Philosopher, c’est savoir ce que l’on dit
Philosopher, c’est savoir ce que l’on dit
« La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent.«
Pascal, Pensées.
Il est un obstacle récurrent qui empêche de comprendre la nature et les enjeux de l’exercice philosophique, lorsqu’il prend la forme d’une discussion. Celui qui consiste à penser que philosopher revient à s’exprimer, à communiquer, ou à défendre une thèse. S’il est possible de mener un échange philosophique sous bien des formes, y compris celles que nous venons de mentionner, nous souhaitons ici travailler l’idée d’un discours philosophique comme un discours qui se saisit lui-même, qui se voit lui-même, qui s’élabore de manière consciente et déterminée. Nous partons du principe que philosopher ne consiste pas uniquement à penser, mais somme de penser la pensée, de penser sa pensée. C’est donc convoquer des idées, tout en étant conscient, ou en tentant de prendre conscience, de la nature, des implications et des conséquences des idées que nous exprimons. Les nôtres, et celles de nos interlocuteurs, bien entendu.
Le principe auquel nous faisons appel ici ne prétend pas diminuer le rôle de l’intuition, de la parole spontanée, voire même de la compréhension approximative qui préside à bien des discussions, mais nous souhaitons simplement arrêter un instant le regard du lecteur sur les limites visibles de certains types d’échanges, qui par complaisance ou par ignorance restent en deçà d’eux-mêmes. De manière générale, disons que le problème est celui de ce que l’on peut nommer la pensée associative. Elle fonctionne sur le schéma général du « ça me fait penser à quelque chose », sur le modèle du « je voudrais rebondir » si populaire dans les débats télévisés, ou encore sur celui du « je voudrais compléter », ou du « je voudrais apporter une nuance ». Autant d’expressions qui au fond ne signifient pas grand-chose, disent souvent ce qu’elles ne disent pas ou veulent dire quelque chose qu’elles n’évoquent nullement.
En classe, cette tendance se manifeste par une nette tendance de l’enseignant à faire primer l’expression d’idées, aussi vagues soient-elles, sur toute autre considération : l’élève s’est exprimé, c’est bien ! Ce souci est poussé à un tel point que ledit enseignant est prêt à finir les phrases de l’élève, à lui mettre des mots dans la bouche sous prétexte de reformuler, uniquement pour pouvoir dire : il a dit quelque chose, il a parlé. Or si un tel souci ou un tel comportement peut se comprendre dans certains types d’exercices de langage, il peut poser problème pour le travail philosophique. Pour étayer notre hypothèse, nous décrirons quelques compétences particulières, liées à la discussion, qui nous semblent essentielles au travail philosophique.
Certains nous objecteront d’emblée que l’exigence de « parler au bon moment » n’est qu’une préoccupation superficielle, dénuée de substance réelle. Ceci pour deux raisons possibles. Soit parce que cette règle est conçue comme un simple acte de politesse : par exemple ne pas couper la parole à un interlocuteur. Soit parce qu’elle est animée par un simple but pratique : parler en même temps que quelqu’un d’autre empêche d’entendre et de comprendre. Mais de telles perspectives oublient l’intérêt premier du philosopher : le rapport à sa propre parole. Déjà, le simple fait de pouvoir solliciter ou mobiliser de manière délibérée sa pensée et sa parole, non pas par quelque enchaînement fortuit et incontrôlé, mais par un acte voulu, conscient de lui-même, modifie en profondeur le rapport entre soi-même et sa pensée. Ensuite, si l’idée en question ne devient pas l’objet d’un dialogue avec soi-même, il est à craindre que cette idée, tout comme elle surgira inopinément, ne sera pas vraiment comprise, ni même entendue par son auteur. Pour vérifier cela, il n’est qu’à demander à un enfant ou à un adulte dont la parole a jailli trop spontanément, de répéter ce qu’il vient de dire, pour apercevoir le problème : bien souvent il ne saura pas le faire.
Il est une raison importante à cet oubli : l’aspect gauche et maladroit du comportement renvoie à une dévalorisation de soi. « Mes propres idées n’ont aucune espèce importance, pourquoi les exprimerai-je ? Pourquoi en soignerai-je la forme et l’apparence ? Pourquoi parlerai-je pour être entendu ? D’ailleurs, comment puis-je choisir le moment approprié pour les prononcer ? C’est malgré moi que ma parole sort, voire en dépit de moi : elle ne m’appartient pas ». Ainsi, lorsqu’on demande à cet individu de parler au « bon moment », c’est un effort important qu’on exige de lui, mais un effort on ne peut plus nécessaire. Il implique un travail en profondeur de soi sur soi, qui, s’il n’est pas toujours facile, est absolument vital.
Le problème est identique quand on impose de lever la main pour parler, quand bien même cela paraît ardu, en particulier avec les jeunes enfants. Pourquoi d’ailleurs ne pas faire de cette exigence un exercice en soi ? Si ce n’est qu’il est un peu frustrant pour l’enseignant, qui avant tout veut montrer aux autres et à lui-même que « ses » enfants ont des idées. Pourtant, peut-être répètent-ils simplement ce qu’ils ont entendu à la maison ou à l’école, mais cela fait tellement plaisir à entendre… Tandis que le fait de prononcer une parole au bon moment, montre au contraire que l’enfant sait faire ce qu’il a à faire, et qu’un débat intérieur non accidentel s’est engagé. Et à quelques nuances près, il en va de même pour l’adulte. Se distancier de soi, en découplant sa parole et son être, comme acte constitutif de l’être.
