Condition de la discussion philosophique en classe
La discussion philosophique en classe primaire et au collège rencontre un certain succès ces dernières années, sous de multiples formes. En particulier chez des enseignants qui, souvent, sont dépourvus de réelle formation philosophique. Constat qui en soi n’est guère un problème – et peut même représenter un certain avantage au vu de la conception traditionnelle et pesante de la philosophie – si ce n’est qu’il pose le problème de la nature de cette discussion. En quoi une discussion est-elle philosophique ? Qu’est-ce qui rend une discussion philosophique ? Ce n’est pas tellement le label qui nous intéresse ici, mais les enjeux de contenu posés par la forme même de la discussion. Car le problème particulier qui s’impose à nous dans ce type d’exercice est justement de percevoir le contenu non pas en tant que contenu, mais en tant que forme. Situation relativement nouvelle pour bien des enseignants.
TRAVAILLER L’OPINION
Partons de l’hypothèse que philosopher, c’est arracher l’opinion à elle-même en la percevant, en l’analysant, en la problématisant, en la mettant à l’épreuve. Autrement dit, l’exercice philosophique se résume à travailler l’idée, à la pétrir comme la glaise, à la sortir de son statut d’évidence pétrifiée, à ébranler un instant ses fondements. En général, de par ce simple fait, une idée se transformera. Ou elle ne se transformera pas, mais elle ne sera plus exactement identique à elle-même, parce qu’elle aura vécu ; elle se sera néanmoins modifiée dans la mesure où elle aura été travaillée, dans la mesure où elle aura entendu ce qu’elle ignorait, dans la mesure où elle aura été confrontée à ce qu’elle n’est pas. Car philosopher constitue avant tout une exigence, un travail, une transformation et non pas un simple discours ; ce dernier ne représente à la rigueur que le produit fini, ou apparemment fini, atteint souvent d’une rigidité illusoire. Sortir l’idée de sa gangue protectrice, celle de l’intuition non formulée, de l’énoncé branlant, ou de la formulation toute faite, dont on entrevoit désormais les lectures multiples et les conséquences implicites, les présupposés non avoués, voilà ce qui caractérise l’essence du philosopher, ce qui distingue l’activité du philosophe de celle de l’historien de la philosophie par exemple.
En ce sens, installer une discussion où chacun parle à son tour représente déjà une conquête sur le plan du philosopher. Entendre sur un sujet donné un discours différent du nôtre, nous y confronter par l’écoute et par la parole, y compris au travers du sentiment d’agression que risque de nous infliger cette parole étrangère. Le simple fait de ne pas interrompre le discours de l’autre signifie déjà une forme importante d’acceptation, ascèse pas toujours facile à s’imposer à soi-même. Il n’y a qu’à observer avec quel naturel enfants ou adultes se coupent instinctivement et incessamment la parole, avec quelle aisance certains monopolisent abusivement cette même parole. Ceci dit, il est tout de même possible d’utiliser l’autre pour philosopher, de philosopher au travers du dialogue, y compris au cours d’une conversation hachée où s’entrechoquent bruyamment et confusément les idées, idées entrelacées de conviction et de passion. Mais dans ce cas, il est à craindre, à moins d’avoir une rare et grande maîtrise de soi, que le philosopher s’effectuera uniquement après la discussion, une fois éteint le feu de l’action, dans le calme de la méditation solitaire, en revoyant et repensant ce qui a été dit ici ou là, ou ce qui aurait pu être dit. Or il est dommage et quelque peu tardif de philosopher uniquement après coup, une fois le tumulte estompé, plutôt que de philosopher pendant la discussion, au moment présent, là où l’on devrait être plus à même de le faire. D’autant plus qu’il n’est pas facile de faire taire les élans passionnels liés aux ancrages et implications divers de l’ego une fois que ceux-ci ont été violemment sollicités, s’ils n’ont pas complètement bouché toute perspective de réflexion.
MISE EN SCÈNE DE LA PAROLE
Pour ces raisons, dans la mesure où le philosopher nécessite un certain cadre, artificiel et formel, pour fonctionner, il s’agit en premier lieu de proposer des règles et de nommer un ou des responsables ou arbitres, qui garantiront le bon fonctionnement de ces règles. Comme nous l’avons évoqué, la règle qui nous semble la plus indispensable de toute est celle du “ chacun son tour ”, déterminé soit par une inscription chronologique, soit par décision de l’arbitre ou encore par une autre procédure. Elle permet d’éviter la foire d’empoigne et protège d’une crispation liée à la précipitation. Elle permet surtout une respiration, acte nécessaire à la pensée, qui pour philosopher doit avoir le temps de s’abstraire des mots et se libérer du besoin et du désir immédiats de réagir et parler. Une certaine théâtralisation doit donc s’effectuer, une dramatisation du verbe qui permettra de singulariser chaque prise de parole. Une des règles qui se révèle efficace est celle qui propose qu’une parole soit prononcée pour tous ou pour personne. Elle protège le groupe de ces nombreux apartés qui installent une sorte de brouhaha, bruit de fond qui restreint l’écoute et déconcentre. Elle empêche aussi l’énergie verbale de se diffuser et de s’épuiser en de nombreuses petites interjections et remarques annexes, qui bien souvent servent plus au défoulement nerveux qu’à une véritable pensée.
La théâtralisation permet l’objectivation, la capacité de devenir un spectateur distant, accessible à l’analyse et capable d’un métadiscours. La sacralisation de la parole ainsi effectuée permet de sortir d’une vision consumériste où la parole peut être complètement banalisée, bradée d’autant plus facilement qu’elle est gratuite et que tout le monde peut en produire sans effort aucun. On en vient alors à peser les mots, à choisir de manière plus circonspecte les idées que l’on souhaite exprimer et les termes que l’on veut employer. Une conscience de soi s’instaure, soucieuse de ses propres propos, désireuse de se placer en position critique face à soi-même, capable de saisir les enjeux, implications et conséquences du discours qu’elle déroule. Ensuite, grâce aux perspectives qui ne sont pas les nôtres, par le principe du contre-pied, un effet miroir se produit, qui peut nous rendre conscient de nos propres présupposés, de nos non-dits et de nos contradictions.
LA DIMENSION DU JEU
Cette aliénation, la perte de soi en l’autre qui est exigée par l’exercice, avec ses nombreuses épreuves, met à jour à la fois la difficulté du dialogue, la confusion de notre pensée et la rigidité intellectuelle liée à cette confusion. La difficulté à philosopher se manifestera bien souvent à travers ces trois symptômes, en diverses proportions. Il est alors important pour l’animateur de percevoir au mieux jusqu’à quel point il peut exiger de la rigueur avec telle ou telle personne. Certains devront être poussés à confronter plus avant le problème, d’autre devront plutôt être aidés et encouragés, en gommant quelque peu les imperfections de fonctionnement. L’exercice a un aspect éprouvant ; pour cela, il est important d’installer une dimension ludique et d’utiliser si possible l’humour, qui serviront de “péridurale” à l’accouchement. Sans le côté jeu, la pression intellectuelle et psychologique mise sur l’écoute et la parole peuvent devenir trop difficile à vivre. La crainte du jugement, celle du regard extérieur et de la critique, sera atténuée par la dédramatisation des enjeux. Déjà en expliquant que contrairement aux discussions habituelles, il ne s’agit ni d’avoir raison, ni d’avoir le dernier mot, mais de pratiquer cette gymnastique comme n’importe quel sport ou jeu de société. L’autre manière de présenter l’exercice utilise l’analogie d’un groupe de scientifiques constituant une communauté de réflexion. Pour cette raison, chaque hypothèse se doit d’être soumise à l’épreuve des camarades, lentement, consciencieusement et patiemment. L’un après l’autre, chaque concept doit être étudié et travaillé grâce aux questions du groupe, afin d’en tester le fonctionnement et la validité, afin d’en vérifier le seuil de tolérance. De ce point de vue, c’est rendre service à soi-même et aux autres que d’accepter et d’encourager ce questionnement, sans craindre de ne pas être gentil ou de perdre la face. La différence ne se trouve plus entre ceux qui au travers du discours se contredisent et ceux qui ne se contredisent pas, mais entre ceux qui se contredisent et ne le savent pas, et ceux qui se contredisent et le savent. Tout l’enjeu est dès lors de faire apparaître les incohérences et les manques grâce aux questions, afin de construire la pensée. Pour cela, il est important de faire passer l’idée que le discours parfait n’existe pas, pas plus chez le maître que chez l’élève, aussi frustrante que soient ces prémices.
QUE CHERCHONS-NOUS ?
La difficulté commune, pour tout enseignant qui souhaite se lancer dans ce type d’exercice, est d’en comprendre la nature et le but, quelque peu en décalage sans doute par rapport à sa pratique habituelle, dont la finalité porte principalement sur la transmission de contenus préétablis. Si une discussion s’installe, soit elle doit aboutir à des conclusions acceptables, comme dans le cas du conseil de classe, soit elle ne sert qu’à s’exprimer, et ne connaît d’autres enjeux que la libération de la parole. Or la pratique philosophique se fonde sur des compétences spécifiques, que nous définissons comme suit : identifier, problématiser et conceptualiser. Identifier signifie approfondir le sens de ce qui est dit, par nous ou les autres, établir la nature, les implications et les conséquences des paroles prononcées. Problématiser signifie fournir des objections, des questions, des interprétations diverses qui permettent de montrer les limites des propositions initiales et de les enrichir. Conceptualiser signifie produire des termes capables d’identifier des problèmes ou de les résoudre, permettant l’articulation de nouvelles propositions. Dans un tel cadre, nous ne sommes pas loin du schéma hégélien et familier : thèse, antithèse, synthèse. Ainsi, la finalité n’est pas tellement pour l’enseignant d’arriver à telle ou telle conclusion particulière, mais de mettre en œuvre ce type de compétence, selon le niveau du groupe, en ne cherchant pas à enjoliver les résultats ou à activer le processus, que ce soit par anxiété ou pour se faire plaisir. Il doit prendre le temps, et réserver pour cela certains moments de la vie de classe à cette activité, de faire en sorte que la pensée se pose, parfois avec difficulté, afin de se voir et de se travailler elle-même. Lui-même éprouvera des difficultés, mais plutôt que de les percevoir comme des handicaps, ils lui permettront de mieux appréhender les difficultés de l’élève. Dès lors, l’enseignant fait partie de l’exercice, situation peut-être incongrue, voire déplaisante, à laquelle il peut pourtant prendre plaisir s’il accepte simplement de jouer le jeu. Philosopher, c’est avant tout voir la pensée, lui permettre de s’élaborer, en prenant conscience des enjeux qui ainsi surgissent et se créent à travers les mots. Il s’agit de se promener, d’observer et de nommer, et non pas de s’engager dans une course contre la montre.
TYPOLOGIE DE LA DISCUSSION EN CLASSE
Afin de mieux établir ce que nous entendons par discussion philosophique, tentons de tracer brièvement une sorte de typologie de la discussion. Définissons quelques grandes catégories de discussion, afin de préciser la nature de celle que nous cherchons à susciter. Non pas que ces autres types de discussion n’aient aucune espèce d’intérêt, mais plutôt parce que chacune d’entre elles joue un autre rôle, remplit une fonction autre que celle dont nous voulons traiter. Tout exercice contient des exigences spécifiques, tout exercice permet d’accomplir des tâches spécifiques. Il s’agit d’être clair sur ces exigences et ces tâches, car en cette délimitation il détient sa vérité propre. Cette délimitation lui permet de réaliser ce qu’il peut réaliser, et en même temps l’empêche de prétendre réaliser ce qu’il ne peut pas réaliser. Or, dans la mesure où le moment de discussion fait partie des directives guidant le travail de l’enseignant en primaire, il est préférable de savoir de quoi il retourne avant même que la discussion ne s’engage et que des règles soient proposées.
Le « quoi de neuf ? »
Cet exercice, bien connu des enseignants du primaire, consiste à faire parler à tour de rôle les élèves, afin qu’ils relatent ce qui leur est arrivé ou ce qui les préoccupe, sans autre contrainte que celle de parler chacun à son tour et de s’exprimer clairement afin d’être compris par les camarades. L’enjeu de cette modalité est, d’une part, existentiel : il permet aux élèves de faire part aux autres de leur propre existence, des évènements auxquels ils sont confrontés, des soucis qui les habitent. En sachant que pour certains enfants, ce moment de discussion en classe sera le seul où ils pourront en toute quiétude partager leurs bonheurs, leurs ennuis et socialiser leur propre existence. D’autre part, il est celui de l’expression verbale : trouver les mots et articuler des phrases pour exprimer ce qui nous tient à cœur, pour raconter, sans souci de ce qui est nécessairement juste, bien ou vrai, uniquement pour être entendu par les autres.
Conseil de classe
Cette discussion a comme finalité première de mettre au jour des difficultés, de résoudre des problèmes, en particulier concernant le fonctionnement social de la classe. Il adresse principalement des problèmes pratiques et éthiques, pour lesquels il serait préférable de trouver une solution, bien que cela ne soit pas toujours possible. Des décisions sont prises, démocratiquement, censées engager toute la classe, ce qui présuppose que le groupe parvienne à une sorte d’accord où la majorité l’emporte sur la minorité, puisqu’il s’agit de clore la discussion. Discussion dans laquelle l’enseignant modèlera plus ou moins le contenu, selon les situations. Ce type d’échange peut servir d’initiation à l’exercice de la citoyenneté, il place l’élève dans une situation d’acteur responsable. Il amène aussi naturellement à travailler l’expression orale et à rendre compte des problèmes généraux posés par des situations particulières, donc à travailler le rapport entre exemple et idée, bien que l’on tende à y souligner le côté pratique des choses.
