Le concept épouvantail
LE CONCEPT ÉPOUVANTAIL
Depuis toujours, de manière plus ou moins explicite, sans vraiment le savoir, nous avons mené des consultations philosophiques, informelles, construites peu ou prou. Puis, au fil du temps, nous avons formalisé cette pratique. Néanmoins, après avoir un beau jour décidé de « l’officialiser », nous devions découvrir qu’il est tout de même une qualité spécifique aux consultations qui s’affichent en tant que tel, sans doute due à l’accentuation théâtrale du contexte, à la mise en scène plus établie, ce qui inclut certainement le geste que représente l’échange financier ainsi que ce qui en découle. Quelque chose apparaît plus clairement dans le schéma psychique humain. Nous devions l’apprendre en découvrant lors d’un de nos premiers entretiens « officiels » un principe crucial, qui s’avéra par la suite très utile. Quelques années plus tard, nous nommions ce principe : « concept épouvantail », « concept fantôme », ou encore « trou noir de la pensée ».
Tout pour être heureux
Une de ces premières consultations formelles fut la visite d’un homme qui me posa la question suivante. « J’ai tout pour être heureux, pourquoi ne le suis-je pas ? ». Âgé d’une soixantaine d’années, il était médecin, et se décrivait en effet comme ayant tout pour être heureux : « Une existence sans gros souci, une famille plutôt harmonieuse, une vie professionnelle et sociale réussie, une aisance matérielle, et même une activité artistique gratifiante… » Pourtant, il n’arrivait pas à trouver le bonheur, voire il se sentait périodiquement très malheureux. Cela ne l’empêchait pas de fonctionner, ni ne l’obsédait de manière maladive ; lorsqu’il parlait, il affectait un certain détachement dans l’observation de cette aberration touchant son fonctionnement psychique. Il souhaitait néanmoins en comprendre la nature, désir intellectuel qui le hantait quelque peu. Comme je lui demandais ce qui dans son existence le rendait plus particulièrement heureux, il me répondit que c’était la musique. Suite à ma demande de précisions, il m’expliqua qu’il jouait de la flûte traversière, qu’il faisait partie d’un ensemble amateur de musique de chambre, et participait de temps à autre à de petits concerts. Lorsqu’il jouait de la flûte, me confia-t-il, il semblait trouver en lui-même une paix dépourvue de toute ombre qu’il ne rencontrait nulle part ailleurs. Puisque là se trouvait le secret du bonheur de cet homme, je décidais d’approfondir la nature de ce qui le satisfaisait ainsi. « Qu’est-ce qui vous rend si heureux lorsque vous jouez de la flûte ? » lui demandais-je. Sa réponse fut quelque peu surprenante. « Ce que j’aime le plus, c’est le doigté, le mouvement des doigts sur touches, et la sensation de fragilité de la colonne d’air au cœur de la flûte, qui est palpable comme un être vivant. » J’avais déjà remarqué, plus tôt dans la discussion, l’emploi marqué de diverses expressions de type matériel ou organique pour s’exprimer ou répondre à mes questions, mais là, c’était nettement plus frappant. La description de la musique comme une activité exclusivement physique, puisque c’était ainsi qu’il décrivait le fait de jouer de son instrument, avait tout de même de quoi surprendre. Je le questionnais donc sur la nature de ce qu’il jouait, puisqu’il n’en parlait pas, se contentant de décrire son rapport à un objet matériel érigé en être vivant. « Qu’aimez-vous jouer principalement ? ». Sans hésiter, il me répondit : « Mozart ». « Alors Mozart se résume à un doigté et à une colonne d’air ? », demandais-je. Il me regarda de manière étrange, presque incrédule devant une question aussi saugrenue, et accepta tout de même de me répondre. « Non, Mozart, c’est beaucoup plus que ça ! Mozart… ». Il ne finit pas sa phrase et prit un air pensif. Je le relançais : « Vous n’avez pas terminé votre phrase. Qu’est-ce que c’est, Mozart ? » Il fit comme s’il sortait d’une profonde songerie, esquissa un geste de la main comme pour se donner courage ou soutenir ses propres paroles, en disant « Mozart, c’est… ». Mais il ne finit pas sa phrase, le geste s’interrompit, sa main se paralysa dans les airs, puis retomba lourdement, le mot ne venant pas. Mais la couleur de son visage avait changé, ses traits s’étaient quelque peu décomposés, et son corps s’affaissa lentement dans la chaise. Cet homme n’était plus le même, il avait vu quelque chose, quelque chose dont j’ignorais la nature exacte, quelque chose que je pouvais seulement pressentir. Certes il ne m’avait pas répondu, et quand bien même je ne pouvais répondre à sa place, je pouvais vaguement imaginer de quoi il s’agissait. Mais lui avait perçu le « problème », véritable gouffre dans sa pensée : l’absence de réponse est parfois une réponse aussi conséquente qu’une « véritable » réponse : l’absence s’avère souvent une présence encore plus prégnante et plus formidable que la présence effective. Le creux en dit souvent plus que le plein, pour les mots comme pour les personnes.
