La consultation : Principes et difficultés
Principes
Naturalisme philosophique
Depuis quelques années, un vent nouveau semble souffler sur la philosophie. Sous diverses formes, il a pour constante de prétendre extirper la philosophie de son cadre purement universitaire et scolaire, où la perspective historique reste le vecteur principal. Diversement reçue et appréciée, cette tendance incarne pour les uns une oxygénation nécessaire et vitale, pour les autres une vulgaire et banale trahison, digne d’une époque médiocre. Parmi ces quelques « nouveautés » philosophiques, émerge l’idée que la philosophie ne se cantonne pas à l’érudition et au discours, mais qu’elle est aussi une pratique. Bien entendu cette perspective n’innove pas vraiment, dans la mesure où elle représente un retour aux préoccupations originelles, à cette quête de sagesse qui articula le terme même de philosophie ; bien que cette dimension soit relativement occultée depuis plusieurs siècles par la facette « savante » de la philosophie.
Toutefois, en dépit du côté « déjà vu » de l’affaire, les profonds changements culturels, psychologiques, sociologiques et autres qui séparent notre époque par exemple de la Grèce classique, altèrent radicalement les données du problème. La philosophia perennis se voit obligée de rendre des comptes à l’histoire, son immortalité pouvant difficilement faire l’économie de la finitude des sociétés qui formulent ses problématiques et ses enjeux. Ainsi la pratique philosophique – comme les doctrines philosophiques – se doit d’élaborer les articulations correspondant à son lieu et à son époque, en fonction des circonstances qui génèrent cette matrice momentanée, même si au bout du compte il ne semble guère possible d’éviter de sortir ou dépasser le nombre restreint de grandes problématiques qui, depuis l’aube des temps, constituent la matrice de toute réflexion de type philosophique, quelle que soit la forme extérieure qu’en prennent les articulations.
Le naturalisme philosophique que nous évoquons ici est au centre du débat, en ce qu’il critique la spécificité de la philosophie sur le plan historique et géographique. Il présuppose que l’émergence de la philosophie n’est pas un événement particulier, mais que sa substance vive se niche au cœur de l’homme et tapisse son âme, même si à l’instar de toute science ou connaissance, certains moments et certains lieux paraissent plus déterminants, plus explicites, plus favorables, plus cruciaux que d’autres. Comme en tant qu’êtres humains nous partageons un monde commun, une nature commune, en dépit de l’infinité des représentations qui fait subir à cette unité un sérieux tir de barrage, en dépit du relativisme culturel et individuel ambiant, postmodernisme oblige, nous devrions pouvoir retrouver, au moins de manière embryonnaire, un certain nombre d’archétypes intellectuels constituant l’armature de l’histoire de la pensée. Après tout, la force d’une idée reposant sur son opérativité et son universalité, toute idée maîtresse devrait se retrouver en chacun de nous. N’est-ce pas là, exprimée en d’autres termes et perçue sous un autre angle, l’idée même de la réminiscence platonicienne ? La pratique philosophique devient alors cette activité permettant d’éveiller chacun au monde des idées qui l’habite, tout comme la pratique artistique éveille chacun au monde des formes qui l’habite, chacun selon ses possibilités, sans tous être pour autant des Kant ou des Rembrandt.
La double exigence
Deux préjugés particuliers et courants sont à écarter afin de mieux appréhender la démarche qui nous occupe ici. Le premier préjugé consiste à croire que la philosophie, et donc la discussion philosophique, est réservée à une élite savante ; il en irait de même pour la consultation philosophique. Le deuxième préjugé, corollaire du premier – son complément naturel – consiste à penser que puisque la philosophie est en effet réservée à une élite savante, la consultation philosophique ne peut être philosophique puisqu’elle est ouverte à tous. Si discussion il y a avec le commun des mortels, elle ne saurait être philosophique, car il ne s’y trouvera aucune des conditions ou exigences du philosopher. Bien que bizarrement, la plupart de ceux qui maintiennent un tel préjugé sachent difficilement établir clairement en quoi se détermine un philosopher. Néanmoins, ces deux préjugés expriment une seule fracture. Il nous reste donc à tenter de démontrer simultanément que la pratique philosophique est ouverte à tous et qu’elle implique une certaine exigence la distinguant de la simple discussion. De surcroît il nous faudra quelque peu différencier notre activité de la pratique psychologique ou psychanalytique avec laquelle on ne saura manquer de l’amalgamer.
Les premiers pas
« Pourquoi êtes-vous là ? ». Cette question inaugurale s’impose comme la première, la plus naturelle, celle que l’on se doit de poser en permanence à quiconque sinon à soi-même, quel que soit le lieu, quel que soit le sens d’une telle question. Il est d’ailleurs regrettable que tout enseignant chargé d’un cours d’introduction à la philosophie ne démarre son année scolaire avec ce genre de questions naïves. Au travers de ce simple exercice, l’élève, habitué depuis des années à la routine scolaire, saisirait d’emblée l’enjeu de cette matière étrange qui interroge jusqu’aux évidences les plus criantes ; la difficulté de répondre réellement à une telle interrogation ainsi que le large éventail des réponses possibles feraient éclater promptement l’apparente banalité de la question. Bien entendu, il s’agit pour cela de ne pas se contenter d’une de ces ébauches de réponse qu’on laisse tomber du bout des lèvres afin d’éviter de penser.
