Conditions de la discussion philosophique en classe
Condition de la discussion philosophique en classe
La discussion philosophique en classe primaire et au collège rencontre un certain succès ces dernières années, sous de multiples formes. En particulier chez des enseignants qui, souvent, sont dépourvus de réelle formation philosophique. Constat qui en soi n’est guère un problème – et peut même représenter un certain avantage au vu de la conception traditionnelle et pesante de la philosophie – si ce n’est qu’il pose le problème de la nature de cette discussion. En quoi une discussion est-elle philosophique ? Qu’est-ce qui rend une discussion philosophique ? Ce n’est pas tellement le label qui nous intéresse ici, mais les enjeux de contenu posés par la forme même de la discussion. Car le problème particulier qui s’impose à nous dans ce type d’exercice est justement de percevoir le contenu non pas en tant que contenu, mais en tant que forme. Situation relativement nouvelle pour bien des enseignants.
TRAVAILLER L’OPINION
Partons de l’hypothèse que philosopher, c’est arracher l’opinion à elle-même en la percevant, en l’analysant, en la problématisant, en la mettant à l’épreuve. Autrement dit, l’exercice philosophique se résume à travailler l’idée, à la pétrir comme la glaise, à la sortir de son statut d’évidence pétrifiée, à ébranler un instant ses fondements. En général, de par ce simple fait, une idée se transformera. Ou elle ne se transformera pas, mais elle ne sera plus exactement identique à elle-même, parce qu’elle aura vécu ; elle se sera néanmoins modifiée dans la mesure où elle aura été travaillée, dans la mesure où elle aura entendu ce qu’elle ignorait, dans la mesure où elle aura été confrontée à ce qu’elle n’est pas. Car philosopher constitue avant tout une exigence, un travail, une transformation et non pas un simple discours ; ce dernier ne représente à la rigueur que le produit fini, ou apparemment fini, atteint souvent d’une rigidité illusoire. Sortir l’idée de sa gangue protectrice, celle de l’intuition non formulée, de l’énoncé branlant, ou de la formulation toute faite, dont on entrevoit désormais les lectures multiples et les conséquences implicites, les présupposés non avoués, voilà ce qui caractérise l’essence du philosopher, ce qui distingue l’activité du philosophe de celle de l’historien de la philosophie par exemple.
En ce sens, installer une discussion où chacun parle à son tour représente déjà une conquête sur le plan du philosopher. Entendre sur un sujet donné un discours différent du nôtre, nous y confronter par l’écoute et par la parole, y compris au travers du sentiment d’agression que risque de nous infliger cette parole étrangère. Le simple fait de ne pas interrompre le discours de l’autre signifie déjà une forme importante d’acceptation, ascèse pas toujours facile à s’imposer à soi-même. Il n’y a qu’à observer avec quel naturel enfants ou adultes se coupent instinctivement et incessamment la parole, avec quelle aisance certains monopolisent abusivement cette même parole. Ceci dit, il est tout de même possible d’utiliser l’autre pour philosopher, de philosopher au travers du dialogue, y compris au cours d’une conversation hachée où s’entrechoquent bruyamment et confusément les idées, idées entrelacées de conviction et de passion. Mais dans ce cas, il est à craindre, à moins d’avoir une rare et grande maîtrise de soi, que le philosopher s’effectuera uniquement après la discussion, une fois éteint le feu de l’action, dans le calme de la méditation solitaire, en revoyant et repensant ce qui a été dit ici ou là, ou ce qui aurait pu être dit. Or il est dommage et quelque peu tardif de philosopher uniquement après coup, une fois le tumulte estompé, plutôt que de philosopher pendant la discussion, au moment présent, là où l’on devrait être plus à même de le faire. D’autant plus qu’il n’est pas facile de faire taire les élans passionnels liés aux ancrages et implications divers de l’ego une fois que ceux-ci ont été violemment sollicités, s’ils n’ont pas complètement bouché toute perspective de réflexion.
