Les questions des enfants

Comment éviter les questions des enfants ?

philos enfantsLa philosophie avec les enfants, comme toutes les activités humaines, souffre d’un certain nombre de tics et de tares. Tout d’abord, on peut se demander pourquoi un adulte préfèrerait travailler avec des enfants plutôt qu’avec des adultes. Bien sûr, ce peut être par vocation ou par nécessité, et il y a toutes sortes de raisons, bonnes, généreuses ou nobles, qui justifient et expliquent de tels choix professionnels, mais comme toujours dans une analyse philosophique, il semble nécessaire d’envisager les pathologies naturelles qui sont non seulement la cause mais aussi le résultat de ces choix précis. En guise d’exemple, puisque le questionnement semble être au cœur du philosopher, tentons d’analyser en particulier comment les adultes traitent les questions posées par les enfants.
Nous ne prétendons pas proposer ici une étude vaste et exhaustive de la question, mais seulement lancer quelques pistes qui nous impliquent des conséquences sur le philosopher lui-même.

Adultes enfants

Intuitivement ou consciemment, une personne qui rencontre des difficultés pour établir une relation fonctionnelle avec des adultes, pourra se tourner vers les enfants. Premièrement, parce que dans bien des cas ces derniers ne contestent pas l’identité de l’adulte, tandis que ce dernier se sent grand et fort en leur présence. Deuxièmement, parce que l’autorité et le pouvoir sont a priori accordés à l’adulte sur les enfants. Troisièmement, parce que l’adulte a l’impression d’en savoir beaucoup, comparé aux enfants. Quatrièmement, parce que l’adulte peut revivre son enfance et pour cela, certains se sentirons bien avec leurs petits compagnons. Néanmoins, bien sûr, rien de tout cela n’est totalement clair et net, ni particulièrement conscient. Comme Frédéric Schiller l’identifia, il réside toujours une certaine ambiguïté dans la relation entre l’adulte et l’enfant. Quand une grande personne voit trébucher un bambin qui apprend à marcher, il se sent certainement très compétent, fort et puissant comparé à lui, mais au même moment il ressent une petite touche de jalousie, à l’idée que ce jeune être a encore toutes ses possibilités, qu’il a toute la vie devant lui : toutes les options lui sont encore ouvertes, ce qui a pour conséquence d’induire quelques regrets dans l’esprit de l’adulte par rapport à un passé déjà révolu et déterminé. Toutefois, les bonnes âmes protesteront énergiquement que jamais semblable jalousie envers un pauvre enfant innocent et sans défense ne leur soit jamais venue à l’esprit.

Les enfants sont naturellement philosophes au sens où les questions leur viennent facilement à l’esprit. À un âge où ils ont tant à découvrir sur le monde et sur eux-mêmes, l’étonnement, l’émerveillement et la stupéfaction, caractéristiques importantes d’un esprit philosophe, jouent encore assez pleinement. Bien que l’on puisse objecter qu’il ne soit pas totalement conscient du contenu des questions qu’il formule: prenons comme exemple le pourquoi qui peut être articulé de manière très mécanique sas aucun souci réel de la réponse. Néanmoins, comme pour tout ce qui a trait à la nature humaine, cette tendance peut être maîtrisée ou encouragée, interrompue ou développée. Ainsi, dès l’âge de sept ou huit ans, nous observons comment un certain principe de réalité, que nous pouvons nommer également principe de certitude, aussi légitime soit-il, envahit l’esprit de l’enfant, ce qui a pour effet d’étouffer l’interrogation métaphysique qui jusque-là constituait la majeure partie de sa vie intellectuelle. Il entre dans un âge « scientifique », qui comprend lui aussi son propre domaine de questions et de réponses, de nature bien établie, un domaine qui tend cependant à restreindre son activité au champ du physique, à la contrainte du probable et de la certitude sensible, plus communément acceptables que la pure possibilité et la veine poétique. Notre propos souhaite mettre en exergue ici un certain conditionnement de l’esprit, au demeurant tout à fait attendu et acceptable, puisque ce processus constitue la majeure partie de l’apprentissage de la vie en société, qui implique de se conformer à la connaissance et au comportement acquis socialement, processus qui simultanément entraîne une contrainte et une diminution importante des compétences intellectuelles de l’enfant. Maintenant, bien sûr, la nature et les modalités de cette transformations dépendront largement du contexte culturel et familial qui entoure l’enfant. Dans notre perspective, l’enseignement philosophique consiste à entretenir, instaurer ou restaurer le questionnement illimité qui autorise l’enfant, et l’adulte plus tard, à penser l’impensable. Tentons de montrer maintenant comment est inhibé lentement ou brutalement ce potentiel de mise en abyme de l’esprit singulier.

