec soi-même, si ce n’est en acceptant de voir les béances et les tares qui affligent notre discours, si ce n’est en contemplant les rigidités qui en constituent l’élaboration, si ce n’est en entrevoyant les limites qui en représentent l’étendue. Se réconcilier avec sa parole, c’est accepter la finitude, l’imperfection, au risque d’un profond sentiment de ridicule. N’aimons nous pas nos proches et nos enfants en dépit de leurs manques ou de leurs tics ? Devons-nous être aveugle pour aimer ceux qui nous entourent ? Si c’est le cas, nous risquons de fort déchanter lorsque les yeux se dessillent, par l’effet de l’usure du temps ou en contrecoup de quelque événement fortuit et généralement dramatique. Il en va de même dans notre rapport à nous-même. Nous pouvons certes tenter, consciemment ou non, d’entretenir l’illusion d’une transparence, d’un bien-être, d’une satisfaction, d’un contentement quelconque de soi, au risque d’une complaisance éphémère ou fragmentaire, et d’une déception certaine. C’est là que le Socrate en question, ou son équivalent, l’étranger des dialogues tardifs, peut être considéré comme notre ami véritable. Celui qui ose nous parler en toute franchise, celui qui ose pointer du doigt vers l’ailleurs. Cet ailleurs est celui qui nous « oblige » à porter des œillères, car à l’instar du classique cheval de carriole, nous ne pourrions supporter certaines réalités latérales : elles nous rendraient nerveux. Nous regardons droit devant nous, et poursuivons notre chemin sans nous soucier des interpellations de tout bord qui nous feraient hésiter, douter, voire nous paralyseraient.
Socrate nous interpelle : « Hé l’ami, vois-tu ce qui se passe par ici ? » « Que penses-tu de ceci, ou de cela ? » Là il nous écoute répondre, avec la fausse naïveté qui le caractérise. Mais l’humain est malin, tout comme le chien ou le félin, il sait sentir le vent. Instinctivement il voit la bête venir. Et c’est là que se trouve l’expérience cruciale, le moment de la décision, celle qui sépare les humains de humains. Veut-il réagir « biologiquement », et fuir ou agresser celui qui menace son « intégrité » existentielle ? Ou bien percevra-t-il chez cet homme à l’allure et au discours étrange le véritable ami qu’il n’a jamais rencontré ? L’ami qui n’a pas d’ami. L’amoureux sans amant. Celui qui est animé d’une passion sans objet. Ou bien il en est lui-même l’objet tout en ignorant qui en est le sujet, quel en est le sujet. Bien entendu, c’est un drôle d’ami, à l’humour plus qu’étrange : quelle est cette ironie qui n’est qu’un mensonge. Comment pouvons-nous lui faire confiance ? Est-ce du lard ou du cochon ? Et en guise de discussion, il nous questionne. Pire encore, il nous astreint au choix misérable – s’il en est vraiment un – entre un « oui » et un « non », entre un « ceci » et un « cela ». Car il est visible que nombreuses de ces questions sont piégées. Mais tout de même, puisque nous nous sommes lancés dans cette perspective impossible, voyons comment cet homme qui n’a rien d’humain peut encore nous vouloir du bien. Justement, il ne nous en veut pas, de bien. C’est là son principal intérêt. Il ne veut que son propre bien, il le cherche, il a besoin de nous, il le dit ; ce n’est qu’un quart d’ironie, lorsqu’il demande à tout un chacun de devenir son maître, le maître qu’il cherche depuis toujours.
Certes, à terme, la fréquentation d’un tel être ne peut-être qu’insupportable. Mais demande-t-il jamais à quelqu’un de cohabiter avec lui ? Nombreux sont ses interlocuteurs, il semble en changer fréquemment au fil des dialogues, et cela ne doit guère être un accident. Ceux qu’il dit aimer changent au fil des dialogues. Platon, qui fera de cet être sa pitance, avant de se lancer sur sa propre trajectoire, ne l’aura connu que peu de temps. Cela explique sans doute la passion qui l’anime. À terme, l’effet corrosif du questionnement ne peut que provoquer l’éloignement.

UN AMI QUI NE VEUT PAS NOTRE BIEN

Toutefois, ce qui rend Socrate vivable, comme nous l’avons dit, ce qui en fait un véritable ami, est justement qu’il ne veut pas notre bien. Il ne veut nous convaincre de rien, il ne souhaite pas nous montrer le véritable chemin. Il nous questionne, tout simplement, et nous invite à voir, à voir ce que nous ne voyons pas, ce que nous ne voulons pas voir, à voir ce qui est invivable. En ce sens, il nous invite à mourir. Car si philosopher c’est apprendre à mourir, ce n’est pas d’une mort ultérieure et finale dont il est question, mais de celle de chaque instant. Celle qui nous guette, telle une épée de Damoclès, au-dessus de nos têtes étourdies par l’emballement du quotidien. Divertissement pascalien. Nos idées sont constituées de ces multiples opinions qui nous suffisent à jouer les règles du jeu. Jeu de la société, jeu de la famille, jeu des désirs et ambitions personnelles, poursuite du bonheur, grand bonheur ou petits bonheurs. La persévérance en l’être, le conatus spinozien, est trop souvent conçu comme celle d’une pure extériorité. Vivre prend généralement le sens d’une multiplicité de contraintes, internes et externes, qu’il s’agirait de satisfaire tant bien que mal. Pourtant, l’être n’est qu’un, pour Socrate comme pour Spinoza, bien que cette unité n’exclue nulle multiplicité, bien au contraire. Le fragment en est cependant la substance vive, car il ne s’agit pas non plus ici de s’envoler pour un au-delà de l’au-delà où se nicherait toute réalité. Comme le raconte très bien le mythe de la caverne, le philosophe que nous sommes ne saurait vivre en dehors de la caverne : c’est son lieu de prédilection. Il est en nous l’ami qui nous donne mauvaise conscience, celui qu’on laisse parler à l’occasion pour en rire, puis nous nous fâchons pour le faire taire. Car nous ne sommes pas toujours – et pas souvent – d’humeur à laisser interrompre ou troubler notre petit train-train, à laisser bousculer l’équilibre instable que tant bien que mal nous arrivons à faire fonctionner. Philosopher, c’est penser l’impensable, un impensable que ne permet nullement l’existence. Elle nous oblige à l’évidence, au certain, à l’attendu. Elle préfère le certain, elle aime le probable, mais elle rechigne au possible en tant qu’il n’est qu’un simple possible, et elle craint l’impossible. De temps à autre, par désœuvrement, par lassitude, ou par résurgence de l’être, elle autorise le surgissement de l’extraordinaire, de l’imprévu, de l’inouï. À doses homéopathiques, ou pour un temps restreint, et souvent de manière perverse. L’amour, la plaisanterie, la vision mystique, l’ébriété, sont autant de manières par lesquelles la vie se distrait d’elle-même, par jeu et par oubli. La philosophie exige une telle rupture de manière consciente, délibérée, et continue. Certes chacun aura connu à un moment ou un autre un moment philosophique, cet instant ou le sens bascule, dans un autre sens ou dans l’insensé. Et le vécu de cet instant pourra engendrer, bien que plutôt rarement réalisé, un désir d’ailleurs, non pas ailleurs pour vivre, mais ailleurs que la vie. Bien que certains, là aussi l’esprit est malin en diable, tentent d’instaurer une vie en dehors de la vie, au-delà de la vie.

Se réconcilier avec sa propre parole, tout comme se réconcilier avec ses proches, implique de ne plus avoir d’attentes, et donc de ne plus être frustré ou déçu, plus encore, ne plus pouvoir être déçu ou frustré. Ce qui au demeurant n’implique nullement l’abandon de l’esprit critique, bien au contraire. Car très souvent, ce qui nous empêche de nous engager dans une analyse corrosive et profonde des propos et des êtres, c’est la crainte de la perte, au travers de la crainte du heurt, de la blessure, ou simplement celle de la susceptibilité outragée. À partir du moment où nul désir subsiste de conserver une attache autre que celles liées à la poursuite commune de la vérité, engendrées par elle, que reste-t-il à craindre ? Très naturellement, s’il n’est brimé dans son élan, s’il n’a pas pris l’habitude de s’interdire de penser, l’esprit pense : il saisit ce qu’il aperçoit dans un rapport intime et dynamique à la matrice de pensée qu’il s’est constituée au fil des ans. Bien entendu, ces matrices seront plus ou moins élaborées, plus ou moins fines et plus ou moins fluides, mais elles constitueront tout de même pour chaque sujet pensant l’aune de toute nouvelle pensée, la référence active, le lieu originaire, celui d’où toute pensée provient, d’où toute pensée retourne. C’est d’ailleurs en ce sens que la parole est accès à l’être, que la parole cesse d’être un discours. Car en cette intimité avec soi-même, l’objet de pensée n’est plus un objet, mais il est le sujet lui-même. Le sujet pensant devient alors l’objet direct de la pensée, la médiation devient le lieu de l’immédiat, d’un immédiat conscient et réfléchi.

Philosopher c’est cesser de vivre

Philosopher, c’est cesser de vivre

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« Ceux qui se consacrent à la philosophie de manière appropriée ne font ni plus ni moins que se préparer à mourir et à l’état de mort. » Platon

« Le Tao Te King est si mystérieux qu’on est disposé à mourir aussitôt qu’on l’a entendu. » Confucius

« Changer mon idée ? Biologiquement, je ne peux pas ! » Carmen

Si philosopher signifie apprendre à mourir, apprendre comment mourir, cela ne peut pas se faire autrement qu’en s’entraînant à mourir. Ainsi, notre proposition est que philosopher signifie en fait mourir, afin d’acquérir une véritable expérience de la mort. Nous essaierons donc de montrer dans ce texte que philosopher est cesser de vivre, ou en d’autres termes, comment la philosophie s’oppose à la vie.

DEUX PHILOSOPHIES

« La philosophie est la vie », est une expression que nous entendons communément chez les adeptes d’une philosophie ancrée dans le quotidien. Mais il nous semble qu’en fait, c’est exactement le contraire. C’est d’ailleurs la manière habituelle de procéder des lieux communs : ils tendent à mettre la réalité sens dessus dessous. Probablement en raison de leur intention, de leur raison d’être : ils cachent la réalité pour que leur auteur se sente mieux, plus à l’aise. Et en y pensant un instant, cela pourrait constituer l’une des raisons de la popularité relative que connaît la philosophie ces jours-ci : un désir de bonne conscience, l’espoir que l’esprit se sente confortable et détendu. C’est une conception commune de ladite philosophie : elle vous rend « cool », placide et léger. Il nous semble donc utile, comme souvent, de prendre le contre-pied de ce principe, d’effectuer le renversement du renversement, ne serait-ce que pour mieux examiner l’effet produit par l’opération. Et dans ce cas, comme pour de nombreux autres, cela fonctionne plutôt bien, puisqu’il nous semble que l’expression « philosopher est cesser de vivre » est une formule plutôt sensée et intéressante. Certes, nous avons maintenant une autre signification de la philosophie, opposée à la précédente, mais la philosophie implique de renverser ainsi les idées reçues et d’induire le trouble, au risque d’engendrer l’inquiétude de la mauvaise conscience, une sorte de douleur psychologique liée à une mort symbolique. Nous sommes conscient que nous avons ici opposé et radicalisé deux conceptions classiques de la philosophie. Nous pourrions nommer la première « vulgaire » et l’autre « élitiste ». Sans essayer d’établir une hiérarchie entre elles, car « vulgaire » pourrait devenir « populaire », « pédagogique » ou « opératoire », et « élitiste » pourrait devenir « absconse » ou « inutile ». Mais en guise de défense d’une philosophie « dure », affirmons que si la philosophie était la vie, elle remplirait les stades de football, approvisionnerait les supermarchés, nous la trouverions dans les sondages d’opinion, elle apparaîtrait à la télévision aux heures de grande écoute, et probablement les philosophes établis paraîtraient moins poussiéreux et parleraient à tout le monde. Bien qu’un peu de tout ceci se soit déjà produit au cours des dernières années, pour différentes raisons !