Lors des consultations, bon nombre de premières réponses sont du genre : « Parce que je ne connais pas tellement la philosophie », « Parce que la philosophie m’intéresse et que je voudrais en savoir plus », ou encore « Parce que j’aimerais savoir ce que dit le philosophe – ou la philosophie – à propos de… ». Parfois se pose une question plus directe : « Parce que je me pose le problème de… », « Parce que je me demande si… », etc. Le questionnement doit se poursuivre sans tarder, afin de révéler les présupposés non avoués de ces tentatives de réponses, pour ne pas dire de certaines non-réponses. Ce processus ne manquera pas de faire apparaître certaines idées du sujet, cet individu engagé dans le processus de questionnement philosophique, à propos de la philosophie ou de tout autre thème abordé, l’impliquant dans une prise de position nécessaire à cette pratique, c’est-à-dire dans une détermination conceptuelle. Non pas qu’il faille chercher à connaître une sorte de « fond » traumatique de sa pensée, contrairement à la psychanalyse, mais parce qu’il s’agit de se risquer sur une hypothèse afin de la travailler, sans y attribuer une quelconque valeur intangible ou fondamentale.
Il s’agit à la fois de s’engager et de se distancier. Cette distanciation est importante, pour deux raisons touchant de prêt aux bases de notre travail. La première est que la vérité n’avance pas nécessairement sous le couvert de la sincérité ou d’une conviction subjective, elle peut même lui être radicalement opposée ; opposition se calquant sur le principe selon lequel le désir ou la crainte, ces moteurs de l’existence, contrarient souvent la raison. De ce point de vue, peu importe que le sujet adhère ou non à l’idée qu’il avance. « Je ne suis pas sûr de ce que je dis », « Je me trompe peut-être, mais… » entend-on souvent. Mais de quoi voudrait-on être sûr ? Cette incertitude n’est-elle pas justement ce qui nous permettra de mettre à l’épreuve notre idée, alors que toute certitude inhiberait un tel processus ? La deuxième raison, proche de la première, est que doit s’installer une distanciation, nécessaire à un travail réfléchi et posé, condition indispensable à la conceptualisation que nous voulons induire. Deux conditions qui ne doivent nullement empêcher le sujet de se risquer sur des idées précises, il le fera au contraire plus librement. Le scientifique discutera plus facilement des idées sur lesquelles il n’engage pas inextricablement son ego, sans pour autant interdire qu’une idée lui plaise ou lui convienne plus que d’autres.
« Pourquoi êtes-vous là ? », c’est aussi demander « Quel est le problème qui vous meut ? », « Quelle est la question qui vous taraude ? », c’est-à-dire énoncer ce qui nécessairement motive la rencontre, quand bien même cette motivation n’est pas claire ou peu consciente en un premier temps. Il s’agit donc d’effectuer un travail d’identification. Une fois l’hypothèse exprimée et quelque peu développée, directement ou grâce à des questions, l’interrogateur proposera une reformulation de ce qu’il a entendu. Périodiquement, le sujet exprimera un certain refus initial – ou accueil mitigé – de la reformulation proposée : « Ce n’est pas ce que j’ai dit », ou bien « Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ». Il lui sera dès lors proposé d’analyser ce qui ne lui plaît pas dans la reformulation ou de rectifier son propre discours. Toutefois, il devra auparavant préciser si la reformulation a trahi le discours en changeant la nature de son contenu – ce qui doit être déclaré possible, l’interrogateur n’étant pas parfait – ou si ce qu’il entend lui déplait, ce qui souvent signifie que cette parole l’a trahi en révélant au grand jour ce qu’il n’osait pas voir et admettre dans ses propres pensées. On aperçoit ici l’enjeu énorme que pose sur le plan philosophique le dialogue avec l’autre : dans la mesure où l’on accepte le difficile exercice de « peser » les mots, l’auditeur devient un miroir impitoyable qui nous renvoie durement à nous-même. Le surgissement de l’écho est toujours un risque dont nous ignorons trop la portée. L’objectification de notre for intérieur, dont se fait garant la parole, est une mise à l’épreuve pénible de notre être.
Lorsque ce qui a été exprimé initialement ne paraît pas reformulable, par confusion ou manque de clarté, le philosophe pourra sans hésitation demander au sujet de répéter ce qu’il a déjà dit ou tenter de l’exprimer autrement. Si l’explication est trop longue ou devient prétexte à une parole de défoulement, de type associatif et incontrôlé, le questionneur n’hésitera pas à interrompre : « Je ne comprends pas ce que vous dites », « Je ne saisis pas le sens de vos paroles », ou bien il demandera « Pensez-vous que ce que vous dites est clair ?». Il pourra alors proposer l’exercice suivant : « Dites-moi en une seule phrase ce qui vous semble essentiel dans votre propos. », « Si vous n’aviez qu’une seule phrase à me dire à ce sujet, que serait-elle ? ». Le sujet ne manquera pas d’exprimer sa difficulté avec l’exercice, d’autant plus qu’il vient de manifester son handicap à formuler une parole claire et concise. Mais c’est en la constatation de cette difficulté que commence justement la prise de conscience liée au philosopher.
Anagogie et discrimination
Une fois quelque peu clarifiée l’hypothèse de départ, sur la nature du problème qui amène le sujet à l’entretien, ou sur un autre thème qui le préoccupe, il s’agit maintenant de lancer le processus de remontée anagogique décrit dans les œuvres de Platon. Les éléments essentiels en sont ce que nous appellerons d’une part « l’origine » et d’autre part la « discrimination ». Platon nomme aussi cela « purification » de la pensée. Nous commencerons par demander au sujet de rendre compte de son hypothèse en lui prescrivant de justifier son choix. Soit au moyen de l’origine : « Pourquoi telle formulation? », « Quel est l’intérêt d’une telle idée? ». Soit au moyen de la discrimination par le concept : « Quel est le terme le plus important parmi tous ceux utilisés? », ou bien : « Quel est le mot clef de votre phrase ? ». Cette partie de l’entretien s’effectue en combinant tour à tour l’un et l’autre de ces deux moyens.