Trop occupés

Il nous semble avoir identifié trois dysfonctionnements importants par lesquels le questionnement des enfants et leur étonnement se sont refroidis ou éteints. Nous les présenterons dans un ordre de subtilité et de sophistication croissant, bien que le processus ne soit pas aussi mécanique que nous le présentons, et qu’opère souvent un certain mélange hétérogènes de comportements parentaux ou adultes. Le premier obstacle, le plus commun et le plus sommaire, est l’inattention pure et simple au questionnement et à l’étonnement. Cela prend la forme légère et indirecte de ne pas écouter, ou l’injonction plus brutale de garder le silence ou d’aller voir ailleurs. Il nous semble important de classer ces deux types de réaction dans la même catégorie, même si l’une semble conserver une apparence plus souple et plus civilisée ; à long terme cela produira exactement le même effet. Combien de parents, qui ne privent jamais ou rarement leur enfant du droit de parler, et qui seraient même horrifiés à une telle idée, continuent pourtant avec la meilleure conscience du monde à mener leurs petites affaires, peu importe leur utilité ou leur nécessité, que ce soit le travail, les courses, regarder la télévision, ou aller ici et là, sans réellement prendre le temps d’écouter leur enfant. En agissant de cette façon, le parent établit une hiérarchie précise dans l’esprit de sa progéniture, déterminant pour lui au présent et dans le futur, ce qui est primaire et ce qui est secondaire. La nécessité immédiate définitivement prime sur la gratuité de l’examen intellectuel et la beauté de la contemplation. S’il en est ainsi, l’adulte ne devrait pas s’écrier, à ce moment-là ou plus tard, que son enfant ne réfléchit pas avant d’agir et suit principalement ses impulsions premières.

Réponses toutes faites

La seconde manière d’occulter le questionnement de l’enfant est en répondant directement à ses questions, peu importe le degré de complexité, l’opportunité et la qualité des réponses. Quoique le temps imparti et la manière dont les réponses s’articuleront feront manifestement une différence. Ce qui motive notre critique de la réponse parentale ou enseignante est d’abord qu’une telle systématisation induit une relation faussée à l’idée même de question. Ce comportement encourage une tendance à compter sur une autorité extérieure, développant l’hétéronomie plutôt que l’autonomie. Ce que nous qualifions de « faussé », est le fait que les questions ne sont pas appréciées pour elles-mêmes, comme un cadeau précieux que notre propre esprit nous offre, mais se voient transformées en de simples envies qui demandent à être satisfaites, un manque qui demande à être comblé, situation déplaisante que le parent « bienveillant » veut obstinément corriger en fournissant des réponses toutes faites. Pourtant, ces réponses de valeur aléatoire seront souvent moins innovatrices et créatrices que la question elle-même. L’idée que nous avançons ici consiste à affirmer qu’une question a de la valeur en elle-même. Elle représente une ouverture sur le monde et sur l’être, qui nécessairement produit un concept ou une idée, sous une forme négative qui n’a pas moins de valeur que son image miroir : la réponse. Une question a une valeur esthétique, sa forme provoque l’esprit, identique en son aspect à une peinture ou une sculpture que le spectateur contemple sans arrière-pensées et préoccupations urgentes, quant à l’utilité, la vérité ou la solution du problème offert à ses sens et à sa raison. Cette perspective n’interdit nullement une tentative de réponse, mais dans notre perspective, la réponse est quelque peu dévalorisée, retirée de son piédestal, elle perd son statut de but final et ultime du processus intellectuel, de l’activité de l’esprit.