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Examinons les différentes manières dont la philosophie s’opposerait à la vie. D’abord, en reprenant le refrain classique que « philosopher c’est apprendre à mourir ». Platon, Cicéron, Montaigne et beaucoup d’autres ont affirmé, écrit et réécrit, que la préparation à la mort constituerait en effet le cœur de l’activité philosophique, l’expérience philosophique par excellence. Évidemment, nous pouvons ici opposer certains philosophes comme Spinoza, avec son concept de conatus : chaque être vivant tend à persévérer dans l’existence, ou sa citation célèbre : « l’homme libre pense à rien moins qu’à la mort ». Ou Nietzsche qui affirme que la vie elle-même est le noyau de la véritable pensée, quand il écrit que le corps est la grande raison et l’esprit uniquement la petite raison. Ou même Sartre, qui, dans les traces des épicuriens, affirme que la mort est extérieure à l’existence, puisqu’elle est absence ou cessation de la vie. De toute façon, par principe, en ce domaine ou sur ces sujets, aucune proposition simple ne pouvant obtenir l’accord unanime des philosophes, nous ne nous tracasserons pas au sujet d’un tel consensus : nous examinerons seulement la viabilité de quelques propositions. D’ailleurs, nous nous réconcilierons très probablement avec nos philosophes de « l’opposition » au cours de notre pérégrination. Déjà parce que chez ces différents philosophes, le concept de finitude est important, et c’est précisément sur cette voie que nous souhaitons convier le lecteur, qui pourrait servir de définition au philosopher : examiner les différents enjeux de la pensée afin de subir et vivre la finitude : existentielle, épistémologique, psychologique…

LE SAGE N’A PAS DE DÉSIRS

Un des obstacles les plus communs au philosopher est le désir, quoique le désir lui-même se rencontre au cœur de la dynamique philosophique , comme chez Platon. Mais pour ce dernier, la perversion de la philosophie s’effectue justement dans le processus d’inversion de l’érotique. Quand le désir abandonne son objet le plus légitime pour un philosophe : la vérité ou la beauté, afin de chercher des satisfactions plus immédiates, tels que le plaisir des sens, la poursuite du pouvoir et de la gloire, l’accumulation de richesses ou de connaissances, la convoitise, etc. Ce n’est pas tellement que l’âme cesse alors toute activité intellectuelle, mais ces buts « terrestres » n’entrant pas dans le cadre de sa vocation « normale », de nature « céleste », son activité est pervertie par des considérations de nature inférieure : lorsque ce philosophe, de par cette perversion devenu un sophiste, obtient l’accord de la majorité ou devient populaire parmi ses concitoyens, c’est uniquement parce que le commun des mortels ne sait pas à quoi ressemble un « vrai » philosophe. Le profane est impressionné par les apparences simples, par le simulacre de pensée, il est émerveillé des sauts périlleux effectués par celui qui, pour Platon, n’est rien d’autre qu’un jongleur, un simulacre de philosophe.
La vie a fort à faire avec le désir parce que la vie se compose de besoins, elle se consacre à la poursuite des nombreux objets qui satisferont ces besoins, elle souffre de l’angoisse de ne pas obtenir les objets qui satisferaient à ces besoins, de la douleur qui survient même lorsque les besoins sont satisfaits, à travers la crainte du manque et de la perte. Même le futur est un souci, l’espoir frôlant toujours le désespoir. Il semble que la vie a une étonnante capacité à créer de nouveaux besoins et donc de nouvelles douleurs, en particulier chez l’humain, dont la portée existentielle est beaucoup plus vaste que celle des autres espèces : l’esprit humain peut même envisager l’infini, vision passionnante en effet, mais qui peut devenir un véritable cauchemar en sa capacité de produire une liste infinie de désirs inassouvis. Désirs qui surgissent parfois uniquement pour la simple et bonne raison qu’ils sont totalement impossibles à réaliser. Si la plupart des espèces satisfont les besoins particuliers propres à leur nature – la poule ne désire pas aller sous l’eau, l’éléphant ne prétend pas voler -, le genre humain ne connaît aucune frontière à ses prétentions, à ses volontés, à ses ambitions, et de ce fait ne connaît aucune limite à ses douleurs. On pourrait soutenir l’argument que l’homme satisfait plus de désirs que toute autre espèce et pourrait donc se sentir plus satisfait, mais il semble que son imagination et sa convoitise surpassent de loin ses propres capacités à être satisfait. L’existence humaine est en cela un problème en soi, bien que préoccupés par notre survie et notre bonheur nous entretenons une certaine phobie du problème, tandis que le philosopher se réjouit de ces problèmes.

Quoique la philosophie ait, à travers l’espace et le temps, parcouru différents chemins, qu’elle ait proposé de nombreux et différents arrangements avec le réel et la subjectivité, il existe néanmoins une certaine concordance entre les différentes façons dont les philosophes ont tenté de résoudre la capacité excessive de l’homme à se rendre malheureux. Nous appellerons ce terrain d’entente « réconciliation avec soi-même ». Que ce soit avec le carpe diem épicurien, qui invite chacun à apprécier le moment présent. Ou avec le plaisir pur et idéaliste de penser et de raisonner. Ou avec la perspective d’un monde ou d’une réalité extraterrestre qui modère, retient ou annihile les désirs communs, ce que nous trouvons également dans le schéma religieux. Ou dans l’engagement d’accepter humblement la réalité, malgré sa rudesse ou grâce à elle. Ou dans l’amour des concepts transcendants tels que la vérité, le bon ou la beauté, contemplation qui sublime toutes les douleurs et satisfait l’âme. Ou dans la projection de chacun dans un avenir proche ou reculé. Ou dans la jouissance de l’action pure, physique ou mentale, transformatrice de soi ou du monde. Ou encore en se libérant de tout espoir de gratification. À travers ces multiples propositions, les philosophes ont essayé de fournir aux hommes diverses recettes pour connaître ce qu’on pourrait appeler une « meilleure vie ». Évidemment, on sautera sur l’occasion pour s’exclamer : « Vous voyez, la philosophie est la vie ! Vous l’avez dit vous-même : la philosophie nous aide à vivre une meilleure vie ! ». Mais notre critique oublie ici une chose fondamentale. Posons-lui les questions suivantes. Pourquoi ces philosophes ont-ils eu si peu de succès? Pourquoi ces philosophies sont-elles si difficiles à suivre ? Les philosophies n’offrent-elles pas des propositions opposées à la conception commune de la vie ? À tel point que les religions de masse doivent se rendre compte que les messages qu’elles émettent, même lorsqu’ils sont reconnus comme des paroles divines, peuvent difficilement être obéis et suivis à la lettre. Heureusement sans doute, car la radicalité de leur discours implique que leur fonction est celle d’un aiguillon critique plutôt qu’un guide pratique de l’existence. L’humanité n’aurait pas survécu à l’application intransigeante de leurs préceptes…

Examinons pourquoi les philosophes ne sont pas aussi facilement suivis, pour dire le moins. Comme réponse globale à cette question, nous pouvons proposer l’hypothèse suivante. Les philosophes nous demandent d’abandonner ce qui est le plus cher à notre coeur, ou plutôt à nos entrailles. De quelle manière le demandent-ils ? La caractérisation commune de leur demande est de nous inviter à abandonner l’évident ou l’immédiat, en faveur d’autre chose, d’une autre réalité, comparativement plus éloignée, plus impalpable, plus imperceptible et plus difficile à expliquer. Que ce soit le juste milieu, la voie moyenne, la sagesse, l’autonomie, la perfection, la réalité, l’amour, la conscience, l’absolu, l’altérité ou l’essence, tous ces concepts peuvent ne constituer que de simples mots, difficiles à poursuivre, très éthérés, en comparaison à la nourriture, au plaisir, à la danse, à la distraction, à travailler pour vivre, à la reproduction, à l’apparence, à la gloire, à l’ivresse, à la popularité, etc. Même l’injonction de vivre dans le moment présent, qui pourrait sembler quelque chose de facile à réaliser, puisque nous ne devrions plus nous inquiéter d’autre chose que de l’immédiat, est une tâche réellement ascétique et exigeante, car l’homme dépense une grande partie de son énergie à regretter un passé merveilleux, à pleurer quelque paradis perdu, ou à être inquiet au sujet du futur et de son imprévisibilité. Ainsi, vivre le moment présent durera naturellement peu de temps, car sous un bref délai, d’autres dimensions du temps, y compris le désir d’éternité, frapperont à la porte de manière insistante. Il en va de même avec l’amour, qui semble si éternellement populaire. Car, quand nous regardons de plus près ses manifestations courantes, nous identifions toutes sortes de calculs sordides, ressentiments, jalousies, désirs de possession et autres comportements grossiers ou perversions humaines du concept archétypal de l’amour, dont l’essence est selon la coutume romantique et idéale.
De surcroît, nous obtenons une vue intéressante du problème, de ce décalage entre vie et philosophie, lorsque nous nous penchons sur la vie de nos philosophes officiels : l’incroyable génie de Leibniz, à l’enterrement duquel personne n’est venu, Kant vivant seul toute sa vie avec son serviteur, Wittgenstein vivant en ermite, Nietzsche devenu fou, Socrate tué par ses concitoyens, Bruno condamné au bûcher, bien que, nous devons l’admettre, certains aient atteint renommée, gloire et aisance, à l’image de Hume ou Aristote.
Examinons maintenant d’autres aspects de notre affirmation que philosopher est cesser de vivre.

ARRÊTER LA NARRATION

La vie est une séquence, une suite de faits, une série d’événements. Quand quelqu’un raconte sa vie à ses amis ou lorsqu’il écrit une biographie, il raconte une histoire : ceci s’est passé, ensuite cela, et enfin quelque chose d’autre, ce qui conclut la narration. En général, les humains aiment se raconter mutuellement « l’histoire de leur vie », sous forme d’anecdotes, parfois parce que des choses importantes se sont produites, mais le plus souvent pour donner un compte-rendu des détails les plus triviaux et les plus inintéressants, simplement pour le plaisir de converser avec ses voisins, exister un peu plus, et penser un peu moins diront les mauvaises langues. Le principe est identique dans le fait de vouloir connaître et d’écouter « l’histoire de vie » des autres, comme le montrent les commérages sur les voisins ou sur les célébrités, cette propension insatiable pour le voyeurisme. Une autre habitude où nous nous apercevons que notre vie est une immense narration est la façon dont nous concevons nos activités, souvent répertoriées dans un agenda, qui établit ce que nous devons faire tel jour, à telle heure, par exemple une liste de tâches ménagères, tout comme se lever, travailler, courir les magasins, assurer divers rendez-vous, et même l’indispensable programme de télévision, qui rythme souvent la vie familiale. Tout comme nous nous inquiétons de ce que nous n’avons pas fait, devrions faire et probablement ne ferons jamais ! Autant de choses qui doivent s’inscrire d’une quelconque manière dans la liste infinie qui compose notre existence, dont le temps devient de fait le principal et ultime paramètre, et l’alibi par excellence. C’est une des raisons pour lesquelles il est si facile de se sentir éternel ou d’oublier notre propre finitude : nos désirs résistent et conspirent avec force contre une telle limite. Si j’avais le temps, qu’est-ce que je ne ferais pas ! L’existence s’énonce donc comme une large liste d’événements plus ou moins insignifiants et une liste encore plus longue d’espoirs, d’attentes, et de craintes.