Débat d’opinions
Ce schéma relativement libre ressemble au “ Quoi de neuf ? ”, mis à part le fait qu’il demande de traiter un sujet particulier, exigence supplémentaire qui n’est pas anodine. Tout dépend ensuite du degré de vigilance et d’intervention de l’enseignant, ou des élèves, afin de recentrer la discussion et ne de ne pas s’embourber dans des chemins de traverse. Autre paramètre déterminant : dans quelle mesure l’enseignant intervient-il pour rectifier le tir en ce qui a trait au contenu, ainsi que pour demander des éclaircissements ou des justifications. Pour nous, s’il se risque à cela, ou à tout autre tentative de formalisation de la pensée, la discussion devient d’une autre nature. Néanmoins l’élève apprend à attendre patiemment son tour pour parler, à articuler sa pensée pour s’exprimer et tenter d’être compris par les autres. D’autant plus que ce type de discussion est très propice au “ oui, mais… ” ou au “ je ne suis pas d’accord ” qui marquent l’opposition et un souci appuyé, plus ou moins conscient, de singularisation du locuteur. La sincérité, la conviction et la passion, le sentiment en général, y jouent un rôle assez marqué, du fait de la spontanéité des interventions, accompagnée d’une absence d’exigence formelle qui favorise le flux des idées plutôt que la rigueur. De ce fait, la discussion peut s’enliser facilement dans des parties de ping-pong entre deux ou quelques individus qui s’accrochent à leur thèse sans nécessairement se comprendre, bien que l’on puisse considérer que cela fasse partie intégrante de l’exercice, avec l’espoir que les enjeux s’éclairciront au fur et à mesure. Il est à ajouter que le débat d’opinions se fonde souvent sur des présupposés égalitaires et relativistes.
Bouillonnement d’idées
Discussion qui ressemble au modèle américain du “ brainstorming ”. Il est pratiqué très naturellement dans l’enseignement, en particulier sous sa forme directive, ou téléologique : celle d’une finalité attendue. Ce mode de discussion est plutôt fusionnel : la classe y est conçue comme une totalité, on cherche peu à y singulariser la parole, et le fait que deux ou plusieurs élèves parlent en même temps ne gêne pas nécessairement. Il s’agit avant tout de faire émerger des idées, ou bribe d’idées, voire de simples mots. Le schéma peut être ouvert : les idées sont prises comme elles arrivent, notées sur le tableau ou pas : les idées qui sont choisies sont celles approuvées, voire attendues, par l’enseignant, qui les sélectionne au fur et à mesure de leur apparition. La mise en valeur des idées sera généralement réalisée par l’enseignant, immédiatement ou en un second temps. À moins qu’un autre type de discussion ou un travail écrit subséquent permette aux élèves de produire par la suite cette analyse. Ce schéma a pour qualité première son dynamisme et sa vivacité, et pour défaut premier qu’il ne s’agit pas vraiment d’articuler des idées ou d’argumenter, mais de lancer en vrac des intuitions ou des éléments de connaissance. Ici, il s’agit soit d’énoncer une liste d’idées, soit de trouver les (ou la) bonnes réponses, soit de simplement faire “ participer ” la classe à l’enseignement.
Exercices de discussion
De telles discussions sont destinées à mettre en pratique des éléments de cours : exercices de vocabulaire, de grammaire, de science, ou autre. Ils ont pour but de mettre en œuvre des leçons spécifiques, en particulier pour faire réfléchir l’élève sur cette leçon et vérifier le degré d’appropriation de son contenu. Ces exercices s’effectueront en général en petits groupes, et ils auront souvent pour but la production d’un écrit, sous la forme d’un résumé ou d’une analyse. Si la forme de la discussion, non déterminée, reste à être établie par les élèves eux-mêmes, de manière plus ou moins aléatoire, son résultat doit toutefois correspondre à des attendus spécifiques de l’enseignant, qui seront évalués selon le degré de compréhension du cours initial. L’exigence de forme n’est pas néanmoins sans importance, puisqu’elle demande de savoir articuler et justifier des idées, d’effectuer des synthèses, etc.
Débat argumentatif
Ce modèle est plus traditionnellement utilisé dans les pays anglo-saxons, bien que son influence commence à se faire sentir en France. Il correspond aussi à l’ancienne forme de la rhétorique, art de la discussion qui autrefois était considéré comme un préambule essentiel au philosopher. Il s’agit avant tout d’apprendre à argumenter en faveur d’une thèse particulière, pour la défendre contre une autre thèse. Pour cela, il est parfois nécessaire d’apprendre au préalable les diverses formes de l’argumentation, formes dont il s’agit ensuite de montrer l’utilisation, voire qu’il s’agit d’identifier. Mais cela peut aussi se faire de manière très intuitive et informelle. Un certain décentrage y est demandé, puisqu’il n’est pas toujours question de défendre une thèse qui nous agrée a priori. Ce genre d’exercice, spécialité du collège, plus difficilement utilisable à l’école primaire, serait plutôt réservé aux classes de cycle 3.
Discussion formalisée
La discussion formalisée, catégorie à laquelle appartient la discussion philosophique telle que nous l’entendons dans cet article, se caractérise avant tout par sa lenteur. Elle opère généralement dans le décalage, puisque les formes, imposées comme règles du jeu, ont pour but premier d’installer des mécanismes formels censés permettre l’articulation d’une méta-réflexion qui nous paraît essentielle au philosopher. Elle invite les participants non seulement à parler et agir, mais à se regarder parler et agir, à se décentrer et se distancier d’eux-mêmes, afin de prendre conscience et d’analyser leurs propos et leur propre comportement, ainsi que celui de leurs voisins. Ceci est aussi possible naturellement dans d’autres modes de discussion, mais dans ce cadre, cet aspect est quel peu “ forcé ”. Il s’agit donc de proposer, ou plutôt d’imposer des règles, qui peuvent au demeurant être discutées, de les mettre en place, ce qui en soit est un exercice parfois très exigeant, puisqu’un certain ascétisme est introduit de fait, contrairement par exemple au spontanéisme ou au naturalisme du débat d’opinions. Si l’enseignant avance généralement des règles en un premier temps, les élèves peuvent aussi animer le débat et énoncer leurs propres règles, sachant qu’elles devront être respectées par tous pour que le jeu fonctionne. Ces règles peuvent être très diverses, et elles orienteront la nature de la méta-discussion : soit sur des analyses de contenu, soit sur la production de synthèses, soit sur l’émergence de problématiques, soit sur une délibération, soit sur de la conceptualisation, etc. Si ces règles, avec leur complexité et leur pesanteur, peuvent poser quelque peu la discussion – exigence de forme et jamais de contenu – et inviter à un fonctionnement plus abstrait, elles peuvent avoir le défaut tendanciel de privilégier en un premier temps la parole des plus habiles à manier l’abstraction, à moins que certaines autres règles viennent compenser la tendance élitiste des premières. Toutefois, des élèves plus timides pourront se retrouver parfois plus facilement dans ces espaces de paroles plus carrés, avec ses moments réservés ou protégés.
Ainsi, tout exercice de discussion, nécessairement spécifique, tendra d’une façon donnée à privilégier certains fonctionnements et de ce fait certaines catégories d’élèves, plutôt que d’autres, en un premier temps tout au moins. Chacun de ces types de discussion ne peut donc prétendre à une sorte d’hégémonie ou de toute puissance, chacun d’entre eux représente une modalité utilisable, alternativement avec d’autres, selon le but poursuivi. D’ailleurs, il peut être productif d’utiliser divers fonctionnements, afin de permettre aux élèves, qui apprendront à les distinguer, les divers statuts de la parole et de l’échange verbal. Ces diverses modalités pourront d’ailleurs parfois s’entremêler, sans que cela ne pose en soi de réel problème. Les résumés ou définitions que nous avons établis ci-dessus n’ont aucune vocation à l’exclusivité ni à l’exhaustivité. Elles ont pour but unique d’établir des éléments de comparaison, afin de mieux saisir les enjeux et de préciser les attendus et les règles, exigence que devrait esquiver le moins possible l’enseignant. Et s’il s’agit de philosopher, il s’agit simplement d’être clair sur le sens que nous attribuons à ce terme, de clarifier les compétences auxquelles nous souhaitons recourir et d’examiner dans quelle mesure les règles proposées mettent en œuvre les compétences en question.
http://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.png00ced95vinhttp://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.pngced95vin2017-11-17 11:19:092018-03-31 00:15:39Conditions de la discussion philosophique en classe
http://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.png00ced95vinhttp://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.pngced95vin2017-11-17 11:15:272018-03-26 10:31:09Philosophie avec les enfants
Philosopher, c’est se réconcilier avec sa propre parole
Une des tâches principales de la pratique philosophique est d’inviter le sujet à se réconcilier avec son propre discours. Cette affirmation paraîtra étrange à certains, mais la plupart des personnes qui parlent n’aiment pas ce qu’elles disent, voire ne le supportent pas. « Comment cela ! », rétorqueront les objecteurs, « La plupart des personnes parlent, et parlent même beaucoup ! ». Indéniable constat : il n’est qu’à s’installer dans un lieu public et entendre le brouhaha des conversations pour s’en apercevoir. Il est vrai en effet que la majorité des personnes parlent, et nous dirions même qu’elles se sentent obligées de parler. Une sorte de compulsion est à l’œuvre, à la fois parce qu’elles veulent dire, elles veulent s’exprimer, et parce qu’elles ne supportent pas le silence. Le silence est suspect, il pèse, il est d’apparence triste ; il faut une très grande confiance en quelqu’un pou accepter le silence en sa compagnie, ou une bonne raison, sans quoi il signifie un certain désintérêt, une rupture de dialogue, voire un conflit. Aussi les personnes parlent, en général elles parlent de n’importe quoi : du temps, des évènements, des aléas de sa petite vie, on échange des civilités, des lieux communs, et lorsque la discussion va plus avant, on se fait parfois des confidences intimes, on se révèle de petits secrets, ou l’on se fait part d’une douleur plus personnelle, voire inavouable. Néanmoins un premier soupçon s’impose à notre esprit quant à notre plaisir de « parler » lorsque la discussion s’emballe à propos d’un désaccord. Les esprits se cabrent, s’échauffent, se braquent, s’énervent, deviennent violents ou prennent une tournure acrimonieuse. Si nous n’étions aussi habitués à ce type de virage vers la virulence nous pourrions nous en étonner : « Tiens ! Ils découvrent enfin une idée qui compte, quelque thème qui semblent les intéresser, de plus comme ils ne partagent pas le même avis, ils peuvent en discuter, pourquoi semblent-ils donc vivre ce désaccord comme un désagrément ou comme un moment douloureux ? » Il faut éviter les discussions qui fâchent proclame la sagesse populaire, ce qui peut signifier en gros tous les sujets importants, ceux qui nous tiennent à cœur, pour s’en tenir aux échanges formels, moins passionnants, certes, mais aussi moins risqués.
AVOIR RAISON
Quel est le problème ici ? Chacun prétend avoir raison. Or on ne réfléchit pas assez au sens que peut détenir l’idée d’ « avoir raison », et pourquoi elle nous tient tant à cœur. On expliquera tour à tour que c’est une question de confrontation à son semblable, de lutte, de pouvoir ou autre, et c’est l’image de soi qui constituera l’enjeu de cette lutte, explication qui contient sans aucun doute sa part de vérité. Mais ce qui nous intéresse ici est un autre versant de cette affaire, qui n’est pas sans lien avec les intuitions précédentes : l’hypothèse selon laquelle l’être humain dans le fond apprécie peu sa propre parole, ce qui expliquerait aussi bien les difficultés de la discussion que la facilité de son glissement vers des tournures déplaisantes. En effet, si une personne aimait un tant soi peu sa propre parole, si elle était confiante en ses propres mots, pourquoi s’inquièterait-elle tant d’être reconnue par son voisin ? Voudrait-elle de manière aussi insistante obtenir quoi que ce soit de son interlocuteur ? Ici, nous mettrons à l’écart les discussions qui ont un but bien défini, telles celles qui par conviction ou par souci pratique ont besoin de convaincre l’autre, car la discussion dès lors n’est pas libre : elle n’est pas sa propre finalité, elle désire explicitement un objet sans lequel la discussion n’aurait pas lieu d’être, la finalité en est précise et bien affirmée. Bien que nous pensions qu’indirectement, nous recherchons toujours quelque chose, puisque nous souhaitons en général obtenir une forme ou une autre d’adhésion de la personne à laquelle nous parlons. Mais la question est de savoir pourquoi. Dans notre perspective, nous y percevons le mécanisme de la « reine mère », la marâtre de Blanche Neige. « Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle ! ». Si la reine mère appréciait tant sa propre beauté, qu’aurait-elle besoin de demander au miroir si elle est la plus belle, qu’aurait-elle besoin de se comparer, quel souci aurait-elle de cette pauvre Blanche Neige ? Évidemment, il existe un rapport certain entre le fait de trouver beau et le fait d’aimer, que ce soit l’autre ou soi-même, et tout comme le met déjà en œuvre Platon dans le Banquet, il est malaisé de savoir si vient d’abord le beau ou bien l’amour. Aimons-nous parce que c’est beau, ou trouvons-nous beau parce que nous aimons ? Et pour en revenir à la parole que nous mettons en question, qu’en est-il ? Est-ce que je trouve ma parole laide parce que je ne m’aime pas ? Ou bien, est-ce que je ne m’aime pas parce que je trouve ma parole laide ? Nous laisserons sur ce point chacun trancher à sa guise sur cette sa thèse, ou encore les spécialistes en feront leur affaire. Quant à nous, en tant que philosophe praticien, plus soucieux dans le fond de la pensée en soi que de la subjectivité humaine, en dépit des liens qui les rattachent, nous nous demanderons tout comme au début de ce texte comment nous pourrions réconcilier le sujet avec sa propre parole. Non pas par souci de le rendre heureux ou par quelque projet eudémoniste, mais uniquement parce que s’il ne se réconcilie pas avec sa propre parole, il ne pourra pas penser.