Le sujet tentera souvent d’échapper à cette étape de la discussion en se réfugiant dans le relativisme de circonstance ou la multiplicité indifférenciée. « Ça dépend… Il y a beaucoup de raisons… Tous les mots ou les idées sont importants… ». Le fait de choisir, d’obliger à « vectoriser » la pensée, permet tout d’abord d’identifier les ancrages, les « refrains », les ancrages conceptuels, les constantes, les présupposés, pour ensuite les mettre à l’épreuve. Car après plusieurs étapes de remontée à l’unité, identification de l’origine par la discrimination, une sorte de trame apparaît, rendant visible les fondements et articulations centrales d’une pensée. En même temps, au travers de la hiérarchisation assumée par le sujet, une dramatisation des termes et des concepts s’effectue, qui sort les mots de leur totalité indifférenciée, de l’effet « masse » qui gomme les singularités. En séparant les idées les unes des autres, le sujet devient conscient des opérateurs conceptuels par lesquels il discrimine. Mais il s’agit ici de résister à tous les alibis classiques de la confusion, comme la « complexité », la « nuance », et autres justifications du discours infini et indéterminé.
Bien entendu, le philosophe a ici un rôle essentiel, qui consiste à forcer au choix, ainsi qu’à souligner ce qui vient d’être dit, afin que ces choix et leurs implications ne passent pas inaperçus. Il pourra même insister en demandant au sujet s’il assume pleinement les choix qu’il vient d’exprimer, s’il se reconnaît dans ces déterminations. Il devra toutefois éviter en un premier temps de commenter ces choix, quitte à poser certaines questions complémentaires s’il entrevoit des problèmes ou des inconséquences dans ce qui vient d’être articulé. Le tout étant d’amener le sujet à évaluer librement, par lui-même, les implications de ses propres prises de position, à entrevoir ce que recèle sa pensée et de ce fait travailler la pensée en soi. Ce processus l’extirpe lentement de l’illusion qu’entretiennent les sentiments d’évidence et de fausse neutralité, propédeutique nécessaire à l’élaboration d’une perspective critique, celle de l’opinion en général et celle de la sienne propre.
Penser l’impensable
Une fois identifié un ancrage particulier, problématique ou concept donné, le moment est venu d’en prendre le contre-pied. Il s’agit de l’exercice que nous nommerons « penser l’impensable ». Quel que soit l’ancrage ou la thématique particulière que le sujet aura identifié comme central à sa réflexion, nous lui demanderons de formuler et développer l’hypothèse contraire : « Si vous aviez une critique à formuler à l’encontre de votre hypothèse, que serait-elle ? », « Quelle est l’objection la plus consistante que vous connaissez ou que vous pouvez imaginer à l’égard de la thèse qui vous tient à cœur ? », « Quelles sont les limites de votre idée ? », « Quelle critique pourrait-on opposer à une telle idée ? ». Que l’amour, la liberté, le bonheur, le corps, la mort ou autre concept constitue le fondement ou la référence privilégiée du sujet, dans la plupart des cas il se sentira incapable en un premier temps d’effectuer un tel revirement intellectuel. Penser une telle « impossibilité » lui fera l’effet de plonger dans l’abîme. Parfois ce sera le cri du cœur : « Mais je ne veux pas ! » ou « Ce n’est pas possible ! ». Car il aura l’impression ou la conviction d’avoir énoncé une sorte d’invariant, d’incontournable, qui s’exprimera parfois sous la forme d’un « Mais tout le monde pense comme cela ».
Ce moment de tension, certes provoqué, sert avant tout à effectuer une prise de conscience quant au conditionnement psychologique et conceptuel du sujet. En l’invitant à penser l’impensable, on l’invite à analyser, à comparer et surtout à délibérer, plutôt que de prendre pour acquise et irréfutable telle ou telle hypothèse de fonctionnement intellectuel et existentiel. Il réalise alors les rigidités qui formatent sa pensée sans qu’il s’en aperçoive. « Mais alors on ne peut plus croire à rien ! », lâchera-t-il. Si, mais au moins pendant le temps d’un exercice, durant une toute petite heure, on se demandera si l’hypothèse inverse, si la « croyance » inverse ne tient pas tout aussi bien la route. Or bizarrement, à la grande surprise du sujet, une fois qu’il se sera risqué à cette hypothèse inverse, il s’apercevra qu’elle a beaucoup plus de sens qu’il ne le croyait a priori et qu’en en tous cas, elle éclaire de manière intéressante son hypothèse de départ, dont il réussit à mieux cerner la nature et les limites. Cette expérience fait voir et toucher du doigt la dimension libératrice de la pensée, dans la mesure où elle permet de remettre en question les idées sur lesquelles on se crispe inconsciemment, de se distancier de soi-même, d’analyser ses schémas de pensée, quant à la forme et au fond, et de conceptualiser ses propres enjeux existentiels.
Passer au « premier étage »
En guise de conclusion, il sera demandé au sujet de récapituler les passages importants de la discussion, afin de revoir et résumer les moments forts ou significatifs. Ceci s’accomplira sous la forme d’un retour sur l’ensemble de l’exercice. « Que s’est-il passé durant la discussion ? » Cette ultime partie de l’entretien se nomme aussi « passer au premier étage » : analyse conceptuelle et raisonnée en opposition au vécu du « rez-de-chaussée ». De cette perspective surélevée, le défi consiste à se voir agir, à analyser le déroulement de l’exercice, à évaluer les enjeux, à sortir du brouhaha de l’action et du fil de la narration, pour capturer les éléments essentiels de la consultation, les points d’inflexion du dialogue, et donc les ancrages ou obstacles existentiels. Le sujet s’engage dans un métadiscours à propos du tâtonnement de sa pensée. Ce moment est crucial, car il est le lieu de la prise de conscience de ce fonctionnement double, double perspective du dedans et du dehors accessible à l’esprit qui s’en donne la peine, intrinsèquement lié à la pratique philosophique. Il permet l’émergence de la perspective à l’infini qui fait accéder le sujet à une vision dialectique de son propre être, à l’autonomie de sa pensée, à la joie d’une raison libératrice.