Comment la philosophie s’oppose-t-elle à l’idée d’un récit ? Là encore, quelques philosophes surtout contemporains voudront défendre une vision plus phénoménologique de l’existence et promouvoir le récit. Pourtant, une des grandes révolutions de l’avènement philosophique, comme cela est apparu dans le « moment » grec antique que certains considèrent – à tort ou à raison – comme la naissance de la philosophie, était de passer du mythe au discours abstrait.
Jusque-là, tout, que ce soit la création du monde, l’existence de l’homme, les phénomènes naturels, les problèmes moraux et intellectuels, était expliqué sous forme d’histoires que nous, esprits modernes et « éclairés », appellerions des mythes. Si nous ne prenions pas en considération le facteur de qualité ou d’originalité de ces textes, nous pourrions très bien les appeler des romans-feuilletons. Pour expliquer le monde, ces mythes fantastiques ont eu besoin d’acteurs, toutes sortes de créatures ont été invoquées, convoquées et imaginées pour commettre les actions expliquant les différents phénomènes cosmiques ou non expliqués. Ainsi les poètes, comme ils se sont fait appeler, ces créateurs de l’univers, comme Hésiode ou Homère pour les Grecs, Virgile ou Ovide pour les Romains, ont composé avec perspicacité des contes séduisants qui ont donné une cohérence et des explications au monde. On a inventé des cosmogonies, des théogonies, des épopées, tous les genres d’histoires imaginables pour éduquer et instruire la population, lui inculquer des principes en lui suggérant qu’il y a un sens à l’univers auquel les événements quotidiens sont directement liés. Pour que l’édifice existentiel et cosmique soit cohérent, la plupart de nos minutes vécues à l’échelle humaine doivent faire écho à ces grands exploits « historiques », car nous devrions pouvoir faire s’entrelacer nos petits mythes quotidiens avec ceux plus vastes de l’univers, dans une espèce de relation causale. Par conséquent l’univers dans son ensemble et tous les éléments le composant ont une importance, une signification, des règles et des principes, le tout sous forme d’« histoires ». Ceci garantit une part de prévisibilité pour nous consoler des difficultés de la vie, même si c’est en racontant un accès de colère ou l’histoire d’amour de quelque Dieu étrange. Ainsi, les petites histoires reflétaient les grandes histoires, mais tout n’était qu’histoires. Ce fut le cas non seulement en Grèce et à Rome, mais aussi en Égypte, en Chine et en Inde, pour mentionner certaines des cultures les plus célèbres et les moins éphémères, car ces mythes sont réellement fondateurs de civilisation. Comme nous pouvons le voir encore aujourd’hui dans certains pays, par exemple en Afrique, ces histoires remplissent une fonction éducative très importante, puisque des modèles émergent, ce que certains appellent des archétypes, qui nous permettent de percevoir les événements nous affectant non seulement comme des occurrences particulières, mais aussi comme des manifestations ou des évocations de quelques principes plus fondamentaux, de quelques leitmotivs universels.

L’apparition du logos, du discours abstrait, eût lieu non seulement en Grèce, où ce bouleversement marqua profondément au moins l’histoire occidentale, mais aussi ailleurs, par exemple en Chine et en Inde. Ce renversement consiste à transformer, au moins partiellement, une culture « qui raconte une histoire » en une culture d’« explication », que certains appellent « rationalité » ou « abstraction ». Le principe général du logos est d’ajouter aux « narrations » des raisons et des règles, des procédures et des méthodes, ou carrément d’abandonner les histoires pour ne conserver que le discours abstrait. Ceci implique qu’on peut s’éloigner des situations concrètes, particulières ou universelles, pour les remplacer par des idées, qui ont pour spécificité d’être hors du temps et de l’espace : la causalité échappe à la chronologie. Ces idées peuvent être organisées et formalisées pour créer des systèmes, employées pour produire de nouvelles connaissances, formuler des principes généraux ou utilisées pour examiner de façon critique des pensées et même des faits. La logique est une façon particulière de pousser à ses limites un tel fonctionnement intellectuel. Les mathématiques et l’astronomie sont, dans de nombreuses cultures antiques ou traditionnelles, les formes les plus évidentes et les plus élémentaires de tels efforts, de même que, parfois, la médecine et la physique. Et ces nouvelles « sciences » permettent une compréhension du présent et du passé et de prévoir le futur. La connaissance n’est plus uniquement basée sur des données empiriques, mais aussi sur des abstractions et des constructions intellectuelles. Des lois émergent, non seulement descriptives, expliquant ce que nous percevons, mais aussi prescriptives, nous indiquant comment nous devrions agir. La raison pour laquelle nous mettons entre guillemets les termes « explication », « rationalité » et « abstraction », est que la culture du mythe tentait déjà de le faire, à sa manière. Par exemple, l’Afrique contemporaine est agitée par un débat qui tente de déterminer s’il y a – avait – ou non une philosophie africaine, si le rôle des conteurs ou « griots », ces bardes traditionnels, peut être considéré ou non comme de la philosophie. Les intellectuels africains « pro-occidentaux » affirment que cette activité n’est pas philosophique, principalement parce qu’elle ne comporte aucun système conceptuel et appareil critique, qu’elle n’explicite donc pas son propre potentiel philosophique. Pour eux, l’explicitation, la conceptualisation et l’analyse critique sont les éléments constitutifs du philosopher. L’autre camp, celui des ethno-philosophes, affirme que ces histoires, en tant qu’histoires, posent des questions, analysent et problématisent, en particulier l’existence humaine, sur des points existentiels, sociaux et moraux, produisent du sens, et en ce sens sont philosophiques. Rappelons ici comment Shelling, philosophe romantique allemand, a pris le contre-pied de la « philosophie première », la métaphysique de la tradition aristotélicienne, avec une « philosophie seconde », qui est le récit, la narration d’une histoire, bien que cette dernière philosophie soit en fait chronologiquement la première. Il est vrai que toutes les sociétés sont fondées sur de grands mythes, qui incarnent l’essence, la nature, la raison d’être, le but, la spécificité d’une société donnée. C’est pourquoi la littérature, sous forme de théâtre, poésie ou autre, est une institution cruciale, aux côtés de la philosophie, pour expliquer qui nous sommes, ce qu’est le monde. Et Shelling n’est pas le seul philosophe qui critique l’abandon du récit comme forme essentielle du philosopher. Plus récemment, la critique de la « philosophie des systèmes », du principe de « méthode », des concepts « transcendantaux », voire de toute forme d’abstraction, a fait florès chez certains philosophes.
Parallèlement aux grands mythes, sur le même principe, de nombreux contes, antiques ou récents, contribuent à créer l’identité de ceux qui les racontent et de ceux qui les écoutent. Que ce soit les histoires qui se perpétuent au sein des familles, ou le mythe que chacun s’élabore pour lui-même. N’avons-nous pas tous quelque histoire au sujet de notre petite personne, que nous avons racontée à de nombreuses reprises, changée et embellie à chaque fois, cette histoire que d’autres répètent comme nous, ou en la modifiant, cette histoire que notre entourage est parfois fatigué d’entendre, mais que nous continuons à raconter parce qu’elle est ce que nous sommes ? À moins que nous soyons ou devenions ce qu’elle est ? Nous jurons qu’elle est vraie, aussi incroyable soit-elle, mais dans un certain sens, une histoire ne peut pas être vraie, puisqu’elle décrit subjectivement, d’une manière spécifique et biaisée, un événement qui échappe en soi à n’importe quelle description, verbale ou autre. Une histoire est au mieux le résumé hyper condensé d’une série d’événements dont nous choisissons les points saillants et la manière de les décrire. C’est ainsi que l’homme est le seul animal qui s’invente !

Pour clarifier notre idée de la philosophie comme rupture avec la vie, cette dernière étant définie comme une séquence d’événements, récapitulons les points suivants. Raconter une histoire est plus facile et plus naturel qu’expliquer ; c’est plus concret, cela parle davantage à chacun. Les exemples viennent plus aisément à l’esprit que les explications. Les histoires semblent plus vraies que les explications, puisqu’elles consistent apparemment à décrire des faits plutôt que donner des interprétations « subjectives » et une analyse nécessairement « biaisée », car émanant d’un parti pris. Les histoires sont plus gratifiantes, car nous pouvons nous sentir bien, grâce à quelques paroles simples et plaisantes, qui ne nécessitent pas d’effort particulier de l’esprit. Les histoires donnent plus d’espace à l’imagination que la raison, cette dernière étant beaucoup plus stricte. Les histoires sont plus agréables à l’oreille que les pensées abstraites : même les enfants les apprécient, puisqu’elles ont une dimension esthétique dont manquent souvent les explications et les idées. La philosophie a une image plus aride, elle n’est pas aussi facilement satisfaisante, puisqu’elle implique un travail de compréhension, bien plus que le récit ne l’exige. Mais ces hypothèses de travail ne sont nullement incontestables, elles tentent seulement de fournir quelques généralités à propos des perceptions générales, qui déjà ne sont pas valides pour beaucoup de philosophes, la plupart d’entre eux se nourrissant de ce que le commun des mortels n’apprécie guère. En ce sens le philosophe est d’une certaine manière, aux yeux de l’opinion générale, quelqu’un qui a en quelque sorte abandonné la vie. Il semble ne pas être intéressé par la « réalité » : il lui préfère les idées absconses. Ce qui nous porte à notre prochain point : la qualité ascétique des idées.

