La consolation philosophique

LA CONSOLATION PHILOSOPHIQUE

 

L’homme est souffrance. Rien là d’extraordinaire ni de nouveau. Il est souffrance, plus que d’autres animaux, car non seulement il connaît la souffrance du corps, à l’instar des autres espèces, mais aussi parce qu’il connaît la souffrance morale, sous-produit de liberté et de raison, ces caractéristiques humaines, conséquences difficilement évitables. Or si la souffrance physique n’est pas présente en permanence, la souffrance morale ne disparaît vraiment jamais, ou de manière éphémère. Que ce soit sous la forme de frustration, d’impatience, de désirs insatisfaits, d’attentes déçues, ou d’inquiétudes diverses, la souffrance est là, plus ou moins prégnante, plus ou moins présente, plus ou moins supportable.

 

La gamme est étendue des moyens par lesquels cette douleur s’exprime ou se manifeste, montrant la diversité et la persistance de la douleur. De la même manière, on rencontrera de nombreuses manières par lesquelles s’atténuera cette douleur, ce que l’on peut nommer consolation, une consolation que nous traquons en permanence. Les mots eux-mêmes articulent le problème et proposent des solutions, des panacées, des calmants, car les mots se nichent au cœur de l’humain : ils constituent son être. Ils capturent sa douleur, l’engendrent, la traitent, la soignent. Dans toutes les langues, sous de nombreuses formes, se trouvent des mots qui font mal, des mots qui blessent, voire des mots qui tuent ! Certes, avant les mots, de par sa nature organique, l’humain connaît la douleur. Celle des déchirures de son corps, des heurts brutaux, de la maladie. De par le manque, la faim, la soif ou la fatigue, la douleur dérivant d’un corps frustré de sa plénitude, d’un besoin privé de sa satisfaction, celle d’une harmonie dérangée, ou la simple inquiétude. Evidemment, l’animal connaît aussi la crainte, qui le pousse à se protéger, à fuir, à combattre, il est même parfois prêt à se sacrifier pour protéger les siens. Le spectre de la mort, le sentiment confus de destruction ou de disparition de l’être, individuel ou collectif, semble affecter un certain nombre d’espèces animales. Vision anthropologique peut-être, mais peut-on parler d’un instinct de vie, visiblement vissé dans le fonctionnement animal, sans parler d’instinct de mort ? En particulier pour les animaux qui tuent, ou ceux qui se savent poursuivis des prédateurs, qui au minimum reconnaissent la différence. Sans compter la crainte de perdre des êtres proches, chers ou solidaires, que ce soit par simple identification biologique, comme les sociétés des insectes, ou par une sorte d’attachement émotionnel, comme le rapport familial chez les mammifères. Le désir est au cœur de l’existence, sous de multiples formes. Un désir infini, un désir impossible, qui dépasse largement notre faculté de raison ou de compréhension, car il dépend plutôt de l’imagination, puissance infinie de représentation. Ainsi le désir est tragique, précisément parce qu’il est sans fin, sans bornes, sans détermination, à tel point que chez certains individus l’avidité démesurée en est informe. L’insatisfaction est chronique, l’attente et la frustration en deviennent insupportables. Néanmoins, ces expectatives, qui nous sont chevillées au corps, nous meuvent : elles dirigent, motivent et structurent notre existence. Certes, le rapport à la vie, le conatus comme le nomme Spinoza, cette pulsion fondamentale de persévérer dans l’être, est une composante importante de l’existence. Mais cette dynamique est trop informe pour nous suffire, le « oui à la vie », joyeux et complet, choyé par certains philosophes, est une construction trop intellectuelle, trop décharnée pour nous satisfaire. Nous avons besoin de dire « oui » à certaines choses et « non » à d’autres, d’être plus spécifiques, car nous ne saurions ne pas faire de choix, nous ne saurions être dépourvu d’inclinations et de subjectivité. La vie en soi ne peut pas nous combler, nous avons besoin d’exister et pas uniquement de vivre. Nous ne pouvons pas ne pas espérer, vouloir et désirer. Nous ne saurions donc ignorer le manque et la douleur.

