L’ange de la mort

L’ Ange de la mort

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J’avais rencontré Madame G… lors d’un séjour que je fis en 19…, il y a de très nombreuses années, au centre de cure de P… Je tairai les noms, ainsi que la date et le lieu, car l’histoire dont je parle ayant défrayé la chronique à l’époque, il serait très facile d’en retrouver les protagonistes ; or, cette affaire entraînant des répercussions jusqu’à aujourd’hui à travers de sombres intrigues familiales, je ne voudrais pas prendre la responsabilité des conséquences éventuelles que ma narration pourrait provoquer. Je voudrais ici simplement conjurer le psychisme malsain de cette triste aventure, et non pas livrer des révélations, responsabilité que je laisse le soin à la presse qui en a fait sa vocation et son gagne-pain. De plus, je considère que, parfois, certaines injustices valent mieux qu’une vérité dont la lumière violente et aveugle ne ferait qu’éclairer des recoins, tant de la société que de l’âme de l’homme, dont la nature gagnerait à rester cachée. Une lente et patiente observation du genre humain, curiosité que je cultive depuis maintenant de longues années, m’a enseigné qu’il n’y a de pires cachottiers aux secrets inavouables que ceux qui proclament de tous côtés, avec la plus grande sincérité, exposer la plus radicale vérité. C’est là un exemple typique de ces contradictions que la vie nous enseigne, à tel point que l’on ne peut éviter de conclure que ces antinomies font partie du monde, ou sont même la nature intrinsèque des choses, car l’apparence entretient avec l’être des rapports beaucoup plus profonds et complexes qu’on voudrait bien souvent le croire…

Ainsi le désir et la réalité forment un couple fort insolite. Par exemple l’alcoolique désire faire boire les autres afin qu’ils l’imitent, et le bavard, lui, au contraire, même entre deux respirations, n’envisage pas de laisser quiconque parler. Cela tient du caractère propre de leurs vices respectifs, et il serait illusoire de juger sur l’apparence en qualifiant l’un de généreux donateur et l’autre d’éducateur dévoué. Les mots manifestant le vouloir se jouent souvent de nous, comme le toréador se rit du taureau, pauvre animal médusé de ne rencontrer que le vide devant ses cornes acérées ; il était pourtant si confiant… Je peux dire que je ne compris jamais Voltaire avant d’avoir saisi cela. J’avais très jeune été frappé par l’apparence si véridique et si sincère de sa critique sociale. Comme beaucoup de lecteurs, je me laissais tenter par cette pensée acerbe et polémique, bien qu’un certain embarras inconscient retînt toujours un peu mon ardeur. Je devais réaliser plus tard la véritable nature de ce cynisme vantard où il trempait son esprit et sa plume, en découvrant les pages dithyrambiques qu’il écrivit sur le « Grand Siècle », sur Louis XIV, sur cette époque de pompe et de faste arbitraires. Cette admiration si malsaine devenait pour moi la preuve que l’homme prétendant au plus total refus de tout, critiquant sans relâche, particulièrement tout ce qui tenterait de fonder un quelconque idéal, finit toujours, s’il n’a pas commencé par là, par s’accrocher aux pires aberrations. Derrière la suspicion se cache toujours un suspect…

Si j’étais particulièrement sensible aux contradictions inhérentes à chaque individu, le principe général n’ayant aucun intérêt en soi, cela était sans doute dû à mon propre cas. J’étais, déjà enfant, de constitution relativement forte, et même robuste, d’une taille bien au-dessus de la moyenne ; mon ample carrure m’avait naturellement amené à pratiquer rapidement de nombreux sports, d’autant plus que mon esprit était de lui-même assez porté vers l’idée d’accomplissement de soi. Mais cette nature conquérante qui était la mienne fut minée au détour de l’adolescence par la révélation d’une faille profonde : je devenais gravement asmathique. Cette