MISE EN SCÈNE DE LA PAROLE
Pour ces raisons, dans la mesure où le philosopher nécessite un certain cadre, artificiel et formel, pour fonctionner, il s’agit en premier lieu de proposer des règles et de nommer un ou des responsables ou arbitres, qui garantiront le bon fonctionnement de ces règles. Comme nous l’avons évoqué, la règle qui nous semble la plus indispensable de toute est celle du “ chacun son tour ”, déterminé soit par une inscription chronologique, soit par décision de l’arbitre ou encore par une autre procédure. Elle permet d’éviter la foire d’empoigne et protège d’une crispation liée à la précipitation. Elle permet surtout une respiration, acte nécessaire à la pensée, qui pour philosopher doit avoir le temps de s’abstraire des mots et se libérer du besoin et du désir immédiats de réagir et parler. Une certaine théâtralisation doit donc s’effectuer, une dramatisation du verbe qui permettra de singulariser chaque prise de parole. Une des règles qui se révèle efficace est celle qui propose qu’une parole soit prononcée pour tous ou pour personne. Elle protège le groupe de ces nombreux apartés qui installent une sorte de brouhaha, bruit de fond qui restreint l’écoute et déconcentre. Elle empêche aussi l’énergie verbale de se diffuser et de s’épuiser en de nombreuses petites interjections et remarques annexes, qui bien souvent servent plus au défoulement nerveux qu’à une véritable pensée.
La théâtralisation permet l’objectivation, la capacité de devenir un spectateur distant, accessible à l’analyse et capable d’un métadiscours. La sacralisation de la parole ainsi effectuée permet de sortir d’une vision consumériste où la parole peut être complètement banalisée, bradée d’autant plus facilement qu’elle est gratuite et que tout le monde peut en produire sans effort aucun. On en vient alors à peser les mots, à choisir de manière plus circonspecte les idées que l’on souhaite exprimer et les termes que l’on veut employer. Une conscience de soi s’instaure, soucieuse de ses propres propos, désireuse de se placer en position critique face à soi-même, capable de saisir les enjeux, implications et conséquences du discours qu’elle déroule. Ensuite, grâce aux perspectives qui ne sont pas les nôtres, par le principe du contre-pied, un effet miroir se produit, qui peut nous rendre conscient de nos propres présupposés, de nos non-dits et de nos contradictions.
LA DIMENSION DU JEU
Cette aliénation, la perte de soi en l’autre qui est exigée par l’exercice, avec ses nombreuses épreuves, met à jour à la fois la difficulté du dialogue, la confusion de notre pensée et la rigidité intellectuelle liée à cette confusion. La difficulté à philosopher se manifestera bien souvent à travers ces trois symptômes, en diverses proportions. Il est alors important pour l’animateur de percevoir au mieux jusqu’à quel point il peut exiger de la rigueur avec telle ou telle personne. Certains devront être poussés à confronter plus avant le problème, d’autre devront plutôt être aidés et encouragés, en gommant quelque peu les imperfections de fonctionnement. L’exercice a un aspect éprouvant ; pour cela, il est important d’installer une dimension ludique et d’utiliser si possible l’humour, qui serviront de “péridurale” à l’accouchement. Sans le côté jeu, la pression intellectuelle et psychologique mise sur l’écoute et la parole peuvent devenir trop difficile à vivre. La crainte du jugement, celle du regard extérieur et de la critique, sera atténuée par la dédramatisation des enjeux. Déjà en expliquant que contrairement aux discussions habituelles, il ne s’agit ni d’avoir raison, ni d’avoir le dernier mot, mais de pratiquer cette gymnastique comme n’importe quel sport ou jeu de société.
L’autre manière de présenter l’exercice utilise l’analogie d’un groupe de scientifiques constituant une communauté de réflexion. Pour cette raison, chaque hypothèse se doit d’être soumise à l’épreuve des camarades, lentement, consciencieusement et patiemment. L’un après l’autre, chaque concept doit être étudié et travaillé grâce aux questions du groupe, afin d’en tester le fonctionnement et la validité, afin d’en vérifier le seuil de tolérance. De ce point de vue, c’est rendre service à soi-même et aux autres que d’accepter et d’encourager ce questionnement, sans craindre de ne pas être gentil ou de perdre la face. La différence ne se trouve plus entre ceux qui au travers du discours se contredisent et ceux qui ne se contredisent pas, mais entre ceux qui se contredisent et ne le savent pas, et ceux qui se contredisent et le savent. Tout l’enjeu est dès lors de faire apparaître les incohérences et les manques grâce aux questions, afin de construire la pensée. Pour cela, il est important de faire passer l’idée que le discours parfait n’existe pas, pas plus chez le maître que chez l’élève, aussi frustrante que soient ces prémices.
QUE CHERCHONS-NOUS ?
