Philosopher, c’est se réconcilier avec sa propre parole
Philosopher, c’est se réconcilier avec sa propre parole
Une des tâches principales de la pratique philosophique est d’inviter le sujet à se réconcilier avec son propre discours. Cette affirmation paraîtra étrange à certains, mais la plupart des personnes qui parlent n’aiment pas ce qu’elles disent, voire ne le supportent pas. « Comment cela ! », rétorqueront les objecteurs, « La plupart des personnes parlent, et parlent même beaucoup ! ». Indéniable constat : il n’est qu’à s’installer dans un lieu public et entendre le brouhaha des conversations pour s’en apercevoir. Il est vrai en effet que la majorité des personnes parlent, et nous dirions même qu’elles se sentent obligées de parler. Une sorte de compulsion est à l’œuvre, à la fois parce qu’elles veulent dire, elles veulent s’exprimer, et parce qu’elles ne supportent pas le silence. Le silence est suspect, il pèse, il est d’apparence triste ; il faut une très grande confiance en quelqu’un pou accepter le silence en sa compagnie, ou une bonne raison, sans quoi il signifie un certain désintérêt, une rupture de dialogue, voire un conflit. Aussi les personnes parlent, en général elles parlent de n’importe quoi : du temps, des évènements, des aléas de sa petite vie, on échange des civilités, des lieux communs, et lorsque la discussion va plus avant, on se fait parfois des confidences intimes, on se révèle de petits secrets, ou l’on se fait part d’une douleur plus personnelle, voire inavouable. Néanmoins un premier soupçon s’impose à notre esprit quant à notre plaisir de « parler » lorsque la discussion s’emballe à propos d’un désaccord. Les esprits se cabrent, s’échauffent, se braquent, s’énervent, deviennent violents ou prennent une tournure acrimonieuse. Si nous n’étions aussi habitués à ce type de virage vers la virulence nous pourrions nous en étonner : « Tiens ! Ils découvrent enfin une idée qui compte, quelque thème qui semblent les intéresser, de plus comme ils ne partagent pas le même avis, ils peuvent en discuter, pourquoi semblent-ils donc vivre ce désaccord comme un désagrément ou comme un moment douloureux ? » Il faut éviter les discussions qui fâchent proclame la sagesse populaire, ce qui peut signifier en gros tous les sujets importants, ceux qui nous tiennent à cœur, pour s’en tenir aux échanges formels, moins passionnants, certes, mais aussi moins risqués.
AVOIR RAISON
Quel est le problème ici ? Chacun prétend avoir raison. Or on ne réfléchit pas assez au sens que peut détenir l’idée d’ « avoir raison », et pourquoi elle nous tient tant à cœur. On expliquera tour à tour que c’est une question de confrontation à son semblable, de lutte, de pouvoir ou autre, et c’est l’image de soi qui constituera l’enjeu de cette lutte, explication qui contient sans aucun doute sa part de vérité. Mais ce qui nous intéresse ici est un autre versant de cette affaire, qui n’est pas sans lien avec les intuitions précédentes : l’hypothèse selon laquelle l’être humain dans le fond apprécie peu sa propre parole, ce qui expliquerait aussi bien les difficultés de la discussion que la facilité de son glissement vers des tournures déplaisantes. En effet, si une personne aimait un tant soi peu sa propre parole, si elle était confiante en ses propres mots, pourquoi s’inquièterait-elle tant d’être reconnue par son voisin ? Voudrait-elle de manière aussi insistante obtenir quoi que ce soit de son interlocuteur ? Ici, nous mettrons à l’écart les discussions qui ont un but bien défini, telles celles qui par conviction ou par souci pratique ont besoin de convaincre l’autre, car la discussion dès lors n’est pas libre : elle n’est pas sa propre finalité, elle désire explicitement un objet sans lequel la discussion n’aurait pas lieu d’être, la finalité en est précise et bien affirmée. Bien que nous pensions qu’indirectement, nous recherchons toujours quelque chose, puisque nous souhaitons en général obtenir une forme ou une autre d’adhésion de la personne à laquelle nous parlons. Mais la question est de savoir pourquoi. Dans notre perspective, nous y percevons le mécanisme de la « reine mère », la marâtre de Blanche