maladie a ceci de fascinant — j’avais longuement médité sur la question —, qu’elle plonge ses racines dans les profondeurs du psychisme, car elle manifeste des symptômes très particuliers chez ceux qui en sont atteints. Aucune autre maladie sans doute, par ces crises aiguës qu’elle provoque, ne procure autant l’impression certaine que l’on est en train de mourir. Qu’y a-t-il de plus immédiat, quelle perception ou sentiment est plus intime à l’être même de la vie, que notre souffle, que cette respiration, le seul mouvement absolument contigu à l’existence, l’unique dont nous ne pouvons jamais avoir conscience qu’il s’arrête parce qu’alors la conscience ne serait plus. Quand l’esprit désire se vider de toutes choses, quand il souhaite s’abstraire même du temps, il ne lui reste que cette unique horloge, cet unique balancier soumis à sa volonté dont il ne peut pourtant se débarrasser, qu’il ne peut arrêter que très temporairement et au prix d’un considérable effort ; ce mouvement lent, plus ou moins régulier mais vital, fait pénétrer en nous le monde environnant pour en aspirer sa substance, nous liant ainsi inexorablement à ce que nous ne sommes pas…
Je n’avais guère pu comprendre pourquoi Aristote n’avait jamais voulu unifier ces deux fonctions de l’âme, forme de la vie, que sont la connaissance et l’animation. N’y a-t-il pas une profonde communauté de principe entre la connaissance, cette représentation en nous du monde qui constitue par là notre être en son lieu, et la respiration, ce sentiment primitif de la vie, cette conscience immédiate de l’altérité, ce premier mouvement d’osmose entre le soi et le non-soi, cette prérogative de notre être, ce mouvement instinctif qui nous fait ouvrir tout grand la bouche avant même de connaître la faim ? Aussi n’y a-t-il rien de plus angoissant, de plus terrifiant, que cette expérience horrible, soudaine, de ne presque plus respirer, ou de ne plus respirer du tout… Est-ce alors notre corps qui refuse le monde, ou est-ce le monde qui se refuse à nous ? L’esprit, interloqué, voit peu à peu son corps en train de se recroqueviller sur lui-même, et ressent toute la douleur que peut vivre la feuille détachée de son arbre, en train de se dessécher lentement, de se ratatiner, et de mourir. Notre corps, en son refus de respirer, se contorsionne avec de violents spasmes, rejetant la vie comme il le ferait d’une greffe incompatible avec sa nature ; l’esprit assiste, impuissant, à l’horreur de contempler son être bientôt cyanosé. Blessée en son fondement par cette usante maladie, notre volonté devra s’habituer à ce que le moindre effort, toujours trop coûteux, ne puisse plus être exigé…
Au fur et à mesure des années, ces crises, d’abord épisodiques et bénignes, devinrent si fréquentes et si fortes que, malgré les multiples et vains traitements que je subis, je développai un caractère cliniquement pathologique. Étant sujet aux variations d’humeur les plus soudaines, les excitations les plus fortes s’ensuivaient tout aussi rapidement que systématiquement des dépressions les plus violentes, où j’en arrivais à ne plus souhaiter que l’anéantissement de mon propre être ; heureusement, ces états me plongeant dans une totale prostration, je ne pouvais passer aux actes, ne sachant que désespérer et attendre. Ces moments devinrent ceux où commencèrent à jaillir en moi les attentes les plus étranges. La forme que prenaient souvent ces désirs inquiétants était par exemple l’idée que mon âme pût se séparer de mon corps, et fût l’étincelle retournant à son feu originel. J’ajoute qu’avec cette maladie avait grandi en moi une certaine soif de mysticisme ; je désirais accorder à mon esprit l’absolu, cette éternité qui bien évidemment était refusée à mon corps. Le sentiment de mortalité, de finitude, est peut-être ce que l’on peut accepter au crépuscule de l’existence, après une vie bien remplie, quand la fatigue vous emplit les membres. Sans doute alors arrive-t-on à l’accepter comme un légitime aboutissement, mais, dans l’élan de la jeunesse, cette pensée ne saurait être admise et encore moins conçue. Elle y provoque au contraire un vif sentiment d’injustice et d’arbitraire, comme chez l’enfant que l’on oblige à se coucher au moment précis où il commence à s’amuser…