 

De ce fait, pour l’homme, comme nous l’avons mentionné, la douleur est l’objet d’un discours, ce qui par conséquent fait que le discours lui-même est porteur ou conservateur de douleur, pour soi ou pour autrui. La parole est « pharmakon », à la fois poison et remède. Tout comme le discours est porteur de maladie, de par sa puissance inhérente, il est nécessairement porteur de guérison, et vice-versa. C’est ici ce qui déjà nous intéresse : la parole qui guérit, la parole qui console. En un premier temps, comme nous ne sommes ni médecin, ni psychologue, nous ne nous attacherons pas tant à la parole qui cherche à produire des effets somatiques, de nature inconsciente, puisque le philosophe que nous sommes se soucie principalement de la dimension psychique, consciente ou raisonnée de l’homme. De surcroît, pour la même raison, en cohérence avec notre posture philosophique, le sujet humain n’est pas ici conçu comme une entité infirme, incapable de subvenir par lui-même à ses propres besoins psychiques, mais comme un être autonome, qui se doit d’assumer son existence propre et de définir ses propres critères de jugement. Toutefois, la limite que nous tentons de tracer n’est pas aussi nette que nous semblons le prétendre, même s’il nous semble salutaire d’en tenter le jalonné, aussi impressionniste soit-il. Ne serait-ce que par l’abus qui est fait aujourd’hui d’une parole de type « psychologique », qui fait de l’adulte bien portant un malade qui s’ignore, en une époque où pullulent les Docteur Knock et marabouts en tout genre. Époque qui prône une idéologie infantile où l’on invite tout un chacun à se faire materner et dorloter, à confier la plus infime de ses indispositions, sous prétexte d’une quête de bonheur illusoire, souvent à bon marché. Certes la santé de notre corps ou de notre esprit a pu et peut encore être trop ignoré, mais il n’agit pas pour autant de tomber dans les excès d’un narcissisme malsain. Et peut-être qu’en effet la parole qui se confronte à l’être et le constitue saura jouer un rôle inattendu, plus consistant qu’on aurait pu le croire et l’espérer. Sans doute en va-t-il ici comme pour l’injonction de Spinoza à propos du bonheur : mieux vaut ne pas le chercher pour le rencontrer.

Nous partons de l’hypothèse que l’homme est souffrant, et que cette souffrance l’incite à chercher des remèdes à sa souffrance. D’une part les remèdes qui traitent la dimension objective de son être, ces remèdes qui seront les mêmes ou presque pour tous, et qui en ce sens relèvent d’une démarche scientifique, ou magique, et d’autre part des remèdes qui relèvent de la subjectivité, de la singularité psychique, et qui ne peuvent s’élaborer sans que le sujet lui-même définisse lui-même la nature et le contenu du problème, ou du moins sans qu’il participe largement à sa définition, ainsi qu’à celle de la panacée. La première catégorie, nous la nommerons médecine, dans une acception large : n’oublions pas que Freud, fondateur de la psychanalyse, tentait de donner à sa nouvelle pratique la valeur d’une démarche scientifique, aussi insérons-nous la psychologie dans cette catégorie. La seconde catégorie, nous la nommerons philosophie. À chacun de voir dans quel cadre s’inscrit sa pratique. Bien que là encore une telle distinction, franche et nette, nous gêne quelque peu. Mais nous devons la tenter pour sortir de cette ornière où tout est dans tout et son contraire, pour éviter l’écueil du schéma indifférencié, cette « nuit où toutes les vaches sont noires », comme le dénonce Hegel. L’esprit « new age » qui en réaction à un scientisme excessif prône une sorte de vision « magique » de l’être, reste pour nous la Charybde qui répond à Sylla.

Le nom général que nous accorderons à la démarche philosophique présente, pour les besoins de notre thèse, sera celui de consolation. En effet, puisque au risque d’un réductionnisme que plusieurs se chargeront de dénoncer, nous partirons pour toutes fins utiles de l’idée que la philosophie ou plutôt le philosopher, n’est rien d’autre qu’une tentative de l’homme de soigner ses maux, ses douleurs morales. Nous pensons ici à Platon qui déclare que la philosophie est spécifiquement humaine, car les dieux n’en ont pas besoin et les animaux n’en sont pas capables, ou n’en ont guère besoin, ce qui revient au même. Seul l’humain, otage entre le fini et l’infini, pressent et conçoit l’exigence d’une telle pratique. D’autant plus que cette nature double qui est sienne est cause de douleurs supplémentaires, l’homme étant partagé entre la conscience de son être immédiat et l’espoir ou l’illusion de ce qu’il pourrait être, déchiré de surcroît entre être empirique et être transcendant. Et c’est au sein de cette duplicité spécifiquement humaine que s’articulent le besoin et l’acte de philosopher, à travers une pensée, à travers une parole, une parole constitutive de la pensée, une parole contrainte de la pensée, à la fois cause et remède des souffrances qui affectent l’esprit. Or si le corps en tant que corps relève d’une généralité, l’esprit en tant qu’esprit, quand bien même il connaît aussi la généralité, relève tout de même d’une spécificité dont il ne saurait faire l’économie. Le sujet est singulier, sa raison spécifique le détermine. La matière étendue, ou corporelle, est plus commune. On nous taxera ici de cartésianisme ou rationalisme abusif, et nous plaiderons coupable, tout en admettant à l’instar de notre illustre prédécesseur, en guise de circonstances atténuantes, une certaine continuité, un certain lien important entre ces deux aspects de l’humain.

