En attendant l’eau

En attendant l’eau

TAXI— Allez voir mon frère, à Sonora ! il sera très content de vous recevoir. Vous n’avez qu’à venir de ma part, et comme on dit chez nous, sa maison sera votre maison.
Voilà pourquoi depuis deux jours et deux nuits je me trimballe d’un autocar à l’autre. Il faut préciser que j’ai préféré faire un détour pour pouvoir longer le Pacifique au lieu de me rendre directement à destination. J’aime ces cars mexicains. Ils ont une espèce d’atmosphère à eux, surtout quand ils roulent de nuit, que tout le monde s’endort, et qu’avec un peu de chance vous tombez sur quelqu’un qui a toutes sortes d’histoires à raconter à un étranger fort curieux. Durant ce genre de randonnées nocturnes, tout ce que l’on nous raconte prend alors une couleur très particulière. J’avais eu de la chance le premier soir, en partant de Guadalajara. Une vieille femme toute ridée était venue s’asseoir à côté de moi, et, trop contente de l’occasion, avec cet accent nasillard et traînant des gens de la région, m’avait raconté je ne sais plus combien de choses que je regrette maintenant de ne pas avoir notées. Ma vénérable voisine était un véritable recueil d’anecdotes.
Dans la nuit, il n’y avait plus que la voix de la vieille, et les phares du car qui balayaient une route dont chaque mètre cachait un tournant, une colline, une descente, en cet interminable zigzag en trois dimensions que sont les routes mexicaines. Le chauffeur, imperturbable, ne cessait de tourner son volant dans toutes les directions, se contentant de se signer chaque fois qu’il passait devant une croix ou une église. Il y a ainsi des lieux où la piété est une solide réalité. Sur le tableau de bord du bus luisait une petite Vierge Marie de plastique bleu qui clignotait, s’allumant et s’éteignant tour à tour, ce qui lui donnait un air fort vivant de miracle permanent. Il y avait aussi un Jésus bénissant, la main levée, les cheveux longs et ondulés, le regard doux, de grands yeux bleus, un gros cœur bien rouge d’où sortaient des rayons dorés peints sur sa poitrine, mais lui restait en permanence illuminé.
J’avais été étonné de découvrir ces véritables autels ambulants que sont les cabines des chauffeurs dans les cars mexicains ; c’était avant que je ne connaisse les routes mexicaines et le style de conduite locale. Avec le manque total de visibilité sur ces routes à deux voies étroites et tournicotantes que sont là-bas les principales artères de communication du pays, il faut admirer comment ces autocars doublent sans rien voir des voitures vieilles et poussives ; vivre cela induirait même un sceptique comme moi à vouloir faire son signe de croix à chaque instant. Ainsi, rien ne peut être de trop sur ces chapelles motorisées qui permettent sans doute de s’attirer les très souhaitables bonnes grâces du ciel. On réalise qu’il est des lieux où la providence n’est pas une simple illusion, elle est une nécessité.
Celui qui m’avait envoyé dans cette expédition était un chauffeur de taxi que j’avais retenu une semaine afin de me faire visiter la ville et ses alentours. Rapidement nous étions devenus de grands amis, ce qui avait été facile dans la mesure où j’avais accepté de ne pas nier que le Mexique était le plus beau pays du monde, et où je n’avais pas discuté le prix du taxi. Le brave homme avait fort bien compris : je voulais tout voir et tout savoir à propos de ce pays qui me fascinait depuis toujours, et c’est pour cette raison qu’il m’avait envoyé chez son frère qui vivait sur une ejido, une sorte de coopérative agricole, depuis plusieurs années.
— Mais attention, il a aussi son morceau de terre à lui ! m’assurait mon cicérone, très fier de son frère propriétaire terrien à qui ce lopin de terre conférait un statut très particulier. Grâce à la réforme agraire, on lui a donné de la terre, et il est parti s’installer là-bas il y a dix ans. Je suis allé le voir il y a trois ans. C’est très dur, mais il est chez lui. C’est ça qui est important !