Neige. « Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle ! ». Si la reine mère appréciait tant sa propre beauté, qu’aurait-elle besoin de demander au miroir si elle est la plus belle, qu’aurait-elle besoin de se comparer, quel souci aurait-elle de cette pauvre Blanche Neige ? Évidemment, il existe un rapport certain entre le fait de trouver beau et le fait d’aimer, que ce soit l’autre ou soi-même, et tout comme le met déjà en œuvre Platon dans le Banquet, il est malaisé de savoir si vient d’abord le beau ou bien l’amour. Aimons-nous parce que c’est beau, ou trouvons-nous beau parce que nous aimons ? Et pour en revenir à la parole que nous mettons en question, qu’en est-il ? Est-ce que je trouve ma parole laide parce que je ne m’aime pas ? Ou bien, est-ce que je ne m’aime pas parce que je trouve ma parole laide ? Nous laisserons sur ce point chacun trancher à sa guise sur cette sa thèse, ou encore les spécialistes en feront leur affaire. Quant à nous, en tant que philosophe praticien, plus soucieux dans le fond de la pensée en soi que de la subjectivité humaine, en dépit des liens qui les rattachent, nous nous demanderons tout comme au début de ce texte comment nous pourrions réconcilier le sujet avec sa propre parole. Non pas par souci de le rendre heureux ou par quelque projet eudémoniste, mais uniquement parce que s’il ne se réconcilie pas avec sa propre parole, il ne pourra pas penser.
PROTEGER LA PAROLE
Avant d’expliquer cette dernière phrase, précisons que pour nous, le fait de se réconcilier avec sa propre parole n’implique pas de la trouver merveilleuse, bien au contraire. L’extase devant sa propre parole est trop souvent l’expression narcissique d’une subjectivité exacerbée, d’un mal être, d’une absence de distance, d’une incapacité de regard critique. Un peu comme un parent qui tient à trouver son enfant merveilleux pour vivre par procuration un bonheur qu’il ne saurait trouver en lui-même. Se réconcilier avec sa propre parole, c’est accepter de la voir comme elle est, de la prendre pour ce qu’elle est, de ne pas lui attribuer des vertus qu’elle ne manifeste guère, ni tenter de la protéger du regard d’autrui, à travers la « timidité » ou une argumentation excessive emplie de « ce que je voulais dire » et de « vous ne me comprenez pas ». Se réconcilier avec sa propre parole, c’est accepter d’entendre les mots tels qu’ils sonnent aux oreilles d’autrui, c’est faire le deuil d’un sens qui est visiblement absent de la formulation telle qu’elle est forgée, c’est désirer voir les béances, les ruptures et les trahisons des mots qui ont été prononcés, c’est accepter la brutalité des mots. Ne serait-ce que parce que les mots que nous avons prononcés nous en disent plus sur que nous pensons et sur ce que nous sommes que toutes les paroles que nous avons encore envie d’exprimer.
Protéger sa parole est d’ailleurs une des motivations premières de ce que nous nommons couramment timidité, hâtivement et par facilité. En effet, bon nombre de ces « timides » sont en fait des personnes qui ont une très haute opinion de ce qu’elles ont à dire, mais qui craignent surtout que les « autres », ceux qui les écoutent, ne partagent pas cette admiration pour leurs propres paroles. Elles considèrent donc plus sûr et moins périlleux de s’abstenir de parler afin de conserver cette apparence de génie, au simple bénéfice du doute, car on peut attribuer toutes les vertus au sphinx, tant qu’il n’a pas parlé. Mais plus encore, si elles craignent l’analyse critique de leurs paroles, c’est qu’elles ignorent ou fuient cette pratique envers elles-mêmes. À l’instar des grands inspirés, elles pensent être dans le vrai sans même prononcer une seule parole, et sans en être véritablement conscientes, elles sont plus attachées à un prétendu « fond » illusoire de leur pensée qu’à leurs propres mots. Ainsi, elles tenteront d’éviter la critique de leur parole en se référant à ce qu’elles voulaient dire, ou bien elles abandonneront ou renieront leurs paroles de manière abrupte pour se replier dans leur for intérieur, ou en se lançant dans un discours sans fin. Mais elles n’accepteront jamais de prendre leurs propres paroles comme la substance même de leur pensée : ce serait trop s’exposer.