En guise de dernière tentative pour délimiter notre champ d’action, quelques mots paraissent nécessaires sur le problème de la pathologie, ou du diagnostic. À nouveau, deux écueils se présentent, en une symétrie habituelle des réalités du monde, récurrence dont la fréquence rend le schéma dualiste tentant. D’une part la déclaration d’une absence de pathologie, d’autre part le formalisme ou la rigidité des définitions de pathologies. Dans le premier cas, il s’agit d’un relativisme radical qui accorde à chacun une pleine et totale légitimité d’être et de pensée, la toute-puissance d’une subjectivité, légitime par le simple fait de son existence. Ce schéma « adolescent » décrète que toutes les pensées se valent, que chacun pense comme il veut. Cela peut très bien faire l’objet d’une thèse qui se défend, si l’on admet les conséquences d’une telle vision du monde. Par exemple le fait que ni la logique, ni la raison, ni la morale, ni la conscience ne s’accordent ici de statut réel. Ce qui ne serait guère un problème philosophique en soi si cette position était tenable sans obstacle majeur. Mais hélas, ce que sans le savoir professe presque certainement l’avocat d’une telle thèse, est un discours qui glorifie l’immédiat, qui atteste de la sincérité de l’instant, qui annihile toute possibilité d’une perspective critique. Discours qui ne manquera pas, au moindre coup de boutoir du réel ou de l’altérité, de générer diverses contradictions, source de bien des maux. Notre travail de philosophe n’est pas ici de proposer un nouveau schéma, mais uniquement d’offrir l’occasion d’une prise de conscience, afin que le sujet travaille plus avant un tel schéma, en prenne conscience, ou l’abandonne, à sa guise. Néanmoins, notre expérience nous aura permis de reconnaître dans un tel discours, par le biais de simples questions, non pas tellement la pathologie d’un schéma, cela dans l’absolu n’existe pas, mais les affres d’un être singulier qui ne réussit pas à assumer son existence propre, comme c’est le cas à l’adolescence, cet âge de tous les périls, de toutes les angoisses et les incertitudes.

Dans le cas inverse, celui du formalisme scientiste, il s’agirait plutôt d’établir une liste des modalités de la pensée et de l’être définies a priori comme saines ou pathologiques, pathologies qu’il faudrait dès lors combattre ou guérir. Si de nombreux philosophes ont sans nécessairement le déclarer écrit de cette manière, il ne peut en aller de même pour le praticien philosophe, dont le rôle n’est pas de véhiculer une philosophie particulière et de l’enseigner en considérant toute autre forme de pensée comme un manque ou une « maladie ». Ce serait par exemple enseigner une religion ou une sagesse. Les heurts entre philosophes, doctrines, écoles, courants, qui ponctuent et structurent l’histoire de la pensée, nous montrent l’inclination de chaque penseur d’imposer d’une certaine manière une vision du monde donnée, qu’il pense plus assurée, plus vraie, plus vaste, plus méthodique, etc. Ceci dit, sans cette prétention, peut-être n’auraient-il pas perçu l’intérêt de leur contribution particulière et n’auraient-ils pas été motivés à maintenir leur effort de rédaction. Contrairement aux littérateurs qui ont en général pour ambition principale l’originalité de leur œuvre et l’expression de ce qui leur tient à cœur, les philosophes sont animés par une aspiration à la vérité, à la vertu, au réel, en tout cas à une forme ou une autre d’universalité, aussi vaine et prétentieuse que soit cette revendication. Revendication qui au demeurant parfois est avouée, parfois ne l’est pas, comme pour le commun des mortels. Avec de surcroît le talent que savent déployer les spécialistes de la technique philosophique pour noyer le poisson et prétendre à une fausse humilité.