Est-ce bien philosophique?
Que cherchons-nous à accomplir au travers de ces exercices ? En quoi ces moments sont-ils philosophiques ? Comment la consultation philosophique se distingue-t-elle de la consultation psychanalytique ? Comme il l’a déjà été évoqué, trois critères particuliers spécifient la pratique en question, méthodologie très inspirée du schéma hégélien : identification, critique et conceptualisation. Mentionnons un autre critère important: la distanciation, que toutefois nous ne retiendrons pas comme quatrième élément car elle est simplement l’attitude implicitement contenue dans les trois critères cognitifs mentionnés. D’une certaine manière, cette triple exigence capture assez bien ce qu’exige la rédaction d’une dissertation. Dans cette dernière, à partir d’un sujet imposé, l’élève doit exprimer quelques idées, les mettre à l’épreuve et formuler une ou quelques problématiques générales, avec ou sans l’aide des auteurs consacrés. La seule différence importante porte sur le choix du thème à traiter : ici le sujet choisit son propre objet d’étude – en fait il est lui-même le sujet et l’objet de l’étude -, ce qui accroît la portée existentielle de la réflexion, rendant d’ailleurs peut-être plus délicat le traitement philosophique de ce sujet.
L’objection sur la dimension « psychologisante » de l’exercice, voire sa banalité, présente une difficulté qui n’est pas à écarter trop rapidement. D’une part parce que la tendance est grande chez le sujet, face à un interlocuteur unique qui se consacre à son écoute, de s’épancher sans retenue aucune sur son ressenti, surtout s’il a déjà pris part à des entretiens de type psychologique. Il se sentira d’ailleurs frustré de se voir interrompu, de devoir porter des jugements critiques sur ses propres idées, de devoir discriminer entre ses diverses propositions, d’être privé de « complexité », etc. Autant d’obligations qui font pourtant partie du « jeu », de ses exigences et de ses mises à l’épreuve. D’autre part, parce que pour des raisons diverses, la philosophie tend à ignorer la subjectivité individuelle, pour se consacrer surtout à l’universel abstrait, aux notions désincarnées. Une sorte de pudeur extrême, voire de puritanisme, incite le professionnel de la philosophie à craindre l’opinion au point de vouloir l’ignorer, plutôt que de voir en cette opinion l’inévitable point de départ de tout philosopher ; que cette opinion soit celle du commun des mortels ou celle du spécialiste, ce dernier se trouvant non moins victime de cette « maladive » et funeste opinion, quand bien même il s’agit d’une docte opinion.
Nous répondrons à de telles objections en expliquant la nature philosophique de la démarche. Premièrement que notre exercice consiste à identifier chez le sujet, au travers de ses opinions, les présupposés non avoués à partir desquels il fonctionne. Ce qui permet de définir et creuser le ou les points de départ. Deuxièmement à prendre le contre-pied de ces présupposés, de manière construite, afin de transformer d’indiscutables postulats en simples hypothèses. Troisièmement d’articuler les problématiques ainsi générées au travers de concepts identifiés et formulés. En cette dernière étape, ou auparavant si l’utilité s’en est déjà fait sentir, l’interrogateur pourra utiliser des problématiques « classiques », attribuables à un auteur, afin de valoriser ou mieux identifier tel ou tel enjeu apparaissant au cours de l’entretien.
Certes il est douteux qu’un individu unique refasse à lui tout seul l’histoire de la philosophie, pas plus d’ailleurs que celle des mathématiques ou du langage. Mais nous pourrons retrouver un certain nombre d’enjeux identifiables. De surcroît pourquoi faudrait-il faire fi du passé ? Nous serons toujours des nains juchés sur des épaules de géants. Mais faudrait-il pour autant ne pas se risquer à la gymnastique, en se contentant de regarder et d’admirer les athlètes sous prétexte que nous sommes courts sur pattes, voire handicapés ? Faudrait-il se contenter d’aller au Louvre et ne pas mettre la main à la glaise, sous prétexte que nos fonctions mentales n’ont pas l’agilité de ceux des êtres inspirés ? Serait-ce manquer de respect aux « grands » que de vouloir les imiter ? Ne serait-ce pas les honorer, au moins tout autant qu’en les admirant et en les citant ? En fin de compte, ne nous ont-ils pas pour la plupart enjoint à penser par nous-même ?
Difficultés
Notre méthodologie s’inspire principalement de la maïeutique socratique, où le philosophe questionne son interlocuteur, l’invite à identifier les enjeux de son discours, à le conceptualiser en distinguant des termes clés afin de les mettre en œuvre, à le problématiser à travers une perspective critique, à en universaliser les implications. Mais aussi de la dialectique hégélienne. Précisons à titre comparatif que cette pratique a pour spécificité d’inviter le sujet à s’éloigner d’un simple ressenti pour lui permettre une analyse rationnelle de sa parole et de lui-même, condition sine qua non pour délibérer sur les enjeux cognitifs et existentiels qu’il s’agit tout d’abord d’expliciter. L’arrachement à soi que présuppose une telle activité, peu naturelle, raison pour laquelle elle nécessite l’assistance d’un spécialiste, pose un certain nombre de difficultés que nous tenterons ici d’analyser.
