Vieille femme

Lettre à une vieille femme

vieil homme de copan

Je suis une vieille femme, il me serait difficile de le nier, depuis un certain temps déjà. J’aurais préféré dire vieille dame, mais je crains trop de gommer le drame de la vieillesse en lui accordant des soi-disant lettres de noblesse. Comme si la vieillesse était une sorte d’aristocratie, celle de la sagesse ou d’autre chose, avec une vue privilégiée sur le monde, accordée seule par le nombre des années. Sornette !
Je suis une femme, une femme qui est vieille, dont les forces ne sont plus ce qu’elles étaient, et surtout dont les rêves ne peuvent plus être ce qu’ils étaient. Car même les rêves ont un âge, et c’est certainement ce vieillissement des rêves qui constitue l’aspect le plus douloureux du vieillissement : l’âme se voit privée de ses plaisirs les plus précieux, de ses aspirations les plus désirables. Le conditionnel cède la place à un futur trop immédiat et trop certain.
Mais aujourd’hui, je ne veux plus, je ne peux plus me permettre d’entretenir une illusion aussi maladive. Je me pose des questions, beaucoup de questions d’ailleurs ; trop ou pas assez. Où veux-tu aller vieille femme ? Que désires-tu faire des années qui te restent à vivre ? Quel sens prétends-tu donner au passé qui est le tien ? Tu l’abandonnes ce passé, tu l’oublies, ou plutôt tu le transformes à souhait, à tel point que ce qui t’appartient ne t’appartient plus. Ta mémoire ne sait plus que glaner des bribes éparses, qu’elle reconstitue à sa manière. Tu fabriques des mythes. Que te reste-t-il à rejeter, à raturer, à réinventer ? Ton enfance de petite fille gâtée, mal aimée, peut-être ou certainement ; comment savoir ce qu’il en retourne vraiment ? Es-tu cette “princesse”, dont se plaignait ton mari, l’homme qui t’a quittée après des années d’une demi-présence, ou d’une réelle absence ?

Tous malades
Il me trouvait insupportable, disait-il, mais je l’aimais, et je crois que je l’aime toujours, même s’il est parti, même s’il est mort. Surtout depuis qu’il est mort, comme si une justice immanente m’avait enfin réuni à lui, comme si la providence réconciliait enfin ceux que la vie avait injustement séparés.
Lui aussi m’aimait, quoi qu’il en dise par la suite. Il m’aimait beaucoup, je le sais. J’étais comme une seconde mère pour lui ; la première en vérité : l’autre ne l’aimait pas, il me l’avait avoué. Mais il était fou. C’était un grand malade. Mes enfants aussi sont malades. Ce doit être héréditaire. J’ai préféré couper les ponts avec eux, même si du coup je ne vois plus mes petits-enfants. Il y en a certains, les derniers, que je n’ai jamais vus, que je ne connais même pas. Je parle trop, disent mes enfants, je suis trop emportée. Je voudrais les voir, eux, avec la vie que j’ai menée. Une mère infantile, un père lointain, émotionnellement quand ce n’était pas physiquement. Un frère brimé et jaloux, un mari malade. Un par un, je pense à eux, il n’en est pas un pour rattraper l’autre. Comment ai-je fait pour ne pas moi-même devenir folle ? Peut-être le suis-je ? Mes enfants le disent, mais c’est trop facile. Je ne suis quand même pas embêtante. Pourquoi suis-je entourée de tant de méchanceté ?
J’étais une enfant si gracieuse, si rieuse, si agréable. Comment ont-ils pu me rendre ainsi ? Ils y ont mis le temps, certes, à eux tous, et ils ne m’ont pas ménagé les épreuves. Si je me mettais à raconter tout ce qu’ils m’ont fait ! Je préfère encore oublier. Mais je ne peux pas oublier ce qu’ils ont fait de moi. Mon mari était malsain, il avait besoin de moi. Il s’est pratiquement suicidé : il était malade, il a refusé de se soigner. Avant de mourir, il a détruit tous ses papiers d’identité, tout ce qui le concernait personnellement, comme s’il avait voulu annihiler par ce geste les moindres traces de son existence. Que faut-il d’autre comme preuve de son état pathologique ? Et ce n’est pas l’autre, cette pimbêche dont je veux tout ignorer, cette voleuse de mari, qui aurait pu faire quoi que ce soit pour lui. De toute façon, il est mort, et qu’elle ne se fasse pas d’illusion : tout est bien, c’est moi qui l’ai récupéré. Même si cet idiot n’a rien compris. De toute façon, je suis mieux seule. On me laisse tranquille, je fais ce que je veux. Je suis libre.