PRENDRE LE RISQUE DE PENSER
Profitons un instant de l’antinomie que nous avons identifiée chez notre timide. En opposant le « fond » de la pensée à des idées déjà exprimées, nous opposons de fait l’infini au fini, car nous opposons la toute puissance du virtuel à la finitude du concret, le potentiel indéterminé à la détermination de ce qui est déjà actualisé. Le virtuel peut tout, tout est possible, tout peut encore être dit, tandis que le concret est là, bien présent, engagé dans l’altérité du réel, ancré dans le temps et l’espace. La parole qui est dite est dite, elle est car elle est spécifique, elle engage une parole formée, un mode d’être, une perspective particulière. On peut toujours l’interpréter, la réinterpréter, la surinterpréter, on peut lui faire dire tout ce que l’on veut, ne serait-ce qu’en prétendant qu’elle n’est pas terminée, mais malgré tout, elle affiche déjà quelque chose de particulier, et à moins de recourir à la plus totale mauvaise foi — ce qui est loin d’être rare ou exclu —, on ne pourra pas lui faire dire n’importe quoi ou la transformer dans le contraire de ce qu’elle dit déjà. C’est d’ailleurs cette exclusion qui gêne : le fait qu’en affirmant, quoi que ce soit qu’elle affirme, cette phrase entraîne nécessairement une négation, comme nous l’enseigne Spinoza. Tout ce qui affirme, du fait même de l’affirmation, nie. Elle nie soit par commission : elle refuse le contraire de ce qu’elle affirme. Ou encore elle nie par omission, en oubliant de dire certaines choses, en les reléguant au second plan. Mais plus d’un locuteur se démènera autant qu’il peut pour refuser cette dimension négative de la parole, en particulier la seconde, plus facile à occulter, en se réfugiant dans la « totalité » de sa pensée, dans ce qu’il pourrait encore dire.
En ce sens, accepter sa parole ou ses mots comme l’expression de sa pensée, plus encore comme la substance même de la pensée (Hegel), ou comme les limites de la pensée (Wittgenstein), est l’équivalent psychologique ou philosophique d’accepter ce que nous avons fait, ce que nous avons accompli, comme la réalité de ce que nous sommes (Sartre). En effet, on peut toujours se réfugier dans « ce que nous pourrions être », « ce que nous aurions pu être », « ce que nous voudrions être », « ce que l’on nous a empêché d’être », « ce que nous avons été », « ce que nous serons », et ces différentes dimensions virtuelles de l’être ou de l’existence ont certes un sens et une réalité, mais elles peuvent aussi facilement représenter une sorte d’alibi, de refuge, de forteresse, pour ne pas voir et assumer ce que nous sommes. Le passé, le futur, le conditionnel, le possible ou même l’impossible constituent autant de replis pour occulter le présent et l’actuel. Et si nous ne demandons nullement d’occulter ou même de sous-estimer ces diverses dimensions, qui composent à leur manière la richesse de l’être et sa liberté de concevoir, nous souhaitons montrer le piège qu’elles représentent, et mettre en garde contre l’utilisation abusive de cette multiplicité. Car si l’on abuse du présent au détriment du passé, du futur ou du conditionnel en ce qui a trait à la satisfaction des désirs et à la quête du plaisir, on l’occulte très facilement et couramment en ce qui concerne la réalité de notre parole.