On ne peut pas répondre aux questions importantes, aux questions profondes, on ne doit pas y répondre. Elles peuvent être seulement problématisées, ce qui signifie pour nous analyser initialement leur contenu, les apprécier pour ce qu’elles apportent, et en un second temps peut-être, suggérer quelques idées susceptibles d’éclairer différents aspects pouvant fournir matière à une discussion. Le questionnement est une expérience de l’esprit, un outil permettant d’explorer les limites de la connaissance et de la compréhension. Au demeurant, pour cette raison, il reste crucial que l’adulte, parent ou enseignant, avoue parfois à l’enfant ne pas pouvoir répondre à toutes les questions, soit parce qu’il ne connaît pas la réponse, soit parce qu’il postule et explique qu’aucune réponse précise ne conviendrait pleinement, et que dans ces cas la question doit se satisfaire à elle-même, ne serait-ce que temporairement, comme une garantie de la vie de l’esprit. Il est indéniable qu’une telle vision pourra engendrer une certaine crainte ou anxiété dans l’esprit de l’enfant – et de l’adulte – qui a besoin de valeurs dans lesquelles il peut ancrer son existence et sa vie spirituelle, de la même manière qu’il a besoin de nourriture pour satisfaire les besoins de sa vie biologique. Ajoutons simplement que, heureusement, un enfant ne mange pas dès qu’il le désire, qu’on lui apprend à retarder la satisfaction de ses besoins, de façon à le libérer de la satisfaction immédiate de ses propres impulsions. Le désir, l’état de manque, est en soi sain et productif, dans la mesure où on lui permet de jouer son rôle dans le temps, dans la durée, si l’on s’abstient de « résoudre » instantanément l’équivocité et le doute qu’il engendre dans le soi. Après tout, autant s’y habituer, puisque le déséquilibre, l’irrégularité et l’inconfort représentent des caractéristiques fondamentales et constitutrices de la vie.

Autonomie

Revenons à l’autonomie : comme pour n’importe quelle autre activité dans laquelle l’enfant est impliqué, il est utile et indispensable qu’il apprenne à se débrouiller lui-même. Ce type d’enseignement présuppose que l’adulte retienne sa tendance naturelle à « materner » qui nous incite instinctivement à « donner la becquée », de façon à inviter l’enfant à se confronter à lui-même et à développer ses propres capacités. Apprendre à pêcher à un homme, plutôt que de lui donner des poissons, dit un proverbe chinois, signifie bien que fournir des poissons est un obstacle à l’apprentissage de la pêche, aussi nourrissants que soient ces poissons. Mais bien sûr, et cela constitue la réalité de ce problème, il est plus pratique de fournir des poissons frais, petits objets pouvant être tenus facilement en main, car l’apprentissage de la pêche implique une procédure plus lente et plus subtile, où l’enseignant doit consciencieusement approfondir la compréhension de son propre art et en même temps être plus perspicace quant au fonctionnement global de l’enfant. Le chemin long, dit Platon, plutôt que le chemin court où le maître fournit des réponses toutes faites à son élève. L’enfant doit apprendre à travailler par lui-même, sinon il cherchera éternellement ses réponses chez les autorités établies – signe de respect sans doute – au lieu de chercher en lui-même. L’apprentissage de l’autonomie doit cependant commencer très tôt, et ce n’est pas par des injonctions immédiates ou tardives d’autodétermination forcée que le jeune adulte s’initiera à cet aspect crucial de son existence – comme beaucoup de parents le croient, lorsqu’ils font soudain face, dans l’urgence d’un problème spécifique, à ce qu’ils considèrent comme une influence négative et perverse du monde extérieur sur leur enfant. Le processus qu’il s’agit d’engager est d’encourager l’enfant à faire confiance à ses propres capacités à penser, à produire des idées, à délibérer et à juger par ses propres moyens, par lui-même, et cela s’accomplira uniquement par une lente initiation, par le biais d’une pratique constante qui démarre dès le plus jeune âge.