La difficulté commune, pour tout enseignant qui souhaite se lancer dans ce type d’exercice, est d’en comprendre la nature et le but, quelque peu en décalage sans doute par rapport à sa pratique habituelle, dont la finalité porte principalement sur la transmission de contenus préétablis. Si une discussion s’installe, soit elle doit aboutir à des conclusions acceptables, comme dans le cas du conseil de classe, soit elle ne sert qu’à s’exprimer, et ne connaît d’autres enjeux que la libération de la parole. Or la pratique philosophique se fonde sur des compétences spécifiques, que nous définissons comme suit : identifier, problématiser et conceptualiser. Identifier signifie approfondir le sens de ce qui est dit, par nous ou les autres, établir la nature, les implications et les conséquences des paroles prononcées. Problématiser signifie fournir des objections, des questions, des interprétations diverses qui permettent de montrer les limites des propositions initiales et de les enrichir. Conceptualiser signifie produire des termes capables d’identifier des problèmes ou de les résoudre, permettant l’articulation de nouvelles propositions. Dans un tel cadre, nous ne sommes pas loin du schéma hégélien et familier : thèse, antithèse, synthèse.
Ainsi, la finalité n’est pas tellement pour l’enseignant d’arriver à telle ou telle conclusion particulière, mais de mettre en œuvre ce type de compétence, selon le niveau du groupe, en ne cherchant pas à enjoliver les résultats ou à activer le processus, que ce soit par anxiété ou pour se faire plaisir. Il doit prendre le temps, et réserver pour cela certains moments de la vie de classe à cette activité, de faire en sorte que la pensée se pose, parfois avec difficulté, afin de se voir et de se travailler elle-même. Lui-même éprouvera des difficultés, mais plutôt que de les percevoir comme des handicaps, ils lui permettront de mieux appréhender les difficultés de l’élève. Dès lors, l’enseignant fait partie de l’exercice, situation peut-être incongrue, voire déplaisante, à laquelle il peut pourtant prendre plaisir s’il accepte simplement de jouer le jeu. Philosopher, c’est avant tout voir la pensée, lui permettre de s’élaborer, en prenant conscience des enjeux qui ainsi surgissent et se créent à travers les mots. Il s’agit de se promener, d’observer et de nommer, et non pas de s’engager dans une course contre la montre.
TYPOLOGIE DE LA DISCUSSION EN CLASSE
Afin de mieux établir ce que nous entendons par discussion philosophique, tentons de tracer brièvement une sorte de typologie de la discussion. Définissons quelques grandes catégories de discussion, afin de préciser la nature de celle que nous cherchons à susciter. Non pas que ces autres types de discussion n’aient aucune espèce d’intérêt, mais plutôt parce que chacune d’entre elles joue un autre rôle, remplit une fonction autre que celle dont nous voulons traiter. Tout exercice contient des exigences spécifiques, tout exercice permet d’accomplir des tâches spécifiques. Il s’agit d’être clair sur ces exigences et ces tâches, car en cette délimitation il détient sa vérité propre. Cette délimitation lui permet de réaliser ce qu’il peut réaliser, et en même temps l’empêche de prétendre réaliser ce qu’il ne peut pas réaliser. Or, dans la mesure où le moment de discussion fait partie des directives guidant le travail de l’enseignant en primaire, il est préférable de savoir de quoi il retourne avant même que la discussion ne s’engage et que des règles soient proposées.
Le « quoi de neuf ? »
Cet exercice, bien connu des enseignants du primaire, consiste à faire parler à tour de rôle les élèves, afin qu’ils relatent ce qui leur est arrivé ou ce qui les préoccupe, sans autre contrainte que celle de parler chacun à son tour et de s’exprimer clairement afin d’être compris par les camarades. L’enjeu de cette modalité est, d’une part, existentiel : il permet aux élèves de faire part aux autres de leur propre existence, des évènements auxquels ils sont confrontés, des soucis qui les habitent. En sachant que pour certains enfants, ce moment de discussion en classe sera le seul où ils pourront en toute quiétude partager leurs bonheurs, leurs ennuis et socialiser leur propre existence. D’autre part, il est celui de l’expression verbale : trouver les mots et articuler des phrases pour exprimer ce qui nous tient à cœur, pour raconter, sans souci de ce qui est nécessairement juste, bien ou vrai, uniquement pour être entendu par les autres.