Je devais à plusieurs reprises reposer la question, sans jamais obtenir de réponse claire et articulée. Mais l’important était pour cet homme la prise de conscience : elle était au rendez-vous, même s’il n’était pas encore prêt à nommer l’objet ou le phénomène en question. Je reposais plusieurs fois la question au cours de la discussion qui suivit, de différentes manières : « Qu’est-ce qu’il y a dans Mozart, autre que le doigté et la colonne d’air ? ». Parfois il esquiva complètement, parla d’autre chose, comme s’il n’avait rien entendu, d’autres fois il me regarda et ne répondit rien. Cet homme posé qui au début de l’entrevue répondait à toutes mes questions sans trop de problème, n’était plus tout à fait là. Plus tard, avec les acquis de l’expérience, je devais apprendre à m’éloigner d’une question trop prégnante pour y revenir, très naturellement, par d’autres biais. Mais là, je voulais trop une réponse, de manière trop directe. Dans l’absolu, ce n’était pas un problème : il avait aperçu ce que je nomme maintenant dans de tels cas « son fantôme », cette chose qui l’habitait, la réalité qui lui posait problème. Simplement, par un questionnement plus subtil ou précis, peut-être aurait-il pu en venir à la nommer, ce qui lui aurait sans doute permis de se réconcilier avec elle. Bien qu’aujourd’hui, je doute encore de la possibilité d’un tel résultat, car cet homme avait dû tant faire au cours de sa vie pour nier cette réalité, qu’il lui était difficilement possible de la convoquer de manière aussi crue. Ou alors il aurait fallu évoquer avec lui diverses hypothèses, afin de voir si l’une d’entre elles pouvait lui parler.
Tentative d’explication
Voici cependant aujourd’hui comment j’analyse la situation de cet homme. Il avait été formé comme médecin. Le vivant devait être pour lui un concept important avant même de faire ses études, pour qu’il décide d’y consacrer sa vie, se dévouant au corps et à son harmonie, luttant contre la souffrance et la mort. D’autant plus qu’en l’écoutant, il utilisait très naturellement des métaphores et explications organiques, plus encore que les études ne sauraient l’expliquer. Car j’ai à d’autres occasions rencontré des médecins, qui bien qu’ayant une telle tendance ne la manifestaient pas d’une manière aussi soutenue. D’autre part, il véhiculait une vision médicale plutôt organiciste, c’est-à-dire matérielle, où la vision première est celle d’organes, qui fonctionnent ou ne fonctionnent pas, c’est-à-dire une médecine du visible, classiquement française, quasi mécanique, où prime la matérialité, et non pas les processus ou le psychologique. Or si l’on suit un principe de Spinoza, tout à fait utile dans le travail de consultation philosophique, toute affirmation est une négation. Choisir quelque chose, c’est refuser autre chose, choisir un concept ou une explication, c’est refuser un autre concept ou une autre explication, n’en déplaise aux adeptes contemporains de la pensée inclusive, qu’il faudrait nommer pensée de la toute-puissance : ceux qui pensent que tout est dans tout, ainsi que son contraire. Car dans sa finitude, dans sa partialité et son imperfection, l’homme fait des choix, et ce qu’il ne choisit pas en dit au moins autant sur lui que ce qu’il choisit, la palette étant bien plus vaste. Ainsi ce médecin, en choisissant dans sa vie de primer l’organique et le matériel, tentait de rejeter aux oubliettes une réalité autre, que l’on pourrait nommer selon les circonstances, les personnes et les cultures : métaphysique, spirituelle, mentale, divine ou autre. Car les concepts ont en général plusieurs contraires ou opposés, qui lorsqu’on les prononce impliquent un choix qui vient éclairer le terme initial. Ainsi, si notre homme avait opté « ouvertement » pour cette « autre » réalité, en la qualifiant ou la déterminant, en la nommant, on aurait à la fois su de manière plus précise quelle était cette réalité qu’il refusait, mais on aurait aussi précisé la nature de la réalité à laquelle il se cramponnait, par image miroir interposée. Mais ne l’ayant pas fait, nous n’avions qu’une notion approximative mais néanmoins substantielle de ce qu’il refusait.