Nous rencontrerons deux objections courantes à une telle attitude pédagogique, étroitement liées entre elles. La première est l’argument de valeur, la seconde est l’argument du doute, son corollaire. L’argument de valeur affirme que les enfants ont besoin de valeurs pour se construire eux-mêmes, points de repère sans lesquels ils ne peuvent grandir et se constituer eux-mêmes pour devenir des adultes matures et responsables, valeurs sans lesquelles un être humain n’est pas complet. Aussi, les parents, ou les enseignants, dans le but d’éduquer, se doivent de véhiculer un nombre de lignes directrices sur les questions fondamentales : le vrai et le faux, le bien et le mal, la vérité et le mensonge, la beauté et la laideur, l’interdit et l’obligation, les droits et les devoirs, etc. Disons que les adultes, en général, se conçoivent eux-mêmes comme les gardiens de certains principes acquis et hérités, composant une axiologie approximative dont les fondements ne sont pas vraiment clairs, quand ils ne sont pas pétris de contradictions. Néanmoins ils restent convaincus que ces valeurs sont nécessaires aux enfants dont ils sont responsables, pour un mélange de raisons pratiques, idéologiques, ou simplement pour affirmer leur autorité, distinctions majeures, pourtant plus que souvent négligées. Si nous insistons sur le côté arbitraire de ces schémas éducatifs, c’est parce que la raison y joue seulement un rôle mineur, voire absent. Il est évidemment utile et nécessaire d’inculquer à l’enfant un ensemble de « vérités » générales sur la réalité globale et singulière, issu de notre expérience d’adulte, de façon à ce que ses actions et décisions ne soient pas réduites au cas par cas, afin qu’il apprenne à ne pas se limiter à des impulsions purement instinctives ou réactives. Nous ne devons pas oublier que cette entreprise est destinée à fournir du sens au monde et à sa propre existence, un sens dont l’enfant a besoin. Mais, si nous n’allouons pas à cet enfant un espace de liberté pour créer de lui-même une telle vision du monde, il deviendra, comme beaucoup d’êtres humains, le produit d’un conditionnement réducteur, rigide et irréfléchi, à moins qu’il se révolte contre une perspective dogmatique avec une contre-perspective également dogmatique. En ce sens, il doit être initié à la pratique des principes généraux de sagesse, de connaissance et d’utilité, pour des raisons existentielles, morales et intellectuelles, avec un certain degré d’imposition sans lequel ces principes perdraient leur force, mais il doit également apprendre à analyser, comparer, critiquer, questionner et formuler de tels principes généraux de sa propre gouverne. Ce pari éducatif, pari sur la raison et l’autonomie, exige un engagement vaste, généreux et exigeant, devant lequel trop de parents et d’enseignants reculent, pour différentes raisons : manque d’énergie, manque d’éducation, peur, etc.
Les mêmes principes seront plus ou moins utilisés pour « l’argument du doute » avec de surcroît l’affirmation que l’incertitude est génératrice d’anxiété : il faut protéger le pauvre petit être. Mais de la même façon que protéger en permanence un enfant de la mise à l’épreuve corporelle ne lui permettra pas de développer sa force physique, il en va de même pour sa force psychique. Si un adulte conçoit sa responsabilité envers l’enfant principalement comme une protection contre lui-même et le monde extérieur, nous ne devrions pas être surpris que cet enfant développe une vision paranoïaque du monde, un monde qui ne ressemblera jamais à ce qu’il devrait être, un monde sur lequel en tant qu’adulte il ne pourra jamais intervenir, puisqu’il n’aura jamais travaillé ses propres capacités, puisqu’il n’aura jamais été initié à sa propre puissance. Comment quelqu’un peut-il être généreux et libre s’il n’a jamais subi l’angoisse du doute, s’il n’a pas appris à le confronter, à l’accepter, à le résoudre et même à l’aimer comme une sorte de déséquilibre qui maintient l’esprit et le garde vivant ? Le symptôme premier d’une société de consommation n’est-il pas le fait que les adultes sont plus soucieux de satisfaire leurs misérables besoins immédiats, privés et quotidiens, que de relever n’importe quel autre grand défi enthousiasmant ? Mais cette dernière attitude exige de développer une certaine confiance en soi, au fil du temps, à travers les nombreux obstacles et difficultés apparentes, et grâce à eux.