 

Mais nous voilà à notre tour, fort de notre travail de négativité, de critique ou de déconstruction, et en même temps d’affirmation, en train de proposer nous aussi une axiologie, de définir un certain nombre de pathologies, que nous aurons la prétention de définir comme non doctrinales, et d’affirmer la possibilité d’un diagnostic. Il ne s’agit pas tellement de fonder une vision du monde – bien qu’il serait difficile qu’une telle perspective ne transparaisse pas dans le creux de nos mots – mais d’identifier ce qui permet de penser et ce qui empêche de penser, en insistant sur ce dernier aspect en particulier, puisqu’il s’agit de mettre en œuvre la pensée, ce qui se niche au cœur du philosopher. Avouons ici une thèse « personnelle », une vision des choses qui nous paraît cruciale pour le reste de notre texte, bien qu’elle ne prétende à nulle originalité. La pensée pense, très naturellement, sauf lorsqu’on l’empêche de penser. Aussi le travail du philosophe, sa technicité, est-il relié pour bonne partie à l’identification et à la levée de ces obstacles, ce qui nous permet d’affirmer que nous n’enseignons pas à philosopher, mais que nous nous attaquons aux raisons du non-philosopher. Quelque peu comme des ingénieurs qui s’attaqueraient aux obstacles naturels qui empêchent et restreignent le flux d’une rivière, plutôt que de creuser un canal artificiel.

Pour ceux qui craindraient l’éloignement du sujet, la consolation, proposons déjà l’hypothèse de travail que la pratique philosophique ainsi nommée consiste pour bonne partie à rétablir le processus habituel de la pensée ébranlé par la « douleur », concept pris ici de manière étendue et polymorphe. Une douleur dont l’effet principal serait la fixation de ce flux sur un point particulier, ou plusieurs, de manière obsessionnelle et non réflexive. Cette douleur devenant le point d’ancrage du sujet pensant, agit tel un trou noir astronomique, lieu d’une densité disproportionné qui attire tout à lui, même la lumière, raison pour laquelle plus rien n’en émane. En effet, certaines douleurs réussissent à mobiliser la totalité du vécu psychologique, à un point qui peut rendre le sujet radicalement impuissant, sauf s’il réussit à canaliser ou sublimer cette douleur, la transformant en une force qui peut le mouvoir et le diriger. Cette sublimation ou cette canalisation constitue d’ailleurs pour nous le creuset de la dynamique même de la consolation, que nous allons tenter d’expliciter.

 

Histoire de la consolation philosophique

 

En général oublié des dictionnaires de philosophie, le terme de consolation a pourtant son importance dans l’histoire de la philosophie. Bien que cette idée semble être une spécificité méditerranéenne et occidentale, nous la retrouvons dans d’autres traditions : par exemple dans la Bhagavad-Gitâ, où le dieu Krisna console et conseille le prince Arjuna affligé par un terrible dilemme moral, ou dans les sermons de Bouddha, dont la compassion et l’éveil viennent en principe rompre la chaîne de causalité qui entraîne les souffrances. En Occident, ce rôle explicite de la philosophie est visible dès l’Antiquité, chez les épicuriens (Épicure, Lucrèce) et les stoïciens (Sénèque, Épictète, Marc-Aurèle), en particulier pour traiter du rapport à la mort. Ce souci de l’homme et de ses malheurs apparaît à l’époque hellénistique, comme une sorte de décadence des thèmes nobles et détachés : métaphysique, gnoséologie, cosmologie. La subjectivité humaine était déjà quelque peu traitée chez Platon (Le Banquet) ou Aristote (Éthique à Nicomaque) mais toujours dans la perspective d’un idéal à atteindre, car la transcendance ou le divin y constitue encore la réalité première et constitutive : on recherche plutôt le bien que le bonheur, un bonheur fort au gout du jour. On retrouve cette opposition entre pensée complaisante et noblesse philosophique dans La consolation de la philosophie de Boèce. Celui-ci, condamné à mort injustement, débute son ouvrage en prison où il se plaint de ses malheurs en écrivant de la poésie. Mais bientôt pénètre dans sa geôle « Dame Raison », qui le semonce et l’invite à contempler les « grandes vérités », afin d’oublier les souffrances liées à sa fragile et misérable existence.