Cependant, cette confrontation entre la mort et la fougue de la jeunesse exacerbait au plus haut point la nervosité de mon imagination, tout en accentuant l’instabilité de mon caractère. J’avais entrepris une carrière d’ingénieur, après avoir, malgré cette fièvre quarte qui me rongeait, réussi avec un certain succès mes études. Ma vie professionnelle devait être très prometteuse, si ce n’était justement cette grande irrégularité dans ma motivation pour un travail qui correspondait, hélas, à mon côté rationaliste, à cette partie de mon tempérament restée très calculatrice, méthodique et soigneuse. Avec la nature fantasque qui croissait en moi à cause de la maladie, elle se trouvait de plus en plus réduite à la portion congrue. Mon sens de la proportion, de la nuance, de la mesure, cédait peu à peu le terrain à la passion de l’extrême, à une soif de la démesure et de l’outrance. Comme pour M. Hyde, l’effet de la potion commençait à s’intégrer à mon être, je devenais pour toujours le Dr Jekyll, ma métamorphose avait atteint son point de non-retour… Mon caractère devenait de plus en plus incompatible avec cette activité minutieuse qui me paraissait acquérir, au fur et à mesure que le mal gagnait du terrain, la fadeur écœurante de la quotidienneté et du certain. Je devenais complètement allergique à quoi que ce soit qui ne satisfaisait pas un besoin constant d’exaltation, et me désintéressais de tout ce qui n’atteignait pas l’intensité émotionnelle de mes plus noires pensées. Cet état de choses se dégradant, les médecins n’envisagèrent plus d’autre solution que de m’envoyer dans un établissement de cure, pensant que l’air vif et le ciel bleu des montagnes restaient la seule possibilité de me guérir, ou du moins d’atténuer ces excès de mon tempérament.

Je partis pour la montagne, et m’installai dans une de ces nombreuses résidences toutes blanches qui entourent les thermes des villes d’eau. Rapidement, je ressentis un certain bonheur, une certaine plénitude dans ma nouvelle situation. N’avoir d’autres soucis que lire, étudier, écrire, et me promener, avec pour seule responsabilité d’obéir à la routine des soins, qui consistait à boire mon verre d’eau et à prendre mes bains de vapeurs… Cet état me procurait la plus douillette satisfaction. Je pouvais enfin librement consacrer toute mon énergie mentale aux problèmes qui me préoccupaient et dont le thème commun résidait en tout ce qui détenait un quelconque rapport avec l’infini. Seulement en ce dépassement perpétuel de la notion de limite, aussi impossible fût-il, et sans doute pour cette raison-là, l’âme pouvait trouver le repos convenant à sa nature propre, me semblait-il…

Le lecteur réalisera que j’étais dans un état d’esprit tout à fait propice à être attiré, séduit, dès notre première rencontre, par Madame G… Cette dame avait l’âge de ce que je nomme la vieillesse puissante. J’appelle ainsi ces quelques années, plus ou moins nombreuses selon les personnes, celles de la sagesse, tant que l’âge n’a pas encore commis ses ravages débilitants particulièrement au niveau physique, bien que la vieillesse, en ce qu’elle est une réalité, même si la mode est de l’ignorer et de la mépriser pour des raisons perverses — il n’y a que les situations de profonde dépression culturelle pour ainsi glorifier démesurément la jeunesse —, ait bel et bien commencé. Cette vieillesse puissante apporte un mélange d’expérience et de force qui demeure une période très particulière dans la vie de l’être humain, une espèce de chant du cygne de la vie active, avant que