Or si nous revenons à la question initiale qu’il posait : « J’ai tout pour être heureux, pourquoi ne le suis-je pas ? », que pouvons-nous en conclure ? Tentons une interprétation « sauvage » de son affaire. Sur le plan matériel, au deux sens du terme, financier et pratique, j’ai tout ce qu’il me faut, je suis comblé, reconnu, je n’ai plus rien à demander. Néanmoins j’ai besoin d’autre chose, d’un « autre », une autre chose que je préfère ignorer, dont je ne veux pas connaître l’existence, un désir que je ne saurais reconnaître que sous forme déguisée, tant pour son articulation que pour son assouvissement. Or cette chose que nous nommerons « immatérielle », puisque nous ne la connaissons que par sa négation et non par l’affirmation de son identité, constitue le besoin le plus pressant, voire le seul besoin, puisque le reste est comblé. Or le besoin est nécessaire pour vivre, sans lui nous sommes morts, car la vie est désir et satisfaction de désir. Voilà donc un homme, hanté par la vie, niant sa propre vie puisqu’il nie son propre besoin et souhaite l’ignorer. Il le satisfait tout de même de manière déguisée, en prétendant qu’il est autre chose qu’il n’est : il cache l’immatérialité sous la défroque de la matérialité, car c’est ainsi qu’il décrit ou explique son activité musicale. Néanmoins, l’objet du désir étant voilé, caché, nié, la satisfaction ne peut être que frustrée. De toute façon, en étant annoncée et clarifiée, elle serait sans doute aussi frustrée, mais au moins il y aurait réconciliation de soi à soi, tandis que là, cette réconciliation est impossible et le rejet de soi produit une douleur pouvant parfois devenir lancinante et pénible. Ceci est compréhensible, puisqu’un pan entier de soi est nié, amputé, ce qui au demeurant est un comble chez un esprit organiciste pour lequel l’être doit être complet, intégré et réparé afin d’être véritablement vivant. Nous avons là comme une forme de suicide partiel, ou d’autodestruction. Mais pour qu’il y ait réconciliation, il faudrait identifier les présupposés sur lesquels ont été fondés l’existence, l’engagement existentiel – dans ce cas-ci, primauté et exclusivité de l’organique et du matériel – et admettre le côté bancal de cette exclusivité. Mais comment faire cela chez un homme de soixante ans, qui toute sa vie s’est efforcé de se concentrer sur un seul versant de son être ? Il a réussi à combler de manière satisfaisante, voire avec brio, les demandes multiples et diverses de cette partie de lui-même érigée en idole, et il lui faudrait maintenant admettre qu’il agissait là de manière réductrice et rigide, s’avouer qu’il s’imposait ainsi de castratrices fourches caudines. C’est non seulement lui-même qui serait mis en cause, mais la reconnaissance sociale, la gloire qu’il s’était octroyée au fil des ans, son statut, sa personnalité, le regard de ses proches, son existence tout entière qui s’était organisée, cristallisée ou rigidifiée autour d’une négation.