Trahison du souvenir
Nous avons eu de bons moments ensemble, nous nous sommes beaucoup aimés, nous avons beaucoup aimé nos enfants. Pourtant ils en disent, du mal de leur père. Il les frappait, racontent-ils, il s’emportait, il était violent. Voilà les souvenirs, les seuls souvenirs qu’ils en ont, ceux qu’ils racontent à qui veut les entendre. Eux non plus n’ont rien compris. Leur cœur et leur bouche ne connaissent que la médisance. Comment ont-ils pu devenir comme cela ? Nous formions une famille unie, lorsqu’ils étaient petits ! De toute façon, ils n’auront rien de moi. J’ai même vendu la maison familiale, sans leur dire. Je ne voulais pas qu’ils la rachètent. Ce sont mes souvenirs à moi, à personne d’autre. Et je ne leur dois rien, ils sont trop ingrats. Ils m’en ont voulu, ils ont dit que j’avais perdu l’argent au casino. N’importe quoi, vraiment ! Ils sont prêts à dire n’importe quoi pour me désobliger. Que leur ai-je donc fait ? Comme si c’était un péché de jouer au casino. Comme si une vieille femme seule, sans autres consolations, ne pouvait pas s’amuser un peu. Surtout que j’ai gagné au casino, à plusieurs reprises.
Les gens que je connais m’aiment bien. La dame qui vient faire le ménage par exemple. Nous nous entendons bien. Elle passe deux fois par semaine, elle a toujours l’air contente de venir me voir. J’ai aussi une vieille amie, nous nous connaissons depuis des années. Elle boit beaucoup la pauvre, elle est bien mal en point. Moi, je ne bois pas. Je ne comprends vraiment pas ce que mes enfants ont contre moi. Mais je préfère ne pas les voir. Les visites finissent toujours mal, on ne peut pas discuter sans que la discussion tourne à la dispute. Ils se moquent de moi. Ils ne savent pas ce que c’est que d’aimer. Moi, je crois que c’est l’amour qui est important, rien d’autre. Très peu de gens comprennent cette vérité primordiale. Lorsque je réfléchis, je me dis que presque personne ne comprend cela, parmi tous les gens que je connais. En tout cas personne parmi mes proches. Ils croient tous que je suis ridicule, une vieille femme ridicule, qui radote. Je ne comprends toujours pas pourquoi mon mari m’a abandonné. Il était malade.

Ce qu’il me plaît
J’aime faire plaisir. À moi et aux autres. J’ai toujours été comme cela. Mon mari ne supportait pas : il disait que l’argent me filait entre les doigts. Ma fille me dit que je cherche juste à me faire aimer en faisant des cadeaux. Elle profite de tout pour me critiquer. J’aurais préféré qu’elle n’apprenne pas que la banque m’avait fait interdire de chéquier. Du coup, elle dit que je vais me retrouver à la rue, elle me menace de me faire mettre sous curatelle. Les autres sont d’accord avec elle, bien entendu. La vérité est qu’ils ne sont pas contents, parce que je ne vais rien leur laisser de ce qui venait de leurs grands-parents. Ça, ils ne le digèrent pas. Tant pis pour eux. De toute façon ça m’appartient, c’est à moi, je suis libre, j’en fais ce que j’en veux. J’ai assez souffert dans mon existence ; j’ai bien le droit de faire ce qui me plaît maintenant.
Ce n’est pas facile de vieillir. Encore, je ne me plains pas trop : il y a pire. Moi, je crois que j’ai mené une bonne vie. J’ai assez de ressources en moi pour être heureuse ; j’ai la providence avec moi. Comme j’ai coupé les ponts, je suis tranquille, personne pour m’embêter. Mais c’est sûr que parfois je préfèrerais voir mes petits-enfants.