MALTRAITER LA PAROLE
Venons-en à ce qui pourrait donc menacer cette parole craintive. Deux critiques fondamentales sont identifiées de manière très judicieuse par les sophistes contre Socrate, dans sa manière de discuter, ou plutôt de questionner. Premièrement, « Tu me forces à dire ce que je ne veux pas dire ». Car Socrate, à l’oreille aguerrie, entend ce que dit et ce que nie une phrase ou une autre, et exige de son interlocuteur une interruption, un arrêt sur image, afin qu’il rende des comptes sur cette phrase, afin qu’il se rende compte de sa phrase. Rendre compte devient d’ailleurs pratiquement pour lui la définition du penser, ou du philosopher, car raisonner, c’est bien donner les raisons de quelque chose. Il invite donc son interlocuteur à retrouver la genèse pour ne pas dire l’archéologie de son propos, pour en saisir le sens et la réalité. Non pas une genèse singulière, celle de l’intention du locuteur, mais la genèse du sens, l’universalité du terme. Or cette réalité, visible à travers les mots, est très souvent oubliée ou niée par l’auteur des mots, simplement parce qu’il n’est pas prêt à en accepter la réalité au-delà de l’intention spécifique qui le poussait à les prononcer. Intention qui – hélas pour lui ! – n’est qu’une partie infime et limitée de la réalité mise de l’avant à travers ces paroles : l’intention est réductrice. Et bizarrement, l’auditeur attentif, étranger à l’intention des mots, percevra mieux cette réalité « objective » de la parole, puisque lui n’est pas animé et aveugle par le désir particulier qui l’a motivé. Mais le locuteur, bien entendu, refusera souvent l’interprétation de l’auditeur, qu’il considèrera souvent comme intempestive et intrusive, voire illégitime et aliénante. Il se considérera comme l’unique détenteur du sens de ses propres mots, il prétendra confisquer toute interprétation à la faveur de sa sacro-sainte intention. Comme si notre parole était réductible au simple sens que nous prétendons lui accorder, souvent de manière biaisée et absurde. Cet arrachement à soi, cette rupture de l’être entre un soi et la parole censée en être la projection, est le creuset même de la pratique socratique : sonder l’abyme de l’être, travailler l’anfractuosité qui constitue notre singularité morcelée. Comment ne pas se rebeller contre une intervention aussi abusive, contre une proposition aussi tendancieuse ? Perspective insupportable dans le psychologisme ambiant.
La seconde critique, tout à fait conforme à la première, est « Tu déchiquettes mon discours en petits morceaux ». Sentiment désagréable que suscite cette dissection au scalpel d’un ensemble prétendument harmonieux dans lequel nous avons mis tant d’effort et d’amour, petit morceau d’être individuel, brin gracieux de notre personne, joliment composé, assemblage que nous présentons au monde comme un échantillon choisi de nous-même. Et si notre mise en scène verbale nous laisse insatisfait, si nous ne le pensons pas à la véritable mesure de notre pensée ou pas totalement en adéquation avec elle, nous sommes plus sensible encore à l’analyse qu’autrui pourrait en faire, nous sommes plus nerveux quant au sort qu’il pourrait lui infliger. Et il est une bonne raison pour laquelle nous tendrons à être insatisfait de notre discours : elle est que nous tentons souvent de « tout dire » dans notre discours, « tout inclure », en tout cas nous le prétendons. Soit il s’agit de dire la vérité la plus intégrale de ce que nous pensons, soit en dire la totalité, l’intégralité, à travers l’énumération infinie et généralement confuse des causes et des circonstances. Nous tentons de couvrir tous les angles, de prévoir les objections et de prévenir les jugements critiques en parant notre parole de tous les paravents possibles, afin de la rendre imparable. Or que fait Socrate : il prend un petit bout de notre « chef d’œuvre », qu’il choisit de la manière la plus arbitraire ou incongrue, afin de l’examiner et le triturer dans tous les sens, ignorant totalement ce que nous avons pu affirmer en un autre moment, ne serait-ce que l’instant précédent. Il ignore l’étendue ou la beauté de notre discours et prétend nous questionner sur un aspect spécifique de ce que nous avons abordé, comme si nous n’avions rien dit d’autre, en exigeant de répondre pas une parole courte et précise, voire par un simple « oui et non », réduisant toute l’ampleur de notre pensée à un simple jugement : celui d’un assentiment ou d’un refus à une idée particulière. Idée particulière qui s’emboîte bien sûr dans une sorte de piège infernal qui revient à la critique précédente : l’interlocuteur nous oblige à affirmer ce que nous n’avons pas dit et ne souhaitons pas dire. Il décontextualise la parole et demande ensuite de prendre position sur la radicalité de son sens.