PROTEGER LA PAROLE
Avant d’expliquer cette dernière phrase, précisons que pour nous, le fait de se réconcilier avec sa propre parole n’implique pas de la trouver merveilleuse, bien au contraire. L’extase devant sa propre parole est trop souvent l’expression narcissique d’une subjectivité exacerbée, d’un mal être, d’une absence de distance, d’une incapacité de regard critique. Un peu comme un parent qui tient à trouver son enfant merveilleux pour vivre par procuration un bonheur qu’il ne saurait trouver en lui-même. Se réconcilier avec sa propre parole, c’est accepter de la voir comme elle est, de la prendre pour ce qu’elle est, de ne pas lui attribuer des vertus qu’elle ne manifeste guère, ni tenter de la protéger du regard d’autrui, à travers la « timidité » ou une argumentation excessive emplie de « ce que je voulais dire » et de « vous ne me comprenez pas ». Se réconcilier avec sa propre parole, c’est accepter d’entendre les mots tels qu’ils sonnent aux oreilles d’autrui, c’est faire le deuil d’un sens qui est visiblement absent de la formulation telle qu’elle est forgée, c’est désirer voir les béances, les ruptures et les trahisons des mots qui ont été prononcés, c’est accepter la brutalité des mots. Ne serait-ce que parce que les mots que nous avons prononcés nous en disent plus sur que nous pensons et sur ce que nous sommes que toutes les paroles que nous avons encore envie d’exprimer. Protéger sa parole est d’ailleurs une des motivations premières de ce que nous nommons couramment timidité, hâtivement et par facilité. En effet, bon nombre de ces « timides » sont en fait des personnes qui ont une très haute opinion de ce qu’elles ont à dire, mais qui craignent surtout que les « autres », ceux qui les écoutent, ne partagent pas cette admiration pour leurs propres paroles. Elles considèrent donc plus sûr et moins périlleux de s’abstenir de parler afin de conserver cette apparence de génie, au simple bénéfice du doute, car on peut attribuer toutes les vertus au sphinx, tant qu’il n’a pas parlé. Mais plus encore, si elles craignent l’analyse critique de leurs paroles, c’est qu’elles ignorent ou fuient cette pratique envers elles-mêmes. À l’instar des grands inspirés, elles pensent être dans le vrai sans même prononcer une seule parole, et sans en être véritablement conscientes, elles sont plus attachées à un prétendu « fond » illusoire de leur pensée qu’à leurs propres mots. Ainsi, elles tenteront d’éviter la critique de leur parole en se référant à ce qu’elles voulaient dire, ou bien elles abandonneront ou renieront leurs paroles de manière abrupte pour se replier dans leur for intérieur, ou en se lançant dans un discours sans fin. Mais elles n’accepteront jamais de prendre leurs propres paroles comme la substance même de leur pensée : ce serait trop s’exposer.
PRENDRE LE RISQUE DE PENSER
Profitons un instant de l’antinomie que nous avons identifiée chez notre timide. En opposant le « fond » de la pensée à des idées déjà exprimées, nous opposons de fait l’infini au fini, car nous opposons la toute puissance du virtuel à la finitude du concret, le potentiel indéterminé à la détermination de ce qui est déjà actualisé. Le virtuel peut tout, tout est possible, tout peut encore être dit, tandis que le concret est là, bien présent, engagé dans l’altérité du réel, ancré dans le temps et l’espace. La parole qui est dite est dite, elle est car elle est spécifique, elle engage une parole formée, un mode d’être, une perspective particulière. On peut toujours l’interpréter, la réinterpréter, la surinterpréter, on peut lui faire dire tout ce que l’on veut, ne serait-ce qu’en prétendant qu’elle n’est pas terminée, mais malgré tout, elle affiche déjà quelque chose de particulier, et à moins de recourir à la plus totale mauvaise foi — ce qui est loin d’être rare ou exclu —, on ne pourra pas lui faire dire n’importe quoi ou la transformer dans le contraire de ce qu’elle dit déjà. C’est d’ailleurs cette exclusion qui gêne : le fait qu’en affirmant, quoi que ce soit qu’elle affirme, cette phrase entraîne nécessairement une négation, comme nous l’enseigne Spinoza. Tout ce qui affirme, du fait même de l’affirmation, nie. Elle nie soit par commission : elle refuse le contraire de ce qu’elle affirme. Ou encore elle nie par omission, en oubliant de dire certaines choses, en les reléguant au second plan. Mais plus d’un locuteur se démènera autant qu’il peut pour refuser cette dimension négative de la parole, en particulier la seconde, plus facile à occulter, en se réfugiant dans la « totalité » de sa pensée, dans ce qu’il pourrait encore dire. En ce sens, accepter sa parole ou ses mots comme l’expression de sa pensée, plus encore comme la substance même de la pensée (Hegel), ou comme les limites de la pensée (Wittgenstein), est l’équivalent psychologique ou philosophique d’accepter ce que nous avons fait, ce que nous avons accompli, comme la réalité de ce que nous sommes (Sartre). En effet, on peut toujours se réfugier dans « ce que nous pourrions être », « ce que nous aurions pu être », « ce que nous voudrions être », « ce que l’on nous a empêché d’être », « ce que nous avons été », « ce que nous serons », et ces différentes dimensions virtuelles de l’être ou de l’existence ont certes un sens et une réalité, mais elles peuvent aussi facilement représenter une sorte d’alibi, de refuge, de forteresse, pour ne pas voir et assumer ce que nous sommes. Le passé, le futur, le conditionnel, le possible ou même l’impossible constituent autant de replis pour occulter le présent et l’actuel. Et si nous ne demandons nullement d’occulter ou même de sous-estimer ces diverses dimensions, qui composent à leur manière la richesse de l’être et sa liberté de concevoir, nous souhaitons montrer le piège qu’elles représentent, et mettre en garde contre l’utilisation abusive de cette multiplicité. Car si l’on abuse du présent au détriment du passé, du futur ou du conditionnel en ce qui a trait à la satisfaction des désirs et à la quête du plaisir, on l’occulte très facilement et couramment en ce qui concerne la réalité de notre parole.
MALTRAITER LA PAROLE
Venons-en à ce qui pourrait donc menacer cette parole craintive. Deux critiques fondamentales sont identifiées de manière très judicieuse par les sophistes contre Socrate, dans sa manière de discuter, ou plutôt de questionner. Premièrement, « Tu me forces à dire ce que je ne veux pas dire ». Car Socrate, à l’oreille aguerrie, entend ce que dit et ce que nie une phrase ou une autre, et exige de son interlocuteur une interruption, un arrêt sur image, afin qu’il rende des comptes sur cette phrase, afin qu’il se rende compte de sa phrase. Rendre compte devient d’ailleurs pratiquement pour lui la définition du penser, ou du philosopher, car raisonner, c’est bien donner les raisons de quelque chose. Il invite donc son interlocuteur à retrouver la genèse pour ne pas dire l’archéologie de son propos, pour en saisir le sens et la réalité. Non pas une genèse singulière, celle de l’intention du locuteur, mais la genèse du sens, l’universalité du terme. Or cette réalité, visible à travers les mots, est très souvent oubliée ou niée par l’auteur des mots, simplement parce qu’il n’est pas prêt à en accepter la réalité au-delà de l’intention spécifique qui le poussait à les prononcer. Intention qui – hélas pour lui ! – n’est qu’une partie infime et limitée de la réalité mise de l’avant à travers ces paroles : l’intention est réductrice. Et bizarrement, l’auditeur attentif, étranger à l’intention des mots, percevra mieux cette réalité « objective » de la parole, puisque lui n’est pas animé et aveugle par le désir particulier qui l’a motivé. Mais le locuteur, bien entendu, refusera souvent l’interprétation de l’auditeur, qu’il considèrera souvent comme intempestive et intrusive, voire illégitime et aliénante. Il se considérera comme l’unique détenteur du sens de ses propres mots, il prétendra confisquer toute interprétation à la faveur de sa sacro-sainte intention. Comme si notre parole était réductible au simple sens que nous prétendons lui accorder, souvent de manière biaisée et absurde. Cet arrachement à soi, cette rupture de l’être entre un soi et la parole censée en être la projection, est le creuset même de la pratique socratique : sonder l’abyme de l’être, travailler l’anfractuosité qui constitue notre singularité morcelée. Comment ne pas se rebeller contre une intervention aussi abusive, contre une proposition aussi tendancieuse ? Perspective insupportable dans le psychologisme ambiant. La seconde critique, tout à fait conforme à la première, est « Tu déchiquettes mon discours en petits morceaux ». Sentiment désagréable que suscite cette dissection au scalpel d’un ensemble prétendument harmonieux dans lequel nous avons mis tant d’effort et d’amour, petit morceau d’être individuel, brin gracieux de notre personne, joliment composé, assemblage que nous présentons au monde comme un échantillon choisi de nous-même. Et si notre mise en scène verbale nous laisse insatisfait, si nous ne le pensons pas à la véritable mesure de notre pensée ou pas totalement en adéquation avec elle, nous sommes plus sensible encore à l’analyse qu’autrui pourrait en faire, nous sommes plus nerveux quant au sort qu’il pourrait lui infliger. Et il est une bonne raison pour laquelle nous tendrons à être insatisfait de notre discours : elle est que nous tentons souvent de « tout dire » dans notre discours, « tout inclure », en tout cas nous le prétendons. Soit il s’agit de dire la vérité la plus intégrale de ce que nous pensons, soit en dire la totalité, l’intégralité, à travers l’énumération infinie et généralement confuse des causes et des circonstances. Nous tentons de couvrir tous les angles, de prévoir les objections et de prévenir les jugements critiques en parant notre parole de tous les paravents possibles, afin de la rendre imparable. Or que fait Socrate : il prend un petit bout de notre « chef d’œuvre », qu’il choisit de la manière la plus arbitraire ou incongrue, afin de l’examiner et le triturer dans tous les sens, ignorant totalement ce que nous avons pu affirmer en un autre moment, ne serait-ce que l’instant précédent. Il ignore l’étendue ou la beauté de notre discours et prétend nous questionner sur un aspect spécifique de ce que nous avons abordé, comme si nous n’avions rien dit d’autre, en exigeant de répondre pas une parole courte et précise, voire par un simple « oui et non », réduisant toute l’ampleur de notre pensée à un simple jugement : celui d’un assentiment ou d’un refus à une idée particulière. Idée particulière qui s’emboîte bien sûr dans une sorte de piège infernal qui revient à la critique précédente : l’interlocuteur nous oblige à affirmer ce que nous n’avons pas dit et ne souhaitons pas dire. Il décontextualise la parole et demande ensuite de prendre position sur la radicalité de son sens.
INQUIÉTUDE DE LA PAROLE
On pourrait croire que c’est le fait de subir un abus interprétatif qui gêne le locuteur, soucieux que l’on ne fasse pas dire à ses paroles ce qu’il ne souhaitait pas dire, ou autre chose que ce qu’il souhaitait dire, mais il nous semble que l’affaire est plus profonde ou plus « grave » que cela. En effet, pour déstabiliser son interlocuteur, et chacun pourra en faire l’expérience, il suffit parfois de lui demander de répéter ce qu’il vient de dire en prenant un air intéressé « Tu peux répéter ce que tu viens de dire », et nous verrons notre homme prendre un air surpris et déjà commencer à se défendre, sans qu’on l’ait le moindrement critiqué. Bien souvent il ne répètera pas ce qu’il a dit, en premier lieu parce que lui-même n’a pas réellement fait attention à ses propres paroles, ce qui en soit est déjà significatif. Ou bien parce qu’il se sent menacé et il voudra dès lors se justifier plutôt que de reprendre les mots déjà prononcés, ou encore il transformera ses paroles initiales en commençant sa phrase par « Ce que j’ai voulu dire »… Une sorte d’inquiétude ou même de panique l’envahit, sans pourtant que, objectivement, quoi que soit indique une quelconque critique. Bien qu’ici on puisse invoquer en guise d’explication ou de circonstance atténuante une sorte de traumatisme social. Les êtres humains font si peu de cas de la parole d’autrui, soit ils l’ignorent, simplement parce qu’ils ne se sentent pas concernés, soit ils la contestent parce leurs idées diffèrent de celles d’autrui, ou plus réducteur encore, ils les refusent simplement parce que ce sont les autres qui prononcent les paroles incriminées. C’est ainsi sans doute que fonctionne cette dynamique sociale, vecteur du traumatisme précédemment cité, chacun manquant de respect pour la parole d’autrui, tout locuteur est plus ou moins consciemment convaincu que son auditeur ne cherchera que l’occasion de le critiquer. Autre nuance à apporter dans notre affaire : la dimension culturelle. En effet, certaines cultures sont plus promptes à la critique que d’autres, mais celles chez qui la critique est considérée comme un manque à la bienséance et aux conventions sociales exprimeront leur réticences, leur mépris ou leur désintérêt soit par une reconnaissance polie, soit par l’expression manifeste d’un intérêt dont tout un chacun sait fondamentalement qu’elle est superficielle, éphémère, voire mensongère. Mais nous nous sommes aperçus que les sociétés où les manières sont les plus courtoises ne sont pas nécessairement celles ou règne le moins d’insécurité quant au statut de la parole individuelle. Disons que chaque groupement humain a ses manières bien à lui d’autoriser, de justifier ou même d’encourager la déconsidération d’autrui.