le quotidien ne bascule, faute d’énergie, en une vie plutôt contemplative et distante. L’intensité et la durée de cette période dépendent généralement de la capacité que peut détenir une personne pour mener parallèlement une vie laborieuse et une réflexion passionnée. Cet âge engendrait visiblement chez Madame G… une force très particulière, qui fascinait immédiatement, dès qu’on la rencontrait. Elle ne laissait guère indifférent, elle ne pouvait qu’attirer ou repousser énormément, car elle pouvait inspirer la crainte. Il n’était possible que de la remarquer, que ce fût pour la fuir ou pour l’admirer…
Elle avait des yeux noirs et brillants, des cheveux gris bien séparés au sommet de la tête, très bouclés, qui venaient tomber sur ses épaules, ou plutôt vaguement s’y poser. Ils ressemblaient aux fils rigides et bouclés d’une paille de fer, à tel point que l’on n’aurait pas été surpris d’y apercevoir des étincelles d’électricité statique. D’ailleurs, tout était sec en elle : ses traits, tant son nez que sa bouche, ses membres anguleux, ses mains aux doigts longs et mobiles, son dos légèrement voûté, ses épaules pointues, qu’elle réussissait à mouvoir indépendamment l’une de l’autre en une espèce de petit mouvement rotatif vers l’arrière, fort inquiétant, genre de spasme à l’allure incantatoire qui ponctuait de temps à autre ses paroles. Mais quand elle parlait et s’échauffait, toute sa sécheresse apparente tombait comme un voile, ses gestes savaient prendre alors une sorte de rondeur, ils hypnotisaient l’observateur par leur mouvement en traçant dans l’espace des courbes variées ; ses yeux brillaient encore plus profondément et plus violemment qu’avant, ses lèvres, sa bouche dessinaient un sourire étrange exprimant à la fois une forte tension et une jouissance extrême. En ces moments, elle donnait l’impression de savourer la vision qu’elle évoquait pour elle-même tout en s’adressant à son interlocuteur, ou peut-être était-ce le plaisir qu’elle ressentait à capturer l’esprit de l’auditeur qui la faisait ainsi palpiter… Jamais l’image évocatrice de ce que l’on retrouve dans l’idée du « mystère de la femme », remontant fort loin dans le subconscient humain et dans son histoire, celle qui avait inspiré tant de légendes et de contes fantastiques, ne m’avait autant frappé par sa réalité que durant la relation que je devais entretenir avec Madame G…

Plus que tout, ce qui lui attribuait un tel pouvoir de séduction demeurait le thème de prédilection animant ses discours et ses gestes : la mort. À bien y penser, seul ce sujet évoquait pour elle un quelconque intérêt. Elle s’avérait à ce propos intarissable, et d’autant plus avec moi que l’état d’esprit dans lequel je me complaisais à l’époque me rendait un auditeur assidu et très concentré, sinon complètement captif. Le souvenir le plus curieux que je garde de ces entretiens est que, si je devais me rappeler quelle image particulière la mort revêtait chez elle, ce serait assez bizarrement celle d’une personne vivante. Dans sa bouche, la mort ressemblait à un être humain, dans toute sa généralité, et surtout avec toute sa personnalité, avec toute son individualité. Ce que je veux souligner est que la mort était pour elle à la fois universelle et réelle, sinon nécessaire, incarnant aussi une sorte d’existence très spécifique, personnelle, et très différente pour chaque individu. Elle nous décrivait minutieusement les mille et une apparences physiques de la mort ; que ce soit le corps jaune et décharné de certains cancéreux, les os saillants sous une peau trop tendue, que ce soit le corps violacé et bouffi du cardiaque, que ce soit ces vieillards tout blancs et chenus qui meurent simplement d’usure et s’arrêtent comme la luge au bas de la pente, sans même s’en apercevoir, elle rendait aux morts par ses paroles toute la séduction qu’un simple regard, se détournant presque, aurait évidemment omis.