Avec Saint Augustin s’est effectuée dans la philosophie chrétienne une inflexion importante du lien entre la consolation des douleurs humaines et la présence de l’idéal, puisque de son propre aveu sa conversion a pour origine un désespoir personnel lié au scepticisme et à l’absence de vérité. Le rapport effectué entre le message biblique – coutumier du principe de la consolation – et la tradition philosophique – principalement Platon – fait d’ailleurs de cet illustre Père latin un fondateur important de la philosophie existentielle. Un double apport chrétien fonde ce tournant philosophique : l’incarnation de Dieu en l’homme et la dimension historique de l’humanité, deux éléments fondateurs d’une doctrine eschatologique du salut. L’éclairage augustinien va nous permettre dès lors d’envisager l’hypothèse que tout schéma métaphysique, cosmologique, sociologique ou autre n’est jamais qu’une tentative de donner du sens à l’existence humaine et d’apaiser la douleur morale liée à la conscience et au sentiment de finitude. La transcendance ne prend en fin de compte son sens qu’à travers et pour la nature humaine, sans pour autant renier toute révélation ou vérité a priori. La tradition mystique pour qui Dieu est avant tout l’affaire d’une relation personnelle (Thérèse d’Avila, Eckhart, Hildegarde de Bingen…), tout comme l’existentialisme chrétien (Kierkegaard, Berdiaev, Simone Weil, Mounier…), sont à leur manière les continuateurs d’une telle tradition, pour qui la pensée et la foi s’inscrivent avant tout au cœur de l’expérience personnelle ou sociale. Et c’est bien ainsi que la divinité s’articule en sa mission consolatrice et rédemptrice. En parallèle à la tradition chrétienne, mentionnons aussi la tradition cathare, où la consolation était une cérémonie simple des manichéens albigeois au seuil de la mort, sans contrainte ni pénitence, par laquelle ils prétendaient que toutes les fautes de la vie étaient effacés, donnant au croyant une chance d’accéder au salut avant de mourir, sorte de rédemption qui changeait la vie.

 

Autre axe d’étude de la consolation : le développement de la psychologie – jusqu’à Descartes dominée par la métaphysique – qui va peu à peu prendre son essor, voire son indépendance, et avec Freud va se séparer de la philosophie dans un souci de s’ériger en science. Néanmoins, en dépit de cet effort de scientificité et de sa dimension médicale, on peut toujours considérer que la psychologie moderne conserve en ses prémices les traces d’une œuvre philosophique destinée à pallier les carences et les douleurs de l’âme humaine. Il n’est plus seulement question de connaître le monde mais d’aider l’homme à vivre, bien que les courants majoritaires et traditionnels de la philosophie délaissent plutôt cette préoccupation. De surcroît, l’avènement de la psychologie n’est qu’une des occurrences où le principe d’une pratique destinée au commun des mortels pose problème à la philosophie. Car si la philosophie classique des systèmes se trouve quelque peu dépassée à la fin du 19e siècle, elle demeure une activité érudite et élitiste où règne le primat du concept et de l’abstraction. L’œuvre de Montaigne, ses Essais, où l’auteur déclare n’avoir d’autre souci que lui-même à travers toute son écriture, ou celle de Rousseau en ses méditations très personnelles, sont ainsi pratiquement exclues des ouvrages philosophiques de référence. Le fait de s’engager dans un travail à propos de soi semble s’opposer à l’universalité du champ philosophique, pour s’assimiler à de la littérature. D’ailleurs, lorsque la philosophie traite du singulier, il ne s’agit jamais que d’un universel concret, et non pas d’une existence singulière. C’est sans doute pour cette raison que les philosophes existentialistes, pour qui l’existence propre et ses malheurs restent le problème premier, se sont souvent mêlés de romans ou de nouvelles: Sartre, Camus, Unamuno…

Ainsi l’activité philosophique peut être classée sous le terme de consolation lorsqu’on y retrouve l’exposition d’un problème personnel touchant une existence propre, et en général lorsqu’une solution particulière est apportée à ce problème. Reste à savoir si ce problème se doit d’être exprimé de manière explicite, personnelle et avouée pour que la démarche se définisse comme consolation. Ou bien, comme le dit Unamuno à propos de Spinoza, ce dernier n’établit son système philosophique que comme « …une tentative de consolation qu’il forgea  à cause de son manque de foi. Comme à d’autres leur fait mal la main, ou le pied, ou le cœur, ou la tête, à Spinoza Dieu lui faisait mal. ». Ce qui pourrait nous amener à considérer que toute œuvre philosophique – ou autre – n’est jamais qu’une tentative de consolation.