Un dernier point que nous désirons soulever sur cette question est que les enfants ont un sens plus aigu de la gratuité que les adultes : ils savent encore comment jouer divers rôles, comment faire « comme si », comment être dans l’instant, ils perçoivent plus aisément la facticité de leur comportement et se sentent pour cela probablement moins menacés que leurs aînés par le libre examen et la vérification de leurs postures et de leurs idées. Du fait de leur âge et de leur ancrage dans l’existence, les adultes ont plus à perdre et à prouver : souvent, ils craignent la mort et l’absurdité, plus qu’ils n’aiment l’authenticité, la vie de l’esprit et la mise à l’épreuve de l’intellect. En cela réside probablement la raison principale pour laquelle ils se sentent obligés de répondre aux questions des enfants, refusent ouvertement d’admettre leur ignorance sur des questions fondamentales, et imposent leur autorité de manière inconsidérée. Tout cela avec la meilleure conscience du monde, et pour le bien suprême des enfants, du moins en apparence.

Complaisance

Le troisième travers important par lequel le questionnement de l’enfant et son étonnement sont anéantis est ce qu’on pourrait qualifier de complaisance ou d’attitude condescendante. Sa manifestation la plus fréquente surgit comme une exclamation, en guise de réponse aux mots de l’enfant, qui ressemble à quelque chose comme : « Oh ! Écoute ça ! C’est trop mignon ! ». Par le mot complaisance, nous entendons à la fois une complaisance à l’égard de l’enfant et à l’égard de l’adulte lui-même, ce dernier pensé à la fois comme témoin des mots enfantins et auteur du commentaire, en son attitude paternaliste et satisfaite. Il s’agit aussi d’une complaisance envers l’enfant puisque, par facilité, nous ne lui permettons pas de s’entendre, nous ne l’encourageons pas à s’écouter réellement, à prolonger son discours, à l’expliciter, à se saisir de ses propres paroles, à en envisager les conséquences et les applications. De manière générale, l’enfant est alors principalement incité à offrir une performance, à être en représentation, à plaire à l’adulte, à être mignon, à éparpiller quelques mots dans l’espoir de quelque succès aisé, un succès qui sera acquis dans la mesure où il obtient une exclamation de satisfaction de la part de l’autorité en place. Quant à l’adulte, il se satisfait de peu puisqu’il ne prend pas la peine de penser jusqu’au bout ce qu’il a entendu. Peut-être le désir de l’enfant était-il d’exprimer quelque chose de profond et de puissant, tentative qui se trouve en un certain sens ridiculisée, en se voyant réduite à la mignardise et à la coquetterie.
Quand bien même il serait surpris ou pris au dépourvu par le rire, le sourire ou l’exclamation de l’adulte, en un second temps l’enfant sera content de son succès : la prochaine fois il essaiera de manière délibérée d’obtenir un résultat identique, plutôt que de tenter à nouveau d’exprimer quelque chose de profond, encourageant chez lui un comportement d’histrion. Le travail de l’adulte, le défi qui se pose à lui étaient de creuser, d’approfondir et de mettre au jour l’intention de l’enfant, qui était peut-être une intuition forte comme les petits peuvent en avoir, du type « le roi est nu ! ». Ou encore l’une de ces questions basiques, oubliées depuis si longtemps, si embarrassantes pour nous, du type « Pourquoi sommes-nous là ? ». La responsabilité de l’adulte doit davantage être d’inviter l’enfant à aller plus loin, responsabilité qui nécessite ouverture, réceptivité, vigilance, patience et un minimum de rigueur. Combien d’enseignants négligent trop facilement le discours de l’enfant pour ces manques très spécifiques, alors qu’une écoute attentive leur aurait fourni de précieux éclaircissements sur certaines difficultés pédagogiques, ou aurait permis d’éclairer ou de justifier certaines interprétations inattendues d’objets de connaissance. N’oublions pas que la réaction « C’est mignon ! » est l’équivalent inverse ou l’image miroir de « Tout ça n’est que charabia ! » : le sens profond est oublié dans les deux cas.