INQUIÉTUDE DE LA PAROLE
On pourrait croire que c’est le fait de subir un abus interprétatif qui gêne le locuteur, soucieux que l’on ne fasse pas dire à ses paroles ce qu’il ne souhaitait pas dire, ou autre chose que ce qu’il souhaitait dire, mais il nous semble que l’affaire est plus profonde ou plus « grave » que cela. En effet, pour déstabiliser son interlocuteur, et chacun pourra en faire l’expérience, il suffit parfois de lui demander de répéter ce qu’il vient de dire en prenant un air intéressé « Tu peux répéter ce que tu viens de dire », et nous verrons notre homme prendre un air surpris et déjà commencer à se défendre, sans qu’on l’ait le moindrement critiqué. Bien souvent il ne répètera pas ce qu’il a dit, en premier lieu parce que lui-même n’a pas réellement fait attention à ses propres paroles, ce qui en soit est déjà significatif. Ou bien parce qu’il se sent menacé et il voudra dès lors se justifier plutôt que de reprendre les mots déjà prononcés, ou encore il transformera ses paroles initiales en commençant sa phrase par « Ce que j’ai voulu dire »… Une sorte d’inquiétude ou même de panique l’envahit, sans pourtant que, objectivement, quoi que soit indique une quelconque critique. Bien qu’ici on puisse invoquer en guise d’explication ou de circonstance atténuante une sorte de traumatisme social. Les êtres humains font si peu de cas de la parole d’autrui, soit ils l’ignorent, simplement parce qu’ils ne se sentent pas concernés, soit ils la contestent parce leurs idées diffèrent de celles d’autrui, ou plus réducteur encore, ils les refusent simplement parce que ce sont les autres qui prononcent les paroles incriminées. C’est ainsi sans doute que fonctionne cette dynamique sociale, vecteur du traumatisme précédemment cité, chacun manquant de respect pour la parole d’autrui, tout locuteur est plus ou moins consciemment convaincu que son auditeur ne cherchera que l’occasion de le critiquer. Autre nuance à apporter dans notre affaire : la dimension culturelle. En effet, certaines cultures sont plus promptes à la critique que d’autres, mais celles chez qui la critique est considérée comme un manque à la bienséance et aux conventions sociales exprimeront leur réticences, leur mépris ou leur désintérêt soit par une reconnaissance polie, soit par l’expression manifeste d’un intérêt dont tout un chacun sait fondamentalement qu’elle est superficielle, éphémère, voire mensongère. Mais nous nous sommes aperçus que les sociétés où les manières sont les plus courtoises ne sont pas nécessairement celles ou règne le moins d’insécurité quant au statut de la parole individuelle. Disons que chaque groupement humain a ses manières bien à lui d’autoriser, de justifier ou même d’encourager la déconsidération d’autrui.
PENSER PAR AUTRUI
Revenons à Socrate. Bizarrement, il s’intéresse énormément à la parole d’autrui. Ajoutons même qu’il ne pourrait penser sans autrui. Sinon, on pourrait se demander pourquoi cet homme au visage si grotesque passait son temps à rechercher la compagnie de ses semblables principalement en vue de pratiquer le questionnement philosophique. N’avait-il rien de mieux à faire, cet homme à l’esprit agile et sagace ? Pourquoi perdre son temps avec n’importe qui, presque à propos de n’importe quoi ? Car certains des personnages que nous décrit Platon ne sont en effet guère reluisants, mais pour Socrate la quête de la vérité ne connaît guère de limites ni de présupposés établis. Tout est bon, lorsqu’il s’agit de débusquer le bien, le vrai ou le beau, et si obstacle il y a, cet obstacle devient le creuset même de l’être et de l’un. Socrate veut-il faire œuvre de charité ? Milite-t-il pour une meilleure humanité ? S’ennuierait-il seul, engoncé dans une solitude philosophique, à l’instar du mythique philosophe de la caverne ? Veut-il convaincre ? Dans le fond, même la vérité n’est pour lui qu’un prétexte. Il lui faut chercher quelque chose qu’il ignore, sonder l’âme humaine, et si bien des philosophes sonderont la leur propre, lui se sent poussé par son « démon » à explorer toutes celles qui passent, toutes à la fois plus prometteuses, plus décevantes et plus riches les unes que les autres. Il ne faut guère chercher ici de téléologie : Socrate ne cherche rien, tout simplement il cherche, il cherche à chercher.