L’ASCÉTISME DU CONCEPT

Cette aridité du discours philosophique nous porte directement à une autre facette de l’opposition entre la vie et la philosophie : la dimension ascétique du concept. Le concept est un outil crucial de la pensée, sinon le principal, comme c’est généralement accepté en philosophie, en particulier depuis Hegel. Et ce depuis que le philosophe allemand a proposé cet « outil » comme attestant de la « scientificité » de notre activité mentale. C’est pourquoi il rejette le récit, qui, pour lui, n’est absolument pas philosophique, même lorsqu’on le rencontre chez un philosophe « patenté » tel que Platon, qui se « laisse aller » à raconter des histoires, comme le perçoit Hegel, alors que pour Platon le mythe a toujours un rôle important dans la fondation de la pensée.
Qu’est-ce un concept ? C’est une représentation intellectuelle, généralement un mot, qui capture le thème ou l’idée saillante dans un discours donné ; nous pourrions aussi bien l’appeler « le mot clé » ou « le terme principal ». De façon plus moderne, il peut indiquer une fonction opératoire plutôt qu’un « objet ». Il peut être inclus dans le discours, ou induit par lui. Il peut être considéré comme une catégorie, un nom commun qui renvoie à une multiplicité d’objets. « Pomme » est un concept défini qui se réfère de façon abstraite à une infinité d’objets de formes, tailles et couleurs différentes, mais qui ont néanmoins certains traits en commun leur permettant d’entrer dans la catégorie de « pomme » : le concept à la fois rassemble et définit les objets qui lui correspondent. C’est le résultat d’une double opération. Une abstraction, puisqu’elle retient certaines caractéristiques d’objets et pas d’autres. Par exemple, une pomme ne peut pas être longiligne ou carrée, mais doit être à peu près ronde. De même le critère de « maturité » n’entre pas dans la définition de la pomme, quoique cela nous concerne lorsque nous voulons manger une pomme : une pomme pas encore mûre est déjà une pomme. Et une généralisation, puisque les caractéristiques prises en compte s’appliquent à tous les objets qui appartiennent à la catégorie. C’est un objet mental avec une double dimension, d’une part la compréhension : totalité des caractéristiques constitutives, d’autre part l’extension : totalité des objets auxquels ces caractéristiques peuvent être appliquées. Par conséquent, le concept est court – généralement un mot, parfois deux ou trois, rarement plus – abstrait ou général, puisqu’il ne se rapporte pas à une chose individuelle, concrète et spécifique. Pour montrer le processus et les degrés d’abstraction, Kant fait au demeurant une distinction intéressante entre les concepts empiriques, qui se rapportent à des objets que nous pouvons percevoir, et les concepts dérivés, que nous ne pouvons pas percevoir, puisqu’ils se réfèrent au rapport entre les objets, et les qualifient. « Trou » ou « homme » seraient des concepts empiriques, « égalité » ou « différence » seraient des concepts dérivés.
En fait, ce n’est pas tellement le concept qui nous intéresse ici, mais la dynamique en elle-même de conceptualisation, ou production de concepts. Comme Hegel l’indique dans son schéma réaliste – celui pour lequel les idées sont vraies -, le concept ne doit pas être déterminé simplement par son objet, c’est-à-dire être le concept de quelque chose, où la réalité serait externe à la pensée, mais nous devons plutôt viser un concept qui est l’objet lui-même de la pensée : quelque chose comme concept, où la réalité est engendrée par la pensée. C’est cette activité de conceptualisation qui pose problème à l’homme, ce processus de construction, avec son exigence de cohérence, lorsque l’on doit raisonner, plus que le concept lui-même, qui, comme objet mental virtuel et passif ne représente aucune menace concrète : donner et employer un nom, arbitrairement, représente une activité qui n’implique aucun accomplissement intellectuel particulier.
Qu’est-ce que la conceptualisation ? C’est l’activité d’identifier, de produire, de définir ou d’utiliser des concepts, intégrés dans un processus de pensée globale. Chacun des quatre aspects de la conceptualisation présente une certaine difficulté et constitue les raisons de notre résistance à la conceptualisation. Mais d’une manière générale, le problème avec la conceptualisation est qu’elle agit par une action de réduction : elle réduit, elle rétrécit et de ce fait elle véhicule une connotation sèche et dure. En conceptualisant, nous allons du concret à l’abstrait, du multiple au simple, du réel au virtuel, du perceptible au pensable, des entités inscrites dans le temps, la matière et l’espace, aux entités acosmiques, immatérielles et intemporelles : nous entrons au royaume des idées pures, le royaume du penser de la pensée. Et si le plus souvent l’idée de réduction véhicule une connotation négative, nous devrions rappeler au lecteur qu’en philosophie, elle peut être au contraire une activité positive et utile, comme dans le concept de « réduction phénoménologique », proposé par Husserl. C’est un processus mental où nous sommes invités à mettre entre parenthèses le monde et à suspendre un jugement fondé en subjectivité, afin de saisir la réalité intérieure d’un phénomène, en lui-même, objectivement, comme il apparaît. Bien sûr, nous devons abandonner toute réalité environnante, afin de contempler les objets de notre perception mentale déconnectée de leur contexte. Ce phénomène peut se produire naturellement, par exemple quand nous sommes étonnés, car nous voyons alors uniquement l’objet de notre étonnement, mais le processus de la réduction phénoménologique nous demande en général de recréer artificiellement une telle occurrence, peu courante, une tâche très artificielle et exigeante, qui nous permet de saisir l’essence intérieure d’un objet de la pensée en abandonnant, dans la mesure du possible, notre vue du monde pré-établie, qui biaise subjectivement notre pensée, engluant l’objet pensé dans sa propre matrice. Le procédé de réduction peut aussi se produire en observant les variations apparentes d’un objet donné, afin d’abandonner les caractéristiques contingentes et de conserver seulement le nécessaire, l’essence d’une chose, ainsi révélée.

Identifier un concept, dans notre discours ou celui d’un autre, est difficile parce que nous devons choisir, parmi tous les mots prononcés, lesquels sont au centre du modèle de pensée exprimé par le discours donné. C’est un processus difficile, puisque nous devons éliminer de nombreux mots, en fait la plupart d’entre eux, pour en garder seulement un, ou quelques-uns. Nous perdons la perspective narrative ou l’explication globale en pointant du doigt, avec un simple mot.
La production d’un concept est difficile parce que nous devons utiliser un terme qui dépasse une réalité donnée, qui pourtant est en deçà de cette réalité. Nous devons désigner par un terme unique l’entité qui unifie une pluralité dans une détermination simple. Nous devons diviser une totalité d’objets indéterminés par un processus de dénomination qui implique de créer des catégories déterminées. Ou encore nous devons qualifier l’ensemble d’une réalité globale par un mot spécifique, que l’on peut nommer « qualification », acte qui, pour Platon, touche à l’essence des choses. Mais là, il nous semble souvent que notre propre langue nous échappe, que cette réalité est au-delà de notre capacité de la penser.
De même, la définition d’un concept est difficile parce que nous devons déterminer la réalité que ce terme recouvre. Nous donnerions plus naturellement des exemples, puisque le concret ou le particulier viennent plus facilement à l’esprit que l’abstrait et le général. Définir signifie toucher à l’essence d’une réalité, déterminer et décrire sa nature sans prendre en compte la contingence, c’est un exercice mental des plus exigeants. Une autre manière simple et commune de définir est de produire des synonymes ; même si cela peut s’avérer utile, le problème demeure : ce geste mental n’indique pas comment déterminer la nature de la réalité en question, il ne fournit que des indices. Autre problème, certains concepts d’une nature fortement transcendantale sont en général employés pour déterminer ou qualifier d’autres concepts : ils semblent se référer seulement à eux-mêmes, en tant qu’entités évidentes en soi. C’est le cas par exemple pour « bon », « beau », « vrai », etc. Par conséquent, ils semblent échapper à toute définition, et toute tentative d’en produire une apparaîtra toujours comme réductrice, parcellaire et incertaine.
Utiliser un concept est probablement l’aspect le plus facile de la conceptualisation, car celle-ci peut s’effectuer sous un mode plus intuitif et moins formel. Néanmoins déterminer si un concept a été employé de façon appropriée fait partie de cette utilisation, ce qui en constitue la partie la plus difficile, voire rébarbative ou ingrate, puisque nous devons évaluer notre propre pensée. Pour une telle analyse, nous devons avoir en tête une idée plutôt claire et consciente de la signification d’un concept. Toutefois, l’intuition s’avère aussi assez fiable ; après tout, la langue nous est enseignée sous un mode plutôt « naturel » ou itératif, comme une pratique quotidienne répétitive, plus que comme un processus conscient et analysé. La réticence commune des écoliers pour étudier la grammaire et un certain abandon de son enseignement dans la pédagogie moderne apportent un éclairage à notre propos, concernant la nature « artificielle » de cette activité formelle. Bien que de notre point de vue, « artificielle » ne soit nullement contradictoire avec nécessaire.
Afin de synthétiser ce qui est ascétique et désagréable dans la conceptualisation – et donc contraire à la vie -, voici ses exigences. Devoir choisir et abandonner, alors que nous voulons tout. Convoquer des termes spécifiques ayant une fonction spécifique, car cette rigueur nous semble formelle, compliquée, pointilleuse, or nous préférons ce qui est facile. Traiter des abstractions qui n’ont aucune réalité empirique immédiate, car elles nous apparaissent inutiles et vaines. Analyser notre pensée et en devenir conscient, parce que c’est ascétique et effrayant. On pourrait objecter à notre idée que la conceptualisation est une cessation de la vie en répliquant que ce que nous venons de décrire est simplement un travail intellectuel, que le travail fait partie de la vie, et que si certains n’aiment pas travailler, d’autres y trouvent leur compte. Nous voudrions répondre à cette objection en deux temps. D’abord nous traiterons de l’aspect du travail, puis de l’aspect intellectuel.

LE TRAVAIL

Parmi les cultures et les penseurs, il existe différentes visions du travail. Nous ne voulons pas nous engager dans une vaste étude sur le sujet, mais uniquement fournir quelques exemples sur la façon dont fonctionne l’opposition entre la « vie » et le « travail ». Pour commencer, nous pourrions mentionner le fait que le mot « travail » lui-même, dans certaines langues comme le français ou l’espagnol (trabajo), vient du mot latin tripalium, qui désignait à Rome un instrument de torture, ou un objet pour immobiliser des animaux, alors que les animaux sont définis précisément par leur mobilité. Contrairement à la vie qui est une liberté de mouvement, le travail est lié à la contrainte, et donc à la douleur. Negotium est un autre mot latin qui réfère au travail : il signifie l’absence de repos, de loisirs, l’absence de ce qu’on appelle en français « le temps de vivre » ; le negotium (d’où vient le mot « négoce », est la négation de l’oisiveté, ce privilège de l’élite, ce luxe d’une société qui a les moyens du superflu. Pour cette raison, Aristote recommande de ne pas donner la citoyenneté à l’ouvrier. Dans la même veine, Rousseau critique l’agitation et le tourment inhérents au travail, Pascal prétend que nous utilisons cette activité pour ne pas penser à nous-mêmes, Nietzsche considère que le travail est une police mentale utilisée pour contrôler la conscience afin d’enrayer le développement de la raison, du désir et de l’indépendance. Le concept d’aliénation est une autre accusation contre l’idée du travail, selon Marx et bien d’autres. Le concept de « travail » a aussi ses inconditionnels. Arendt pense que le travail fournit plaisir et bonne santé, Comte affirme qu’il engendre la cohésion sociale, Voltaire écrit qu’il nous protège contre trois fléaux terribles : l’ennui, le vice et le besoin. Nous noterons que la défense du travail ne repose pas simplement sur son utilité pratique, mais également sur le fait qu’il contribue au développement existentiel. Nous mentionnons ici ces auteurs « opposés » à notre thèse pour prouver que, d’aucune manière, nous prenons nos idées pour des absolus de la pensée : elles constituent simplement des hypothèses de travail.
On pourrait aussi critiquer le fait que nous ne distinguons pas les diverses acceptions du terme, que nous confondons les différentes significations du mot « travail » : comme fonction sociale, comme moyen de gagner sa vie, comme activité, etc. Par exemple nous ne distinguons pas l’activité plaisante et libre du penseur de l’activité physique et douloureuse du travailleur manutentionnaire.
Nous plaiderons coupable sur ce compte, car nous ne voulons pas opposer un travail intellectuel « noble » à un travail physique « vulgaire », nous trouvons intéressant de ne pas opposer ces deux conceptions, puisqu’elles s’inversent facilement, surtout aujourd’hui, même si cette opposition peut encore être très vraie dans beaucoup de circonstances. En effet, un intellectuel peut écrire un livre pour des raisons économiques et pour maintenir son statut – par exemple le fameux « publish or perish » des universitaires américains – comme une sorte de nécessité, tandis que le maçon peut construire une maison pour le seul plaisir de construire quelque chose. De la même façon, nous n’entrerons pas dans le débat de la nature de l’homme en tant que « homo faber » (homme fabricant), qui essaie naturellement d’accomplir quelque chose dans sa vie, contre une conception paresseuse de l’homme, ce « pécheur » qui tombe dans l’ignominie de la paresse, cet être qui cherche autant qu’il peut à échapper à sa part de travail pour la bonne raison que le travail est tout bonnement la punition à laquelle nous sommes condamnés à cause du péché originel. Nous voulons uniquement fournir quelques indications pour illustrer notre vision de la résistance existentielle au travail, pour justifier et donner du sens à la thèse de l’incompatibilité entre la vie et le travail, en rappelant que le travail est souvent accompli sous la contrainte de la nécessité – « gagner sa vie », – qu’il est un effort, et que souvent, sinon très souvent, les hommes l’éviteraient si on leur demandait de choisir librement et sans aucune contrainte le déroulement de leur quotidien. Ceci pourrait expliquer pourquoi la philosophie, pratique qui implique un travail assez conséquent, dans l’apprentissage d’une culture, dans l’acquisition de compétences et en se confrontant à soi-même, sans espèce de nécessité immédiate ou de récompense facile – ce n’est pas le moyen le plus évident de gagner sa vie ou de devenir riche – n’a jamais rempli les stades de football. Évidemment, si la philosophie est une simple discussion au sujet de la vie et du bonheur, le genre d’échange plaisant que nous aurions naturellement en prenant une boisson au café du coin, ce serait alors une toute autre affaire. C’est d’ailleurs la direction que prennent quelques philosophes dans le but de rendre la philosophie plus populaire, en produisant un prêt à penser. Mais si la philosophie est un travail, une lutte avec soi-même et autrui, afin de produire des concepts ou exister, elle tendra à être rejetée par la majorité comme un obstacle à la « bonne vie ».