La condescendance est une attitude complexe. Pourquoi être vexé lorsque quelqu’un essaie d’être gentil ? Si vous l’accusez de ne manifester aucun respect dans sa façon de s’adresser à vous, il opposera à vos critiques sa gentillesse et ses bonnes intentions envers votre personne. Et que pourrez-vous répondre, sinon quelque chose comme « Mais tu me traites comme un enfant ! ». Les adolescents se rebellent avec colère contre cette attitude, parce qu’ils arrivent difficilement à déceler et à conceptualiser le problème que pose cette attitude, parce que prime alors le sentiment de frustration et que la colère reste le seul mode de rébellion. Mais l’enfant, lui, opère dans un mode relationnel de dépendance : la complaisance peut fort bien ne pas le gêner. Il veut principalement obtenir des manifestations d’amour et d’appréciation, il n’est pas encore trop angoissé au sujet de sa propre autonomie, du moins pas sur la question de la pensée et des idées. Aussi sacrifiera-t-il très facilement un désir d’exprimer des pensées profondes, intelligentes et passionnées, ainsi fera-t-il fi d’une intention qu’il n’est pas sûr de maîtriser, afin de simplement plaire à l’autorité en place. Il se sent davantage valorisé par ces réactions condescendantes que par la demande d’un questionnement supplémentaire ou d’une discussion avec l’adulte, à moins qu’il ne devienne plus conscient de ses capacités de penser et n’apprenne à les apprécier et à leur faire confiance. Observons le sourire permanent que certains adultes arborent comme un signal de bienvenue du discours de l’enfant : ne nous sentirions-nous pas insultés si l’on nous écoutait avec ce même sourire quasi contraint ? Le sourire fréquent, qui pour un nouveau-né comporte un sens fort et important, peut devenir un obstacle quand l’enfant grandit, quand il a besoin d’être pris au sérieux.

Aimer les enfants

Sans aucun doute, les adultes peuvent apprendre en discutant avec les enfants. En raison de leur attitude naïve, pas encore trop conditionnée, ni fermée à l’originaire, moins effrayée par les vérités générales et leurs implications, moins soucieuse de l’approbation de la société, moins calculatrice et cynique, ils peuvent produire ces trésors de sagesse et de vérité que nous, adultes, aimons tant entendre : « La vérité sort de la bouche des enfants » dit-on. Au point que ici et là quelques théoriciens érigeront sans hésitation l’enfant en véritable maître, et comme souvent lorsqu’un maître est posé sur un piédestal et glorifié, les idolâtres capituleront devant leur propre capacité à penser ; dans le cas présent, ils abandonneront leur propre capacité de se confronter à eux-mêmes et à la radicalité de la jeunesse.