Sans doute, cela devait l’être… Et tandis qu’il me racontait cela, je regardais le véhicule qui nous transportait, avec ses sièges défoncés dont les dossiers se seraient écroulés si une barre de métal transversale, soudée aux côtés, ne les avait maintenus en place. Le décor intérieur de ce taxi n’avait de comparable que le bruit infernal d’un moteur qui laissait derrière lui une non moins infernale traînée de fumée. Comme pour beaucoup de véhicules de cette ville, on se demandait comment il faisait pour rouler encore. Il devait exister ici des mécaniciens aux pouvoirs miraculeux, des doigts en or qui réussissaient à faire fonctionner n’importe quoi avec rien. Cette voiture, aussi bringuebalante soit-elle, était tout pour cet homme, et la dignité humaine me donna soudain l’impression de ne reposer parfois que sur trois bouts de ficelle et deux ressorts. Je ne sais pas si la foi transporte les montagnes, en tout cas la fierté doit sérieusement les ébranler…
J’étais heureux de quitter la ville avant qu’arrivent Noël et le Jour de l’An. Malgré toute l’amitié que j’ai pour cet endroit et ses habitants, il y a une chose à laquelle je ne me ferai jamais : leur frénésie des pétards. Et quand on dit pétards, ce sont de véritables mortiers dont il est question, dont vous sentez à vingt mètres le souffle quand ils explosent. Ils ont aussi ces rouleaux de plusieurs centaines de pétards qu’ils appellent des mitraillettes, qui éclatent les uns après les autres à une folle cadence. Autant j’aime voir les hommes heureux, autant certaines formes d’éxubérance me sont dans leur excès plutôt pénibles. Je me demandais également s’il n’y avait pas un côté sordide à cette joie intempestive, quand on voyait les hommes s’y plonger avec une telle outrance ; n’était-ce pas pour oublier une réalité trop dure ? C’est une ivresse qui devait coûter cher à des gens déjà si appauvris. Je suis un amoureux de la sobriété, et de surcroît cette pratique me rappelait tellement la guerre ; je l’avais connue de trop près pour pouvoir en supporter tout simulacre, même éloigné.
Alors me voilà, avalant des kilomètres et des kilomètres, roulant sur des routes chaotiques, à travers des paysages désertiques, apercevant à travers les vitres crasseuses du car des collines rouges ou jaunes aux contours abrupts. Des cactus surgissaient çà et là, levant les bras au ciel, en une espèce de prière éternelle, ou bien était-ce par étonnement, ou bien encore se dressaient-ils ainsi pour jeter aux rares nuages leur cri d’impuissance en leur demandant : comment peut-on de manière aussi cruelle avoir été planté là au milieu de nulle part? Dire que l’on arrive à en tirer la tequila, une boisson censée engendrer la gaîté. L’homme arrive vraiment à faire feu de tout bois ! je ne sais pas si cela veut dire que tout est bon pour lui, ou qu’il n’est pas difficile…
De temps à autre, quelque coin où l’eau se montrait plus généreuse laissait pousser une végétation verte, dense et luxuriante comme seuls les tropiques savent le faire. Ici, les plantes, tellement envahissantes, ne donnent pas l’impression de pousser, mais d’éclater, comme un grain de maïs soufflé. Nous nous arrêtions de temps à autre dans des villages à l’air toujours si triste. À chaque fois nous y trouvions quelques enfants, quelques animaux, quelques paysans à la tête baissée. Toujours les mêmes scènes. Dans chaque village traînaient ces chiens efflanqués au pelage jaunâtre, très craintifs, qui n’appartiennent à personne ; on se demande comment ils survivent. Dans ces endroits où le superflu n’existe pas, l’homme ne peut pas se permettre d’adopter ces animaux qui ne produisent rien.
Le matin du troisième jour, à peine le soleil levé nous arrivons à destination. C’est une petite ville toute blanche, aux rues tirées bien droites, à la règle et à l’équerre. On voit que l’espace n’est pas cher, ces rues feraient pâlir d’envie plus d’une de nos grandes villes modernes. Il existe différents genres de luxe ; il faut savoir en profiter quand ils sont là… Suivant les instructions données par celui qui m’avait envoyé en cette expédition, après le car il fallait prendre un taxi pour terminer le périple, ce qui ne devait pas me coûter grand-chose ; « quoique, méfiez-vous des taxis, avait ajouté mon cicérone chauffeur, il y en a de sérieux et d’autres qui le sont moins. »
Je me risquai toutefois dans un taxi, et bientôt nous sortîmes de la petite ville blanche, avançant sur une route de poussière dont je n’arrivais même pas à distinguer les contours. Comment faisait mon chauffeur pour savoir où il allait? J’avais l’impression de rouler en plein milieu du désert. On dit que les marins voient les vagues tracer le chemin devant eux, c’était peut-être pareil ici. On pense toujours que pour voir les choses il n’y a qu’à ouvrir les yeux, mais une fois de plus je me rendais compte que pour voir il fallait apprendre…
Mon chauffeur n’avait pas l’air de se poser beaucoup de questions à ce sujet. Il ne regardait pratiquement pas la soi-disant route, trop occupé à me dévisager et à m’interroger avec une grande curiosité, tentant de savoir ce que je pouvais bien vouloir faire dans ce trou perdu où je lui avais demandé de m’emmener. Peut-être pensait-il me faire rebrousser chemin en m’avertissant :
— Vous savez, là-bas, ils n’ont même pas l’eau, ni l’électricité.