PENSER PAR AUTRUI
Revenons à Socrate. Bizarrement, il s’intéresse énormément à la parole d’autrui. Ajoutons même qu’il ne pourrait penser sans autrui. Sinon, on pourrait se demander pourquoi cet homme au visage si grotesque passait son temps à rechercher la compagnie de ses semblables principalement en vue de pratiquer le questionnement philosophique. N’avait-il rien de mieux à faire, cet homme à l’esprit agile et sagace ? Pourquoi perdre son temps avec n’importe qui, presque à propos de n’importe quoi ? Car certains des personnages que nous décrit Platon ne sont en effet guère reluisants, mais pour Socrate la quête de la vérité ne connaît guère de limites ni de présupposés établis. Tout est bon, lorsqu’il s’agit de débusquer le bien, le vrai ou le beau, et si obstacle il y a, cet obstacle devient le creuset même de l’être et de l’un. Socrate veut-il faire œuvre de charité ? Milite-t-il pour une meilleure humanité ? S’ennuierait-il seul, engoncé dans une solitude philosophique, à l’instar du mythique philosophe de la caverne ? Veut-il convaincre ? Dans le fond, même la vérité n’est pour lui qu’un prétexte. Il lui faut chercher quelque chose qu’il ignore, sonder l’âme humaine, et si bien des philosophes sonderont la leur propre, lui se sent poussé par son « démon » à explorer toutes celles qui passent, toutes à la fois plus prometteuses, plus décevantes et plus riches les unes que les autres. Il ne faut guère chercher ici de téléologie : Socrate ne cherche rien, tout simplement il cherche, il cherche à chercher. Mais cette quête lui attire bien des ennuis. Déjà, parce que sans le vouloir et sans doute sans le savoir, ou sans vouloir le savoir, il rompt les codes établis. Trop occupé par son désir, aveuglé par sa passion, il ne sait rien ni ne voit rien, il n’existe plus : il cherche. Chien de chasse qui poursuit sa proie jusque dans son terrier, poisson torpille qui paralyse celui qui entre en contact avec lui, taon qui pique et harcèle celui qu’il approche : les métaphores percutantes ne manquent pas pour expliquer ou justifier son assassinat. La mort de Socrate, geste inaugural de la philosophie occidentale, n’est-elle pas totalement inévitable ? Mais pourquoi le fait de questionner autrui pourrait rendre sa présence aussi insupportable pour ses concitoyens athéniens, qui dans le mythe socratique ne représentent rien d’autre que l’être humain dans sa généralité ? Certes un tel personnage peut s’avérer à la longue fatigant à vivre, en particulier pour ses proches, mais pourquoi s’attirerait une telle haine ? Une haine qu’il ne s’attirerait sans doute pas s’il se contentait d’être en désaccord avec ses semblables, s’il ne faisait même que les invectiver, tels les cyniques. Mais le questionnement est – faut-il le croire – nettement plus corrosif que l’affirmation. Il s’intéresse de trop près à la parole de l’autre, et l’autre en vérité, contrairement à ce qu’il proclame souvent, ne souhaite pas que l’on s’intéresse de trop près à sa parole. Car l’accès est trop direct de sa parole à sa pensée, le lien est trop explicite entre sa pensée et son être. Et si l’individu met tout en œuvre depuis sa plus tendre enfance pour oublier sa propre finitude, son imperfection, son infirmité et son immoralité, ce n’est pas pour accepter qu’une sorte de pervers débarque et de manière irrespectueuse, intrusive et brutale, pointe du doigt et demande comment se nomme ce handicap ou cette verrue que l’on met tant d’effort à cacher, quand on pense que les proches et les voisins détournent pudiquement et automatiquement le regard si jamais quoi que ce soit venait à se dévoiler un tantinet… Drôle d’espèce que celle de l’homme, qui dépense tant d’énergie à cacher sa nature individuelle, réalité dont il a honte, une nature spécifique que l’on en vient à considérer ni plus ni moins qu’une de ces maladies d’origine douteuse dont il faut cacher à la fois l’existence et la cause. C’est sans doute pour cette raison qu’il ignore sa véritable nature, celle d’être un humain.
MAUVAISES MANIERES
En conséquence de la réalité socratique et des conflits qu’elle engendre, découle le terme final — ou initial — de la mise en accusation : « Tu dois m’en vouloir », ou bien « Tes intentions doivent être mauvaises ». Car il n’est pas naturel de s’intéresser autant au discours et à la pensée d’autrui, il n’est pas normal de questionner ainsi, plutôt que de dire et affirmer, il est considéré indécent de décortiquer d’une manière aussi abusive le moindre mot que l’on entend. Rupture des traditions qui met en question le fonctionnement habituel. Car si un tel comportement n’est pas considéré pervers, alors on ne pourrait qu’admirer un tel homme, un sage, capable d’une telle ascèse, d’un tel dénuement, animé d’une telle confiance en l’autre, que chez son congénère, quel qu’il soit, il croît en permanence pouvoir découvrir la vérité. Car c’est cela qui en fin de compte anime Socrate. Mais hélas, la fragilité humaine, son insécurité, perçoit cette démarche confiante et flatteuse comme une agression. Questionner quelqu’un, c’est lui déclarer la guerre, c’est vouloir l’humilier, c’est tenter de le réduire à néant, bref, c’est l’obliger à penser, et surtout l’obliger à se penser lui-même. Connais-toi toi-même ! Ainsi nous connaîtrons l’univers et les dieux. En effet, que signifierait l’objet connu, si nous ignorions l’instrument de la pensée, l’esprit même, comme le soulève Hegel. Or c’est précisément la connaissance de notre esprit qui nous effraie. Car si nous sommes séduits lorsque quelque philosophe qui parle bien nous explique la béance de l’âme humaine prise dans sa généralité, nous nous sentons bien lorsque nous comprenons ou entrevoyons l’aveuglement ou la banalité dans laquelle vivent nos concitoyens, mais nous déchantons violement lorsque nous nous apercevons que c’est à nous personnellement que le discours s’adresse. Cela ne se fait pas !
ACCEPTER LA FINITUDE
Pourtant, comment se réconcilier avec sa parole et donc se réconcilier avec soi-même, si ce n’est en acceptant de voir les béances et les tares qui affligent notre discours, si ce n’est en contemplant les rigidités qui en constituent l’élaboration, si ce n’est en entrevoyant les limites qui en représentent l’étendue. Se réconcilier avec sa parole, c’est accepter la finitude, l’imperfection, au risque d’un profond sentiment de ridicule. N’aimons nous pas nos proches et nos enfants en dépit de leurs manques ou de leurs tics ? Devons-nous être aveugle pour aimer ceux qui nous entourent ? Si c’est le cas, nous risquons de fort déchanter lorsque les yeux se dessillent, par l’effet de l’usure du temps ou en contrecoup de quelque événement fortuit et généralement dramatique. Il en va de même dans notre rapport à nous-même. Nous pouvons certes tenter, consciemment ou non, d’entretenir l’illusion d’une transparence, d’un bien-être, d’une satisfaction, d’un contentement quelconque de soi, au risque d’une complaisance éphémère ou fragmentaire, et d’une déception certaine. C’est là que le Socrate en question, ou son équivalent, l’étranger des dialogues tardifs, peut être considéré comme notre ami véritable. Celui qui ose nous parler en toute franchise, celui qui ose pointer du doigt vers l’ailleurs. Cet ailleurs est celui qui nous « oblige » à porter des œillères, car à l’instar du classique cheval de carriole, nous ne pourrions supporter certaines réalités latérales : elles nous rendraient nerveux. Nous regardons droit devant nous, et poursuivons notre chemin sans nous soucier des interpellations de tout bord qui nous feraient hésiter, douter, voire nous paralyseraient. Socrate nous interpelle : « Hé l’ami, vois-tu ce qui se passe par ici ? » « Que penses-tu de ceci, ou de cela ? » Là il nous écoute répondre, avec la fausse naïveté qui le caractérise. Mais l’humain est malin, tout comme le chien ou le félin, il sait sentir le vent. Instinctivement il voit la bête venir. Et c’est là que se trouve l’expérience cruciale, le moment de la décision, celle qui sépare les humains de humains. Veut-il réagir « biologiquement », et fuir ou agresser celui qui menace son « intégrité » existentielle ? Ou bien percevra-t-il chez cet homme à l’allure et au discours étrange le véritable ami qu’il n’a jamais rencontré ? L’ami qui n’a pas d’ami. L’amoureux sans amant. Celui qui est animé d’une passion sans objet. Ou bien il en est lui-même l’objet tout en ignorant qui en est le sujet, quel en est le sujet. Bien entendu, c’est un drôle d’ami, à l’humour plus qu’étrange : quelle est cette ironie qui n’est qu’un mensonge. Comment pouvons-nous lui faire confiance ? Est-ce du lard ou du cochon ? Et en guise de discussion, il nous questionne. Pire encore, il nous astreint au choix misérable – s’il en est vraiment un – entre un « oui » et un « non », entre un « ceci » et un « cela ». Car il est visible que nombreuses de ces questions sont piégées. Mais tout de même, puisque nous nous sommes lancés dans cette perspective impossible, voyons comment cet homme qui n’a rien d’humain peut encore nous vouloir du bien. Justement, il ne nous en veut pas, de bien. C’est là son principal intérêt. Il ne veut que son propre bien, il le cherche, il a besoin de nous, il le dit ; ce n’est qu’un quart d’ironie, lorsqu’il demande à tout un chacun de devenir son maître, le maître qu’il cherche depuis toujours. Certes, à terme, la fréquentation d’un tel être ne peut-être qu’insupportable. Mais demande-t-il jamais à quelqu’un de cohabiter avec lui ? Nombreux sont ses interlocuteurs, il semble en changer fréquemment au fil des dialogues, et cela ne doit guère être un accident. Ceux qu’il dit aimer changent au fil des dialogues. Platon, qui fera de cet être sa pitance, avant de se lancer sur sa propre trajectoire, ne l’aura connu que peu de temps. Cela explique sans doute la passion qui l’anime. À terme, l’effet corrosif du questionnement ne peut que provoquer l’éloignement.
UN AMI QUI NE VEUT PAS NOTRE BIEN
Toutefois, ce qui rend Socrate vivable, comme nous l’avons dit, ce qui en fait un véritable ami, est justement qu’il ne veut pas notre bien. Il ne veut nous convaincre de rien, il ne souhaite pas nous montrer le véritable chemin. Il nous questionne, tout simplement, et nous invite à voir, à voir ce que nous ne voyons pas, ce que nous ne voulons pas voir, à voir ce qui est invivable. En ce sens, il nous invite à mourir. Car si philosopher c’est apprendre à mourir, ce n’est pas d’une mort ultérieure et finale dont il est question, mais de celle de chaque instant. Celle qui nous guette, telle une épée de Damoclès, au-dessus de nos têtes étourdies par l’emballement du quotidien. Divertissement pascalien. Nos idées sont constituées de ces multiples opinions qui nous suffisent à jouer les règles du jeu. Jeu de la société, jeu de la famille, jeu des désirs et ambitions personnelles, poursuite du bonheur, grand bonheur ou petits bonheurs. La persévérance en l’être, le conatus spinozien, est trop souvent conçu comme celle d’une pure extériorité. Vivre prend généralement le sens d’une multiplicité de contraintes, internes et externes, qu’il s’agirait de satisfaire tant bien que mal. Pourtant, l’être n’est qu’un, pour Socrate comme pour Spinoza, bien que cette unité n’exclue nulle multiplicité, bien au contraire. Le fragment en est cependant la substance vive, car il ne s’agit pas non plus ici de s’envoler pour un au-delà de l’au-delà où se nicherait toute réalité. Comme le raconte très bien le mythe de la caverne, le philosophe que nous sommes ne saurait vivre en dehors de la caverne : c’est son lieu de prédilection. Il est en nous l’ami qui nous donne mauvaise conscience, celui qu’on laisse parler à l’occasion pour en rire, puis nous nous fâchons pour le faire taire. Car nous ne sommes pas toujours – et pas souvent – d’humeur à laisser interrompre ou troubler notre petit train-train, à laisser bousculer l’équilibre instable que tant bien que mal nous arrivons à faire fonctionner. Philosopher, c’est penser l’impensable, un impensable que ne permet nullement l’existence. Elle nous oblige à l’évidence, au certain, à l’attendu. Elle préfère le certain, elle aime le probable, mais elle rechigne au possible en tant qu’il n’est qu’un simple possible, et elle craint l’impossible. De temps à autre, par désœuvrement, par lassitude, ou par résurgence de l’être, elle autorise le surgissement de l’extraordinaire, de l’imprévu, de l’inouï. À doses homéopathiques, ou pour un temps restreint, et souvent de manière perverse. L’amour, la plaisanterie, la vision mystique, l’ébriété, sont autant de manières par lesquelles la vie se distrait d’elle-même, par jeu et par oubli. La philosophie exige une telle rupture de manière consciente, délibérée, et continue. Certes chacun aura connu à un moment ou un autre un moment philosophique, cet instant ou le sens bascule, dans un autre sens ou dans l’insensé. Et le vécu de cet instant pourra engendrer, bien que plutôt rarement réalisé, un désir d’ailleurs, non pas ailleurs pour vivre, mais ailleurs que la vie. Bien que certains, là aussi l’esprit est malin en diable, tentent d’instaurer une vie en dehors de la vie, au-delà de la vie.