Guérison ou pas
Néanmoins, il est une certaine différence entre une démarche de nature psychologique et une démarche de nature philosophique, si l’on peut ainsi généraliser. Dans la perspective qui est la nôtre, il n’y a pas à aller mieux, il n’y a pas à guérir, il n’y a même pas à atténuer la souffrance, non pas que cette dimension thérapeutique ou palliative soit exclue, mais simplement parce que ce n’est pas la finalité de notre affaire. Qu’il y ait problème, qu’il y ait souffrance, voire même qu’il y ait pathologie, nous ne le nions guère et ces termes sont utiles pour caractériser ce qui se passe, mais nous n’avons pas à « guérir », nous ne sommes pas « thérapeute », quand bien même la pratique philosophique peut avoir une dimension thérapeutique, et que périodiquement nos clients nous disent avoir trouvé dans notre pratique un certain bien-être ou une atténuation de leur souffrance morale. Certes, une personne vient nous voir en général parce qu’un problème lui paraît difficile à supporter ; certes, quelques collègues se nomment eux-mêmes philothérapeutes ; certes, la consolation ou la recherche du bonheur sont des termes familiers de la culture philosophique ; mais pour autant, ce n’est pas ainsi que nous concevons notre pratique. Nous serions d’ailleurs sur ce point en accord avec Spinoza : ce n’est pas en cherchant le bonheur qu’on le trouvera. Nous pourrions en dire autant du problème en soi : ce n’est pas en cherchant la « solution » au problème qu’il sera résolu. Les « solutions » ne sont d’ailleurs souvent que des « cache-sexe », des refuges pour se protéger du problème, pour l’ignorer ou le nier. Résoudre à tout prix un problème est au demeurant une vision quelque peu réductrice, qui renvoie à une phobie du problème.
De notre point de vue, la philosophie est un art de l’ailleurs, elle est le lieu de l’altérité, de l’inattendu et de l’impensable. Pour philosopher, d’une certaine manière, il ne faut pas savoir ce que l’on cherche. On peut certes résoudre un problème – aucune raison a priori d’exclure cette possibilité – mais on peut aussi bien l’accepter, l’ignorer, en percevoir sa nature dérisoire, apprendre à l’aimer, le dissoudre, comprendre la dimension constitutive de sa nature, on peut le sublimer ou le transcender, le réarticuler ou le transposer, autant de manières de traiter un problème, mais pour cela, pour trouver le chemin approprié, il faut abandonner toute velléité spécifique, qui subordonnerait la réflexion à une finalité prédéterminée et nous empêcherait de voir ce qui se passe. Car le maître mot, s’il en est un, est pour nous la conscience : voir, percevoir, apercevoir ; là se trouve dans notre perspective l’ancrage, le non-négociable, quand bien même le sujet nous avoue en fin de compte, explicitement ou non, qu’il ne souhaite pas voir. Avant de nous rencontrer, le sujet « sait » qu’il y a là quelque chose qu’il préfère ne pas voir, il est nécessairement conscient de son désir ou de sa volonté de non-voir. Mais accepte-t-il ce « savoir » ? Ensuite, à travers le dialogue philosophique, grâce au questionnement, il voit, il sait, de manière plus explicit, plus difficilement évitable. Après cela, il a vu, il a perdu cette virginité factice dont il ignorait la nature, et s’il désire retrouver l’originaire, s’il regrette le jardin d’Eden et souhaite y retourner, il le fera en connaissance de cause. Il ne sera plus le même. Même s’il réussit à quelque peu oublier sa propre réalité en un second temps.
Ainsi Socrate nous invite à chercher ce que nous cherchons sans savoir ce que nous cherchons, quitte à décider de ne plus le chercher : nous ne devons pas décider à l’avance ce que nous cherchons, la nature de l’objet recherché reste encore à déterminer. Nous devons tracer de nouvelles pistes à partir d’indices, et découvrir peu à peu l’objet de la quête, tout en sachant que cet objet n’est pas une idole mais une icône ; il ne constitue pas la substance, il ne représente pas l’inconditionné, il est uniquement reflet et circonstances. Ainsi lorsque notre client médecin ne nomme pas cette dimension qui l’habite mais qu’il refuse d’habiter, il n’y a rien là d’extraordinaire. Pour Schiller, l’homme est pris dans la tension entre le fini et l’infini, il se tient au croisement de deux dimensions antinomiques, fracture de l’être. Il se trouve là une spécificité humaine. Les bêtes ne sont que dans le fini, les dieux ne connaissent que l’infini, nous explique Platon, ils n’ont donc besoin ni l’un ni l’autre de philosopher. Ce heurt entre la finitude et l’infini se niche au cœur de l’histoire humaine, histoire singulière et histoire collective, au cœur du drame humain, drame singulier et drame collectif, et l’on ne voit pas comment on pourrait y échapper et en guérir. Pas plus que l’on ne saurait échapper à la mortalité ou à l’humanité, car ces deux maladies sont constitutives de notre existence. Ou de manière ironique, disons que nous pouvons les guérir uniquement par leur accomplissement, par leur réalisation. Tout comme nous dirions qu’un cancer se guérit en allant jusqu’au bout de son processus. L’homme est sa propre maladie, nous indique la philosophie, que prétendrait-elle donc guérir ?