Comme nous l’avons évoqué, il est si tentant de finir les phrases de son interlocuteur, enfant ou adulte ! Mais si nous y réfléchissons bien, qu’est-ce qui nous anime, sinon une sorte d’impatience déguisée sous les oripeaux d’une empathie superficielle et complaisante. Si l’enfant tombe, faut-il nécessairement se précipiter sur lui pour le relever, ou bien lui laisser la chance de se ressaisir, s’il pleure, et lui donner l’occasion d’apprendre à se relever tout seul ? D’autant plus que les mots ou bouts de phrases qui nous sont obligeamment fournis par l’enseignant ou par le voisin, sont peut-être très éloignés ou très en deçà de ce que nous étions sur le point d’articuler. Mais tout comme celui qui se noie se précipite sur l’objet qu’on lui lance, sans même réfléchir, alors que l’objet lancé ne lui est peut-être d’aucune utilité, celui qui cherche ses mots s’empare souvent instinctivement de ce qui lui est dit sans même en analyser le contenu, sans prendre le temps et la peine d’en vérifier l’efficacité ou la justesse.
Immanquablement, en prétendant aider l’autre, nous cherchons surtout à nous faire plaisir, nous cédons sans vergogne à nos impulsions. Alors que celui qui peine à terminer son œuvre effectue pourtant un travail important sur lui-même et sa pensée. Ce qui ne signifie pas qu’il doive peiner sans aucune assistance, mais la première assistance qui lui est due est celle qui consiste à lui laisser du temps, à lui permettre de se retrouver lui-même sans subir la pression du groupe ou de l’autorité en place qui le bouscule sous prétexte de le secourir. Quitte à installer des procédures qui lui permettront de sortir de l’impasse, si impasse il y a. Par exemple, en apprenant à dire : « Je n’y arrive pas », « Je suis coincé », ou bien en demandant « Est-ce que quelqu’un d’autre peut m’aider ? ». Car dès cet instant, le problème est articulé, il est signalé, et en ce sens le sujet reste libre et autonome, puisqu’il est conscient du problème et réussit à l’articuler avec des mots.
Leibniz avance la téméraire hypothèse que ce n’est pas dans la chose en soi, mais dans le lien que se trouve la substance vive. Profitant de cette intuition, nous avancerons le principe que ce qui distingue la pensée philosophique par rapport à la pensée en général, est précisément le lien, c’est-à-dire le rapport articulé entre les idées. Une idée n’est en soi jamais qu’une idée, un mot n’est jamais qu’un mot, mais dans l’articulation grammaticale, syntaxique et logique, le mot accède au statut de concept, puisqu’il devient opératoire, et l’idée participe à l’élaboration de la pensée, puisqu’en s’associant à d’autres elle permet d’échafauder et construire.
Pour ce faire, ce n’est pas tant des idées que nous cherchons, aussi futées et brillantes soient-elles, car la discussion ressemblerait ainsi à une vague liste d’épicerie, à un vulgaire débat d’opinions, produisant une pensée globale inchoative et désordonnée. Ce sont des liens, des rapports, qui impliquent la maîtrise de ces connecteurs généralement si mal compris et utilisés, à commencer par le « mais » qui procède du « oui, mais… », et une compréhension accrue des relations et corrélations entre les propositions. Combien de dialogues échangent des propos conflictuels sans en relever le moindrement la nature contradictoire, sans en évaluer le potentiel problématique ! Combien de propos affirment un désaccord sans préciser ou percevoir le caractère spécifique de ce désaccord, tandis que les propositions en question ne portent pas sur le même objet, ou affirment la même idée en changeant simplement les mots !
Aussi, plutôt que de se précipiter sur d’autres idées, ou plutôt d’autres intuitions, avant d’empiler plus de mots, pourquoi ne pas prendre le temps de déterminer et d’évaluer le rapport entre les concepts et les idées, afin de prendre conscience de la nature et de la portée de nos propos. Mais là encore, l’impatience règne : ce travail est laborieux, il est apparemment moins glorieux et plus frustrant, et pourtant, n’est-il pas plus conséquent ?
Aussi, exercice très simple, demandons à celui qui va parler d’annoncer en premier lieu le but de sa parole, d’articuler le lien entre son intention et ce qui a déjà été dit, de qualifier son discours. S’il n’y arrive pas, qu’il le reconnaisse, et qu’il tente de réaliser ce travail une fois que sa parole a été prononcée. S’il n’y arrive toujours pas, il peut alors demander aux autres de se donner la peine de l’aider. Mais pour réaliser cela, il s’agit de s’intéresser à la parole déjà prononcée, et ne pas uniquement penser à ce que l’on a envie de dire, même si ailleurs l’herbe est plus verte. Il s’agit de se fixer un but, s’y atteler et se concentrer, et ne pas se laisser déborder par le bouillonnement intérieur, lorsque les idées se bousculent au portillon comme pour une sortie de métro à l’heure de pointe. Schwarmereï, dirait Hegel, vrombissement d’un essaim de guêpes où plus rien ne se distingue.
Le tout n’est pas de dire, mais de déterminer de manière délibérée ce que l’on veut dire, de dire effectivement ce que l’on veut dire, et de savoir ce que l’on dit. Sans cela, la discussion peut s’avérer tout à fait sympathique et conviviale, mais est-ce bien philosophique ?