Elle se plaisait à dépeindre avec force détails les diverses positions du corps qu’avait figé la rigidité cadavérique : il y avait ceux qui attendaient la mort, sagement, les mains gentiment posées à plat le long de leur corps allongé, il y avait ceux aux membres tordus, aux gestes chaotiques, dont on pouvait dire qu’ils étaient morts de la terreur de mourir ; il y avait ceux aux poings serrés, au corps crispé, comme s’ils avaient tenté, impuissants, de retenir la vie qui s’enfuyait. Elle nous parlait aussi des visages des cadavres, ce dernier moment pris comme un instantané, l’ultime portrait, figé dans son vol, saisi en ce jugement dernier de l’individu qu’est la mort, là où l’homme ne peut plus mentir, pas plus aux autres qu’à lui-même, et d’ailleurs rares sont ceux pour qui les autres existent encore en cet instant précis, sauf en un rôle purement accessoire. Ce moment-là est celui qui ne ment plus car il ne reste plus rien à prétendre. Quelques secondes avant la mort, peut-être y a-t-il une petite place pour le semblant, pour l’autre, mais le dernier instant, lui, ne peut plus être qu’en et pour lui-même, selon l’expression de Hegel ; cette seconde de vérité ne peut souffrir rien de commun avec le malhabile geste de sortie de l’acteur inexpérimenté. Ainsi l’observateur attentif reconnaîtra, tour à tour, les visages souriants et béats de ceux qui se sentent délivrés, les visages aux yeux distendus emplis de la terrible douleur du muet, les visages durs de ceux qui croyaient que même la mort était négociable, les visages ébahis de ceux qui arrivent à la mort comme un martien sur terre — il se demande ce qu’il peut bien faire là —, et les visages grimaçants de ceux qui meurent en maudissant le monde afin de conjurer la mort. Madame G… avait développé toute une psychologie de la mort, et sa théorie postulait que si les hommes pouvaient se voir mourir, ils se découvriraient eux-mêmes en leur véritable humanité. Par conséquent il devenait nécessaire, afin de ne pas repousser sans cesse, jusqu’au moment où elle devenait inutile, cette soi-connaissance, de déjà mourir, petit à petit, un peu chaque jour, ponctuant de mort les moments de vie, afin de ne plus simplement voir la mort comme une fin de la vie. Voilà en quoi consistait sa contribution au bonheur de l’homme. La mort ne devait plus être la fin redoutée ; vie et mort ne devaient plus s’exclure et s’opposer ; la mort devait s’entrelacer intimement à la vie. Elle devait cesser de ne servir à rien, il fallait mettre fin à ce gaspillage inacceptable de l’être. Pour elle, vivre c’était mourir un peu, et mourir c’était vivre intensément…

J’avais rencontré Madame G… à la modeste librairie qui voisinait avec les thermes, où j’allais chaque jour, vers onze heures, acheter un journal de Paris que me réservait la libraire. Je ne dédaignais pas maintenir un petit aperçu permanent sur les événements du monde, de même que j’étais amusé de suivre les dernières productions littéraires d’une société pourtant tout aussi éloignée pour moi que les antipodes de ce monde. J’étais tombé en même temps qu’elle en arrêt devant un minuscule rayon de cette librairie, où quelques livres un peu surannés se battaient en duel sous une étiquette jaunie intitulée pompeusement : Philosophie-Sociologie-Esotérisme. Nous fîmes connaissance, et elle m’invita à venir prendre le thé à sa résidence, comme elle l’appelait, un charmant manoir entouré d’un parc, ainsi que je le découvris plus tard, qui faisait fonction de petit hospice et qu’elle avait baptisée : Le jardin de Nicajou.
Elle me confia après un certain temps, sous le sceau du secret — elle brûlait en vérité de me le révéler — que le nom Nicajou désignait l’allégorie de la mort chez quelque peuple d’indiens nord-américains dont je ne me rappelle plus le nom. Elle ne souhaitait pas que cette confidence s’ébruite et que ses pensionnaires l’apprennent, craignant fortement que la plupart ne comprennent pas pourquoi ils étaient hébergés dans un endroit s’appelant le jardin de la mort. « Les vivants, répétait-elle toujours, sont si pleins de préjugés…» Je devais saisir pleinement le sens de cette remarque, apparemment incongrue, au fur et à mesure de la profonde relation intellectuelle et spirituelle que nous développâmes avec le temps, moi fasciné par elle, elle désireuse de rencontrer enfin une oreille pouvant appréhender l’ampleur d’un dessein qu’elle considérait comme grandiose et historique. J’ai abordé plus haut ses théories concernant l’intimité nécessaire entre la vie et la mort ; en fait, cette doctrine menait beaucoup plus loin : elle croyait véritablement que la mort devait être souhaitée la vie durant, condition indispensable pour réaliser sa pleine dimension et redonner sa véritable ampleur à la vie, lui rendant ce sens pénétrant et caché qu’elle avait depuis si longtemps oublié. La mort devenait la quête du « dé-déguisement », comme elle l’exprimait, cette reconquête de l’être sur lui-même…