Se réconcilier avec sa propre parole, tout comme se réconcilier avec ses proches, implique de ne plus avoir d’attentes, et donc de ne plus être frustré ou déçu, plus encore, ne plus pouvoir être déçu ou frustré. Ce qui au demeurant n’implique nullement l’abandon de l’esprit critique, bien au contraire. Car très souvent, ce qui nous empêche de nous engager dans une analyse corrosive et profonde des propos et des êtres, c’est la crainte de la perte, au travers de la crainte du heurt, de la blessure, ou simplement celle de la susceptibilité outragée. À partir du moment où nul désir subsiste de conserver une attache autre que celles liées à la poursuite commune de la vérité, engendrées par elle, que reste-t-il à craindre ? Très naturellement, s’il n’est brimé dans son élan, s’il n’a pas pris l’habitude de s’interdire de penser, l’esprit pense : il saisit ce qu’il aperçoit dans un rapport intime et dynamique à la matrice de pensée qu’il s’est constituée au fil des ans. Bien entendu, ces matrices seront plus ou moins élaborées, plus ou moins fines et plus ou moins fluides, mais elles constitueront tout de même pour chaque sujet pensant l’aune de toute nouvelle pensée, la référence active, le lieu originaire, celui d’où toute pensée provient, d’où toute pensée retourne. C’est d’ailleurs en ce sens que la parole est accès à l’être, que la parole cesse d’être un discours. Car en cette intimité avec soi-même, l’objet de pensée n’est plus un objet, mais il est le sujet lui-même. Le sujet pensant devient alors l’objet direct de la pensée, la médiation devient le lieu de l’immédiat, d’un immédiat conscient et réfléchi.
http://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.png00ced95vinhttp://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.pngced95vin2017-11-17 11:12:042018-03-30 21:46:52Philosopher, c'est se réconcilier avec sa propre parole
Depuis quelques années, un vent nouveau semble souffler sur la philosophie. Sous diverses formes, il a pour constante de prétendre extirper la philosophie de son cadre purement universitaire et scolaire, où la perspective historique reste le vecteur principal. Diversement reçue et appréciée, cette tendance incarne pour les uns une oxygénation nécessaire et vitale, pour les autres une vulgaire et banale trahison, digne d’une époque médiocre. Parmi ces quelques «nouveautés» philosophiques, émerge l’idée que la philosophie ne se cantonne pas à l’érudition et au discours, mais qu’elle est aussi une pratique. Bien entendu cette perspective n’innove pas vraiment, dans la mesure où elle représente un retour aux préoccupations originelles, à cette quête de sagesse qui articula le terme même de philosophie; bien que cette dimension soit relativement occultée depuis plusieurs siècles par la facette «savante» de la philosophie. Toutefois, en dépit du côté «déjà vu» de l’affaire, les profonds changements culturels, psychologiques, sociologiques et autres qui séparent notre époque par exemple de la Grèce classique, altèrent radicalement les données du problème. La philosophia perennis se voit donc obligée de rendre des comptes à l’histoire, son immortalité pouvant difficilement faire l’économie de la finitude des sociétés qui formulent ses problématiques et ses enjeux. Ainsi la pratique philosophique – comme les doctrines philosophiques – se doit d’élaborer les articulations correspondant à son lieu et à son époque, en fonction des circonstances qui génèrent cette matrice momentanée, même si au bout du compte il ne semble guère possible d’éviter, de sortir ou dépasser le nombre restreint de grandes problématiques qui depuis l’aube des temps constituent la matrice de toute réflexion de type philosophique, quelle que soit la forme extérieure qu’en prennent les articulations. Le naturalisme philosophique que nous évoquons ici est au centre du débat, en ce qu’il critique la spécificité de la philosophie sur le plan historique et géographique. Il présuppose que l’émergence de la philosophie n’est pas un événement particulier, mais que sa substance vive se niche au cœur de l’homme et tapisse son âme, même si à l’instar de toute science ou connaissance, certains moments et certains lieux paraissent plus déterminants, plus explicites, plus favorables, plus cruciaux que d’autres. Comme en tant qu’êtres humains nous partageons un monde commun (en dépit de l’infinité des représentations qui fait subir à cette unité un sérieux tir de barrage) et condition – ou nature – commune (là encore en dépit du relativisme culturel et individuel ambiant), nous devrions pouvoir retrouver, au moins de manière embryonnaire, un certain nombre d’archétypes intellectuels constituant l’armature de la pensée historique. Après tout, la force d’une idée reposant sur son opérativité et son universalité, toute idée maîtresse devrait se retrouver en chacun de nous. N’est-ce pas là, exprimé en d’autres termes et perçu sous un autre angle, l’idée même de la réminiscence platonicienne? La pratique philosophique devient alors cette activité permettant d’éveiller chacun au monde des idées qui l’habite, tout comme la pratique artistique éveille chacun au monde des formes qui l’habite, chacun selon ses possibilités, sans pour autant tous être des Kant ou des Rembrandt.
La double exigence
Deux préjugés particuliers et courants sont à écarter afin de mieux appréhender la démarche qui nous occupe ici. Le premier préjugé consiste à croire que la philosophie, et donc la discussion philosophique, est réservée à une élite savante; il en irait de même pour la consultation philosophique. Le deuxième préjugé, à l’inverse du premier – son complément naturel – consiste à penser que la philosophie est en effet réservée à une élite savante, avec pour autre conclusion, attendue: la consultation philosophique ne peut être philosophique puisqu’elle est ouverte à tous. Ces deux préjugés expriment une seule fracture; il nous reste à tenter de démontrer simultanément que la pratique philosophique est ouverte à tous et qu’elle implique une certaine exigence la distinguant de la simple discussion. De surcroît il nous faudra quelque peu différencier notre activité de la pratique psychologique ou psychanalytique avec laquelle on ne saura manquer de l’amalgamer.
Les premiers pas
«Pourquoi êtes-vous là?» Cette question inaugurale s’impose comme la première, la plus naturelle, celle que l’on se doit de poser en permanence à quiconque sinon à soi-même. Il est regrettable que tout enseignant chargé d’un cours d’introduction à la philosophie ne démarre son année scolaire avec ce genre de questions naïves. Au travers de ce simple exercice, l’élève, habitué depuis des années à la routine scolaire, saisirait d’emblée l’enjeu de cette matière étrange qui interroge jusqu’aux évidences les plus criantes; la difficulté de répondre réellement à une telle interrogation ainsi que le large éventail des réponses possibles feraient éclater promptement l’apparente banalité de la question. Bien entendu, il s’agit pour cela de ne pas se contenter d’une de ces ébauches de réponse qu’on laisse tomber du bout des lèvres afin d’éviter de penser. Lors des consultations, bon nombre de premières réponses sont du genre: «parce que je ne connais pas tellement la philosophie», «parce que la philosophie m’intéresse et que je voudrais en savoir plus», ou encore «parce que j’aimerais savoir ce que dit le philosophe – ou la philosophie – à propos de…». Le questionnement doit se poursuivre sans tarder, afin de révéler les présupposés non avoués de ces tentatives de réponses, pour ne pas dire de ces non-réponses. Ce processus ne manquera pas de faire apparaître certaines idées du sujet (personne engagée dans la consultation – ndla) à propos de la philosophie ou de tout autre thème abordé, l’impliquant dans une prise de position nécessaire à cette pratique. Non pas qu’il faille nécessairement connaître «le fond» de sa pensée, contrairement à la psychanalyse, mais parce qu’il s’agit de se risquer sur une hypothèse afin de la travailler. Cette dernière distinction est importante, pour deux raisons touchant de prêt aux bases de notre travail. La première est que la vérité n’avance pas nécessairement sous le couvert de la sincérité ou d’une «authenticité» subjective, elle peut même lui être radicalement opposée; opposition se calquant sur le principe selon lequel l’envie contrarie souvent la raison. De ce point de vue, peu importe que le sujet adhère à l’idée qu’il avance. «Je ne suis pas sûr de ce que je dis (ou vais dire)» entend-on souvent. Mais de quoi voudrait-on être sûr? Cette incertitude n’est-elle pas justement ce qui nous permettra de mettre à l’épreuve votre idée, alors que toute certitude inhiberait un tel processus? La deuxième raison, proche de la première, est que doit s’installer une distanciation, nécessaire à un travail réfléchi et posé, condition indispensable à la conceptualisation que nous voulons induire. Deux conditions qui ne doivent nullement empêcher le sujet de se risquer sur des idées précises, il le fera au contraire plus librement. Le scientifique discutera plus facilement des idées sur lesquelles il n’engage pas inextricablement son ego, sans pour autant interdire qu’une idée lui plaise ou lui convienne plus que d’autres. Une fois l’hypothèse exprimée et quelque peu développée (directement ou grâce à des questions) l’interrogateur proposera une reformulation de ce qu’il a entendu. Généralement le sujet exprimera un certain refus initial – ou accueil mitigé – de la reformulation proposée: «Ce n’est pas ce que j’ai dit. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.» Il lui sera alors proposé d’analyser ce qui ne lui plaît pas dans la reformulation ou de rectifier son propre discours. Toutefois, il devra auparavant préciser si la reformulation a trahi le discours en changeant la nature de son contenu (ce qui doit être déclaré possible, l’interrogateur n’étant pas parfait…), ou si elle l’a trahi en révélant au grand jour ce qu’il n’osait pas voir et admettre dans ses propres paroles. On aperçoit ici l’enjeu énorme que pose sur le plan philosophique le dialogue avec l’autre: dans la mesure où l’on accepte le difficile exercice de «peser» les mots, l’auditeur devient un miroir impitoyable qui nous renvoie durement à nous-même. La présence de l’autre est toujours un risque, dont nous ignorons trop la portée. Lorsque ce qui a été exprimé initialement ne paraît pas reformulable, par confusion ou manque de clarté, l’interrogateur pourra sans hésitation demander au sujet de répéter ce qu’il a déjà dit ou de l’exprimer autrement. Si l’explication est trop longue ou devient prétexte à une parole de défoulement (de type associatif et incontrôlé), l’interrogateur n’hésitera pas à interrompre: «Je ne suis pas sûr de comprendre où vous allez. Je ne saisis pas exactement le sens de vos paroles.» Il pourra alors proposer l’exercice suivant: «Dites-moi en une seule phrase ce qui vous semble essentiel dans votre propos. Si vous n’aviez qu’une seule phrase à me dire à ce sujet, que serait-elle?» Le sujet ne manquera pas d’exprimer sa difficulté avec l’exercice, d’autant plus qu’il vient de manifester son handicap à formuler une parole claire et concise. Mais c’est en la constatation de cette difficulté que commence aussi la prise de conscience liée au philosopher.
Anagogie et discrimination
Une fois quelque peu clarifiée l’hypothèse de départ, sur la nature du philosopher qui amène le sujet à l’entretien, ou sur un autre thème qui le préoccupe, il s’agit maintenant de lancer le processus de remontée anagogique décrit dans les œuvres de Platon. Les éléments essentiels en sont ce que nous appellerons d’une part «l’origine» et d’autre part la «discrimination». Nous commencerons par demander au sujet de rendre compte de son hypothèse en lui prescrivant de justifier son choix. Soit au moyen de l’origine: «Pourquoi telle formulation?» «Quelle est l’intérêt d’une telle idée?». Soit au moyen de la discrimination: «Quel est le plus important des divers éléments exprimés?» «Quel est le mot clef de votre phrase?». Cette partie de l’entretien s’effectue en combinant tour à tour l’un et l’autre de ces deux moyens. Le sujet tentera souvent d’échapper à cette étape de la discussion en se réfugiant dans le relativisme de circonstance ou la multiplicité indifférenciée. «Ça dépend […] Il y a beaucoup de raisons […] Tous les mots ou les idées sont importants.» Le fait de choisir, d’obliger à «vectoriser» la pensée, permet tout d’abord d’identifier les ancrages, les «refrains», les constantes, les présupposés, pour ensuite les mettre à l’épreuve. Car après plusieurs étapes de remontée (origine et discrimination), une sorte de trame apparaît, qui rend visible les fondements et articulations centrales d’une pensée. En même temps, au travers de la hiérarchisation assumée par le sujet, une dramatisation des termes et des concepts s’effectue, qui sort les mots de leur totalité indifférenciée, de l’effet «masse» qui gomme les singularités. En séparant les idées les unes des autres, le sujet devient conscient des opérateurs conceptuels par lesquels il discrimine. Bien entendu, l’interrogateur a ici un rôle clef, qui consiste à souligner ce qui vient d’être dit, afin que les choix et leurs implications ne passent pas inaperçus. Il pourra même insister en demandant au sujet s’il assume pleinement les choix qu’il vient d’exprimer. Il devra toutefois éviter de commenter, quitte à poser certaines questions complémentaires s’il entrevoit des problèmes ou des inconséquences dans ce qui vient d’être articulé. Le tout est d’amener le sujet à évaluer librement les implications de ses propres prises de position, à entrevoir ce que recèle sa pensée et de ce fait la pensée en soi. Ce qui l’extirpe lentement de l’illusion qu’entretiennent les sentiments d’évidence et de neutralité, propédeutique nécessaire à l’élaboration d’une perspective critique, celle de l’opinion en général et celle en particulier de la sienne propre.
Penser l’impensable
Une fois identifié un ancrage particulier, le moment est venu d’en prendre le contre-pied. Il s’agit de l’exercice que nous nommerons «penser l’impensable». Quel que soit l’ancrage ou la thématique particulière que le sujet aura identifié comme central à sa réflexion, nous lui demanderons de formuler et développer l’hypothèse contraire: «Si vous aviez une critique à formuler à l’encontre de votre hypothèse, que serait-elle? Quelle est l’objection la plus consistante que vous connaissez ou que vous pouvez imaginer à l’égard de la thèse qui vous tient à cœur? Quelles sont les limites de votre idée?» Que l’amour, la liberté, le bonheur, le corps ou autre constitue le fondement ou la référence privilégiée du sujet, dans la plupart des cas il se sentira incapable d’effectuer un tel revirement intellectuel. Penser une telle «impossibilité» lui fera l’effet de plonger dans l’abîme. Parfois ce sera le cri du cœur: «Mais je ne veux pas!». Ce moment de crispation sert avant tout à effectuer une prise de conscience quant au conditionnement psychologique et conceptuel du sujet. En l’invitant à penser l’impensable, on l’invite à analyser, à comparer et surtout à délibérer, plutôt que de prendre pour acquise et irréfutable telle ou telle hypothèse de fonctionnement intellectuel et existentiel. Il réalise alors les rigidités qui formatent sa pensée sans qu’il s’en aperçoive. «Mais alors on ne peut plus croire à rien!», lâchera-t-il. Si, mais au moins pendant le temps d’un exercice, durant une toute petite heure, se demander si l’hypothèse inverse, si la «croyance» inverse ne tient pas tout aussi bien la route. Or bizarrement, à la grande surprise du sujet, une fois qu’il se risque à cette hypothèse inverse, il s’aperçoit qu’elle a beaucoup plus de sens qu’il ne croyait a priori et qu’en tout cas elle éclaire de manière intéressante son hypothèse de départ, dont il réussit à mieux cerner la nature et les limites. Cette expérience fait voir et toucher du doigt la dimension libératrice de la pensée, dans la mesure où elle permet de remettre en question les idées sur lesquelles on se crispe inconsciemment, de se distancier de soi-même, d’analyser ses schémas de pensée – quant à la forme et au fond – et de conceptualiser ses propres enjeux existentiels.