Les voies diverses de la consolation pourraient alors être classées de manière générale selon quelques grandes catégories : expression de la douleur, parole de deuil ou d’acceptation, exigence ou valorisation éthique, appel à la raison, découverte du réel ou de la vérité, contemplation de la divinité, inscription dans un sens, dissolution dans le dérisoire, le néant ou l’absurde, sublimation dans l’œuvre, oubli dans l’action ou le divertissement, rapport à l’autre, engagement social, autant de chemins permettant en principe l’atténuation ou la suppression de l’angoisse et de la douleur, ou autorisant la recherche du bonheur.

 

Dans la période récente, qualifiée de post-moderne, où théoriquement les grands schémas établis ont perdu leur aura ou se sont écroulés, nous assistons justement à un retour de la philosophie comme consolation à travers de nouvelles pratiques comme la consultation philosophique, le café philosophique conçu comme dialogue collectif, ou la publication d’ouvrages philosophiques destinés au grand public afin de les aider à vivre. La figure d’un Socrate questionnant son interlocuteur y devient emblématique d’une quête individuelle pour la vérité ou le bonheur. En ce sens la philosophie retrouve cette dimension personnelle et consolatrice que l’on pourrait opposer dès lors soit à une pure science, soit à une vaine connaissance.

 

Gymnastique et médecine

 

Revenons à notre propre conception de la consolation. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la consolation ne prend son sens qu’à travers la douleur. Mais la douleur, condition nécessaire sans laquelle la consolation ne trouve pas de raison d’être, n’en est pas la condition suffisante. Il s’agit bien d’un traitement de la douleur, non pas seulement de son existence, voire de son expression, même si déjà, en cette action d’exprimer, nous pouvons considérer qu’il s’agit d’autre chose que la simple douleur; l’innovation freudienne par exemple, la « talking cure », s’inscrit en quelque sorte dans cette brèche, mais en allant plus loin.

Convoquons ici une distinction que Platon effectue qui nous semble propice à éclairer toute démarche de traitement de la douleur. Parmi les nombreuses « divisions » qui occupent le dialogue Le Sophiste, souvent dualistes, s’en trouve une qui nous intéresse particulièrement. Afin de soigner l’intérieur du corps, de le purger, écrit-il, ou de corriger ses affections, deux techniques se démarquent : la médecine qui s’attaque à la maladie, et la gymnastique qui s’attaque à la laideur. Et comme toujours chez cet auteur, ce qui est valable pour les entités matérielles doit se transposer aux entités immatérielles, dont l’âme. Il explique que ces deux techniques ont en commun d’être affectées aux soins du corps et de l’âme, qu’elles corrigent toutes deux avec rudesse et non sans douleur, mais il les hiérarchise, en spécifiant que la gymnastique représente la règle, tandis que la médecine demeure l’exception. Il instaure donc une hiérarchie, par une supériorité de la gymnastique sur la médecine. La première raison pouvant expliquer une telle axiologie est le souci de Platon sur le qualité ou le statut de l’âme. Dans le Phèdre, Socrate déclare que l’âme est « ce qui se meut par soi-même », ainsi se mouvant soi-même, l’âme est à la fois mouvante et mue ; elle est à la fois l’être et ce qui l’anime l’être. Nous ne souhaitons pas à ce point entrer dans les détails du fonctionnement de l’âme platonicienne, mais examinons l’idée que l’âme se doit d’être puissante et autonome. La puissance d’être de l’âme, son autonomie, est liée à ce qui est de nature céleste, tandis que sa lourdeur, sa résistance au mouvement, est liée à sa nature terrestre. Or on peut entrevoir comment exercer l’âme la rend plus forte, plus autonome, comme c’est le cas pour la gymnastique, tandis que la médecine la considère dépendante, puisqu’il s’agit d’une intervention extérieure. Le malade est impuissant, tandis que le gymnaste est puissant. Or la puissance est manifestation première de l’être chez Platon, puissance d’être dirait Spinoza. La médecine redonne la possibilité de l’exercice à ceux qui en sont privés, aux blessés, aux handicapés, mais elle est réservée à ceux qui sont impuissants. Par exemple, le sportif blessé doit d’abord être guéri avant de s’exercer. Ainsi peut-on entrevoir deux traitements de l’âme : la cure et l’exercice. Pour cela, le philosophe praticien, tout comme l’entraineur sportif, se devra de vérifier si le sujet est à même de s’engager dans la pratique rigoureuse, dans l’exercice. Sans une forme ou condition minimale, ce dernier ne serait pas à même de mener à bien la tâche exigée. Il s’agirait donc de le référer à une pratique « médicale ». Sans une capacité minimale de raison, la pratique philosophique est dépourvue de sens, il s’agirait donc (de recommander la personne au psychologue, à moins encore d’adapter le travail philosophique à la personne en question. Tout comme le psychologue devrait pouvoir reconnaître les capacités de son patient, et l’engager à un travail plus exigeant avec un philosophe, lorsque celui-ci s’en montre capable. Car il serait tout à fait contreproductif de maintenir une personne dans un état de régression psychique, position infantile et victimisante, lorsqu’il est possible d’en sortir. Ce qui est malheureusement trop souvent le cas, dans notre monde de consommation et d’indulgence subjective.