Conseil de classe
Cette discussion a comme finalité première de mettre au jour des difficultés, de résoudre des problèmes, en particulier concernant le fonctionnement social de la classe. Il adresse principalement des problèmes pratiques et éthiques, pour lesquels il serait préférable de trouver une solution, bien que cela ne soit pas toujours possible. Des décisions sont prises, démocratiquement, censées engager toute la classe, ce qui présuppose que le groupe parvienne à une sorte d’accord où la majorité l’emporte sur la minorité, puisqu’il s’agit de clore la discussion. Discussion dans laquelle l’enseignant modèlera plus ou moins le contenu, selon les situations. Ce type d’échange peut servir d’initiation à l’exercice de la citoyenneté, il place l’élève dans une situation d’acteur responsable. Il amène aussi naturellement à travailler l’expression orale et à rendre compte des problèmes généraux posés par des situations particulières, donc à travailler le rapport entre exemple et idée, bien que l’on tende à y souligner le côté pratique des choses.
Débat d’opinions
Ce schéma relativement libre ressemble au “ Quoi de neuf ? ”, mis à part le fait qu’il demande de traiter un sujet particulier, exigence supplémentaire qui n’est pas anodine. Tout dépend ensuite du degré de vigilance et d’intervention de l’enseignant, ou des élèves, afin de recentrer la discussion et ne de ne pas s’embourber dans des chemins de traverse. Autre paramètre déterminant : dans quelle mesure l’enseignant intervient-il pour rectifier le tir en ce qui a trait au contenu, ainsi que pour demander des éclaircissements ou des justifications. Pour nous, s’il se risque à cela, ou à tout autre tentative de formalisation de la pensée, la discussion devient d’une autre nature. Néanmoins l’élève apprend à attendre patiemment son tour pour parler, à articuler sa pensée pour s’exprimer et tenter d’être compris par les autres. D’autant plus que ce type de discussion est très propice au “ oui, mais… ” ou au “ je ne suis pas d’accord ” qui marquent l’opposition et un souci appuyé, plus ou moins conscient, de singularisation du locuteur. La sincérité, la conviction et la passion, le sentiment en général, y jouent un rôle assez marqué, du fait de la spontanéité des interventions, accompagnée d’une absence d’exigence formelle qui favorise le flux des idées plutôt que la rigueur. De ce fait, la discussion peut s’enliser facilement dans des parties de ping-pong entre deux ou quelques individus qui s’accrochent à leur thèse sans nécessairement se comprendre, bien que l’on puisse considérer que cela fasse partie intégrante de l’exercice, avec l’espoir que les enjeux s’éclairciront au fur et à mesure. Il est à ajouter que le débat d’opinions se fonde souvent sur des présupposés égalitaires et relativistes.
Bouillonnement d’idées
Discussion qui ressemble au modèle américain du “ brainstorming ”. Il est pratiqué très naturellement dans l’enseignement, en particulier sous sa forme directive, ou téléologique : celle d’une finalité attendue. Ce mode de discussion est plutôt fusionnel : la classe y est conçue comme une totalité, on cherche peu à y singulariser la parole, et le fait que deux ou plusieurs élèves parlent en même temps ne gêne pas nécessairement. Il s’agit avant tout de faire émerger des idées, ou bribe d’idées, voire de simples mots. Le schéma peut être ouvert : les idées sont prises comme elles arrivent, notées sur le tableau ou pas : les idées qui sont choisies sont celles approuvées, voire attendues, par l’enseignant, qui les sélectionne au fur et à mesure de leur apparition. La mise en valeur des idées sera généralement réalisée par l’enseignant, immédiatement ou en un second temps. À moins qu’un autre type de discussion ou un travail écrit subséquent permette aux élèves de produire par la suite cette analyse. Ce schéma a pour qualité première son dynamisme et sa vivacité, et pour défaut premier qu’il ne s’agit pas vraiment d’articuler des idées ou d’argumenter, mais de lancer en vrac des intuitions ou des éléments de connaissance. Ici, il s’agit soit d’énoncer une liste d’idées, soit de trouver les (ou la) bonnes réponses, soit de simplement faire “ participer ” la classe à l’enseignement.
Exercices de discussion
De telles discussions sont destinées à mettre en pratique des éléments de cours : exercices de vocabulaire, de grammaire, de science, ou autre. Ils ont pour but de mettre en œuvre des leçons spécifiques, en particulier pour faire réfléchir l’élève sur cette leçon et vérifier le degré d’appropriation de son contenu. Ces exercices s’effectueront en général en petits groupes, et ils auront souvent pour but la production d’un écrit, sous la forme d’un résumé ou d’une analyse. Si la forme de la discussion, non déterminée, reste à être établie par les élèves eux-mêmes, de manière plus ou moins aléatoire, son résultat doit toutefois correspondre à des attendus spécifiques de l’enseignant, qui seront évalués selon le degré de compréhension du cours initial. L’exigence de forme n’est pas néanmoins sans importance, puisqu’elle demande de savoir articuler et justifier des idées, d’effectuer des synthèses, etc.