Les frustrations
Au-delà de l’intérêt général pour l’exercice de la pensée qui incite une personne à venir consulter un philosophe, prédomine régulièrement un sentiment négatif chez le sujet, au moins de manière momentanée, qui le plus fréquemment est exprimé, lors des consultations philosophiques comme au cours des ateliers de réflexion en groupe, comme l’expression d’une frustration. Premièrement, la frustration de l’interruption : l’entretien philosophique n’étant pas le lieu du défoulement ou de la convivialité, une parole incomprise et longue, non pertinente ou trop décalée, ou encore celle qui ignore l’interlocuteur, se doit d’être interrompue. Si elle ne nourrit pas directement le dialogue et ignore les questions, elle ne sert pas à l’entretien et n’a pas lieu d’être dans le contexte d’un tel exercice. Deuxièmement, la frustration liée à l’âpreté : il s’agit davantage d’analyser la parole que de la prononcer, et tout ce que nous aurons dit pourra être utilisé « contre nous ». Troisièmement, la frustration de la lenteur : plus question de provoquer accumulations et bousculades de mots, il ne faut craindre ni les silences, ni s’arrêter sur une parole donnée, afin d’appréhender pleinement la substance du discours, au double sens du terme appréhender : capturer et redouter. Quatrièmement, la frustration de la trahison, là aussi au sens double de ce terme : trahison de notre propre parole qui révèle ce que nous ne désirions pas dire ou savoir et trahison de notre parole qui ne dit pas ce que nous voulions dire. Cinquièmement, la frustration de l’être : ne pas être ce que nous voulons être, ne pas être ce que nous croyons être, se voir dépossédé des vérités illusoires que nous entretenons, consciemment ou non, parfois depuis très longtemps, phantasmes sur nous-même, notre existence et notre intellect.
Cette frustration multiple, parfois pénible, n’est pas toujours clairement exprimée par le sujet. S’il est quelque peu émotif, susceptible ou peu enclin à l’analyse, il ne supportera pas d’être le moindrement cadré : il n’hésitera pas à dénoncer la censure ou l’oppression. « Vous m’empêchez de parler », « Je n’ai pas terminé… », protestera-t-il, alors que de longs silences inutilisés, inoccupés par le discours, ponctuent périodiquement le dialogue, symptomatiques de cette même parole qui a du mal à se trouver. Ou encore : « Vous voulez me faire dire ce que vous voulez », alors qu’à chaque question le sujet peut répondre ce qui lui convient, au seul risque d’engendrer de nouvelles questions. Questions embarrassantes, en particulier si sa réponse n’est pas cohérente avec la question. Certes, un certain nombre de questions sont fermées, déterminées, afin d’obliger l’interlocuteur à s’engager, à clarifier, exigence qui sera perçue comme une tentative de manipulation par un esprit inquiet.
Initialement, la frustration s’exprime souvent comme une pure émotion, comme un reproche, comme un ressentiment, toutefois, en se verbalisant, elle permet de devenir un objet pour elle-même ; elle permet au sujet qui l’exprime de prendre conscience de lui-même comme un personnage extérieur. À partir de ce constat, il devient capable de réfléchir, d’analyser son être au travers de la mise à l’épreuve, de mieux comprendre son fonctionnement intellectuel, et il peut alors intervenir sur lui-même, tant sur son être que sur sa pensée. Certes le passage par certains moments à tonalité psychologique est difficilement évitable, sans toutefois s’appesantir, car il s’agit de passer rapidement à l’étape cognitive subséquente, au moyen de la perspective critique, en tentant de définir une problématique et des enjeux.
Notre hypothèse de travail consiste précisément à identifier certains éléments de la subjectivité, bribes que l’on pourrait nommer opinions, opinions intellectuelles et opinions émotionnelles, afin d’en prendre le contrepied et de faire l’expérience d’une pensée « autre ». Sans cela, comment apprendre à sortir volontairement et consciemment du conditionnement et de la prédétermination ? Comment émerger du pathologique et du pur ressenti ? D’ailleurs il peut arriver que le sujet n’ait pas en lui la capacité d’accomplir ce travail ou même la possibilité de l’envisager, par manque de distanciation, par manque d’autonomie, par insécurité ou à cause d’une forte angoisse quelconque, auquel cas nous ne pourrons peut-être pas travailler avec lui. Tout comme la pratique d’un sport exige des dispositions physiques minimales, la pratique philosophique, avec ses difficultés et ses exigences, nécessite des dispositions psychologiques minimales, en deçà desquelles nous ne pourrons pas travailler.
L’exercice doit se pratiquer dans un minimum de sérénité, avec les diverses pré-conditions nécessaires à cette sérénité. Une trop grande fragilité ou susceptibilité empêcherait le processus de s’effectuer. De la manière dont notre travail se définit, la causalité d’un manque en ce domaine n’est pas de notre ressort, mais celui d’un psychologue ou d’un psychiatre. En se cantonnant à notre fonction, nous ne saurions aller aux racines du problème, nous ne pourrions que constater et en tirer des conséquences. Si le sujet ne nous paraît pas à même de pratiquer l’exercice bien qu’il ressente pourtant le besoin de réfléchir sur lui-même, nous l’inciterons à se diriger plutôt vers des consultations de type psychologique, ou à la rigueur d’autres types de pratiques philosophiques, plus « coulantes ». Pour conclure, en ce qui nous concerne, tant qu’il demeure limité, le passage psychologique n’a aucune raison d’être évité, la subjectivité ne devant pas jouer le rôle d’un épouvantail à moineaux, même si une certaine démarche philosophique, plutôt académique, envisage cette réalité individuelle comme une obstruction au philosopher. Le philosophe formel et frileux craint qu’en se frottant à elle, la distanciation nécessaire à l’activité philosophique ne soit ainsi perdue, alors que nous prenons l’option de la faire émerger. Car cette subjectivité parle tout autant, l’être s’y révèle, quand bien même de manière moins consciente et raisonnable.