Il parut très peiné du fait que cette révélation ne suscitait pas un grand intérêt de ma part. II me répéta cette information à trois reprises différentes, se disant que si je ne réagissais pas à de tels renseignements, c’était qu’étant étranger, je ne devais pas comprendre ce qu’il me disait. Il est vrai que mon espagnol n’était pas de premier ordre. Ne rencontrant guère de succès, il tenta ensuite de me vendre les mérites de la discothèque locale, où il y avait de l’action m’assurait-il. Il me vanta aussi un hôtel bien et pas cher où il y avait des douches, la télé couleur, dont il connaissait personnellement le patron. Mais comme les arguments habituels qu’il servait aux quelques rares étrangers de passage ne fonctionnaient pas, je le vis bientôt se résigner et se plonger dans une profonde méditation, qui dut l’amener à conclure que bien étranges sont les étrangers. Le silence religieux qui suivit son babillage ne fut plus entrecoupé que par des grognements occasionnels dont le son ressemblait vaguement à « gringo loco », ce qu’il ponctuait en remuant la tête et en soufflant de l’air par les narines.
Sa méditation intempestive fut rapidement interrompue car nous arrivâmes à destination, comme je le déduisis d’après un panneau de bois planté en terre, où une main malhabile avait tracé au pinceau le nom du village. Cela se trouvait juste avant une vingtaine de petits cubes blancs éparpillés qui ressemblaient à des habitations : je voyais qu’ils étaient percés de petites ouvertures de la taille d’une porte.
— Je vous laisse là ? me demanda une ultime fois mon chauffeur, comme pour me donner une dernière chance maintenant que j’avais vu où nous étions.
Il prit le billet que je lui tendais et fit demi-tour sans rien ajouter de plus. Une dizaine d’enfants, attirés sans doute par le bruit du moteur, étaient arrivés en courant et m’observaient sans rien dire, les yeux tout écarquillés. Je sus que je devais être arrivé dans un endroit où ne viennent pas les touristes, car, à ma grande surprise, aucun de ces enfants ne me demanda de lui acheter quelques babioles, ni ne me quémanda de l’argent, ni même ne me proposa de porter ma valise en échange de quelque menue monnaie.
Je leur annonçai le nom de mon futur hôte afin qu’ils m’indiquent sa maison, et toute la troupe se fit un plaisir de m’y accompagner dans la plus grande liesse. En tête du cortège, fier comme Artaban, menait celui qui, d’après ce que je compris plus tard, était le fils de mon hôte. Une fois que nous fûmes arrivés devant la porte, il appela son père qui sortit, et à qui je me présentai. Bien entendu, ce dernier n’avait pas reçu la lettre de son frère, mais une fois les explications faites, il me donna l’accolade, à la fois tout heureux d’accueillir un ami de son frère et très honoré de recevoir quelqu’un qui arrivait de si loin. Il me fit entrer dans la maison, un cube qui se contentait d’être séparé en deux, avec d’un côté la cuisine et de l’autre la chambre unique où tout le monde dormait.