Mais cette quête lui attire bien des ennuis. Déjà, parce que sans le vouloir et sans doute sans le savoir, ou sans vouloir le savoir, il rompt les codes établis. Trop occupé par son désir, aveuglé par sa passion, il ne sait rien ni ne voit rien, il n’existe plus : il cherche. Chien de chasse qui poursuit sa proie jusque dans son terrier, poisson torpille qui paralyse celui qui entre en contact avec lui, taon qui pique et harcèle celui qu’il approche : les métaphores percutantes ne manquent pas pour expliquer ou justifier son assassinat. La mort de Socrate, geste inaugural de la philosophie occidentale, n’est-elle pas totalement inévitable ? Mais pourquoi le fait de questionner autrui pourrait rendre sa présence aussi insupportable pour ses concitoyens athéniens, qui dans le mythe socratique ne représentent rien d’autre que l’être humain dans sa généralité ? Certes un tel personnage peut s’avérer à la longue fatigant à vivre, en particulier pour ses proches, mais pourquoi s’attirerait une telle haine ? Une haine qu’il ne s’attirerait sans doute pas s’il se contentait d’être en désaccord avec ses semblables, s’il ne faisait même que les invectiver, tels les cyniques. Mais le questionnement est – faut-il le croire – nettement plus corrosif que l’affirmation. Il s’intéresse de trop près à la parole de l’autre, et l’autre en vérité, contrairement à ce qu’il proclame souvent, ne souhaite pas que l’on s’intéresse de trop près à sa parole. Car l’accès est trop direct de sa parole à sa pensée, le lien est trop explicite entre sa pensée et son être. Et si l’individu met tout en œuvre depuis sa plus tendre enfance pour oublier sa propre finitude, son imperfection, son infirmité et son immoralité, ce n’est pas pour accepter qu’une sorte de pervers débarque et de manière irrespectueuse, intrusive et brutale, pointe du doigt et demande comment se nomme ce handicap ou cette verrue que l’on met tant d’effort à cacher, quand on pense que les proches et les voisins détournent pudiquement et automatiquement le regard si jamais quoi que ce soit venait à se dévoiler un tantinet… Drôle d’espèce que celle de l’homme, qui dépense tant d’énergie à cacher sa nature individuelle, réalité dont il a honte, une nature spécifique que l’on en vient à considérer ni plus ni moins qu’une de ces maladies d’origine douteuse dont il faut cacher à la fois l’existence et la cause. C’est sans doute pour cette raison qu’il ignore sa véritable nature, celle d’être un humain.
MAUVAISES MANIERES
En conséquence de la réalité socratique et des conflits qu’elle engendre, découle le terme final — ou initial — de la mise en accusation : « Tu dois m’en vouloir », ou bien « Tes intentions doivent être mauvaises ». Car il n’est pas naturel de s’intéresser autant au discours et à la pensée d’autrui, il n’est pas normal de questionner ainsi, plutôt que de dire et affirmer, il est considéré indécent de décortiquer d’une manière aussi abusive le moindre mot que l’on entend. Rupture des traditions qui met en question le fonctionnement habituel. Car si un tel comportement n’est pas considéré pervers, alors on ne pourrait qu’admirer un tel homme, un sage, capable d’une telle ascèse, d’un tel dénuement, animé d’une telle confiance en l’autre, que chez son congénère, quel qu’il soit, il croît en permanence pouvoir découvrir la vérité. Car c’est cela qui en fin de compte anime Socrate. Mais hélas, la fragilité humaine, son insécurité, perçoit cette démarche confiante et flatteuse comme une agression. Questionner quelqu’un, c’est lui déclarer la guerre, c’est vouloir l’humilier, c’est tenter de le réduire à néant, bref, c’est l’obliger à penser, et surtout l’obliger à se penser lui-même. Connais-toi toi-même ! Ainsi nous connaîtrons l’univers et les dieux. En effet, que signifierait l’objet connu, si nous ignorions l’instrument de la pensée, l’esprit même, comme le soulève Hegel. Or c’est précisément la connaissance de notre esprit qui nous effraie. Car si nous sommes séduits lorsque quelque philosophe qui parle bien nous explique la béance de l’âme humaine prise dans sa généralité, nous nous sentons bien lorsque nous comprenons ou entrevoyons l’aveuglement ou la banalité dans laquelle vivent nos concitoyens, mais nous déchantons violement lorsque nous nous apercevons que c’est à nous personnellement que le discours s’adresse. Cela ne se fait pas !