Le travail s’oppose souvent à la vie, car il est une obligation, tandis que la vie est avant tout un désir. Friedrich Schiller, à la fois philosophe, poète et dramaturge, n’appréciait pas le dualisme plutôt kantien entre ce qu’il appelait « instinct sensuel » ou désir, et « instinct formel » ou obligation, une opposition qu’il a voulu résoudre par une troisième entité : « l’instinct de jeu ». Il affirme que lorsque le philosophe repoussera son auditeur par l’aridité de son discours, il pourra le ramener à lui par cet « instinct du jeu » : l’homme aime jouer, avec les idées par exemple. Mais ceci implique que les émotions soient éduquées par la raison, que nous apprenions à échapper au « besoin » de l’immédiat, or nos désirs résistent à un tel effort ; c’est néanmoins possible, sinon, comment les enfants pourraient-ils se développer et grandir ? Pour l’humaniste allemand, dans « l’âme belle », le devoir et l’inclination n’entrent plus en conflit l’un avec l’autre. L’expression de soi-même ne doit pas être liée aux sentiments banals et primitifs, mais peut être reliée aux émotions plus évoluées, en particulier à l’amour de la beauté ou de la vérité. La liberté humaine s’exprime donc comme une capacité d’aller au-delà des instincts animaux. Mais, bien sûr, ceci implique un certain travail, car un tel accomplissement ne jaillit pas naturellement. Si cette émotion peut devenir naturelle, c’est par une nature acquise, une spécificité de l’homme qui s’appelle aussi la culture, une culture qui en ce sens est toujours un travail, comme nous le voyons dans l’origine même du terme « culture », en son sens premier.

LA RAISON

Examinons le problème « intellectuel » de la philosophie. Pour commencer, nous pouvons rappeler au lecteur l’histoire célèbre de Thalès et de la servante, racontée par Platon. Apparemment, Thalès, philosophe et astronome, regardait les étoiles, et ne voyant pas où il mettait ses pieds, il tomba dans un puits. Une servante qui observait la scène se mit à rire bruyamment : comment un tel énergumène, si occupé avec « les sphères éthérées », peut-il ainsi ignorer la réalité toute proche de lui ? La question qui s’impose d’elle-même à l’esprit philosophique, ce qui d’après l’anecdote ne concerne assurément pas la servante, est de savoir si le puits, le trou dans la terre, la présence physique immédiate, est dotée de plus de réalité que les cieux éloignés que Thalès s’appliquait à contempler. Cette histoire capture bien la vision générale du philosophe, la perspective de l’activité philosophique, quoiqu’elle s’articule autour d’une sorte de cliché. Mais après tout, un cliché est un mot qui, à l’origine, désigne la photo prise par un appareil, montrant de manière figée ce qui est visible immédiatement ; malgré son action réductrice, il y a de la réalité dans le cliché. Ainsi le philosophe, en affirmant qu’il y a une réalité autre qu’immédiate et évidente, se concentre sur cette réalité cachée, il est obnubilé par elle, il est hanté par son secret, et ne voit plus ce qui est visible à « l’autre », au « non philosophe ». Ceci nous ramène à Platon et à l’Allégorie de la caverne, où le héros, après avoir d’abord été aveuglé par la « lumière de la vérité », après s’y être habitué et l’avoir vue, est de nouveau aveuglé lors de son retour dans la caverne sombre, et il ne peut plus participer aux jeux du commun, qui pour lui n’ont plus de sens. Son comportement étrange provoquera d’abord le rire chez ses concitoyens, puis une rage qui les mènera à le tuer.
Un autre point de divergence apparaît entre vie et philosophie, lorsque nous pensons à Thalès et à la servante : la question du corps. En effet, il semble que la domestique habite son corps, contrairement au philosophe. Nous pourrions penser à lui – et à de nombreux philosophes – comme un pur esprit monté sur pattes, son corps étant uniquement le moyen de transport de sa tête, comme sur les dessins enfantins, ces hommes sans corps que les maîtresses appellent des têtards. La servante est un être de chair, et Thalès est presque un ectoplasme. Contrairement à elle, il ne s’inquiète pas de ce qui arrive à son corps, c’est pourquoi il tombe. L’immédiateté des sens n’a aucune signification réelle, car chez Thalès, l’activité de ces derniers est totalement distendue, son regard est perché dans le ciel, occupé à contempler les étoiles, tant et si bien que la vision ne se distingue plus réellement de l’activité mentale. Tandis que la domestique semble être dotée de ce qu’on appelle « gros bon sens », de « sens commun », cette rationalité très empirique, si étroitement liée à la perception sensorielle. Elle fait confiance à ses yeux et à son esprit – à sa vision immédiate – pour ce qu’ils lui indiquent, alors que le philosophe doute, dissèque et essaie toujours d’aller au-delà. Elle est vivante, elle existe, lui n’est qu’un esprit. Il incarne la thèse intellectualiste classique : le corps est une prison pour l’âme, une âme qui essaie continuellement d’atteindre l’illimité, l’inconditionnel, mais que le corps humilie constamment, en lui rappelant sa finitude. Ainsi l’âme dédaigne ce morceau ridicule de chair appelé corps. La vie est sale et impure. C’est la raison pour laquelle Lucifer ne peut pas comprendre pourquoi Dieu ne préfère pas les anges magnifiques, créatures de lumière, plutôt que ces humains fangeux et maladroits. Lucifer en tant que « saint patron » des philosophes… Même lorsque le philosophe se soucie du corps, ce dernier n’est jamais qu’un concept. Par ailleurs, l’autre corps souvent ignoré ou dédaigné par le philosophe est le corps social. De même que le corps physique et personnel, le corps social est contraignant, lourd, banal, grossier, malpropre, brut, immédiat, etc. Ce qui est commun est mauvais, l’opinion par exemple, est bon ce qui est « spécial ».
Ce qui est éloigné est beau, la laideur caractérise la proximité. Ce qui est matériel est déterminé, ce qui ressort de la pensée est liberté. Une fois encore, un tel schéma « intellectualisant » ne peut prétendre d’aucune manière établir un prisme absolu, mais cela fonctionne assez bien comme approximation générale, et cette vision est utile pour comprendre notre propre fonctionnement. Il s’agit simplement d’un de ces dualismes classiques qui régissent l’existence de l’homme. Il permet par exemple de comprendre cette tendance intellectualisante tout à fait banale et commune, qui nous incite à ne croire personne d’autre que nous-même, cette méfiance fondamentale contre l’opinion d’autrui, cette suspicion qui habite à différents degrés les esprits dès qu’ils se targuent de penser de manière originale.
Enfin et surtout, l’autre façon dont l’intellect nie la vie est dans son rapport aux sentiments. Prenons-en un, commun, qui souvent est prétexte à ne pas philosopher : l’empathie. C’est une des raisons invoquées régulièrement pour nous empêcher de questionner autrui lorsque nous l’invitons à penser. L’empathie, comme la compassion, l’amour, la pitié et d’autres, est de ces sentiments sociaux qui nous rendent humains, vivables. Mais l’intellect, comme tout fonctionnement mental, en favorisant sa propre activité, tend à ignorer, diminuer, nier, frustrer ou supprimer les autres types d’activités, particulièrement s’ils ne sont pas de même nature. En effet, analyser et conceptualiser, exiger de quelqu’un d’autre qu’il en fasse autant, demander qu’il recherche et expose la vérité, qu’il s’interroge, constitue une injonction troublante et douloureuse, contraire aux sentiments sociaux dont le principe est de faciliter autant que faire se peut la vie pour soi-même et notre prochain, afin de ne pas susciter de situation tendue, inquiétante ou conflictuelle. À ce point, les partisans de « la totalité de l’être », thèse qui incarne une autre forme de toute-puissance ancrée dans la tendance « new age », ou bien des personnes adeptes d’un certain psychologisme, affirmeront que l’intellect et les sentiments sont tout à fait complémentaires et se combinent très bien. Mais à partir de notre propre expérience, nous en concluons qu’il s’agit uniquement d’une stratégie de protection de soi, d’une certaine « misologie », une peur de penser, une crainte de la rencontre intellectuelle. Il nous semble que ces « humanistes » qui prétendent protéger autrui de l’âpreté de la pensée tendent à projeter leurs propres craintes et préventions sur les personnes – adultes ou enfants – auxquels ils ont affaire, exprimant plus que toute autre chose un manque de confiance envers leur propre identité intellectuelle. Ils manifestent une appréhension du « tragique » et de là, une méfiance envers l’identité intellectuelle de tout un chacun, phénomène tout à fait commun, très humain. Les sentiments semblent à nouveau constituer un principe fondamental de la vie, une manière commune de se comporter, et la philosophie prend l’aspect d’une activité forcée et artificielle, dotée d’une connotation exigeante, dure et brutale. On oublie que la philosophie, comme tout art martial, ne peut pas empêcher de trébucher, de tomber ou de se meurtrir. C’est probablement ainsi qu’elle nous enseigne à nous développer, en nous incitant à nous engager dans un corps à corps avec la réalité.