C’était plutôt sombre, aucune fenêtre ne laissant entrer la lumière. On m’expliqua plus tard que pour seule ouverture il n’y avait que la porte, autrement le sable rentrait trop dans la maison. Le maître de maison me fit asseoir à la table de la cuisine, poussant une femme assise à cette place, qui alla sans dire un mot s’asseoir par terre dans un coin. Il me servit un verre d’un infâme brûle-gueule que j’avalai malgré tout ; je ne pouvais refuser de trinquer, cela aurait été sans doute très mal pris. Il me dit que j’arrivais au bon moment car ils allaient justement manger. On me servit une assiette de gros haricots rouges, ainsi qu’une espèce de légume bouilli que je ne connaissais pas. J’avalai le tout, bien que ce ne fût pas très bon ; j’avais plutôt faim, ayant mangé assez frugalement pendant mes deux jours et deux nuits d’autocar.
Ce modeste repas terminé, mon hôte m’annonça fièrement qu’il allait me faire visiter l’ejido, la coopérative. Il m’emmena d’abord derrière sa maison, vers un petit enclos où il élevait une quinzaine de chèvres.
— C’est cette semaine qu’elles mettent bas ! m’annonça-t-il.
En effet, deux chèvres se faisaient déjà téter par des nouveau-nés, tout branlants sur leurs frêles pattes. La plupart des autres femelles, au ventre très enflé, étaient visiblement prêtes à mettre bas. Dans un coin, il y en avait une en train de s’accroupir, et on vit quelque chose commencer à saillir sous elle.
— Je vais aller l’aider, dit mon nouvel ami, et il enjamba la barrière afin d’aider la bique à donner naissance, devant mes yeux de citadin ébahi.
En revenant il me dit avec orgueil :
— À Pâques, nous mangerons le plus beau. C’est le moment de venir, ce sera la fête !
Il prit une mine gourmande et un regard prometteur pour m’annoncer cet événement. Mon sentiment d’émoi devant ces chevreaux nouveau-nés au milieu du désert, devant cette vie s’éveillant au milieu de presque rien, devant cette espèce de miracle renouvelé de la nature se produisant sous mes yeux, fut très choqué, se sentit dévoyé par cette promesse de bacchanale qui me parut presque criminelle. Enfin, je pouvais comprendre que dans le contexte, l’émotion étant souvent liée à ce qui nous arrive peu souvent, à l’inhabituel, nous n’avions pas les mêmes susceptibilités lui et moi.
Il m’emmena ensuite faire le tour des différents petits cubes blancs, où je rencontrai tous ses compagnons de coopérative, des hommes plutôt chaleureux, assez bavards, extrêmement curieux d’apprendre toutes sortes de choses à propos de l’endroit d’où je venais. Ils restèrent très surpris de savoir que nous n’utilisions des haricots que très occasionnellement dans la cuisine, et que les meilleurs cuisiniers étaient des hommes. Ils furent très suspicieux quand je leur affirmai que c’était également le cas chez eux dans les grandes villes. Nous abordâmes aussi de nombreux autres sujets prêtant beaucoup moins à la controverse. Ils me racontèrent avec humour toutes les difficultés de cette vie d’isolement qu’ils menaient. Je fus surpris de les entendre en rire ainsi.
Leur dernière aventure était l’installation d’une énorme pompe alimentée par un générateur de puissance, censée aller chercher l’eau à plus de cent mètres sous le sol. Toutes les économies engrangées difficilement depuis plusieurs années étaient passées dans cet investissement, et en plus ils avaient dû emprunter. L’opération réussit. Quand l’eau commença à jaillir du sol, ce fut la fête, la liesse générale. Ils étaient sauvés. Au bout d’un an, ils furent catastrophés. Ils venaient de se rendre compte que l’eau douce utilisée pour tous leurs besoins, vidant les nappes phréatiques, était peu à peu remplacée dans le sous-sol par l’eau venant de la mer. Quand ils virent que l’eau qui coulait de la pompe était désormais salée, ce fut la consternation. Ils rendirent tout l’équipement pour tenter de payer les dettes qu’ils avaient accumulées, mais ce fut loin du compte. L’un d’entre eux lâcha à la fin de l’histoire une boutade :
— Dommage qu’on ait abandonné, les légumes auraient pu pousser déjà salés…
Ayant fini notre petite tournée, devenant un peu plus familier avec mon hôte, je lui posai enfin la question qui me brûlait les lèvres depuis quelque temps.
— Mais finalement, pourquoi êtes-vous venus vous installer ici ? Il n’y a rien ! C’est le désert ! Et il n’y a ni eau ni électricité. Que pouvez-vous bien faire ici ? Qu’espérez-vous d’un tel endroit ? m’exclamai-je en tentant de nuancer un tantinet mes paroles, afin de ne pas heurter sa sensibilité.