ACCEPTER LA FINITUDE
Pourtant, comment se réconcilier avec sa parole et donc se réconcilier avec soi-même, si ce n’est en acceptant de voir les béances et les tares qui affligent notre discours, si ce n’est en contemplant les rigidités qui en constituent l’élaboration, si ce n’est en entrevoyant les limites qui en représentent l’étendue. Se réconcilier avec sa parole, c’est accepter la finitude, l’imperfection, au risque d’un profond sentiment de ridicule. N’aimons nous pas nos proches et nos enfants en dépit de leurs manques ou de leurs tics ? Devons-nous être aveugle pour aimer ceux qui nous entourent ? Si c’est le cas, nous risquons de fort déchanter lorsque les yeux se dessillent, par l’effet de l’usure du temps ou en contrecoup de quelque événement fortuit et généralement dramatique. Il en va de même dans notre rapport à nous-même. Nous pouvons certes tenter, consciemment ou non, d’entretenir l’illusion d’une transparence, d’un bien-être, d’une satisfaction, d’un contentement quelconque de soi, au risque d’une complaisance éphémère ou fragmentaire, et d’une déception certaine. C’est là que le Socrate en question, ou son équivalent, l’étranger des dialogues tardifs, peut être considéré comme notre ami véritable. Celui qui ose nous parler en toute franchise, celui qui ose pointer du doigt vers l’ailleurs. Cet ailleurs est celui qui nous « oblige » à porter des œillères, car à l’instar du classique cheval de carriole, nous ne pourrions supporter certaines réalités latérales : elles nous rendraient nerveux. Nous regardons droit devant nous, et poursuivons notre chemin sans nous soucier des interpellations de tout bord qui nous feraient hésiter, douter, voire nous paralyseraient.
Socrate nous interpelle : « Hé l’ami, vois-tu ce qui se passe par ici ? » « Que penses-tu de ceci, ou de cela ? » Là il nous écoute répondre, avec la fausse naïveté qui le caractérise. Mais l’humain est malin, tout comme le chien ou le félin, il sait sentir le vent. Instinctivement il voit la bête venir. Et c’est là que se trouve l’expérience cruciale, le moment de la décision, celle qui sépare les humains de humains. Veut-il réagir « biologiquement », et fuir ou agresser celui qui menace son « intégrité » existentielle ? Ou bien percevra-t-il chez cet homme à l’allure et au discours étrange le véritable ami qu’il n’a jamais rencontré ? L’ami qui n’a pas d’ami. L’amoureux sans amant. Celui qui est animé d’une passion sans objet. Ou bien il en est lui-même l’objet tout en ignorant qui en est le sujet, quel en est le sujet. Bien entendu, c’est un drôle d’ami, à l’humour plus qu’étrange : quelle est cette ironie qui n’est qu’un mensonge. Comment pouvons-nous lui faire confiance ? Est-ce du lard ou du cochon ? Et en guise de discussion, il nous questionne. Pire encore, il nous astreint au choix misérable – s’il en est vraiment un – entre un « oui » et un « non », entre un « ceci » et un « cela ». Car il est visible que nombreuses de ces questions sont piégées. Mais tout de même, puisque nous nous sommes lancés dans cette perspective impossible, voyons comment cet homme qui n’a rien d’humain peut encore nous vouloir du bien. Justement, il ne nous en veut pas, de bien. C’est là son principal intérêt. Il ne veut que son propre bien, il le cherche, il a besoin de nous, il le dit ; ce n’est qu’un quart d’ironie, lorsqu’il demande à tout un chacun de devenir son maître, le maître qu’il cherche depuis toujours.
Certes, à terme, la fréquentation d’un tel être ne peut-être qu’insupportable. Mais demande-t-il jamais à quelqu’un de cohabiter avec lui ? Nombreux sont ses interlocuteurs, il semble en changer fréquemment au fil des dialogues, et cela ne doit guère être un accident. Ceux qu’il dit aimer changent au fil des dialogues. Platon, qui fera de cet être sa pitance, avant de se lancer sur sa propre trajectoire, ne l’aura connu que peu de temps. Cela explique sans doute la passion qui l’anime. À terme, l’effet corrosif du questionnement ne peut que provoquer l’éloignement.