Débat argumentatif
Ce modèle est plus traditionnellement utilisé dans les pays anglo-saxons, bien que son influence commence à se faire sentir en France. Il correspond aussi à l’ancienne forme de la rhétorique, art de la discussion qui autrefois était considéré comme un préambule essentiel au philosopher. Il s’agit avant tout d’apprendre à argumenter en faveur d’une thèse particulière, pour la défendre contre une autre thèse. Pour cela, il est parfois nécessaire d’apprendre au préalable les diverses formes de l’argumentation, formes dont il s’agit ensuite de montrer l’utilisation, voire qu’il s’agit d’identifier. Mais cela peut aussi se faire de manière très intuitive et informelle. Un certain décentrage y est demandé, puisqu’il n’est pas toujours question de défendre une thèse qui nous agrée a priori. Ce genre d’exercice, spécialité du collège, plus difficilement utilisable à l’école primaire, serait plutôt réservé aux classes de cycle 3.
Discussion formalisée
La discussion formalisée, catégorie à laquelle appartient la discussion philosophique telle que nous l’entendons dans cet article, se caractérise avant tout par sa lenteur. Elle opère généralement dans le décalage, puisque les formes, imposées comme règles du jeu, ont pour but premier d’installer des mécanismes formels censés permettre l’articulation d’une méta-réflexion qui nous paraît essentielle au philosopher. Elle invite les participants non seulement à parler et agir, mais à se regarder parler et agir, à se décentrer et se distancier d’eux-mêmes, afin de prendre conscience et d’analyser leurs propos et leur propre comportement, ainsi que celui de leurs voisins. Ceci est aussi possible naturellement dans d’autres modes de discussion, mais dans ce cadre, cet aspect est quel peu “ forcé ”. Il s’agit donc de proposer, ou plutôt d’imposer des règles, qui peuvent au demeurant être discutées, de les mettre en place, ce qui en soit est un exercice parfois très exigeant, puisqu’un certain ascétisme est introduit de fait, contrairement par exemple au spontanéisme ou au naturalisme du débat d’opinions. Si l’enseignant avance généralement des règles en un premier temps, les élèves peuvent aussi animer le débat et énoncer leurs propres règles, sachant qu’elles devront être respectées par tous pour que le jeu fonctionne. Ces règles peuvent être très diverses, et elles orienteront la nature de la méta-discussion : soit sur des analyses de contenu, soit sur la production de synthèses, soit sur l’émergence de problématiques, soit sur une délibération, soit sur de la conceptualisation, etc. Si ces règles, avec leur complexité et leur pesanteur, peuvent poser quelque peu la discussion – exigence de forme et jamais de contenu – et inviter à un fonctionnement plus abstrait, elles peuvent avoir le défaut tendanciel de privilégier en un premier temps la parole des plus habiles à manier l’abstraction, à moins que certaines autres règles viennent compenser la tendance élitiste des premières. Toutefois, des élèves plus timides pourront se retrouver parfois plus facilement dans ces espaces de paroles plus carrés, avec ses moments réservés ou protégés.
Ainsi, tout exercice de discussion, nécessairement spécifique, tendra d’une façon donnée à privilégier certains fonctionnements et de ce fait certaines catégories d’élèves, plutôt que d’autres, en un premier temps tout au moins. Chacun de ces types de discussion ne peut donc prétendre à une sorte d’hégémonie ou de toute puissance, chacun d’entre eux représente une modalité utilisable, alternativement avec d’autres, selon le but poursuivi. D’ailleurs, il peut être productif d’utiliser divers fonctionnements, afin de permettre aux élèves, qui apprendront à les distinguer, les divers statuts de la parole et de l’échange verbal. Ces diverses modalités pourront d’ailleurs parfois s’entremêler, sans que cela ne pose en soi de réel problème. Les résumés ou définitions que nous avons établis ci-dessus n’ont aucune vocation à l’exclusivité ni à l’exhaustivité. Elles ont pour but unique d’établir des éléments de comparaison, afin de mieux saisir les enjeux et de préciser les attendus et les règles, exigence que devrait esquiver le moins possible l’enseignant. Et s’il s’agit de philosopher, il s’agit simplement d’être clair sur le sens que nous attribuons à ce terme, de clarifier les compétences auxquelles nous souhaitons recourir et d’examiner dans quelle mesure les règles proposées mettent en œuvre les compétences en question.