Passer au «premier étage»
En guise de conclusion, il sera demandé au sujet de récapituler les passages importants de la discussion, afin de revoir et résumer les moments forts ou significatifs. Ceci s’accomplira sous la forme d’un retour sur l’ensemble de l’exercice. «Que s’est-il passé ici?» Cette ultime partie de l’entretien se nomme aussi «passer au premier étage»: analyse conceptuelle en opposition au vécu du «rez-de-chaussée». De cette perspective surélevée, le défi consiste à se voir agir, à analyser le déroulement de l’exercice, à évaluer les enjeux, à sortir du brouhaha de l’action et du fil de la narration, pour capturer les éléments essentiels de la consultation, les points d’inflexion du dialogue. Le sujet s’engage dans un métadiscours à propos du tâtonnement de sa pensée. Ce moment est crucial, car il est le lieu de la prise de conscience de ce fonctionnement double (dedans/dehors) de l’esprit humain, intrinsèquement lié à la pratique philosophique. Il permet l’émergence de la perspective à l’infini qui fait accéder le sujet à une vision dialectique de son propre être, à l’autonomie de sa pensée.
Est-ce bien philosophique?
Que cherchons-nous à accomplir au travers de ces exercices? En quoi sont-ils philosophiques? Comment la consultation philosophique se distingue-t-elle de la consultation psychanalytique? Comme il l’a déjà été évoqué, trois critères particuliers spécifient la pratique en question: identification, critique et conceptualisation. (Mentionnons un autre critère important: la distanciation, que toutefois nous ne retiendrons pas comme quatrième élément car elle est implicitement contenue dans les trois autres.) D’une certaine manière, cette triple exigence capture assez bien ce qu’exige la rédaction d’une dissertation. Dans cette dernière, à partir d’un sujet imposé, l’élève doit exprimer quelques idées, les mettre à l’épreuve et formuler une ou quelques problématiques générales, avec ou sans l’aide des auteurs consacrés. La seule différence importante porte sur le choix du thème à traiter: ici le sujet choisit son propre objet d’étude, ce qui accroît la portée existentielle de la réflexion, rendant d’ailleurs peut-être plus délicat le traitement philosophique de ce sujet. L’objection sur le côté «psychologisant» de l’exercice n’est pas à écarter trop rapidement. D’une part parce que la tendance est grande chez le sujet – face à un interlocuteur unique qui se consacre à son écoute – de s’épancher sans retenue aucune sur son ressenti, surtout s’il a déjà pris part à des entretiens de type psychologique. Il se sentira d’ailleurs frustré de se voir interrompu, de devoir porter des jugements critiques sur ses propres idées, de devoir discriminer entre ses diverses propositions, etc. Autant d’obligations qui font pourtant partie du «jeu», de ses exigences et de ses mises à l’épreuve. D’autre part parce que pour des raisons diverses, la philosophie tend à ignorer la subjectivité individuelle, pour se consacrer surtout à l’universel abstrait, aux notions désincarnées. Une sorte de pudeur extrême, voire de puritanisme amène le professionnel de la philosophie à craindre l’opinion au point de vouloir l’ignorer, plutôt que de voir en cette opinion l’inévitable point de départ de tout philosopher; que cette opinion soit celle du commun des mortels ou celle du spécialiste, ce dernier se trouvant non moins victime de cette «maladive» et funeste opinion. Ainsi notre exercice consiste premièrement à identifier chez le sujet, au travers de ses opinions, les présupposés non avoués à partir desquels il fonctionne. Ce qui permet de définir et creuser le ou les points de départ. Deuxièmement à prendre le contre-pied de ces présupposés, afin de transformer d’indiscutables postulats en simples hypothèses. Troisièmement d’articuler les problématiques ainsi générées au travers de concepts identifiés et formulés. En cette dernière étape, – ou auparavant si l’utilité s’en fait sentir plus tôt – l’interrogateur pourra utiliser des problématiques «classiques», attribuables à un auteur, afin de valoriser ou mieux identifier tel ou tel enjeu apparaissant au cours de l’entretien. Certes il est douteux qu’un individu unique refasse à lui tout seul l’histoire de la philosophie, pas plus d’ailleurs que celle des mathématiques ou du langage. De surcroît pourquoi faudrait-il faire fi du passé? Nous serons toujours des nains juchés sur des épaules de géants. Mais faudrait-il pour autant ne pas se risquer à la gymnastique, en se contentant de regarder et d’admirer les athlètes sous prétexte que nous sommes courts sur pattes, voire handicapés? Faudrait-il se contenter d’aller au Louvre et ne pas mettre la main à la glaise, sous prétexte que nos membres n’ont pas l’agilité de ceux des êtres inspirés? Serait-ce manquer de respect aux «grands» que de vouloir les imiter? Ne serait-ce pas les honorer, au moins tout autant qu’en les admirant et en les citant? En fin de compte, ne nous ont-ils pas pour la plupart enjoint à penser par nous-même?
II – LES DIFFICULTÉS
Notre méthodologie s’inspire principalement de la maïeutique socratique, où le philosophe questionne son interlocuteur, l’invite à identifier les enjeux de son discours, à le conceptualiser en distinguant des termes clés afin de les mettre en œuvre, à le problématiser à travers une perspective critique, à en universaliser les implications. Précisons à titre comparatif que cette pratique a pour spécificité d’inviter le sujet à s’éloigner d’un simple ressenti pour lui permettre une analyse rationnelle de sa parole et de lui-même, condition sine qua non pour délibérer sur les enjeux cognitifs et existentiels qu’il s’agit tout d’abord d’expliciter. L’arrachement à soi que présuppose une telle activité, peu naturelle, raison pour laquelle elle nécessite l’assistance d’un spécialiste, pose un certain nombre de difficultés que nous tenterons ici d’analyser.
Les frustrations
Au-delà de l’intérêt pour l’exercice philosophique, prédomine régulièrement, au moins de manière momentanée, un sentiment négatif chez le sujet, qui le plus fréquemment est exprimé – lors des consultations philosophiques comme au cours des ateliers de réflexion en groupe – comme l’expression d’une frustration. Premièrement, la frustration de l’interruption : l’entretien philosophique n’étant pas le lieu du défoulement ou de la convivialité, une parole incomprise et longue, ou encore celle qui ignore l’interlocuteur, se doit d’être interrompue ; si elle ne nourrit pas directement le dialogue, elle ne sert pas à l’entretien et n’a pas lieu d’être dans le contexte de l’exercice. Deuxièmement, la frustration liée à l’âpreté : il s’agit davantage d’analyser la parole que de la prononcer, et tout ce que nous aurons dit pourra être utilisé « contre nous ». Troisièmement, la frustration de la lenteur : plus question de provoquer accumulations et bousculades de mots, il ne faut craindre ni les silences, ni de s’arrêter sur une parole donnée afin d’en appréhender pleinement la substance, au double sens du terme appréhender : capturer et redouter. Quatrièmement, la frustration de la trahison, là aussi au sens double de ce terme : trahison de notre propre parole qui révèle ce que nous ne désirions pas dire ou savoir et trahison de notre parole qui ne dit pas ce que nous voulons dire. Cinquièmement, la frustration de l’être : ne pas être ce que nous voulons être, ne pas être ce que nous croyons être, se voir dépossédé des vérités illusoires que nous entretenons, consciemment ou non, parfois depuis très longtemps, sur nous-même, notre existence et notre intellect. Cette frustration multiple, parfois pénible, n’est pas toujours clairement exprimée par le sujet. S’il est quelque peu émotif, susceptible ou peu enclin à l’analyse, il n’hésitera pas à crier à la censure, à l’oppression. « Vous m’empêchez de parler » alors que de longs silences inutilisés, inoccupés par la parole, ponctuent périodiquement cette même parole qui a du mal à se trouver. Ou encore : « Vous voulez me faire dire ce que vous voulez », alors qu’à chaque question le sujet peut répondre ce qui lui convient, au seul risque d’engendrer de nouvelles questions. Initialement, la frustration s’exprime souvent comme un reproche, toutefois, en se verbalisant, elle permet de devenir un objet pour elle-même ; elle permet au sujet qui l’exprime de devenir objet à lui-même. À partir de ce constat, il devient capable de réfléchir, d’analyser son être au travers de la mise à l’épreuve, de mieux comprendre son fonctionnement intellectuel, et il peut alors intervenir sur lui-même, tant sur son être que sur sa pensée. Certes le passage par le moment – ou certains moments – à tonalité psychologique est difficilement évitable, sans toutefois s’appesantir, car il s’agit de passer rapidement à l’étape philosophique subséquente, au moyen de la perspective critique ainsi qu’en tentant de définir une problématique et des enjeux. Notre hypothèse de travail consiste précisément à identifier certains éléments de la subjectivité, bribes que l’on pourrait nommer opinions, opinions intellectuelles et opinions émotionnelles, afin d’en prendre le contre-pied et de faire l’expérience d’une pensée « autre ». Sans cela, comment apprendre à sortir volontairement et consciemment du conditionnement et de la prédétermination ? Comment émerger du pathologique et du pur ressenti ? D’ailleurs il peut arriver que le sujet n’ait pas en lui la capacité d’accomplir ce travail ou même la possibilité de l’envisager, par manque de distanciation, par manque d’autonomie, par insécurité ou à cause d’une forte angoisse quelconque, auquel cas nous ne pourrons peut-être pas travailler avec lui. Tout comme la pratique d’un sport exige des dispositions physiques minimales, la pratique philosophique, avec ses difficultés et ses exigences, nécessite des dispositions psychologiques minimales, en deçà desquelles nous ne pourrons pas travailler. L’exercice doit se pratiquer dans un minimum de sérénité, avec les diverses pré-conditions nécessaires à cette sérénité. Une trop grande fragilité ou susceptibilité empêcherait le processus de s’effectuer. Or de la manière dont notre travail se définit, la causalité d’un manque en ce domaine n’est pas de notre ressort ; en se cantonnant à notre fonction, nous ne saurions aller aux racines du problème, nous ne pourrions que constater et en tirer des conséquences. Si le sujet ne nous paraît pas à même de pratiquer l’exercice bien qu’il ressente pourtant le besoin de réfléchir sur lui-même, nous l’inciterons à se diriger plutôt vers des consultations de type psychologique, ou à la rigueur d’autres types de pratiques philosophiques. Pour conclure, en ce qui nous concerne, tant qu’il demeure limité, le passage psychologique n’a aucune raison d’être évité, la subjectivité ne devant pas jouer le rôle d’un épouvantail à moineaux, même si une certaine démarche philosophique, plutôt scolaire, envisage cette réalité individuelle comme une obstruction au philosopher. Le philosophe formel et frileux craint qu’en se frottant à elle, la distanciation nécessaire à l’activité philosophique ne soit ainsi perdue.
La parole comme prétexte
Un des aspects de notre pratique qui pose problème au sujet, est le rapport à la parole que nous tentons d’installer. En effet, d’une part nous lui demandons de sacraliser la parole, puisque nous nous permettons de peser attentivement, ensemble, le moindre terme utilisé, puisque nous nous autorisons à creuser de l’intérieur, ensemble, les expressions utilisées et les arguments avancés, au point de les rendre parfois méconnaissables pour leur auteur, ce qui l’amènera de temps à autre à crier au scandale en voyant sa parole ainsi manipulée. Et d’autre part nous lui demandons de désacraliser la parole, puisque l’ensemble de cet exercice n’est composé que de mots et que peu importe la sincérité ou la vérité de ce qu’il avance: il s’agit simplement de jouer avec les idées, sans pour autant adhérer nécessairement à ce qui est dit. Seule nous intéressent la cohérence, les échos que se renvoient les paroles entre elles, la silhouette mentale qui se dégage lentement et imperceptiblement. Nous demandons simultanément au sujet de jouer à un simple jeu, ce qui implique une distanciation par rapport à ce qui est conçu comme le réel, et en même temps nous lui demandons de jouer aux mots avec le plus grand sérieux, avec la plus grande application, avec plus d’effort qu’il ne met généralement à construire son discours et à l’analyser. La vérité avance ici masquée. Elle n’est plus vérité d’intention, elle n’est plus sincérité et authenticité, elle est exigence. Cette exigence qui oblige le sujet à faire des choix, à assumer les contradictions mises à jour en travaillant le fouillis de la parole, quitte à effectuer de radicaux renversements de fronts, quitte à se déplacer brutalement, quitte à refuser de voir et de trancher, quitte à se taire devant les multiples fêlures qui laissent envisager les plus graves abîmes, les fractures du soi, la béance de l’être. Nulle autre qualité n’est ici nécessaire chez l’interrogateur et peu à peu chez le sujet, sinon celle d’un policier, d’un détective qui traque les moindres défaillances de la parole et du comportement, qui demande de rendre des comptes de chaque acte, de chaque lieu et de chaque instant. Certes nous pouvons nous tromper dans l’infléchissement donné à la discussion, ce qui reste la prérogative de l’interrogateur, le pouvoir indéniable qu’il détient et doit assumer, incluant son absence incontestable de neutralité en dépit des efforts qu’il déploie en ce sens. Certes le sujet peut aussi « se fourvoyer » dans l’analyse et les idées qu’il avance, influencées par les questions qu’il subit, mu aveuglément par les convictions qu’il souhaite défendre, guidé par des partis pris pour lesquels il a déjà opté et sur lesquels il serait peut-être bien incapable de délibérer. « Sur-interprétations », « mésinterprétations » ou « sous-interprétations » font florès. Peu importe ces erreurs, apparentes erreurs ou prétendues erreurs. Ce qui compte pour le sujet est de rester en alerte, d’observer, d’analyser et de prendre conscience ; son mode de réaction, son traitement du problème, sa manière de réagir, ses idées qui émergent, son rapport à lui-même et à l’exercice, tout doit devenir ici prétexte à l’analyse et à la conceptualisation. Autrement dit, se tromper n’a plus ici tellement de sens. Il s’agit surtout de jouer le jeu. Seuls comptent voir et ne pas voir, la conscience et l’inconscience. Il n’y a plus de bonnes et de mauvaises réponses, mais il y a « voir les réponses », et s’il y a tromperie, c’est uniquement dans le manque de fidélité de la parole à elle-même, non plus dans le rapport à quelque vérité distante et pré-inscrite sur fond de ciel étoilé ou dans quelque bas-fond subconscient. Néanmoins, cette fidélité est une vérité sans doute plus terrible que l’autre, plus implacable: il n’est plus de désobéissance possible, avec toute la légitimité de cette désobéissance. Il ne peut y avoir qu’aveuglement.