UN AMI QUI NE VEUT PAS NOTRE BIEN
Toutefois, ce qui rend Socrate vivable, comme nous l’avons dit, ce qui en fait un véritable ami, est justement qu’il ne veut pas notre bien. Il ne veut nous convaincre de rien, il ne souhaite pas nous montrer le véritable chemin. Il nous questionne, tout simplement, et nous invite à voir, à voir ce que nous ne voyons pas, ce que nous ne voulons pas voir, à voir ce qui est invivable. En ce sens, il nous invite à mourir. Car si philosopher c’est apprendre à mourir, ce n’est pas d’une mort ultérieure et finale dont il est question, mais de celle de chaque instant. Celle qui nous guette, telle une épée de Damoclès, au-dessus de nos têtes étourdies par l’emballement du quotidien. Divertissement pascalien. Nos idées sont constituées de ces multiples opinions qui nous suffisent à jouer les règles du jeu. Jeu de la société, jeu de la famille, jeu des désirs et ambitions personnelles, poursuite du bonheur, grand bonheur ou petits bonheurs. La persévérance en l’être, le conatus spinozien, est trop souvent conçu comme celle d’une pure extériorité. Vivre prend généralement le sens d’une multiplicité de contraintes, internes et externes, qu’il s’agirait de satisfaire tant bien que mal. Pourtant, l’être n’est qu’un, pour Socrate comme pour Spinoza, bien que cette unité n’exclue nulle multiplicité, bien au contraire. Le fragment en est cependant la substance vive, car il ne s’agit pas non plus ici de s’envoler pour un au-delà de l’au-delà où se nicherait toute réalité. Comme le raconte très bien le mythe de la caverne, le philosophe que nous sommes ne saurait vivre en dehors de la caverne : c’est son lieu de prédilection. Il est en nous l’ami qui nous donne mauvaise conscience, celui qu’on laisse parler à l’occasion pour en rire, puis nous nous fâchons pour le faire taire. Car nous ne sommes pas toujours – et pas souvent – d’humeur à laisser interrompre ou troubler notre petit train-train, à laisser bousculer l’équilibre instable que tant bien que mal nous arrivons à faire fonctionner. Philosopher, c’est penser l’impensable, un impensable que ne permet nullement l’existence. Elle nous oblige à l’évidence, au certain, à l’attendu. Elle préfère le certain, elle aime le probable, mais elle rechigne au possible en tant qu’il n’est qu’un simple possible, et elle craint l’impossible. De temps à autre, par désœuvrement, par lassitude, ou par résurgence de l’être, elle autorise le surgissement de l’extraordinaire, de l’imprévu, de l’inouï. À doses homéopathiques, ou pour un temps restreint, et souvent de manière perverse. L’amour, la plaisanterie, la vision mystique, l’ébriété, sont autant de manières par lesquelles la vie se distrait d’elle-même, par jeu et par oubli. La philosophie exige une telle rupture de manière consciente, délibérée, et continue. Certes chacun aura connu à un moment ou un autre un moment philosophique, cet instant ou le sens bascule, dans un autre sens ou dans l’insensé. Et le vécu de cet instant pourra engendrer, bien que plutôt rarement réalisé, un désir d’ailleurs, non pas ailleurs pour vivre, mais ailleurs que la vie. Bien que certains, là aussi l’esprit est malin en diable, tentent d’instaurer une vie en dehors de la vie, au-delà de la vie.
Se réconcilier avec sa propre parole, tout comme se réconcilier avec ses proches, implique de ne plus avoir d’attentes, et donc de ne plus être frustré ou déçu, plus encore, ne plus pouvoir être déçu ou frustré. Ce qui au demeurant n’implique nullement l’abandon de l’esprit critique, bien au contraire. Car très souvent, ce qui nous empêche de nous engager dans une analyse corrosive et profonde des propos et des êtres, c’est la crainte de la perte, au travers de la crainte du heurt, de la blessure, ou simplement celle de la susceptibilité outragée. À partir du moment où nul désir subsiste de conserver une attache autre que celles liées à la poursuite commune de la vérité, engendrées par elle, que reste-t-il à craindre ? Très naturellement, s’il n’est brimé dans son élan, s’il n’a pas pris l’habitude de s’interdire de penser, l’esprit pense : il saisit ce qu’il aperçoit dans un rapport intime et dynamique à la matrice de pensée qu’il s’est constituée au fil des ans. Bien entendu, ces matrices seront plus ou moins élaborées, plus ou moins fines et plus ou moins fluides, mais elles constitueront tout de même pour chaque sujet pensant l’aune de toute nouvelle pensée, la référence active, le lieu originaire, celui d’où toute pensée provient, d’où toute pensée retourne. C’est d’ailleurs en ce sens que la parole est accès à l’être, que la parole cesse d’être un discours. Car en cette intimité avec soi-même, l’objet de pensée n’est plus un objet, mais il est le sujet lui-même. Le sujet pensant devient alors l’objet direct de la pensée, la médiation devient le lieu de l’immédiat, d’un immédiat conscient et réfléchi.