Que va faire notre médecin en sortant du cabinet de philosophie, va-t-il échapper à l’effet du questionnement ? Va-t-il fuir la prise de conscience ? Nous n’en savons rien et dans l’absolu, cela nous concerne peu, aussi cruel et inhumain que cela paraisse. Cela ne nous intéresse guère, ou bien nous intéresse sur un plan purement anecdotique, ce n’est pas notre souci. Il est venu, il a vu, il n’a pas dit, mais il a perçu, il a reconnu ou entrevu l’indicible ; que faire de plus ? Nous l’avons invité à nommer le fantôme, il a préféré ne pas l’invoquer. N’était-il pas prêt ? N’est-il pas fait pour cela ? Ne le souhaite-t-il pas ? Nous n’avons pas à savoir pour lui, à décider pour lui, à vouloir pour lui. Il est venu au bal, nous l’avons invité à danser, il a souhaité faire uniquement quelques pas puis il s’est lassé, il a eu peur, ou bien il a décidé que la danse n’était pas une activité pour lui. Le présupposé de l’entretien philosophique est le libre consentement : nous avons là un individu autonome, dont nous penserons ce que nous voulons, mais l’important est uniquement ce qu’il pense de lui-même, ce qu’il pense pour lui-même, ce qu’il pense à partir de lui-même, quand bien même à travers nos questions nous l’invitons à penser plus avant, à penser à côté, à penser autrement. Nous l’aurons invité à voir, il aura vu ce qu’il aura pu voir, il aura vu ce qu’il aura voulu voir. Nous aurons déclenché un processus qui vivra la vie qu’il vivra. Ni plus ni moins.
Se voir et s’entendre
Ceci dit, nous devons avouer que dans notre pratique nous ne sommes pas neutre : nous avons en effet un souhait qui n’est pas totalement indéterminé, sans quoi il n’y aurait guère de pratique digne de ce nom, ou sa nature en serait inconsciente. Nous avons d’ailleurs une certaine suspicion pour ceux qui ne savent pas comment ils opèrent, ceux qui sous prétexte de liberté et de créativité prétendent que selon les cas ils travaillent différemment, comme si pour chaque personne tout changeait. Simplement ils n’osent pas avouer ou identifier leurs ancrages philosophiques, tant au point de vue du contenu que du point de vue méthodologique. Ce flou artistique n’est que prétexte aux pires aberrations, à l’inconsistance et au narcissisme. Ainsi pour nous, le maître concept est la conscience. Soucieux de cela, nous nous sommes aperçu qu’il y avait un problème pratique. Souhaitant que le sujet qui consulte voit ce qui se passe, nous avons réalisé que durant la consultation, devant se concentrer sur nos questions et sur les réponses qu’il devait produire, il ne pouvait pas voir ce qui se passait. Il ne se voyait pas lui-même répondant, pas plus qu’il ne nous voyait le questionnant. Pris dans le coup par coup, il n’avait aucune perspective générale qui permettrait d’aller plus avant dans la démarche, c’est-à-dire de mieux voir. D’autant plus que fréquemment, après une heure de consultation, le sujet est dans un état de dissonance cognitive, quelque peu chamboulé d’avoir cheminé en des lieux étranges, et il lui est quasiment impossible de se rappeler ce qui s’est passé. Pourtant nous souhaitons cette réminiscence, à la fois pour qu’il puisse se connaître lui-même et profiter de son travail philosophique, ensuite pour qu’il voie comment nous avons fait, pour qu’il comprenne qu’il n’y a aucun tour de passe-passe, afin qu’il reconnaisse quelques opérations de base de la pensée qu’il pourra lui-même réutiliser par la suite. Nous avons donc proposé en un premier temps à ceux qui le souhaitaient d’enregistrer les discussions, plus tard, une fois résolus les problèmes techniques, nous leur avons proposé de les filmer afin de revoir plus tard l’échange. Nous avons même rédigé un questionnaire afin de faciliter le travail d’évaluation et d’analyse. Mais à notre grande surprise – la naïveté ne connaît guère de limites – nous avons remarqué que la plupart des personnes ne souhaitaient pas écouter ou voir ces enregistrements, sans toutefois avouer ce choix, caché derrière d’obscurs alibis. Les diverses fois où nous avons obtenu une explication pour ce phénomène, bien que très liminaire, autre que « Je n’ai pas eu le temps » et « Je le ferai bientôt », tournaient autour du sentiment de nullité personnelle