Me prenant en confiance, Madame G… me laissa assister aux séances de psychothérapie qu’elle menait elle-même avec une majorité des pensionnaires de l’établissement. J’en fus d’ailleurs le seul témoin, puisqu’elle n’avait jamais toléré quiconque d’autre à ses côtés, pour la raison, comme elle me l’expliqua, que sa théorie et sa pratique, totalement révolutionnaires dans la pratique de la gérontologie, inaugurant une nouvelle ère, en demeuraient encore au stade expérimental, et elle ne voulait pas, pendant ses travaux de recherche et de mise au point, s’embarrasser de gens incapables de comprendre l’ampleur de son projet. Quant à moi, complètement captivé, assister à ses séances devint ma drogue quotidienne. Le principe général de sa thérapie était simple : rendre à la mort sa légitime valeur esthétique et morale, et pour cela amener le patient non pas à simplement accepter la mort, mais à la lui faire désirer. Curieusement, je le comprends seulement maintenant, avec une certaine distance. À l’époque, je l’avais intensément ressenti, toutefois je ne peux pas dire que je l’avais compris, ceci expliquant sans doute cela…
Elle nous apprenait à aimer la mort, nous amenant à la désirer comme on désire la chose la plus belle au monde, celle sans laquelle on ne saurait plus vivre. En ces moments où elle arrivait plus particulièrement à nous faire vivre cette vision exaltante, je ne la reconnaissais plus ; tous ses traits, pourtant anguleux comme je l’ai déjà décrit, s’arrondissaient, ses yeux s’illuminaient d’une tendresse inaccoutumée, ses bras mouvants donnaient l’impression de nous caresser bien qu’elle ne touchât jamais personne, sa voix dure devenait envoûtante, et je me demande encore si cette mimique n’engendrait pas un effet d’hypnose sur le patient. En plus, elle avait généralement creusé le passé des malades, leurs croyances religieuses ou autres, et elle savait utiliser les images d’éternité, les descriptions d’états post-mortuaires puisées dans la mythologie et l’iconographie spécifique de chaque culture individuelle, choisissant celle dont ils avaient été imprégnés. Il est surprenant de découvrir à quel point les images les plus lointaines, les plus oubliées depuis la plus tendre enfance, même celles que notre conscience a répudiées, conservent une puissance d’action sur cette partie principale de notre cerveau que l’on nomme l’inconscient.

Sa connaissance des religions et de l’art me laissait aussi pantois et admiratif. En l’écoutant, je me souvenais à nouveau de Hegel, cet auteur qui m’avait tant séduit par sa glorification de la pensée qu’il avait transformée en absolu, quand il écrivait que l’art, contrairement au langage, est le concept sous sa forme propre, non pas traduit en forme étrangère à lui-même. En percevant la captivante harmonie du timbre de Madame G…, on n’entendait plus ses paroles, mais, attentif à sa douce melopée, on vivait intimement toute la beauté de la mort. Je réalisais enfin que le langage prend sa pleine dimension quand il induit l’émotion artistique, auquel cas il cesse d’être une simple imitation et devient l’idée elle-même, ce qu’elle est vraiment, nous la faisant être et non plus simplement comprendre. J’affirmerai que de cette manière, cette femme arrivait à induire chez le patient une relation totalement lascive avec la mort. Il fallait voir ces vieillards, tous aussi différents qu’ils soient, l’écouter avec le plus profond ravissement. Je me souviens encore que certains fermaient les yeux avec une inoubliable expression de béatitude, comme s’ils avaient tenu à mourir immédiatement dans cette extase. D’ailleurs, durant les quelques mois que je passais avec elle, plusieurs pensionnaires disparurent, rapidement remplacés par d’autres.