Ces spécificités de l’intellect peuvent être regroupées dans un concept existentiel qui nous est cher : l’authenticité. Or, malgré sa connotation existentielle, l’authenticité est une forme de mort. Être authentique signifie radicaliser notre position, oser l’articuler, l’accomplir sans regarder constamment par-dessus notre épaule, aller jusqu’au bout sans tressaillir, se risquer sans frémir au débordement et à l’excès : l’authenticité n’a pas besoin de se justifier. Cette apparente absence de doute offre une bonne raison à autrui de la qualifier de hautaine et d’arrogante. Cette singularisation extrême est une des raisons principales expliquant l’ostracisme qui se manifeste contre les philosophes, phénomène dont ces derniers abusent facilement pour glorifier leur position et leur être. Les cyniques sont un exemple intéressant de ce cas de figure : ils osent exprimer ce qu’ils pensent, ils osent penser ce qu’ils pensent, sans aucune considération pour les coutumes, principes, morales et opinions établis. Ils montrent de l’irrévérence pour tout ce qui est considéré comme sacré par leur entourage et leurs concitoyens, ce qui les mène naturellement à la confrontation ou à l’isolement. Ils apparaissent comme rigides et dogmatiques, alors que théoriquement, pour survivre, on doit plutôt être flexible et s’adapter aux circonstances, aux événements et au milieu. On peut donc les accuser de basculer dans un comportement pathologique, suicidaire, au moins sur le plan symbolique. Or, s’ils sont accusés de hacher menu leurs interlocuteurs, on ne doit pas ignorer qu’ils agissent pareillement avec eux-mêmes. Déjà à cause de l’état de guerre perpétuel dans lequel ils sont de fait engagés, bien que cette « guerre » ne soit pas leur véritable finalité : cette situation conflictuelle découle simplement de leur incapacité à feindre et à jouer les jeux sociaux. De même, parce que leur propre personne est mise au second plan en faveur de quelque chose de plus important, un certain concept transcendant, que ce soit la vérité, la nature ou autre chose, concept pour lequel ils sont disposés à tout sacrifier, y compris leur propre personne. Une des raisons pour lesquelles ces personnages restent incompris et étranges, est que bien souvent ils ne prononcent pas le concept même qui les anime, car, pour le cynique, les mots sont en deçà de toute vérité : ils ne sont que mensonges et illusions. Ils apparaissent donc comme des hors-la-loi, des infidèles, des personnages incongrus et intransigeants qui n’acceptent ni les demi-mesures ni les compromis, tout en offrant le spectacle d’une radicalité absurde, suspecte, voire malodorante. Il est vrai que lorsque nous observons les thèmes habituels de conversation, ce que l’on nomme le quotidien, nous nous rendons compte que la plupart des échanges se composent de trois ingrédients principaux : la causette à propos du temps ou les commérages, un discours d’autoglorification et d’autojustification, et diverses stratégies pour obtenir quelque chose de quelqu’un. L’authenticité du philosophe est dans une rupture totale avec cet arrangement conventionnel : la petite conversation est ennuyeuse, théoriquement il n’y a nul besoin de se glorifier ou de se justifier, et a priori le dialogue ne devrait traiter que de préoccupations fondamentales. Sinon, il vaut mieux garder le silence et faire taire l’interlocuteur, position violente s’il en est une.

L’Allégorie de la caverne capture bien deux attitudes fréquentes et distinctes que l’homme populaire de la rue adopte envers le philosophe : le rire et la colère. Le rire parce que celui-ci agit d’une manière étrange, comme chez la servante de Thalès, et la colère provoquée par le soupçon – ou la certitude – qu’il sait quelque chose que les autres ne savent pas. On pourrait aussi parler d’envie, de jalousie. Cette description renvoie au philosophe défini en tant qu’une autre personne, mais qu’en est-il du philosophe à l’intérieur de soi-même ? Quel rapport entretenons-nous avec lui ? Examinons comment ce philosophe intérieur, ce démon comme Socrate l’appelle, nous empêche de vivre. Nous pouvons répondre à cette question indirectement en argumentant qu’en général, au cours du processus éducatif, les parents n’encouragent guère le type de préoccupation que nous nommerions philosophique : ils nourrissent peu, voire pas du tout, une telle vision du monde chez leur progéniture. Il est une raison simple à cette prévention : un enfant doté de ce type de comportement sera perçu comme affligé d’une sorte de handicap : il serait maladroit, distrait, sans esprit pratique, gênant, ennuyeux, etc. En d’autres termes, il ne semblerait pas se préparer à la lutte qu’est la vie, vision commune de l’existence, même lorsque cela ne s’avoue pas ouvertement. On doit s’adapter, on doit être pratique, on doit hurler avec les loups, nous vivons dans une culture de résultats. Surtout aujourd’hui, à une époque où la concurrence économique fait rage, où l’on entreprend des études avant tout parce que cette activité nous procurera un métier digne de ce nom, c’est-à-dire rentable. S’engager dans des préoccupations philosophiques ne semble donc pas fournir la préparation la plus adéquate à la vie. Il semble que c’est au mieux un luxe, au pire une menace. Nous observons ceci fréquemment dans notre travail avec les enfants, à travers diverses objections contre la pratique philosophique, dont la principale est qu’apprendre à penser prend du temps et qu’il y a des sujets plus pressants à traiter. Pour rester dans la même veine, nous pouvons ajouter une seconde objection, tout aussi importante : la crainte que l’enfant soit déstabilisé ou troublé par ce genre d’exercice. Sa vie d’enfant serait inhibée par la pratique de la pensée, ce qui pourrait seulement provoquer de l’angoisse, du doute et ébranler son être. Certains adultes considèrent que la vie est déjà assez dure, sans devoir, de surcroît, penser aux choses terribles : « Laissez donc l’enfant être un enfant », s’écrient-ils… Et l’adulte aussi, sans doute par la même occasion… Ainsi, en plus des difficultés réelles dans l’acte de penser, comme nous l’avons déjà examiné, se trouve la suspicion que certains types de pensée susceptibles de surgir seraient menaçants ou destructeurs. Ce qui est très probablement vrai. Une piste qui nous emmène vers la prochaine contradiction entre la vie et la philosophie : la question de la problématisation.

PENSER L’IMPENSABLE

Une des compétences importantes de la philosophie est la capacité à problématiser. Au travers des questions et des objections, on est censé examiner de façon critique des idées ou des thèses données, afin d’échapper au piège de l’évidence. Cette « évidence » est constituée par un ensemble de connaissances et de croyances que les philosophes appellent des « opinions » : des idées qui ne sont pas raisonnées, qui sont établies simplement par habitude, rumeur ou tradition. Ainsi, en s’engageant dans le processus philosophique, on doit examiner les limites et la fausseté de toute opinion donnée et envisager d’autres chemins de pensée, ce qui, à première vue ou à la pensée commune, semble bizarre, absurde ou même dangereux. On doit suspendre son jugement, comme Descartes nous invite à le faire, et ne pas se fier à des émotions et à des convictions habituelles. Voire même, par sa « Méthode », il nous demande de subir un certain processus mental qui, pour lui, garantit d’obtenir une sorte de connaissance plus fiable, qu’il appelle aussi « évidence », en opposition à une opinion « établie », qu’elle soit vulgaire ou savante. Afin d’être fiable, cette « évidence » doit pouvoir supporter le doute, il faut pour cela prévenir la précipitation et le préjugé, et la pensée doit prendre des formes claires et distinctes. Avec la méthode dialectique, que ce soit chez Platon, Hegel ou autre, le travail de la critique ou de la négativité va plus loin, puisqu’il est nécessaire de pouvoir penser le contraire d’une proposition afin de la comprendre et l’évaluer : pour penser une idée il est nécessaire d’aller au-delà de cette idée, et toute possibilité d’« évidence » tend naturellement à disparaître. Mais pour mettre en œuvre de telles procédures cognitives, nous devons être dans un certain état mental, adopter une attitude spécifique, composée de distanciation et de perspective critique. Ce procédé est très exigeant, il rencontre de nombreux obstacles. La sincérité est un des obstacles courants à cette attitude, ainsi que la bonne conscience et la subjectivité qui doivent abandonner leur emprise tenace sur l’esprit. Plus radicalement, les principes moraux, les postulats cognitifs et les besoins psychologiques qui nous guident dans la vie doivent être mis entre parenthèses, être soumis à une critique âpre, et même être rejetés, ce qui ne se produit pas naturellement puisque cela génère de la douleur et de l’angoisse, travail qui exige une grande capacité de se distancier avec soi-même. Se dédoubler – ainsi qu’Hegel le suggère – comme condition au penser vrai, comme condition de la conscience. Et afin d’accomplir un tel changement d’attitude, on doit en fait « mourir à soi », « lâcher prise », on doit abandonner ne serait-ce que momentanément ce qui nous est le plus cher, sur le plan des idées et sur le plan des émotions les plus profondes. « Biologiquement, je ne peux pas le faire! » me répondit une fois un professeur espagnol, quand je lui demandais de problématiser sa position sur un certain sujet. Visiblement, elle avait plutôt bien perçu le problème, sans pour autant prendre vraiment conscience des conséquences intellectuelles de sa résistance ou de son refus. Notre vie, notre être, semblent fondés sur certains principes établis que nous considérons non négociables. Alors, si la pensée implique de problématiser, si le travail de négativité représente une condition indispensable à une réflexion digne de ce nom, il s’agit donc de mourir afin de penser. En observant la façon dont les personnes impliquées dans une discussion s’échauffent lorsqu’on les contredit, comment elles ont recours à des positions et des stratégies extrêmes afin de défendre leurs idées, y compris la plus flagrante mauvaise foi, on peut en conclure en effet, qu’abandonner ses propres idées représente bien une sorte de « petite mort ».
On peut se demander pourquoi nous refusons de manière rigide d’abandonner « notre » idée même pour un instant, pourquoi nous résistons tant à un exercice de problématisation, aussi court soit-il, comme nous le rencontrons régulièrement lorsque nous formulons une telle demande. C’est certainement le cas pour les adultes, cela semble moins poser un problème aux enfants, car ces derniers sont nettement moins conscients des implications et des conséquences d’envisager une quelconque contre-proposition, même au travers d’un artifice comme celui du simple exercice. Un indice que nous possédons sur ce sujet nous est fourni par Heidegger, qui déclare que : « Le langage est la maison de l’être ». Pour lui, parler est faire apparaître quelque chose en son être même, nous pourrions donc extrapoler que la parole engendre l’existence. Pour l’homme, être de langage par excellence, ce constat est plutôt évident, bien que cette perspective soit souvent rejetée, comme le montre par exemple l’objection commune : « Ce sont seulement des mots ». Sans histoires, sans mythes, sans récits, sans dialogues, que serions-nous ? Certainement pas des êtres humains ! Tout ce que nous énonçons à propos de nous-mêmes, que ce soit sous forme de récit – mythos – ou sous forme d’idées et d’explications – logos – nous est indispensable et précieux. Pour montrer l’importance de la parole, nous avons seulement à observer combien nous nous sentons menacés lorsque notre discours est ignoré ou contredit ; nous prétendons tout à coup être très préoccupés par la vérité ! En fait, notre vrai souci se porte sur notre propre image, sur cette personne que nous avons laborieusement et soigneusement construite, une individualité désireuse de maîtriser sa propre définition, un être singulier animés de grandes ambitions, car il prétend sans l’avouer détenir la connaissance, l’expérience, la raison, bref un individu de valeur…
Notre image est une idole à laquelle nous sommes disposés à tout sacrifier ; aucun don n’est trop grand pour elle. Ainsi, lorsque la philosophie ou un philosophe spécifique nous invite à examiner la facticité, l’absurdité ou la vanité de nos propres pensées, notre être entier réagit violemment, instinctivement, sans même avoir à y penser, comme pure réaction de survie. Le conatus spinozien, notre désir de persévérer dans l’existence, dépasse notre soif pour la vérité ; notre désir d’être spécifique – l’existence – est prêt à nier toute forme d’altérité qui lui semblerait représenter une quelconque menace, y compris la raison elle-même. La personne, cet individu construit empiriquement, se sent menacée dans son existence même, par l’être transcendant, sans visage et sans identité. C’est l’opposition que pose Carl Jung entre la « persona », cet être d’apparence, plutôt fonctionnel, et « l’anima », l’individu au sens profond du terme, transcendantal, capable de distanciation et de critique face à l’être empirique. Problématiser nos plus pensées les plus intimes, nos principes fondamentaux, abandonner temporairement ou examiner librement les postulats que nous avons souvent énoncés, que nous défendons âprement, parfois durant de nombreuses années, devient une position intolérable. Nos idées sont nous-mêmes, nous sommes nos idées. Un tel modus vivendi ne devrait-il pas être perçu comme une forme d’obstination pathologique ? Cependant, admettons-le, comment pourrions-nous nous situer dans la société et agir en son sein si nous n’éprouvions pas un tel attachement ? Comment pourrions-nous nous investir dans un projet de vie, si nous ne nous soumettions pas à quelques principes fondamentaux ? Comment existerions-nous, sans quelques idéaux normatifs guidant notre vie, bien que nous soyons loin de les réaliser ? Si l’homme est un être de pensée, il est un être d’idées, donc de rigidité et de préjugés. Car bien que les idées soient des outils pour la pensée, trop souvent le moyen est pris pour la fin, et de ce fait l’idée devient un obstacle à la pensée. Problématiser signifie tenter de rétablir la primauté de la pensée sur les idées, une tâche qu’il n’est pas facile à accomplir, puisque l’individu empirique éprouve des difficultés à céder à l’être transcendant. Abandonner des idées spécifiques, nos idées spécifiques, est une forme de mort : penser est donc comparable à mourir.