lié prétendument à l’exercice. D’ailleurs, cela nous a été confirmé par plusieurs clients parmi ceux qui ont réussi à trouver le courage – et le temps – de se voir ou de s’entendre, qui nous ont avoué s’être trouvé « idiot » ou « incapable de répondre aux questions ». Néanmoins, ceux qui avaient invité un proche à partager ce moment ont souvent relaté que ce dernier n’en avait pas la même perception, qu’ils trouvaient souvent l’exercice plus révélateur et intéressant que la personne concernée. Ce qui confirme une hypothèse très utile pour le travail en groupe : les autres sont nettement plus conscients que nous-même de nos propres limites ou imperfections ; ils ont moins à y perdre et acceptent plus de les percevoir, de surcroît ils y sont habitués. Les autres nous connaissent donc souvent mieux que nous-même, autre postulat qui nous distingue de nombreux thérapeutes. Mais plus récemment, nous avons commencé à inviter le sujet à venir analyser avec nous l’enregistrement de sa consultation, afin de dépasser le premier degré, impressionniste, honteux ou craintif, pour tenter de découvrir ensemble le sens de ce qui a émergé.
Rejet de soi
Il est deux incidents qui nous paraissent illustrer ce « rejet de soi », de manière marquante. La première concerne un homme d’une trentaine d’années, venu nous voir parce qu’il se posait une question très pratique : « Dois-je retourner faire des études ? ». Au bout d’un quart d’heure de discussion, le problème de fond, le problème derrière le problème — ou tout au moins un problème derrière le problème — apparut clairement, comme toujours dans la bouche même du sujet : avec ses propres mots. En fait, il souhaitait tout simplement être aimé, et le retour aux études représentait principalement une stratégie conçue comme outil de réussite personnelle et sociale lui permettant d’être mieux aimé, ou plus aimé, ou enfin aimé comme il le souhaitait, vœu pieux s’il en est un. Lorsque cette personne entendit ses propres mots, après un instant d’hésitation où il se tint coi, il se leva brutalement, furieux, et déclara qu’il voulait partir, qu’il « en avait assez », expression au demeurant tout à fait intéressante, qui exprime tout autant l’agacement que la saturation ou la satisfaction. Pour celui qui entend de telles paroles, « Je veux être aimé », sans être partie prenante du drame interne de cette personne, qu’y a-t-il là de si extraordinaire ? Vouloir être aimé, souhaiter être plus aimé ou mieux aimé, quoi de plus banal ! Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat ! Mais pour cette personne, cet aveu était un véritable drame. Pourquoi était-ce le cas ? Quelle était son histoire ? Encore une fois nous paraîtrons inhumain ou cruel, mais la narration du vécu n’est pas notre affaire, l’origine historique ne nous intéresse guère ; nous dirions même qu’elle est souvent mensongère, ou tout au moins qu’elle occulte la réalité présente du sujet. Ainsi cet homme ne supportait pas de s’entendre dire qu’il voulait être aimé, ce pan sentimental ou émotionnel de lui-même était de l’impensable, de l’insoutenable. Or c’est précisément ce lieu de la résistance qui nous intéresse. Car la nature de l’homme est avant tout celle d’un être vivant, avec des besoins, des fragilités, des craintes, que le philosopher tente de traiter, de résoudre ou d’occulter, de transformer ou d’annihiler. Ainsi, mettre le doigt sur une résistance, obtenir une réaction, c’est rendre visible la vie derrière la parole, l’esprit derrière la lettre, le sujet derrière l’objet. Tout comme le médecin donne un léger coup de marteau sur le genou pour en examiner la réaction et la vivacité, le questionnement tente de chercher les points névralgiques de la pensée et donc de l’être. Là ou cela résiste, là se trouve de l’être, l’être comme pathologie, l’être comme manière d’être, l’être comme dynamique, l’être comme raison d’être, l’être comme absence d’être. Pour cet homme, ce n’est pas le fait qu’il souhaite être aimé qui est intéressant, mais le fait qu’il ne puisse pas l’admettre. Que va-t-il donc mettre en œuvre pour ne pas voir cette dimension prégnante de son être ? Va-t-il l’accepter lorsqu’il la verra, ou se mettra-t-il en colère, comme il l’a fait avec nous ?