Il esquissa un mystérieux petit sourire, hochant légèrement la tête avec l’air inspiré de celui qui sait, de celui qui a vu. Il me posa la main sur l’épaule, prit un air empreint de commisération, presque protecteur, me serra un peu le bras, et me confia :
— Je ne vous dis rien, mais demain matin, vous verrez !
Puis, comme si rien ne s’était passé, nous restâmes le reste de la journée avec les chèvres dont au moins quatre mirent bas avant la nuit. Après, nous retournâmes à la maison, où l’on nous servit les mêmes haricots et les mêmes drôles de légumes bouillis, que je mangeai cette fois avec moins d’entrain. Cela fit prononcer à la femme de mon hôte les premiers mots qu’elle m’eut encore adressés :
— Vous ne mangez pas ! Vous n’aimez pas les haricots ?
Le lendemain matin, il faisait encore fort sombre quand mon hôte vint me réveiller en secouant mon épaule endolorie de cette demi-nuit couché par terre. On m’avait réservé la pièce cuisine pour moi tout seul, avec deux couvertures posées sur le sol, et deux autres pour me protéger du froid, mais j’avais pourtant souffert de ce matelas très dur et de cette nuit glaciale.
— Allons-y.
Nous sortîmes dehors où régnait une profonde obscurité, et nous approchâmes d’un vieux camion à ridelles qui, bien que l’on distinguât encore très mal, me parut avoir atteint un âge canonique.
— C’est le camion de la coopérative, annonça-t-il fièrement.
Nous roulâmes trois heures, toujours dans le désert, rien que du désert. À perte de vue, ce n’étaient que de petites collines, du sable et des cactus. Le lever du soleil sur ce panorama fut magnifique, et cette indescriptible demi-teinte qui emplit rapidement tout l’horizon devait rester une des plus belles images de toute ma vie. Je m’extasiai ; mon chauffeur parla très peu. Pendant tout le voyage il ne cessa d’arborer son mystérieux sourire. Son esprit était ailleurs, il nous précédait. Au bout de ce temps assez long, nous nous arrêtâmes en une zone plutôt plate, et il vint se garer derrière un monticule de terre visiblement érigé par des hommes.
— Venez voir! m’ordonna-t-il.
Nous descendîmes de voiture, grimpâmes sur le monticule ; quelle ne fut pas ma surprise ! Creusée au beau milieu du désert, juste sous mes pieds, apparaissait devant moi une énorme tranchée. Elle devait bien faire vingt mètres de large et un kilomètre de long. Mon guide étendit le bras, et traçant dans les airs un ample mouvement circulaire en vue de me faire embrasser de la vue tout ce panorama, il me dit simplement :
— Voilà !…
Il rayonnait. La couleur de son visage en avait changé. Après un long silence admiratif, il ajouta :
— Bientôt, grâce à ce canal, on ne reconnaîtra plus l’endroit où nous vivons. Ce sera le paradis !
Il m’expliqua ensuite que cette énorme tranchée faisait partie intégrante d’un système de canaux qui amènerait l’eau en traversant plusieurs centaines de kilomètres, si bien que toutes les zones ainsi parcourues en seraient bouleversées.
— Car où il y a l’eau, il y a la vie… conclut-il doctement, avec toujours ce même sourire.
Il était radieux. Il me nomma tous les endroits où avaient ainsi été creusés des bouts de tranchée, et bien que je ne fusse pas très calé sur la géographie du pays, il me sembla qu’il manquait de grands bouts à ce fameux canal. Mais je ne rétorquai rien. Il était trop heureux. Je lui demandai simplement depuis quand ce bout de canal avait été creusé, car la terre du monticule me semblait bien tassée, on y voyait même quelques profondes rigoles, de celles creusées par les fortes pluies tropicales. Il répondit très évasivement en tournant la tête, si bien que je ne compris pas vraiment la réponse ; je n’osai pourtant pas la lui faire répéter.