Au bout de cette période, je fus affligé d’une grande langueur, ponctuée de crises de fébrilité aiguë, si bien que, très inquiet, mon médecin traitant me fit aliter. Je restais un bon mois allongé, sans pouvoir visiter mon amie. Au début, je perdis énormément de poids en peu de temps, à tel point que l’on craignît pour ma vie et que l’on me mît sous perfusion. Je devais cependant récupérer, grâce sans doute à ma robuste constitution. Dès que je reçus à nouveau l’autorisation de me lever et de sortir, ma première promenade me conduisit naturellement au Jardin de Nicajou. Je marchais péniblement le petit kilomètre m’en séparant, prenant de petites pauses régulières et forcées. Quelle ne fut pas ma surprise en arrivant là-bas d’apercevoir que dans le parc habituellement si calme et désert, régnait une fiévreuse activité. Plusieurs ambulances stationnaient dans la cour, et y montaient des pensionnaires avec tous leurs bagages. De nombreuses autres voitures faisaient d’ailleurs ressembler le parvis à un parking de supermarché. Des hommes en salopette blanche creusaient des trous par-ci par-là. Des policiers en uniforme traînaient leurs guêtres un peu partout, certains servant de factotum à l’entrée.
Quand je tentai de pénétrer dans la résidence, ils m’emmenèrent dans une salle où ceux qui paraissaient être des inspecteurs avaient rassemblé quelques employés à qui ils posaient de nombreuses et répétitives questions. Nulle part je n’apercevais mon amie, et une atmosphère de fin du monde avait envahi la résidence. On m’interrogea longuement à propos de Madame G…, de mes relations avec elle, de tout ce que je pouvais savoir qui les « éclairerait », me dit-on, ce qui me fit sourire, car je me demandais comment ces fonctionnaires auraient pu saisir quoi que ce soit au problème. Je tentai cependant de répondre aux points de détail sur lesquels ils me questionnaient, tout en essayant de comprendre ce qui pouvait bien se passer. Devant mes interrogations, on me répondit sèchement que j’avais seulement à répondre et non à poser des questions. Vu mon état, on ne me garda pas longtemps, et on me ramena à mon hôtel, avec ordre de ne pas sortir de la commune sans autorisation.

Au fur et à mesure, je m’efforçais de me rendre compte de ce qui était réellement arrivé. Je ne voulais pas simplement m’en tenir à la version des journaux, toujours trop heureux d’imprimer du scandaleux, se nourrissant comme les bactéries de détritus humains, surtout par ici où il ne se passe jamais rien, à part la curiste qui se perd de temps à autre dans la montagne et pour qui on organise une battue générale. Je refusais d’admettre chez les journalistes un quelconque souci de vérité. Généralement, ils se placent au niveau du lecteur qui n’a envie que de saliver, faire monter son adrénaline, pleurer, bref, plus intéressé à activer ses fonctions physiologiques qu’à connaître la vérité des choses. Ce que l’on en a rapporté à l’époque était que Madame G… recevait des personnes âgées que leur famille envoyait avec le souci exprès de les voir disparaître sans trop tarder, pour de sombres histoires d’héritage. Ces décès étaient censés apparaître très naturels, et Madame G… touchait pour cela, semble-t-il, des sommes assez rondelettes. Une de ses employées, renvoyée pour vol, serait allée raconter à la gendarmerie, pour se venger, que des méthodes un peu expéditives auraient été utilisées par Madame G… avec des mourants trop récalcitrants, ce qui déclencha une instruction et l’arrestation de Madame G…
Le « Jardin de Nicajou » fut fermé, le manoir vendu aux enchères, et je ne devais jamais revoir Madame G… Il paraît qu’elle se suicida en prison avant la fin de son procès. En apprenant cela, je me dis qu’au moins ses actes avaient été à la hauteur de son enseignement. Je restais quand même un peu embarrassé par toute cette histoire, ne sachant trop que penser, d’autant plus que l’affaire fut étouffée, et le procès interrompu à la mort de Madame G… J’en concluais que si les actes des hommes sont parfois étranges, l’explication qu’on leur donne l’est encore plus, quoique de loin le plus abscons soit certainement la motivation de ces actes, suivie de près par la perception que peuvent avoir les autres de ces motivations. De toute façon, je ne restai pas beaucoup plus longtemps en cure, et je regagnai la ville, où je repris bientôt mes obligations professionnelles…