Le second incident concerne une femme d’une soixantaine d’années. Elle me connaît déjà car elle participe à des ateliers collectifs dans une bibliothèque municipale depuis quelques années, et elle a un problème pratique qu’elle voudrait résoudre. Son employeur, pour qui elle travaille depuis des années, souhaite la faire partir en préretraite. Elle ne le désire pas mais se demande tout de même s’il vaut la peine de se battre et refuser, ce qui est toujours possible, ou bien s’il lui faut simplement accepter ce qui lui est demandé. Je lui pose quelques questions pour comprendre le contexte et j’apprends les faits suivants. Elle a travaillé toute sa vie pour le même employeur, elle n’a pas eu de famille et s’est beaucoup investie dans son emploi. Bien évidemment, en cherchant à identifier sa principale motivation pour le travail, nous tombons très naturellement et facilement sur la crainte de la mort. À nouveau, rien là de très extraordinaire. Comme nous l’avons expliqué, il est un certain nombre de concepts que je nomme « concepts épouvantails » et chacun d’entre nous en élit un sans le vouloir, qui est par excellence le concept que nous tentons en permanence de fuir ou ne pas voir. Ces concepts tournent tous autour de l’annihilation de l’être, ils incarnent le néant de manières différentes, ils l’éclairent sous des lumières diverses. En gros, on retrouve toujours à peu près les mêmes concepts. Il s’agit de ne pas être aimé, de ne pas être utile, de ne pas être reconnu, de ne pas être libre, de n’avoir rien, d’être seul, de n’être rien, d’être impuissant, de souffrir, et bien entendu de mourir, ce qui était le cas de cette personne. On pourra rétorquer à cette liste que ces idées « négatives » se rejoignent, qu’elles tournent toutes autour de la même chose, et nous serons d’accord puisqu’il y s’agit toujours de « non être », de cessation d’être, d’absence d’être, de manque d’être. Or, comme l’indique Spinoza avec son conatus, l’être désire toujours persévérer dans l’être. Néanmoins, si psychologiquement ces distinctions reviennent fondamentalement au même, sur le plan existentiel cela n’est pas du tout pareil, car selon les cas le sujet recherchera principalement l’amour, l’utilité, la reconnaissance, la liberté, la possession, la compagnie, la surexistence, la puissance, le plaisir, la vie. Et quand bien même le sujet pourrait en vouloir plusieurs ou les poursuivre tous, il est en général un concept spécifique qui est le concept-clé, qui renvoie à ce que je nomme le « concept épouvantail », celui qui incarne particulièrement pour cette personne particulière le néant. Cette crainte, ou fuite, constituera la clef de voûte de son axiologie existentielle et conceptuelle. Bien entendu, il faut parfois creuser le fouillis conceptuel et démêler l’écheveau d’idées pour identifier cette pierre angulaire. Car selon le principe du poulpe, qui projette de l’encre pour protéger sa fuite, l’esprit humain crée de la confusion pour cacher aux autres et se cacher à lui-même le point névralgique de son fonctionnement, une perspective dont la simple évocation peut le faire frémir. Et lorsque l’on questionne un sujet afin de déceler ce point névralgique, il présente souvent les caractéristiques de ce que nous nommons le syndrome du noyé. Il se débat frénétiquement, projette sa parole en tous sens, proteste, devient agressif, saute du coq à l’âne, autant de manœuvres de diversions sans doute inconscientes qu’il devient parfois difficiles de circonscrire et éviter, tant la raison n’est plus de la partie. Parfois, il faut tout simplement en arriver à la conclusion que la personne n’est pas prête à identifier ce trou noir de sa pensée. Je nomme ce concept « trou noir » car à l’instar d’un trou noir astronomique, il semble absorber toute l’énergie mentale du sujet, tant et si bien que rien n’apparaît aux alentours de ce concept, où un vide se crée. Il est donc très délicat de le cerner.