La parole comme prétexte
Un des aspects de notre pratique qui pose problème au sujet, est le rapport à la parole que nous tentons d’installer. En effet, d’une part nous lui demandons de sacraliser la parole, puisque nous nous permettons de peser attentivement, ensemble, le moindre terme utilisé, puisque nous nous autorisons à creuser de l’intérieur, ensemble, les expressions utilisées et les arguments avancés, au point de les rendre parfois méconnaissables pour leur auteur, ce qui l’amènera de temps à autre à crier au scandale en voyant sa parole ainsi manipulée. Et d’autre part nous lui demandons de désacraliser la parole, puisque l’ensemble de cet exercice n’est composé que de mots, peu importe la sincérité ou la vérité de ce qu’il avance : il s’agit simplement de jouer avec les idées, sans pour autant adhérer nécessairement à ce qui est dit. Seule nous intéressent la cohérence, les échos que se renvoient les paroles entre elles, la silhouette mentale qui se dégage lentement et imperceptiblement. Nous demandons simultanément au sujet de jouer à un simple jeu, ce qui implique une distanciation par rapport à ce qui est conçu comme le réel, et en même temps nous lui demandons de jouer aux mots avec le plus grand sérieux, avec la plus grande application, avec plus d’effort qu’il ne met généralement à construire son discours et à l’analyser.
La vérité avance ici masquée. Elle n’est plus vérité d’intention, elle n’est plus sincérité et conviction, elle est exigence de pensée. Cette exigence qui oblige le sujet à faire des choix, à assumer les contradictions mises à jour en travaillant le fouillis de la parole, à observer ce qui se passe, quitte à effectuer de radicaux renversements de fronts, quitte à se déplacer brutalement, quitte à refuser de voir et de trancher, quitte à se taire devant les multiples fêlures qui laissent envisager les plus graves abîmes, les fractures du soi, la béance de l’être. Nulle autre qualité n’est ici nécessaire chez l’interrogateur et peu à peu chez le sujet, sinon celle d’un policier, d’un détective qui traque les moindres défaillances de la parole et du comportement, qui demande de rendre compte de chaque acte, de chaque lieu et de chaque instant.
Certes nous pouvons nous tromper dans l’infléchissement donné à la discussion, ce qui reste la prérogative de l’interrogateur, le pouvoir indéniable qu’il détient et doit assumer, incluant son absence incontestable de neutralité totale en dépit des efforts qu’il déploie en ce sens. Certes le sujet peut aussi « se fourvoyer » dans l’analyse et les idées qu’il avance, influencées par les questions qu’il subit, mu aveuglément par les convictions qu’il souhaite défendre, guidé par des partis pris pour lesquels il a déjà opté et sur lesquels il serait peut-être bien incapable de délibérer : « surinterprétations », « mésinterprétations » ou « sous-interprétations » font florès. Peu importe ces erreurs, apparentes erreurs ou prétendues erreurs. Ce qui compte pour le sujet est de rester en alerte, d’observer, d’analyser et de prendre conscience ; son mode de réaction, son traitement du problème, sa manière de réagir, ses idées qui émergent, son rapport à lui-même et à l’exercice, tout doit devenir ici prétexte à l’analyse et à la conceptualisation. Autrement dit, se tromper n’a plus ici tellement de sens. Il s’agit surtout de jouer le jeu, de pratiquer la gymnastique, de mettre en œuvre la pensée. Seuls comptent voir et ne pas voir, la conscience et l’inconscience. Il n’y a plus de bonnes et de mauvaises réponses, mais il y a « voir les réponses », et s’il y a tromperie, c’est uniquement dans le manque de fidélité de la parole à elle-même, non plus dans le rapport à quelque vérité distante et préinscrite sur fond de ciel étoilé ou dans quelque bas-fond subconscient. Néanmoins, cette fidélité est une vérité sans doute plus terrible que l’autre, plus implacable : il n’est plus de désobéissance possible, avec toute la légitimité de cette désobéissance. Il ne peut y avoir qu’aveuglement.
Douleur et péridurale
Le sujet devient rapidement conscient des enjeux de l’affaire. Une sorte de panique peut rapidement s’installer. Pour cette raison, il est important d’installer divers types de « péridurale » pour l’accouchement en cours. Premièrement, le plus important, le plus difficile et le plus délicat reste l’indispensable doigté de l’interrogateur, qui doit être apte à déterminer quand il est approprié d’appuyer sur une interrogation et quand il est temps de passer, de « glisser », quand il est temps de dire ou de proposer plutôt que d’interroger, quand il est temps d’alterner entre l’âpre et le généreux. Un jugement pas toujours facile à émettre, car nous nous laissons si facilement emporter par le feu de l’action, par nos envies propres, celles d’aller jusqu’au bout, celles d’arriver en un lieu déterminé, celles liées à la fatigue, celles liées au désespoir, et bien d’autres inclinations personnelles.
Deuxièmement, l’humour, le rire, liés à la dimension ludique de l’exercice. Ils induisent une sorte de « lâcher prise » qui permet à l’individu de se libérer de lui-même, d’échapper à son drame existentiel et d’observer sans douleur le dérisoire de certaines positions auxquelles il s’accroche parfois avec une touche de ridicule, quand ce n’est pas dans la plus flagrante contradiction avec lui-même. Le rire libère des tensions qui sans cela pourraient inhiber complètement le sujet dans cette pratique très corrosive.