Ceux-là oublient trop facilement que l’enfant lui-même ignore son enfance : on doit avoir parcouru un long chemin avant de se connaître soi-même et de connaître son entourage. L’esprit humain est malin : il est suffisamment renseigné sur lui-même pour être capable de nourrir et de flatter ses propres tendances tortueuses. Notre charmant esprit est entraîné depuis son plus jeune âge à interpréter le monde, à lui donner du sens, à adapter son langage et sa vérité afin de se sentir plus à l’aise, afin de se sentir mieux, et d’oublier sa propre faiblesse et sa mortalité. Que ce soit en n’écoutant pas l’enfant, de manière grossière ou subtile, en le faisant taire avec des réponses, en souriant ou en riant à ses mots puérils, en contemplant et en admirant son « petit soi merveilleux », en basculant dans le piège douillet de la nostalgie : un simple quart de tour de cheville sépare l’utilitarisme, le dogmatisme, le cynisme et le romantisme. Dans tous les cas, ces attitudes protègeront notre vieil être usé par l’expérience, des étincelles de génie primitif jaillissants de manière inattendue de l’inconscience de notre progéniture. Il est trop facile d’utiliser ces petits êtres et leurs éjaculations simplement pour offrir à notre soi anxieux et timoré un complément d’âme. Ne ressemblons pas à ces vieux empereurs chinois pitoyables qui avaient pour habitude de se baigner avec des douzaines d’adolescentes dans le but d’obtenir de ce bain de jouvence quelque jeunesse et quelque longévité. Nous pouvons aimer les enfants comme la dame de charité aime ses pauvres. Elle visite les taudis chaque dimanche après-midi, après le déjeuner et avant le thé, apportant quelques vêtements usés et installant deux ou trois rideaux en dentelle aux fenêtres abîmées. Elle se sent bien, tellement bien, et ce sentiment intense de chaleur et de bonne conscience la suivra tout au long de la semaine, tandis qu’elle s’emploie à ses activités mondaines, frivoles et sans intérêt. Les enfants peuvent être des esprits très provocateurs, dans la mesure où nous provoquons leur esprit. L’adulte qui se présente lui-même comme l’ « animateur » d’une discussion philosophique avec les enfants, qui ne les confronte pas à leur propre pensée en général ne se confrontera pas lui-même : s’il ne s’engage pas lui-même dans une activité philosophique, il ne pourra pas s’assurer que les enfants philosophent, ne serait-ce que parce que les enfants ignorent en quoi consiste la philosophie et ses exigences, qu’il s’agit bien de leur enseigner. Si l’adulte ne trouve pas une façon de s’engager lui-même plus profondément dans la réflexion philosophique au cours du travail en classe — un engagement qui ne prendra pas nécessairement une forme identique à celle des enfants — ceux-ci seront moins enclins à s’engager plus avant. Après tout, c’est lui l’enseignant, et si l’enseignant agit comme un spectateur, les enfants feront de même, et participeront seulement de manière formelle à l’exercice.

En général, les adultes sont contents des enfants, comme de n’importe quel autre être ou objet, lorsqu’ils obtiennent d’eux ce qu’ils attendaient. Cette affirmation semblera très dure envers ces adultes « pleins de bonne volonté ». Pourtant, peu importe la nature et la légitimité de la volonté, elle reste une volonté. Et cette volonté est diverse. Le schéma le plus classique est la volonté de voir dans l’enfant ce que nous y mettons – le retour de l’investissement -, et celle d’être satisfait en entendant l’écho de nos propres mots, de notre propre système mental. Que ce soit en l’écoutant avec une sorte de hochement de tête paternaliste, qui signifie « Vas-y petit garçon, vas-y petite fille, participe, exprime-toi, c’est bien de t’entendre parler, même si j’en sais plus que toi et je te le dirai à la première occasion. » Ou que ce soit par l’imposition plus franche et directs d’une axiologie, d’une éthique, qui sans patience aucune ne supporte aucune déviance ou hérésie. Ou encore, ce peut être en ne laissant aucun moment ni interstice pour le questionnement. Le résultat reste le même : l’adulte ne saisit pas l’opportunité de philosopher, de problématiser sa propre pensée, et par conséquent, comment peut-il induire ou encourager un processus philosophique dans l’esprit de l’enfant ? Comme pour commencer à philosopher, l’adulte doit être conscient de ses propres raisons de philosopher, a fortiori s’il veut philosopher avec les enfants. Ainsi ses élèves ne deviendront pas un quelconque refuge pour qu’il se sente mieux. Assez étrangement, devenir conscient de la vraie nature du philosopher avec les enfants passe probablement par l’aveu d’un désir égoïste de la part de l’enseignant, qui peut seulement s’accomplir en confrontant sa propre pensée avec la pensée des enfants, puisqu’ils sont dotés d’un génie naturel, mélangé à une suprême banalité, combinaison que les adultes ne sauraient par eux-mêmes produire Simultanément, nous découvrons de véritables perles, si nous sommes capables de les entendre, car nous nous sentons si puissants avec notre propre connaissance « accomplie » et nos compétences. Mais enfin, pourquoi pas, il y a de pires conditions et chemins pour philosopher !