 

 

Douleur et consolation

 

Pour l’âme, la douleur, ce sentiment de déséquilibre, est liée au désir et à la crainte, phénomène qui dans son extension ou amplitude morale est le propre de l’homme. L’animal connaît principalement le besoin biologique. L’âme humaine se meut en permanence, dans un besoin de s’accomplir elle-même, afin de retrouver ce qui lui manque, se sentant séparée d’une sorte d’unité originaire, privée d’infini ou de totalité. L’anthropologie platonicienne repose sur la quête d’une vie meilleure, sur la libération d’un désir incessant. Elle implique une purification progressive de l’âme, à travers un travail sur le désir lui-même, sa nature et son fonctionnement, par le biais de la raison. La douleur chronique qui nous habite est liée à la nature infinie du désir, en particulier la soif des choses terrestres, comme le plaisir, la possession ou la reconnaissance. Ce désir est infini, insatiable. Le besoin réel – physique par exemple – est facilement comblé, mais le désir humain va bien au-delà, il est démesuré, et pour cette raison engendre le mal-être. Il s’agit de traiter tant les causes que les symptômes.

Le désir ne saurait disparaître, il veut toujours plus, il change sans cesse d’objet, toute satisfaction engendrant un nouveau désir. Comme un enfant, le désir est dépendant de toutes ces choses qui miroitent devant lui, et de celles qu’il imagine. Il est la marque d’un manque d’unité, d’une hétéronomie, et d’une insatisfaction chronique. Il est conscience d’être en manque mais il ignore que la nature des objets qu’il recherche ne pourra jamais le combler. Pour montrer cela, Platon reprend le mythe du tonneau percé des Danaïdes, ce récipient que l’on doit remplir éternellement. Ainsi en chaque homme existe un tyran, le désir, qui devient manifeste quand il trouve les conditions favorables à son expression. En même temps, à l’instar du « dernier homme » de Nietzche, Platon nous fait envisager la perspective terrible d’un homme dont tous les désirs seraient satisfaits, qu’il compare à une éponge pleine, gorgée d’eau, métaphore qui symbolise la mort de l’âme. Il ne s’agit donc pas de satisfaire le désir, mais de l’éduquer, de le purifier, de le rendre conscient en élevant l’esprit vers les désirs célestes, vers la contemplation de sa propre nature essentielle, sorte de réconciliation avec soi-même. Mais cela ne s’effectue pas sans agôn, sans une confrontation avec soi et le monde extérieur, comme le narre Le mythe de la caverne. En effet, contrairement à diverses sagesses qui nous invitent à une simple contemplation de l’absolu, celui qui veut échapper à l’illusion des sens se doit de se confronter à autrui, et de ce fait à lui-même, ce qui s’effectue nécessairement par une mort symbolique et violente. En cela, le beau discours, la simple conversion de l’âme aux belles idées ne suffit pas.

Nous en venons lentement à ce qui distingue les divers types de « consolation », en particulier une division importante. Pour la marquer, souvenons-nous du début du fameux texte de Boèce, La consolation de la philosophie. L’auteur, Boèce lui-même, condamné injustement à mort et en prison, est accablé par le sort qui l’attend. Pour se consoler, il compose des poèmes, où il peut exprimer sa souffrance, afin de l’alléger. Là-dessus, entre la Raison, sous forme allégorique, qui le gronde vertement : « Tu m’as cultivée depuis toujours, et maintenant, uniquement parce que tu vas mourir, tu te laisses aller, tu te consoles de manière complaisante. Et elle entreprend avec Boèce un long pèlerinage de la pensée, la véritable consolation, où il doit exercer son esprit. La poésie est douce, la raison est rude. On peut rapprocher cela de l’éthique nietzschéenne, qui refuse la douceur de la consolation chrétienne, l’amour, l’empathie et la compassion, pour défendre l’idée grecque de l’exercice, le principe de la confrontation : « pas de philosophie sans agôn », nous dit Nietzche, ou encore « philosopher à coup de marteau ».