Troisièmement, le dédoublement, qui permet au sujet de sortir de lui-même, de se considérer comme une tierce personne. Lorsque l’analyse de son propre discours traverse un moment périlleux, lorsque le jugement bute sur des enjeux trop lourds à porter, il est utile et intéressant de transposer le cas étudié sur une tierce personne, en invitant le sujet à visualiser un film, à imaginer une fiction, à entendre son histoire sous la forme d’une fable. « Supposons que vous lisiez une histoire où l’on raconte que… », « Supposez que vous rencontrez quelqu’un, et que tout ce que vous savez à son sujet est que… ». Ce simple effet de narration permet au sujet d’oublier ou de relativiser ses intentions, ses désirs, ses volontés, ses illusions et désillusions, pour ne plus traiter que la parole, telle qu’elle surgit au cours de la discussion, la laissant effectuer ses propres révélations sans la gommer en permanence par de pesants soupçons ou de patentes accusations d’insuffisance et de trahison.
Quatrièmement, la conceptualisation, l’abstraction. En universalisant ce qui tend à être perçu exclusivement comme un dilemme ou un enjeu purement personnel, en le problématisant, en le dialectisant, la douleur s’atténue au fur et à mesure que l’activité intellectuelle se met en branle. L’activité philosophique elle-même est une sophrologie, une « consolation », telle que l’envisageaient les Anciens comme Boèce, Sénèque, Epicure, Montaigne, ou plus récemment Sartre, Foucault et Wittgenstein, un baume qui nous permet de mieux envisager la souffrance intrinsèquement liée à l’existence humaine, la nôtre en particulier.
Exercices
Établir des liens
Quelques exercices supplémentaires s’avèrent très utiles au processus de réflexion. Par exemple l’exercice du lien. Il permet de sortir le discours de son côté « flux de conscience » qui fonctionne purement par libres associations en abandonnant à l’obscurité de l’inconscient les articulations et jointures de la pensée. Le lien est un concept d’autant plus fondamental qu’il touche profondément à l’être, puisqu’il en relie les différentes facettes, les différents registres. « Lien substantiel », nous dit Leibniz. « Quel est le lien entre ce que vous dites ici et ce que vous dites là ? ». Mises à part les contradictions qui seront mises en évidence par cette interrogation, le seront aussi les ruptures et les sauts qui signalent des nœuds, des points aveugles, dont l’articulation consciente permet au travers du discours de travailler de près l’esprit du sujet. Cet exercice est une des formes de la démarche « anagogique », permettant de remonter à l’unité, de cerner l’ancrage, de mettre à jour le point d’émergence de la pensée du sujet, quitte à critiquer par la suite cette unité, quitte à modifier cet ancrage. Il permet d’établir une sorte de carte conceptuelle définissant un schéma de pensée.
Vrai discours
Autre exercice : celui du « vrai discours ». Il se pratique lorsqu’une contradiction a été décelée, dans la mesure où le sujet accepte le qualificatif de contradictoire comme attribut de sa pensée, ce qui n’est pas toujours le cas : certains sujets refusent de l’envisager et nient par principe la simple possibilité d’une contradiction dans leur parole. En demandant lequel est le vrai discours – même si aux instants généralement décalés où ils sont prononcés ils le sont avec autant de sincérité l’un que l’autre -, on invite le sujet à justifier deux positions différentes qui sont les siennes, à évaluer leur valeur respective, à comparer leurs mérites relatifs, à délibérer afin de finalement trancher en faveur de la primauté d’une des deux perspectives, décision qui l’amènera à prendre conscience de son propre fonctionnement, de la fracture qui l’anime. Il n’est pas absolument indispensable de trancher, mais il est conseillé d’encourager le sujet à s’y risquer, car il est bien rare sinon presque impossible de rencontrer une réelle absence de préférence entre deux visions distinctes, avec les conséquences épistémologiques qui en dérivent. Les notions de « complémentarité » ou de « simple différence » auxquelles fait fréquemment appel le langage courant, bien qu’elles détiennent leur part de vérité, servent souvent à gommer les enjeux réels, quelque peu conflictuels et tragiques, de toute pensée singulière. Le sujet pourra aussi tenter d’expliquer le pourquoi du discours qui n’est pas le « vrai ». Souvent il correspondra aux attentes, morales ou intellectuelles, qu’il croit percevoir dans la société, ou encore à un désir propre qu’il considère illégitime ; discours en ce sens très révélateur d’une perception du monde et d’un rapport à l’autorité ou à la raison.
Le singulier
Autre exercice, celui du « singulier». Lorsque l’on demande au sujet de donner des raisons, des explications ou des exemples à propos de tel ou tel de ses propos, on lui demandera d’assumer l’ordre dans lequel il les a énumérés. D’examiner surtout le premier élément de la liste, que l’on mettra en rapport avec les éléments subséquents. En utilisant l’idée que l’élément premier est le plus évident, le plus clair, le plus sûr et donc le plus important à son esprit, on lui demandera d’assumer ce choix de la première idée, généralement inconscient. Souvent le sujet se rebellera à cet exercice, refusant d’assumer le choix en question, reniant ce rejeton enfanté malgré lui. En acceptant d’assumer cet exercice, il devra rendre compte – qu’il y adhère de manière explicite, implicite ou pas du tout – des présupposés contenus par tel ou tel choix. Au pire, comme pour la plupart des exercices de la consultation, cela l’habituera à décoder toute proposition avancée pour en saisir le contenu épistémologique et entrevoir les concepts véhiculés, quand bien même il se désolidariserait de l’idée.