Douleur et péridurale
Le sujet devient rapidement conscient des enjeux de l’affaire. Une sorte de panique peut rapidement s’installer. Pour cette raison, il est important d’installer divers types de « péridurale » pour l’accouchement en cours. Premièrement, le plus important, le plus difficile et le plus délicat reste l’indispensable doigté de l’interrogateur, qui doit être apte à déterminer quand il est approprié d’appuyer sur une interrogation et quand il est temps de passer, de « glisser », quand il est temps de dire ou de proposer plutôt que d’interroger, quand il est temps d’alterner entre l’âpre et le généreux; jugement pas toujours facile à émettre, car nous nous laissons si facilement emporter par le feu de l’action, par nos envies propres, celles d’aller jusqu’au bout, celles d’arriver en un lieu déterminé, celles liées à la fatigue, celles liées au désespoir, et bien d’autres inclinations personnelles. Deuxièmement, l’humour, le rire, liés à la dimension ludique de l’exercice. Ils induisent une sorte de « lâcher prise » qui permet à l’individu de se libérer de lui-même, d’échapper à son drame existentiel et d’observer sans douleur le dérisoire de certaines positions auxquelles il s’accroche parfois avec une touche de ridicule quand ce n’est pas dans la plus flagrante contradiction avec lui-même. Le rire libère des tensions qui sans cela pourraient inhiber complètement le sujet dans cette pratique très corrosive. Troisièmement, le dédoublement, qui permet au sujet de sortir de lui-même, de se considérer comme une tierce personne. Lorsque l’analyse de son propre discours traverse un moment périlleux, lorsque le jugement bute sur des enjeux trop lourds à porter, il est utile et intéressant de transposer le cas étudié sur une tierce personne, en invitant le sujet à visualiser un film, à imaginer une fiction, à entendre sons histoire sous la forme d’une fable. « Supposons que vous lisiez une histoire où l’on raconte que… », « Supposez que vous rencontrez quelqu’un, et que tout ce que vous savez à son sujet est que… ». Ce simple effet de narration permet au sujet d’oublier ou de relativiser ses intentions, ses désirs, ses volontés, ses illusions et désillusions, pour ne plus traiter que la parole, telle qu’elle surgit au cours de la discussion, la laissant effectuer ses propres révélations sans la gommer en permanence par de pesants soupçons ou de patentes accusations d’insuffisance et de trahison. Quatrièmement, la conceptualisation, l’abstraction. En universalisant ce qui tend à être perçu exclusivement comme un dilemme ou un enjeu purement personnel, en le problématisant, en le dialectisant, la douleur s’atténue au fur et à mesure que l’activité intellectuelle se met en branle. L’activité philosophique elle-même est une sophrologie, une « consolation », telle que l’envisageaient les Anciens comme Boèce, Sénèque, Epicure ou plus récemment Montaigne, baume qui nous permet de mieux envisager la souffrance intrinsèquement liée à l’existence humaine.
Exercices annexes
Quelques exercices supplémentaires s’avèrent très utiles au processus de réflexion. Par exemple l’exercice du lien. Il permet de sortir le discours de son côté « flux de conscience » qui fonctionne purement par libres associations en abandonnant à l’obscurité de l’inconscient les articulations et jointures de la pensée. Le lien est un concept d’autant plus fondamental qu’il touche profondément à l’être, puisqu’il en relie les différentes facettes, les différents registres. « Lien substantiel », nous dit Leibniz. « Quel est le lien entre ce que vous dites ici et ce que vous dites là? ». Mises à part les contradictions qui seront mises en évidence par cette interrogation, le seront aussi les ruptures et les sauts qui signalent des nœuds, des points aveugles, dont l’articulation consciente permet au travers du discours de travailler de près l’esprit du sujet. Cet exercice est une des formes de la démarche « anagogique », permettant de remonter à l’unité, de cerner l’ancrage, de mettre à jour le point d’émergence de la pensée du sujet, quitte à critiquer par la suite cette unité, quitte à modifier cet ancrage. Autre exercice: celui du « vrai discours ». Il se pratique lorsqu’une contradiction a été décelée, dans la mesure où le sujet accepte le qualificatif de contradictoire comme attribut de sa pensée, ce qui n’est pas toujours le cas: certains sujets refusent de l’envisager et nient par principe la simple possibilité d’une contradiction dans leur parole. En demandant lequel est le vrai discours – même si aux instants généralement décalés où ils sont prononcés ils le sont avec autant de sincérité l’un que l’autre – on invite le sujet à justifier deux positions différentes qui sont les siennes, à évaluer leur valeur respective, à comparer leurs mérites relatifs, à délibérer afin de finalement trancher en faveur de la primauté d’une des deux perspectives, décision qui l’amènera à prendre conscience de son propre fonctionnement. Il n’est pas absolument indispensable de trancher, mais il est conseillé d’encourager le sujet à s’y risquer, car il est bien rare sinon presque impossible de rencontrer une réelle absence de préférence entre deux visions distinctes, avec les conséquences épistémologiques qui en dérivent. Les notions de « complémentarité » ou de « simple différence » auxquelles fait fréquemment appel le langage courant, bien qu’elles détiennent leur part de vérité, servent souvent à gommer les enjeux réels, quelque peu conflictuels et tragiques, de toute pensée singulière. Le sujet pourra aussi tenter d’expliquer le pourquoi du discours qui n’est pas le « vrai ». Souvent il correspondra aux attentes, morales ou intellectuelles, qu’il croit percevoir dans la société, ou encore à un désir propre qu’il considère illégitime; discours en ce sens très révélateur d’une perception du monde et d’un rapport à l’autorité ou à la raison. Autre exercice, celui de « l’ordre ». Lorsque l’on demande au sujet de donner des raisons, des explications ou des exemples à propos de tel ou tel de ses propos, on lui demandera d’assumer l’ordre dans lequel il les a énumérés. Surtout le premier élément de la liste, que l’on mettra en rapport avec un élément subséquent. En utilisant l’idée que l’élément premier est le plus évident, le plus clair, le plus sûr et donc le plus important à son esprit, on lui demandera d’assumer ce choix, généralement inconscient. Souvent le sujet se rebellera à cet exercice, refusant d’assumer le choix en question, reniant ce rejeton enfanté malgré lui. En acceptant d’assumer cet exercice, il devra rendre compte – qu’il y adhère de manière explicite, implicite ou pas du tout – des présupposés contenus par tel ou tel choix. Au pire, comme pour la plupart des exercices de la consultation, cela l’habituera à décoder toute proposition avancée pour en saisir le contenu épistémologique et entrevoir les concepts véhiculés, quand bien même il se désolidariserait de l’idée.
Universel et singulier
Globalement, que demandons-nous au sujet qui désire s’interroger, à celui qui souhaite philosopher à partir et à propos de son existence et se pensée? Il doit apprendre à lire, à se lire, c’est-à-dire apprendre à transposer ses pensées et apprendre à se transposer lui-même à travers lui-même; dédoublement et aliénation qui nécessitent la perte de soi par un passage à l’infini, par un saut dans le pur possible. La difficulté de cet exercice est qu’il s’agira toujours de gommer quelque chose, d’oublier, d’aveugler momentanément le corps ou l’esprit, la raison ou la volonté, le désir ou la morale, l’orgueil ou la placidité. Pour ce faire, il faut que se taise le discours annexe, le discours de circonstance, le discours de remplissage ou d’apparence: soit la parole assume sa charge, ses implications ou son contenu, soit elle doit apprendre à se taire. Une parole qui n’est pas prête à assumer son être propre, dans toute son ampleur, une parole qui n’est pas désireuse de prendre conscience d’elle-même, n’a plus lieu de se présenter à la lumière, en ce jeu où seul le conscient a le droit de cité, théoriquement et tentativement du moins. Evidemment, certains ne désireront pas jouer le jeu, considéré trop pénible, la parole est ici trop chargée d’enjeux. En obligeant le sujet à sélectionner son discours, en lui renvoyant par l’outil de la reformulation l’image qu’il déploie, il s’agit d’installer une procédure où la parole sera la plus révélatrice possible. Certes il est possible et parfois utile d’emprunter des chemins déjà tracés, par exemple en citant des auteurs, mais il est de règle alors d’en assumer la teneur comme si elle était exclusivement nôtre. D’ailleurs, que tentons-nous de faire, sinon de retrouver en chaque discours singulier, aussi malhabile soit-il, les grandes problématiques, estampillées et codifiées par d’illustres prédécesseurs? Comment s’articulent chez chacun absolu et relatif, monisme et dualisme, corps et âme, analytique et poétique, fini et infini, etc. Au risque du sentiment de trahison, car on peut difficilement supporter de voir sa parole ainsi traitée, même par nous-même. Un sentiment de douleur et de dépossession, comme celui qui verrait son corps être opéré quand bien même toute douleur physique y aurait été annihilée. Parfois, pressentant les conséquences d’une interrogation, le sujet tentera par tous les moyens d’éviter de répondre. Si l’interrogateur persévère par des voies détournées, une sorte de réponse finira sans doute par émerger, mais uniquement au moment où l’enjeu aura disparu derrière l’horizon, tant et si bien que le sujet, rassuré par cette disparition, ne saura plus établir de lien avec la problématique initiale. Si l’interrogateur récapitule les étapes afin de rétablir le fil d’Ariane de la discussion, le sujet pourra alors accepter ou ne pas accepter de voir, selon les cas. Un moment crucial, bien que le refus de voir peut parfois n’être que verbal: le chemin ne pourra pas ne pas avoir tracé quelque empreinte dans l’esprit du sujet. Bien que par un mécanisme de pure défense, ce dernier essaiera parfois de rendre verbalement tout travail impossible.
Accepter la pathologie
En guise de conclusion sur les difficultés de la consultation philosophique, disons que la principale épreuve réside en l’acceptation de l’idée de pathologie, prise au sens philosophique. En effet, toute posture existentielle singulière, choix qui s’effectue plus ou moins consciemment au fil des ans, fait pour de nombreuses raisons l’impasse sur un certain nombre de logiques et d’idées. Fondamentalement, ces pathologies ne sont pas en nombre infinies, bien que leurs articulations spécifiques varient énormément. Mais pour celui qui les subit, il est difficile de concevoir que les idées sur lesquelles il axe son existence soient réduites aux simples conséquences, quasi prévisibles, d’une faiblesse chronique dans sa capacité de réflexion et de délibération. Pourtant, le « penser par soi-même » que prônent bon nombre de philosophes n’est-il pas un art qui se travaille et s’acquiert, plutôt qu’un talent inné, donné, qui n’aurait plus à revenir sur lui-même?
L’homme est souffrance. Rien là d’extraordinaire ni de nouveau. Il est souffrance, plus que d’autres animaux, car non seulement il connaît la souffrance du corps, à l’instar des autres espèces, mais aussi parce qu’il connaît la souffrance morale, sous-produit de liberté et de raison, ces caractéristiques humaines, conséquences difficilement évitable. Or si la souffrance physique n’est pas présente en permanence, la souffrance morale ne disparaît vraiment jamais, ou de manière éphémère. Que ce soit sous la forme de frustration, d’impatience, de désirs insatisfaits, d’attentes déçues, ou d’inquiétudes diverses, la souffrance est là, plus ou moins prégnante, plus ou moins présente, plus ou moins supportable. La gamme est étendue des moyens par lesquels elle s’exprime ou se manifeste, montrant la diversité et la persistance de la douleur. De la même manière, on rencontrera de nombreuses manières par lesquelles s’atténuera cette douleur, ce que l’on peut nommer consolation, une consolation que nous traquons en permanence.
Les mots eux-mêmes articulent le problème et proposent des solutions, des panacées, des calmants, car les mots se nichent au cœur de l’humain : ils constituent son être. Ils capturent sa douleur, l’engendrent, la traitent, la soignent. Dans toutes les langues, sous de nombreuses formes, se trouvent des mots qui font mal, des mots qui blessent, voire des mots qui tuent ! Certes, avant les mots, de par sa nature organique, l’humain connaît la douleur. Celle des déchirures de son corps, des heurts brutaux, de la maladie. De par le manque, la faim, la soif ou la fatigue, la douleur dérivant d’un corps frustré de sa plénitude, d’un besoin privé de sa satisfaction, celle d’une harmonie dérangée, ou la simple inquiétude. Evidemment, l’animal connaît aussi la crainte, qui le pousse à se protéger, à fuir, à combattre, il est même parfois prêt à se sacrifier pour protéger les siens. Le spectre de la mort, le sentiment confus de destruction ou de disparition de l’être, individuel ou collectif, semble affecter un certain nombre d’espèces animales. Vision anthropologique peut-être, mais peut-on parler d’un instinct de vie, visiblement vissé dans le fonctionnement animal, sans parler d’instinct de mort ? En particulier pour les animaux qui tuent, ou ceux qui se savent poursuivis des prédateurs, qui au minimum reconnaissent la différence. Sans compter la crainte de perdre des êtres proches, chers ou solidaires, que ce soit par simple identification biologique, comme les sociétés des insectes, ou par une sorte d’attachement émotionnel, comme le rapport familial chez les mammifères.