J’appris plus tard que ce bout de canal avait été creusé plus de dix ans auparavant, avant même que ces familles ne s’installent par ici. Cette grosse tranchée était devenue pour tous la preuve flagrante que l’eau arriverait bientôt jusque là, transformant complètement la face de ce territoire. C’est pour cela qu’ils avaient immigré ici. Depuis, lui et tous les autres attendent l’eau ; ils attendent que les travaux se terminent. Ils attendent comme on sait attendre dans cette partie du monde, avec tout le peu d’étonnement de voir que le temps est quelque chose de si irréel et tellement fantaisiste. Alors, bien sûr, on ne vit pas de cette attente, mais on vit comme on peut, et on attend un peu. Ceci n’empêche pas l’espoir, lui, d’être si présent et si réel. Et mon ami, comme tous les autres, se disait qu’il avait bien fait de venir s’installer ici.
Le retour fut aussi silencieux que l’aller, pour des raisons différentes. Mon ami avait perdu toute la verve de ses explications. Il avait le regard paisible de ceux que la vision des sens a confirmé dans leur foi : il y avait bel et bien quelque chose que l’on pouvait voir, du tangible, une preuve irréfutable de la vérité, et cette vision, cette certitude tactile, boutait toute ombre de doute hors de la pensée. Je n’ouvris pas la bouche, ne lui posai aucune question, mais il me répondit quand même :
— Vous verrez un jour…
Une fois de retour, il ne descendit pas tout de suite de voiture.
Comprenant qu’il voulait me parler, j’attendis aussi, un peu gêné de mes propres pensées, trop grossièrement évidentes. Finalement il se décida à ouvrir la bouche, et prononça lentement, avec une extrême gravité :
— Je vais vous raconter quelque chose. Quand j’étais plus jeune, j’aimais beaucoup aller à l’église. Ce que j’y aimais plus que tout, c’était chaque année le grand événement de la procession de la vierge. Alors là, c’était vraiment la fête. Il y avait de la musique, des chants, des pétards, et on buvait, on dansait, on s’amusait et tout le monde était heureux. Le moment le plus important de cette journée, c’était le matin, le grand défilé, avec en tête le chariot qui portait la statue de la vierge, toute habillée de dentelle blanche cousue de fils d’or et d’argent. C’était la plus belle vierge de Guadalupe que vous n’ayiez jamais vue. Et moi, j’étais un de ceux qui portaient sur leurs épaules les tréteaux où était posée la vierge. J’étais vraiment très fier, chaque année, ce jour-là de défiler ainsi devant toute la ville. Nul n’était alors plus heureux que moi. À ce moment-là, j’étais presque comme le fils de la Vierge.
Or, une année, pendant que j’avais les deux mains occupées à porter la Madone, et que toute une foule grouillait autour de nous, nous bousculant parfois un peu, quelqu’un vola dans les poches de ma veste l’argent que j’avais économisé pour cette fête. Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point j’étais furieux. J’en voulus à tout le monde, et même à la Vierge. Je l’injuriai, l’accusant de ne pas m’avoir protégé au moment précis où moi, j’étais en train de la porter. Après cela, pendant cinq ans, je ne mis plus les pieds une seule fois dans une église. Mais un beau jour, réfléchissant à tout cela, je me dis à moi-même : « Et si la vierge avait agi ainsi pour voir si tu l’aimais vraiment ? »
Vous savez, ce jour-là, j’ai eu honte, j’ai eu honte de moi, j’ai eu vraiment honte. J’étais tout seul, et pourtant je sentis une grande rougeur monter à mes joues. Dès le lendemain matin je me précipitai à l’église ; je priai longuement à genoux pour demander pardon à notre Sainte-Mère, et je lui offris cinq cierges, les plus gros qu’il y avait, un par année où je n’étais venu ni la voir ni la porter…
Le mois suivant, j’étais de retour chez moi. Je rendis visite à un de mes amis fort au fait des projets de développement dans le Tiers-monde. Je lui demandai s’il était au courant de mon fameux projet d’irrigation. Il eut un petit rire, et me répondit :
— Ah ce truc-là ! C’est l’éléphant blanc ! Ça devait faire la révolution là-bas. Mais voilà au moins dix ans que le projet a été abandonné, et qu’ils ont arrêté de creuser. La Banque Mondiale avait fait un rapport démontrant que ce projet reviendrait trop cher, et qu’il ne valait pas la peine de le financer.
J’ai eu des nouvelles de mon ami mexicain deux ans plus tard, quand je suis retourné là-bas. Il vit désormais dans la capitale, chez son frère. Il conduit aussi le taxi. Un le conduit le jour, et l’autre la nuit…