Ainsi, la consolation philosophique ne conçoit pas le sujet comme un patient, comme une personne fragile, comme un individu en difficulté, comme un petit être faible et impuissant que l’on droit protéger, aider ou sauver, mais comme un athlète qui s’entraîne, comme un lutteur qui se prépare au combat. L’interlocuteur est a priori « fort », il doit simplement s’exercer, tandis que pour les autres « thérapeutes », il est faible et doit être pris en main jusqu’à ce qu’il soit « rétabli ». Le sujet doit se déterminer lui-même, par lui-même, plutôt que de dépendre d’une autorité extérieure. Et quand autorité il y a, par différence d’expérience ou de connaissance, il ne se trouve guère de différence de statut. Il n’y a pas le prêtre et le fidèle, ni le psychologue et son patient, en relation inégale, mais deux philosophes qui s’entretiennent, l’un des deux ayant peut-être plus d’expérience ou de compétence que l’autre, mais néanmoins de statut équivalent. Peut-être y a-t-il asymétrie, par différence de compétence, mais pas inégalité en terme de légitimité. Ainsi le prêtre n’invite pas le fidèle à devenir un prêtre, tout comme le psychologue n’invite pas son patient à devenir psychologue, tandis que le philosophe invite son interlocuteur à devenir philosophe. Premièrement, parce qu’être philosophe n’est pas un statut ou une fonction, mais une activité : philosopher. Deuxièmement, parce que philosopher, pris au sens large, à un degré minimal, semble une nécessité qui s’impose à tout un chacun, de par sa nature d’être humain, d’être pensant, et non relever d’une pratique particulière reliée à des conditions, une culture ou des circonstances. Nous souhaiterions défendre l’universalité du philosopher, de sa pratique et de sa nécessité. De surcroît, le fondement de tout acte philosophique ne peut se trouver qu’en soi-même, en sa propre raison, et non en une doctrine ou autres paradigmes donnés autorisant ou déterminant une interprétation. Troisièmement, le prêtre et le psychologue veulent tous deux « sauver » leur interlocuteur, presque malgré lui, quand le philosophe veut exercer sa pensée avec son vis-à-vis. Le philosophe mène son action avant tout pour lui-même, par nécessité ou désir, tandis que les deux autres agissent pour l’autre : eux-mêmes ont dépassé ce besoin. Quatrièmement, le philosophe s’intéresse à l’humanité de la personne, tandis que les deux autres s’intéressent avant tout et presque exclusivement à l’individu en particulier, son âme ou sa santé psychique : la personne n’est guère sa propre finalité, ce serait une vision réductrice du sujet. Certes, chacun de ces critères s’appliquera aussi plus ou moins aux deux autres fonctions, selon la conception que chacun en aura, mais affirmons que, globalement, cet ensemble caractérise plus spécifiquement la pratique du philosophe.

 

L’être humain connaît la douleur, ses formes, ses noms et ses symptômes sont innombrables. L’être détient la douleur comme moteur, il peut s’en plaindre et ne pas l’accepter, mais il peut aussi de manière complaisante se contempler en elle et devenir impuissant. Sans la douleur, l’homme ne serait rien, il ne serait pas ce qu’il est. Sans le manque, il ne serait pas conscient de sa propre humanité. Le simple décalage entre sa propre finitude et le dépassement de cette finitude, ainsi que la conscience de ce décalage permanent, constituent son identité. La vie est déjà un déséquilibre, ou un équilibre instable, instaurant de ce fait une dynamique, une tension, une pulsion permanente. L’existence est une amplification de ce principe de vie, transposant les principes biologiques dans une dimension morale ou spirituelle, accompagné de toute la distorsion que le passage de la matérialité à la non-matérialité peut infliger. Certes, il est difficile d’éviter un certain désir de stabilité, l’illusion tentante de l’homéostasie nous guette, sorte d’éternelle stabilité, équilibre immuable et permanent, garantie d’un bonheur sans faille. Ce serait ne pas accepter sa propre qualité d’homme, en maintenant une perspective à la fois infantile et idéale : nostalgie d’un paradis terrestre perdu ou espoir d’un paradis céleste à venir. L’enjeu se trouve dans la conscience de cette douleur, dans les moyens mis en œuvre pour la traiter, dans l’appréciation de la difficulté que ce traitement représente, dans le sens qui est accordé tant à la douleur qu’à son traitement. Là repose le problème de la consolation.

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