On peut aussi demander au sujet de dresser en un premier temps une liste indéterminée d’idées, d’exemples ou d’interprétations, sorte de brainstorming, puis de choisir ensuite une seule de ces entités, de s’engager sur une seule hypothèse, préférable, plus significative ou plus appropriée. Cela exige de lui de différencier, de classer, de hiérarchiser, etc. Car on observe comment dans la pensée les « listes » ou multiplicités permettent de couvrir tous les angles afin de se protéger, mêlant étrangement divers registres ou catégories, une confusion au travers de laquelle le sujet s’autorise à ne pas penser, à ne pas se connaître lui-même. De là l’importance de lui demander d’établir une axiologie.
Universel et singulier
Globalement, que demandons-nous au sujet qui désire s’interroger, à celui qui souhaite philosopher à partir et à propos de son existence et se pensée ? Il doit apprendre à lire, à se lire, c’est-à-dire apprendre à transposer ses pensées et apprendre à se transposer lui-même à travers lui-même ; dédoublement et aliénation qui nécessitent la perte de soi par un passage à l’infini, par un saut dans le pur possible. Frotter la singularité de son discours personnel à l’universalité de sa propre raison. La difficulté de cet exercice est qu’il s’agira toujours de gommer quelque chose, d’oublier, d’aveugler momentanément le corps ou l’esprit, la raison ou la volonté, le désir ou la morale, l’orgueil ou l’inertie. Pour ce faire, il faut que se taise le discours annexe, le discours de circonstance, le discours de remplissage ou d’apparence : soit la parole assume sa charge, ses implications ou son contenu, soit elle doit apprendre à se taire. Une parole qui n’est pas prête à assumer son être propre, dans toute son ampleur, une parole qui n’est pas désireuse de prendre conscience d’elle-même, n’a plus lieu de se présenter à la lumière, en ce jeu où seul le conscient a le droit de cité, théoriquement et tentativement du moins. Evidemment, certains ne désireront pas jouer le jeu, considéré trop pénible, la parole étant ici trop chargée d’enjeux.
En obligeant le sujet à sélectionner son discours, en lui renvoyant par l’outil de la reformulation l’image qu’il déploie, il s’agira d’installer une procédure où la parole sera la plus révélatrice possible ; c’est ce qui se passe à travers le processus d’universalisation de l’idée particulière. Certes il est possible et parfois utile d’emprunter des chemins déjà tracés, par exemple en citant des auteurs, mais il est de règle alors d’en assumer la teneur comme si elle était exclusivement nôtre. Bien que les auteurs puissent servir à légitimer une position craintive ou à banaliser une position douloureuse. D’ailleurs, que tentons-nous de faire, sinon de retrouver en chaque discours singulier, aussi malhabile soit-il, les grandes problématiques, estampillées et codifiées par d’illustres prédécesseurs ? Comment s’articulent chez chacun, tour à tour, absolu et relatif, monisme et dualisme, corps et âme, analytique et poétique, fini et infini, etc. Au risque du sentiment de trahison, car on peut difficilement supporter de voir sa parole ainsi traitée, même par nous-même. Un sentiment de douleur et de dépossession, comme celui qui verrait son corps être opéré quand bien même toute douleur physique y aurait été annihilée. Parfois, pressentant les conséquences d’une interrogation, le sujet tentera par tous les moyens d’éviter de répondre. Si l’interrogateur persévère par des voies détournées, une sorte de réponse finira sans doute par émerger, mais uniquement au moment où l’enjeu aura disparu derrière l’horizon, tant et si bien que le sujet, rassuré par cette disparition, ne saura plus établir de lien avec la problématique initiale. Si l’interrogateur récapitule les étapes afin de rétablir le fil d’Ariane de la discussion, le sujet pourra alors accepter ou ne pas accepter de voir, selon les cas. Un moment crucial, bien que le refus de voir puisse parfois n’être que verbal : le chemin ne pourra pas ne pas avoir tracé quelque empreinte dans l’esprit du sujet. Par un mécanisme de pure défense, ce dernier essaiera parfois de rendre verbalement tout travail impossible de clarification ou d’explication. Mais il n’en sera pas moins affecté lors de ses réflexions ultérieures.
Accepter la pathologie
En guise de conclusion sur les difficultés de la consultation philosophique, disons que la principale épreuve réside en l’acceptation de l’idée de pathologie, prise au sens philosophique, voire d’établir un diagnostic cognitif et émotionnel, d’examiner le fonctionnement et les obstacles de la rationalité. En effet, toute posture existentielle singulière, choix qui s’effectue plus ou moins consciemment au fil des ans, fait pour de nombreuses raisons l’impasse sur un certain nombre de schémas et d’idées. Affirmer, s’affirmer, c’est nier quelque chose, toute existence étant une sorte de négation de l’être, des pans entiers du possible sont ainsi engloutis dans les points aveugles de la pensée.
Dans leur extrême généralité, ces pathologies ne sont pas en nombre infinies, les catégories en sont assez définies, bien que leurs articulations spécifiques varient énormément. Mais pour celui qui les subit, il est difficile de concevoir que les idées sur lesquelles il axe son existence soient réduites aux simples conséquences, quasi prévisibles, d’une faiblesse ou absence chronique dans sa capacité de réflexion et de délibération. Pourtant, le « penser par soi-même » que prônent bon nombre de philosophes n’est-il pas un art qui se travaille et s’acquiert, plutôt qu’un talent inné, donné, qui n’aurait plus à revenir sur lui-même ? Il s’agit simplement d’accepter que l’existence humaine constitue en soi un problème, grevé de dysfonctionnements qui en constituent pourtant la substance et la dynamique.
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