QUE FAIRE ?

Dans certaines cultures, le philosophe bénéficie d’un vrai statut : il est admiré, pour sa connaissance, pour sa sagesse, pour sa profondeur, parce qu’il semble avoir accès à une réalité refusée au commun des mortels. Dans d’autres ambiances culturelles, au contraire, il est perçu comme un être inutile, suspect, maladroit ou même pervers. Pour en revenir à Thalès et à la servante, certaines sociétés accordent une place plus prépondérante à la perspective céleste, d’autres accordent leur crédit à une vision plus terre à terre. Le second cas se manifeste sous différentes formes. Première possibilité : la philosophie reste relativement absente de la matrice culturelle, elle est réduite au strict minimum en terme d’importance dans la psyché collective. Deuxième possibilité : la philosophie est perçue comme un ennemi, puisqu’elle mine les postulats et les principes guidant cette société, en introduisant le doute et la pensée critique. Troisième possibilité : la philosophie s’adapte à la matrice culturelle, s’ancre elle-même dans la préoccupation matérielle, afin d’inhiber l’élan de la pensée dans son évasion vers une réalité plus éthérée, Ces trois aspects peuvent facilement être combinés, la culture anglo-américaine étant un bon exemple de cet ancrage. Que ce soit aux Etats-Unis ou en Angleterre, la philosophie représente une composante culturelle plutôt faible. Elle est souvent considérée comme une menace contre les postulats politiques, économiques et religieux établis. La tradition philosophique spécifique de ces pays tend à se cantonner à la réalité empirique et matérielle, comme nous l’observons historiquement dans les courants tels que l’empirisme, l’utilitarisme et le pragmatisme.
Ce troisième aspect, la forme spécifique du philosopher, n’est donc pas accidentelle : il s’agit d’un problème d’axiologie. Quelles sont les valeurs d’une société donnée? Quelle est la hiérarchie des valeurs autour desquelles cette société est organisée? Souvenons-nous de la célèbre peinture de Raphaël : l’école d’Athènes, qui montre Platon tendant le doigt vers le ciel et Aristote montrant la terre, tandis que divers philosophes semblent intéressés par différents problèmes. L’histoire de la philosophie n’est rien moins qu’une série d’affirmations et de réfutations, accompagnées de quelques considérations épistémologiques sur les méthodes et les procédures employées pour établir ces différents points. Par conséquent, la critique de la philosophie ou son rejet opère encore dans le cadre de la philosophie, car il s’agit toujours d’une critique ou d’un rejet d’une forme spécifique et particulière de la philosophie, critique ou rejet qui prend aussi une forme philosophique particulière. La philosophie produit sa propre critique et œuvre sur sa propre critique. C’est la raison pour laquelle la philosophie peut se réclamer comme la forme même de l’antiphilosophie ; que cette antiphilosophie soit de nature religieuse, scientifique, psychologique, politique, traditionnelle, littéraire, ou autre, elle reste philosophique. Nous sommes donc obligés de postuler, aussi subjectivement soit-il, que l’homme ne peut guère échapper à la philosophie, pas plus qu’il ne peut échapper à la foi ou à l’art. Les seuls paramètres qui changent sont les valeurs adoptées, les méthodes employées, les attitudes entretenues et le degré de conscience. L’humain crée sa propre réalité, et cette production de réalité a un contenu philosophique. Les accomplissements de l’homme peuvent changer de signification, son désir de déterminer la réalité peut se modifier, son rapport à la réalité peut varier, l’importance relative donnée à la « signification » peut s’opposer à l’importance donnée aux observations « factuelles », mais quoi que nous fassions, nous ne pouvons pas échapper à l’acte de signifier, parce que l’homme est un animal raisonnable et il ne peut pas échapper à la raison, une raison qui est productrice de sens, expression de sens. Ceci signifie que naturellement l’homme interprète, juge, évalue, décide subjectivement quel degré de réalité et quelle nature il accorde à la réalité, il fixe la norme pour ce qu’est la vérité. Nous pouvons aussi déclarer que la réalité et la vérité ne sont rien que des concepts, de simples constructions humaines ou des inventions. Même lorsque l’homme décrète que la réalité lui échappe totalement, parce qu’elle est matériellement déterminée, objectivement définie ou donnée par Dieu, il prend un engagement, il s’engage dans un ensemble défini de valeurs.
En d’autres termes, la servante est un interlocuteur aussi valable – en un sens, elle est également philosophe – que Thalès, quoiqu’elle ressemble beaucoup à notre voisin de palier. Ce qui nous ramène de nouveau à la question de la philosophie « vulgaire » et de la philosophie « élitiste ». La philosophie est une tentative « d’écart », de faire un pas au-delà, mais ces transformations spatiales sont dépourvues de sens sans « l’en deçà », car le « là-bas » n’est rien sans le « ici et maintenant ». Le personnage de Thalès prend tout son sens dans son rapport à sa servante, il a besoin d’elle : assez étrangement elle est son « alter ego » : elle est un autre « moi » ! Sans dialogue et tension entre ces deux positions, Thalès perd son intérêt, la fille devient inintéressante. Rapprochons cette tension de l’Allégorie de la caverne. Pourquoi dans ce mythe de Platon, le philosophe revient-il à l’intérieur après son évasion réussie? Il revient pour mourir ! Il ne peut pas rester dehors, à contempler la pure lumière, bien qu’il se soit écrié en un premier temps qu’il préférerait être l’esclave d’un pauvre laboureur en ce monde lumineux plutôt que de revenir dans les ténèbres. Mais Platon ne peut pas empêcher le retour, il ne peut pas ne pas proposer de ramener cet homme dans la caverne, comme si la fatalité l’obligeait à ce « dialogue » forcé, à cette confrontation, à cette mort. Il n’est pas de philosophie sans « agon », affirme Nietzsche. L’agon étant dans la tragédie grecque le moment de la confrontation, du drame, de la tension. Cet instant est, de façon ambiguë et paradoxale, destructif et constructif. La pensée est un dialogue avec soi-même, écrit Platon, et il ne peut pas y avoir de dialogue s’il n’y a pas distance et opposition : sans écart, sans intervalle, il n’y a pas de confrontation.

Notre thèse est qu’en affirmant qu’il y a des choses plus importantes ou plus pressantes à faire que la philosophie, nous sommes déjà dans la discussion philosophique. Même en oubliant que la philosophie existe, nous sommes déjà dans le domaine philosophique. Le rôle du philosophe, comme celui de l’artiste, est de faire remarquer, de montrer, de pointer du doigt. Foucault écrivit que si le scientifique rend visible l’invisible, le philosophe rend visible le visible. Une fois que quelqu’un a vu, il peut accepter d’avoir vu, il peut nier avoir vu, il peut oublier avoir vu, mais quoi qu’il dise ou fasse, ses yeux ne sont plus les mêmes, le monde n’est plus le même : on ne peut plus prétendre « retourner » à une quelconque virginité. La philosophie fait feu de tout bois. Dans le dialogue, le philosophe « gagne » toujours, uniquement parce qu’il s’engage dans le dialogue avec autrui. Il ne gagne pas à la manière du rhétoricien : ne confondons pas la philosophie et l’éristique, car dans cette dernière il s’agit de l’emporter dans un débat, de persuader et même de convaincre. Dans le dialogue, le philosophe « gagne » de deux façons : en obtenant de l’autre qu’il voie quelque chose et en voyant lui-même ce que l’autre voit. C’est pourquoi le dialogue est si crucial pour la philosophie. C’est pourquoi Socrate a si résolument et implacablement poursuivi ses semblables dans les rues d’Athènes et n’a pas envisagé d’intérêt plus fondamental pour la vie que d’examiner l’esprit de ses semblables en fouillant leur âme. C’est en ce lieu unique, l’âme d’autrui, qu’il trouvait la vérité. Comment est-ce possible ? Etait-il entouré exclusivement de prophètes et de sages ? Visiblement pas, si nous lisons les dialogues, où Socrate paraît en général beaucoup plus « intelligent » que ses interlocuteurs. Notre proposition est que Socrate a trouvé la vérité dans ces personnes parce qu’elles lui ont donné la possibilité d’abandonner sa propre pensée, en pénétrant la leur, ils lui ont permis de mourir à lui-même. En s’aventurant dans ces âmes étrangères et étranges, il pouvait se confronter à lui-même, en une sorte d’ascèse : tout comme le lutteur ou le soldat a besoin d’un adversaire pour se défier lui-même, pour se dépasser, pour devenir lui-même, pour mourir à soi.
Si nous examinons l’histoire de la philosophie, nous avons une autre lecture de cette affaire. À son origine, la philosophie recouvrait la connaissance de tout ce qui nous concernait, elle traitait tous les champs du savoir « abstrait »: sciences de la nature, religion, mathématique, sagesse, éthique et même la technique. On trouvait là une connotation importante de toute-puissance, à la fois en terme de théorie et de savoir pratique. Souvenons-nous de Hippias le sophiste annonçant à Socrate que tout ce qu’il portait sur lui, il l’avait fabriqué lui-même. Ou Calliclès, qui explique que par son art de la rhétorique, le fort pourra toujours supplanter le faible, ou encore Gorgias, qui prétend pouvoir convaincre n’importe qui de n’importe quoi. Assez naturellement, il n’y a pas de limites aux prétentions intellectuelles : « l’hybris » règne, la démesure caractérise le porteur de parole. La vérité n’a pas toujours un véritable statut, pas plus que la raison, ni autre principe régulateur et limitatif ; seule la loi de la jungle – ou du besoin – y trouve son compte. La réalité unique du discours est le sujet et son désir. Évidemment, l’érudit critiquera de telles paroles, argumentant que la philosophie est née du rejet de telles conceptions, qu’elle est la recherche du vrai et du bien, il nous accusera de confondre délibérément le philosophe et le sophiste. Nous répondrons en premier lieu que la sophistique est une école spécifique de la philosophie, où Socrate fit ses armes, et que le mode de fonctionnement des sophistes mis en scène par Platon ressemble assez à nos intellectuels modernes, en moins sophistiqués. Par exemple, les attitudes relativistes et amoralistes – ou immoralistes – proclamées par ce courant de pensée en font les précurseurs de nombreuses voies contemporaines de la pensée. La prétention à la toute-puissance des sophistes, qui prit plus tard d’autres formes, est demeurée une caractéristique typique du philosophe, caractérisée par un ego surdimensionné, ce qu’en son temps Socrate essayait d’affronter par le dialogue, au moyen de la raison. En dénonçant ces sophistes comme n’étant pas des philosophes, de notre point de vue, Platon avait raison sur le fond, mais il se trompait sur le plan formel. Il le savait dans doute, car il a reconnu la proximité de ces deux « espèces », comme l’indique sa fameuse analogie du dialogue sur les sophistes, où il déclare que le philosophe se compare au sophiste comme le chien au loup, ou le loup au chien.