Pour cette femme à la veille de la retraite, comme nous l’avons indiqué, le « trou noir », le concept « épouvantail » était la mort, ce qui est un classique, au demeurant tout à fait sensé. Quoi de plus naturel pour un être vivant que de refuser la mort, ne serait-ce que sous la forme d’une idée ! Ainsi durant la discussion s’établit clairement et sans trop de résistance que la fuite ou la crainte de la mort avait été la principale raison pour cette femme de se plonger à cœur perdu dans le travail. Mais évidemment, principe de réalité, tout ce qui avait été repoussé aux calendes grecques durant la vie active se retrouvait de manière implacable à l’orée de cette période, aussi longue fût-elle. Ce rendez-vous mille fois repoussé devenait incontournable. Je dois néanmoins avouer avoir été surpris de la facilité relative avec laquelle ce concept avait émergé et avait été travaillé durant la consultation. Mais une autre surprise m’attendait, plus marquante. Une fois la discussion terminée, je m’absentais une dizaine de minutes pour aller à mon ordinateur afin de graver l’enregistrement de la conversation sur un CD. Lorsque je revins et que je tendis le boîtier à cette personne, elle se mit debout, fit des grands gestes de la main et me lança : « Ce n’est pas moi qui ai parlé ! Ce n’était pas moi ! ». Je lui répondis tranquillement que de toute façon cet enregistrement lui appartenait, qu’elle pouvait le prendre et en faire ce qu’elle voulait. Elle prit avec elle le CD, mais ce fut la dernière fois que je vis cette personne, elle ne participa plus jamais à aucun atelier.
Échec ou pas
Cette dernière réaction, ainsi que d’autres de même trempe, posent d’ailleurs la question de la continuité du travail philosophique ainsi que sa rentabilité commerciale, s’il s’agit d’une pratique aussi risquée. Sur ce sujet les praticiens n’auront pas tous la même vision des choses. Lors d’un congrès international à Séville, nous eûmes sur ce point une différence avec Lou Marinoff, un célèbre collègue américain. En effet, celui-ci, plutôt fier de son travail, contait à l’auditoire ses succès, lorsqu’il nous « confia » un de ses échecs. Il s’agissait d’un client qui ne revint pas suite à un entretien où il avait découvert un concept dérangeant. Comme cet incident était décrit de manière négative, je soulevais lors de la discussion l’objection qu’au contraire, cela prouvait qu’un point crucial avait été touché, ce qui me semblait être le but de la consultation philosophique. Ironiquement, mais pourtant sans plaisanter, j’avançais l’hypothèse qu’au contraire c’était sans doute la plus réussie des entrevues décrites ce jour-là, puisque le sujet en question estimait avoir terminé ce qu’il avait à faire avec le philosophe, et que c’était à lui désormais, seul, de faire son propre travail. Et sans doute ou peut-être, lors de cette dernière – ou unique – consultation il avait aperçu ou identifié le concept « épouvantail » qui l’habitait, et cela lui avait suffi. Une fois sorti du cabinet, c’est au sujet lui-même de déterminer s’il préfère oublier ce concept ou le faire vivre, ce n’est plus l’affaire du philosophe référent, dans la mesure où le sujet va désormais délibérer de manière autonome sur la question. À lui de voir par la suite s’il éprouve le besoin de revenir consulter le philosophe, de décider s’il a besoin d’une certaine assistance dans la mesure où il se sent dépassé par sa propre pensée, ou de simplement continuer son chemin après cette petite pause philosophique.
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