Au cours de l’Histoire, la philosophie a « perdu » de nombreux champs du savoir, tant dans les sciences de la nature – physique, astronomie, biologie, etc. – que dans les sciences de l’esprit – psychologie, sociologie, politologie, linguistique, grammaire, logique, etc. Notons que dès qu’un champ particulier a voulu exprimer son savoir de manière plus certaine, il a abandonné la philosophie et s’est établi comme ce qu’on appelle maintenant une science, un savoir constitué, doté d’une évidence objective « irréfutable », fondée sur des faits et des nombres, et si possible utilisant l’observation et l’expérimentation. La philosophie pourra uniquement se réclamer de ce que Kant nomme le mode « problématique » : ce qui relève de l’ordre du possible, et non du nécessaire. Néanmoins les philosophes, comme leurs ancêtres les sophistes, ne veulent pas abandonner les certitudes. Ces fameuses certitudes qui leur restent et qu’ils ne se lassent pas d’exprimer, sont de trois sortes : celles qui relève de la vision du monde, avec leur contenu politique, social, spirituel ou autre, celles de la connaissance historique, plus académiques, à propos des idées, des écoles et des auteurs, et celles portant sur la façon de penser, c’est-à-dire la méthode et l’épistémologie. Même le post-modernisme, avec son rejet de toute universalité ou de toute transcendance, est simplement parvenu à créer un « nouveau » type de certitude : la figure toute puissante de la subjectivité, à nouveau très proche de celle du sophiste.

À travers tout ceci, essayons de justifier comment et pourquoi le principe de l’« agon » est consubstantiel à l’activité philosophique, comme on le voit dans le concept dérivé de l’« agonie », cette mort à soi-même, lente et sans fin. Même si beaucoup de « moments » de l’histoire philosophique ont prétendu fournir une espèce de réponse définitive au sempiternel débat sur l’homme et le monde, ou sur la méthode, surgit toujours une « nouvelle » objection, prête « à tuer » cette thèse « définitive ». Hegel a forgé le concept de « moment » pour rendre compte du processus de pensée contradictoire qui nous habite, dans la chronologie historique autant que personnelle, en essayant de nous montrer comment chaque « moment », en suivant et réfutant le moment précédent, est une étape indispensable pour accéder à un certain « absolu », idéal régulateur qu’il avait pu lui-même évidemment discerner. On peut d’ailleurs s’étonner de sa détermination de l’absolu, lui qui avait critiqué Schelling sous l’accusation de : « s’inviter trop vite à la table du divin », mais cette tentative fait sans doute partie intégrante de la démarche, l’extension de la pensée à l’infini en est un élément moteur. Il en va de même pour la critique lancée par Marx à Hegel et ses disciples, contre cette dialectique hyper idéaliste : elle est une réaction tout simplement légitime et nécessaire. L’autre réaction opposée à une vision si absolutiste fut celle du pragmatisme américain. Et si ces deux écoles de pensée ont considérablement influencé le futur de l’humanité, intellectuellement, culturellement, politiquement, etc. ce dernier est encore aujourd’hui dominant. Mais si nous souhaitons retenir un critère commun aux deux avatars inversés de la philosophie « traditionnelle », nous choisirons leur soutien de la raison « commune », une raison qui appartient à un processus immanent et non à une puissance transcendante. Une fois encore, le philosophe devait mourir : il ne peut pas se réclamer d’une puissance « tombée du ciel » ou provenant du « Saint-Esprit», il doit répondre à une certaine capacité qui appartient à chacun, comme Descartes l’a énoncé en écrivant que « la raison est la chose du monde la mieux partagée ». Cet anti-élitisme est probablement, lorsqu’il y est confronté, l’une des expériences les plus humiliantes et inhumaines pour le philosophe. Et, pour la même raison, probablement, l’une des expériences philosophiques les plus fondamentales. Désapprendre, comme l’a nommée Socrate. Philosopher avec un marteau, selon Nietzsche. Cela pourrait s’appeler : « Le triomphe de la servante ».

ÊTRE PERSONNE

Ulysse est un vrai héros pour Socrate, sans doute son préféré, thèse qu’il défend dans le dialogue de Platon Hippias Mineur. La raison principale de son apologie est que le nom d’Ulysse est « Personne », « Je suis Personne », comme il le dit lui-même au cyclope Polyphème. Personnage complexe et polymorphe, comme nous le voyons dans son Odyssée, il est toujours à la fois quelque part et nulle part, il fait affaire avec les hommes et avec les dieux, qui combattent au-dessus de lui, il est ingénieux mais à la merci de forces puissantes, c’est à la fois un chef et un homme seul, il désire toujours ardemment être ce qu’il n’est pas, il est fugace, même pour lui-même, sa vie est constamment sur le fil du rasoir. Il semble être la version méditerranéenne de la vision taoïste de l’existence, que nous pouvons résumer de la façon suivante : celui qui se préoccupe surtout de sa vie et se trouve trop attaché à elle, non seulement ne vit pas, parce que ce souci mine sa joie de vivre, mais aussi parce que cette préoccupation inhibera et corrompra sa vitalité, la vraie source de la vie. Cette idée que la vie – cortège sans fin de petites préoccupations, tensions et rigidités au sujet des « petites choses » – est un obstacle à la vitalité, offre l’équivalent existentiel à l’affirmation selon laquelle les idées sont un obstacle à la pensée. La vitalité ne s’enchaîne pas à la vie ; la pensée ne s’attache pas aux idées. Nous trouvons un autre écho à ce principe dans la figure du Christ : fils de l’homme, fils de personne et de chacun, né pour mourir, n’ayant pas même une pierre pour poser sa tête, comme il l’annonce à l’homme qui souhaite le suivre.
Ainsi l’essence de la philosophie est dynamique, tragique et paradoxale. Que ce soit dans la tonalité occidentale passionnée ou dans la version orientale détachée, le défi relevé par l’homme à travers sa vie et la philosophie, doit être de savoir lâcher prise sans pour autant abandonner. Mais la vie telle que nous la connaissons nourrit une certaine aversion au lâcher prise, elle promeut une posture crispée pour laquelle la seule alternative est de tout abandonner. Ainsi la vie se résume souvent à une série de cycles maniaco-dépressifs chroniques, qui finit heureusement ou malheureusement avec la mort, l’état maniaque ou dépressif ultime, selon les humeurs et les circonstances.

L’expérience philosophique fondamentale est une expérience d’altérité, l’expérience d’un « au-delà », qui peut être vécu seulement du point de vue d’un « en deçà ». Le fossé, l’abîme, la fracture de l’être, la tension entre le fini et l’infini, entre la réalité et le désir, entre l’affirmation et la négation, entre la volonté et l’acceptation, sont autant de formes de cette même expérience. Même le beau, cette perception de l’unité radicale ou de l’harmonie, s’inscrit dans la douleur du sublime. On pourrait résumer le philosopher par l’éternelle interaction entre la singularité, la totalité et la transcendance. Et l’on peut tout autant décrire ce qui conduit l’homme à penser et à explorer que montrer comment il tente d’obscurcir et de nier ce qu’il recherche. Assez étrangement, l’histoire de la philosophie se compose d’une superposition de visions et de systèmes où les philosophes du moment prétendent accomplir, expliquer ou rejeter les thèses de leurs prédécesseurs. Tous les textes de la tradition philosophique européenne sont de simples annotations au texte de Platon, d’après le philosophe anglais Whitehead. Et si nous analysons l’œuvre de Platon, elle capture déjà le paradoxe de la philosophie. Le but initial du travail de ce philosophe est de témoigner de l’histoire d’un homme qui a interrogé plus qu’il n’a énoncé, un homme qui n’aurait apparemment jamais écrit une ligne. Or Platon affirme sans vergogne, il fonde une théorie et une méthodologie sur le travail de cet homme, ou inspirées par lui, et il a beaucoup écrit. Vient immédiatement après un autre disciple de cette tradition : Aristote, qui, à notre avis, mettra en place l’ossature de la future philosophie occidentale, sorte d’encyclopédie raisonnée de la connaissance, incluant l’ensemble du savoir : sciences naturelles, sciences politiques, psychologie, éthique, etc. Quelque chose de solide et de fiable, redoublement de la trahison… Mais comme Socrate, nous pensons que la philosophie ne se lit pas ou ne s’écrit pas, car une telle activité se réalise avec de simples objets – des livres – tandis que la philosophie a pour but principal d’aborder l’âme humaine, de traiter l’âme et non de traiter de l’âme. Alors pourquoi écrivez-vous des livres, si vous êtes contre les livres, nous a judicieusement objecté quelqu’un par le passé ? Que répondre ? Mais comment pouvez-vous désapprendre si vous n’avez pas appris ? Comment pouvez-vous brûler des livres, si vous ne les avez pas écrits ? Comment pouvez-vous mourir si vous n’avez pas vécu ? Et avec l’inversion dialectique si commune à la philosophie, demandons ensuite : Comment pouvez-vous apprendre si vous n’avez pas désappris ? Comment pouvez-vous écrire des livres si vous ne les avez pas brûlés ? Comment pouvez-vous vivre si vous n’êtes pas mort ?
Le seul problème avec les philosophes, comme avec tous les êtres humains, c’est qu’ils confondent ou inversent les moyens et les fins. La raison en est très simple : le moyen est plus proche de nous que la fin. Être un professeur, avoir la connaissance, écrire des livres, avoir un titre, avoir des idées, être célèbre ou important, être brillant, être respecté, être reconnu, autant de conséquences possibles au philosopher, autant de motivations du philosopher, mais aussi autant d’obstacles au philosopher. Parce que les philosophes, comme tous les hommes, veulent exister, comme philosophes. C’est probablement ce qui motive Socrate à citer Euripide dans sa discussion avec Gorgias le sophiste, quand il dit : « Qui sait si vivre n’est pas mourir, et si de l’autre côté mourir n’est pas vivre ? ».
Que philosopher est mourir au monde, est une idée plutôt commune. Que philosopher est mourir à soi-même, est déjà plus rare et étrange. Mais si, en outre, nous déclarons que la philosophie implique la mort de la philosophie, nous tombons bien dans l’absurde, où peu de personnes voudront nous accompagner. Mais nous pensons que c’est là que se trouve la philosophie, là où elle meurt. C’est probablement la meilleure définition que nous pourrions donner à la philosophie comme pratique, bien que cela ne veuille pas dire grand-chose.
Certains philosophes critiquent le concept de pratique philosophique et ont raison lorsqu’ils affirment que la philosophie n’est de toute façon rien d’autre qu’une pratique. Quoique multiples et contradictoires puissent être les formes de cette pratique. Mais la vérité de cette critique est que les philosophes académiques rejettent la pratique philosophique parce qu’elle défie l’individu et interroge la personne, avec si peu de respect pour elle.
Mais laissons ceci au stade de conclusion momentanée, en proposant l’idée que l’essence de la pratique philosophique est de s’inviter à penser ce qui n’est pas pensé, de penser ce qui se refuse à la pensée, quoi que nous pensions. Idéal régulateur invivable, et donc philosophique.