Mais pour l’homme, comme nous l’avons mentionné, la douleur est l’objet d’un discours, ce qui par conséquent fait que le discours lui-même est porteur ou conservateur de douleur, pour soi ou pour autrui. La parole est « pharmakon », à la fois poison et remède. Tout comme le discours est porteur de maladie, de par sa puissance inhérente, il est nécessairement porteur de guérison, et vice-versa. C’est ici ce qui déjà nous intéresse : la parole qui guérit, la parole qui console. En un premier temps, comme nous ne sommes ni médecin, ni psychologue, nous ne nous attacherons pas tant à la parole qui cherche à produire des effets somatiques, de nature inconsciente, puisque le philosophe que nous sommes se soucie principalement de la dimension psychique, consciente ou raisonnée de l’homme. De surcroît, pour la même raison, en cohérence avec notre posture philosophique, le sujet humain n’est pas ici conçu comme une entité infirme, incapable de subvenir par lui-même à ses propres besoins psychiques, mais comme un être autonome, qui se doit d’assumer son existence propre et de définir ses propres critères de jugement. Toutefois, la limite que nous tentons de tracer n’est pas aussi nette que nous semblons le prétendre, même s’il nous semble salutaire d’en tenter le jalonné, aussi impressionniste soit-il. Ne serait-ce que par l’abus qui est fait aujourd’hui d’une parole de type « psychologique », qui fait de l’adulte bien portant un malade qui s’ignore, en une époque où pullulent les Docteur Knock et marabouts en tout genre. Époque qui prône une idéologie infantile où l’on invite tout un chacun à se faire materner et dorloter, à confier la plus infime de ses indispositions, sous prétexte d’une quête de bonheur illusoire, souvent à bon marché. Certes la santé de notre corps ou de notre esprit a pu et peut encore être trop ignoré, mais il n’agit pas pour autant de tomber dans les excès d’un narcissisme malsain. Et peut-être qu’en effet la parole qui se confronte à l’être et le constitue saura jouer un rôle inattendu, plus consistant qu’on aurait pu le croire et l’espérer. Sans doute en va-t-il ici comme pour l’injonction de Spinoza à propos du bonheur : mieux vaut ne pas le chercher pour le rencontrer.
Nous partons de l’hypothèse que l’homme est souffrant, et que cette souffrance l’incite à chercher des remèdes à sa souffrance. D’une part les remèdes qui traitent la dimension objective de son être, ces remèdes qui seront les mêmes ou presque pour tous, et qui en ce sens relèvent d’une démarche scientifique, ou magique, et d’autre part des remèdes qui relèvent de la subjectivité, de la singularité psychique, et qui ne peuvent s’élaborer sans que le sujet lui-même définisse lui-même la nature et le contenu du problème, ou du moins sans qu’il participe largement à sa définition, ainsi qu’à celle de la panacée. La première catégorie, nous la nommerons médecine, dans une acception large : n’oublions pas que Freud, fondateur de la psychanalyse, tentait de donner à sa nouvelle pratique la valeur d’une démarche scientifique, aussi insérons-nous la psychologie dans cette catégorie. La seconde catégorie, nous la nommerons philosophie. À chacun de voir dans quel cadre s’inscrit sa pratique. Bien que là encore une telle distinction, franche et nette, nous gêne quelque peu. Mais nous devons la tenter pour sortir de cette ornière où tout est dans tout et son contraire, pour éviter l’écueil du schéma indifférencié, cette « nuit où toutes les vaches sont noires », comme le dénonce Hegel. L’esprit « new age » qui en réaction à un scientisme excessif prône une sorte de vision « magique » de l’être, reste pour nous la Charybde qui répond à Sylla.
Le nom général que nous accorderons à la démarche philosophique présente, pour les besoins de notre thèse, sera celui de consolation. En effet, puisque au risque d’un réductionnisme que plusieurs se chargeront de dénoncer, nous partirons pour toutes fins utiles de l’idée que la philosophie ou plutôt le philosopher, n’est rien d’autre qu’une tentative de l’homme de soigner ses maux, ses douleurs morales. Nous pensons ici à Platon qui déclare que la philosophie est spécifiquement humaine, car les dieux n’en ont pas besoin et les animaux n’en sont pas capables, ou n’en ont guère besoin, ce qui revient au même. Seul l’humain, otage entre le fini et l’infini, pressent et conçoit l’exigence d’une telle pratique. D’autant plus que cette nature double qui est sienne est cause de douleurs supplémentaires, l’homme étant partagé entre la conscience de son être immédiat et l’espoir ou l’illusion de ce qu’il pourrait être, déchiré de surcroît entre être empirique et être transcendant. Et c’est au sein de cette duplicité spécifiquement humaine que s’articulent le besoin et l’acte de philosopher, à travers une pensée, à travers une parole, une parole constitutive de la pensée, une parole contrainte de la pensée, à la fois cause et remède des souffrances qui affectent l’esprit. Or si le corps en tant que corps relève d’une généralité, l’esprit en tant qu’esprit, quand bien même il connaît aussi la généralité, relève tout de même d’une spécificité dont il ne saurait faire l’économie. Le sujet est singulier, sa raison spécifique le détermine. La matière étendue, ou corporelle, est plus commune. On nous taxera ici de cartésianisme ou rationalisme abusif, et nous plaiderons coupable, tout en admettant à l’instar de notre illustre prédécesseur, en guise de circonstances atténuantes, une certaine continuité, un certain lien important entre ces deux aspects de l’humain.
En guise de dernière tentative pour délimiter notre champ d’action, quelques mots paraissent nécessaires sur le problème de la pathologie, ou du diagnostic. À nouveau, deux écueils se présentent, en une symétrie habituelle des réalités du monde, récurrence dont la fréquence rend le schéma dualiste tentant. D’une part la déclaration d’une absence de pathologie, d’autre part le formalisme ou la rigidité des définitions de pathologies. Dans le premier cas, il s’agit d’un relativisme radical qui accorde à chacun une pleine et totale légitimité d’être et de pensée, la toute-puissance d’une subjectivité, légitime par le simple fait de son existence. Ce schéma « adolescent » décrète que toutes les pensées se valent, que chacun pense comme il veut. Cela peut très bien faire l’objet d’une thèse qui se défend, si l’on admet les conséquences d’une telle vision du monde. Par exemple le fait que ni la logique, ni la raison, ni la morale, ni la conscience ne s’accordent ici de statut réel. Ce qui ne serait guère un problème philosophique en soi si cette position était tenable sans obstacle majeur. Mais hélas, ce que sans le savoir professe presque certainement l’avocat d’une telle thèse, est un discours qui glorifie l’immédiat, qui atteste de la sincérité de l’instant, qui annihile toute possibilité d’une perspective critique. Discours qui ne manquera pas, au moindre coup de boutoir du réel ou de l’altérité, de générer diverses contradictions, source de bien des maux. Notre travail de philosophe n’est pas ici de proposer un nouveau schéma, mais uniquement d’offrir l’occasion d’une prise de conscience, afin que le sujet travaille plus avant un tel schéma, en prenne conscience, ou l’abandonne, à sa guise. Néanmoins, notre expérience nous aura permis de reconnaître dans un tel discours, par le biais de simples questions, non pas tellement la pathologie d’un schéma, cela dans l’absolu n’existe pas, mais les affres d’un être singulier qui ne réussit pas à assumer son existence propre, comme c’est le cas à l’adolescence, cet âge de tous les périls, de toutes les angoisses et les incertitudes.
Dans le cas inverse, celui du formalisme scientiste, il s’agirait plutôt d’établir une liste des modalités de la pensée et de l’être définies a priori comme saines ou pathologiques, pathologies qu’il faudrait dès lors combattre ou guérir. Si de nombreux philosophes ont sans nécessairement le déclarer écrit de cette manière, il ne peut en aller de même pour le praticien philosophe, dont le rôle n’est pas de véhiculer une philosophie particulière et de l’enseigner en considérant toute autre forme de pensée comme un manque ou une « maladie ». Ce serait par exemple enseigner une religion ou une sagesse. Les heurts entre philosophes, doctrines, écoles, courants, qui ponctuent et structurent l’histoire de la pensée, nous montrent l’inclination de chaque penseur d’imposer d’une certaine manière une vision du monde donnée, qu’il pense plus assurée, plus vraie, plus vaste, plus méthodique, etc. Ceci dit, sans cette prétention, peut-être n’auraient-il pas perçu l’intérêt de leur contribution particulière et n’auraient-ils pas été motivés à maintenir leur effort de rédaction. Contrairement aux littérateurs qui ont en général pour ambition principale l’originalité de leur œuvre et l’expression de ce qui leur tient à cœur, les philosophes sont animés par une aspiration à la vérité, à la vertu, au réel, en tout cas à une forme ou une autre d’universalité, aussi vaine et prétentieuse que soit cette revendication. Revendication qui au demeurant parfois est avouée, parfois ne l’est pas, comme pour le commun des mortels. Avec de surcroît le talent que savent déployer les spécialistes de la technique philosophique pour noyer le poisson et prétendre à une fausse humilité.
Mais nous voilà à notre tour, fort de notre travail de négativité, de critique ou de déconstruction, et en même temps d’affirmation, en train de proposer nous aussi une axiologie, de définir un certain nombre de pathologies, que nous aurons la prétention de définir comme non doctrinales, et d’affirmer la possibilité d’un diagnostic. Il ne s’agit pas tellement de fonder une vision du monde – bien qu’il serait difficile qu’une telle perspective ne transparaisse pas dans le creux de nos mots – mais d’identifier ce qui permet de penser et ce qui empêche de penser, en insistant sur ce dernier aspect en particulier, puisqu’il s’agit de mettre en œuvre la pensée, ce qui se niche au cœur du philosopher. Avouons ici une thèse « personnelle », une vision des choses qui nous paraît cruciale pour le reste de notre texte, bien qu’elle ne prétende à nulle originalité. La pensée pense, très naturellement, sauf lorsqu’on l’empêche de penser. Aussi le travail du philosophe, sa technicité, est-il relié pour bonne partie à l’identification et à la levée de ces obstacles, ce qui nous permet d’affirmer que nous n’enseignons pas à philosopher, mais que nous nous attaquons aux raisons du non-philosopher. Quelque peu comme des ingénieurs qui s’attaqueraient aux obstacles naturels qui empêchent et restreignent le flux d’une rivière, plutôt que de creuser un canal artificiel.
Pour ceux qui craindraient l’éloignement du sujet, la consolation, proposons déjà l’hypothèse de travail que la pratique philosophique ainsi nommée consiste pour bonne partie à rétablir le processus habituel de la pensée ébranlé par la « douleur », concept pris ici de manière étendue et polymorphe. Une douleur dont l’effet principal serait la fixation de ce flux sur un point particulier, ou plusieurs, de manière obsessionnelle et non réflexive. Cette douleur devenant le point d’ancrage du sujet pensant, agit tel un trou noir astronomique, lieu d’une densité disproportionné qui attire tout à lui, même la lumière, raison pour laquelle plus rien n’en émane. En effet, certaines douleurs réussissent à mobiliser la totalité du vécu psychologique, à un point qui peut rendre le sujet radicalement impuissant, sauf s’il réussit à canaliser ou sublimer cette douleur, la transformant en une force qui peut le mouvoir et le diriger. Cette sublimation ou cette canalisation constitue d’ailleurs pour nous le creuset de la dynamique même de la consolation, que nous allons tenter d’expliciter.
Histoire de la consolation philosophique
En général oublié des dictionnaires de philosophie, le terme de consolation a pourtant son importance dans l’histoire de la philosophie. Bien que cette idée semble être une spécificité méditerranéenne et occidentale, nous la retrouvons dans d’autres traditions : par exemple dans la Bhagavad-Gitâ, où le dieu Krisna console et conseille le prince Arjuna affligé par un terrible dilemme moral, ou dans les sermons de Bouddha, dont la compassion et l’éveil viennent en principe rompre la chaîne de causalité qui entraîne les souffrances. En Occident, ce rôle explicite de la philosophie est visible dès l’Antiquité, chez les épicuriens (Épicure, Lucrèce) et les stoïciens (Sénèque, Épictète, Marc-Aurèle), en particulier pour traiter du rapport à la mort. Ce souci de l’homme et de ses malheurs apparaît à l’époque hellénistique, comme une sorte de décadence des thèmes nobles et détachés : métaphysique, gnoséologie, cosmologie. La subjectivité humaine était déjà quelque peu traitée chez Platon (Le Banquet) ou Aristote (Éthique à Nicomaque) mais toujours dans la perspective d’un idéal à atteindre, car la transcendance ou le divin y constitue encore la réalité première et constitutive : on recherche plutôt le bien que le bonheur, un bonheur fort au gout du jour. On retrouve cette opposition entre pensée complaisante et noblesse philosophique dans La consolation de la philosophie de Boèce. Celui-ci, condamné à mort injustement, débute son ouvrage en prison où il se plaint de ses malheurs en écrivant de la poésie. Mais bientôt pénètre dans sa geôle « Dame Raison », qui le semonce et l’invite à contempler les « grandes vérités », afin d’oublier les souffrances liées à sa fragile et misérable existence.
Avec Saint Augustin s’est effectuée dans la philosophie chrétienne une inflexion importante du lien entre la consolation des douleurs humaines et la présence de l’idéal, puisque de son propre aveu sa conversion a pour origine un désespoir personnel lié au scepticisme et à l’absence de vérité. Le rapport effectué entre le message biblique – coutumier du principe de la consolation – et la tradition philosophique – principalement Platon – fait d’ailleurs de cet illustre Père latin un fondateur important de la philosophie existentielle. Un double apport chrétien fonde ce tournant philosophique : l’incarnation de Dieu en l’homme et la dimension historique de l’humanité, deux éléments fondateurs d’une doctrine eschatologique du salut. L’éclairage augustinien va nous permettre dès lors d’envisager l’hypothèse que tout schéma métaphysique, cosmologique, sociologique ou autre n’est jamais qu’une tentative de donner du sens à l’existence humaine et d’apaiser la douleur morale liée à la conscience et au sentiment de finitude. La transcendance ne prend en fin de compte son sens qu’à travers et pour la nature humaine, sans pour autant renier toute révélation ou vérité a priori. La tradition mystique pour qui Dieu est avant tout l’affaire d’une relation personnelle (Thérèse d’Avila, Eckhart, Hildegarde de Bingen…), tout comme l’existentialisme chrétien (Kierkegaard, Berdiaev, Simone Weil, Mounier…), sont à leur manière les continuateurs d’une telle tradition, pour qui la pensée et la foi s’inscrivent avant tout au cœur de l’expérience personnelle ou sociale. Et c’est bien ainsi que la divinité s’articule en sa mission consolatrice et rédemptrice. En parallèle à la tradition chrétienne, mentionnons aussi la tradition cathare, où la consolation était une cérémonie simple des manichéens albigeois au seuil de la mort, sans contrainte ni pénitence, par laquelle ils prétendaient que toutes les fautes de la vie étaient effacés, donnant au croyant une chance d’accéder au salut avant de mourir, sorte de rédemption qui changeait la vie.
Autre axe d’étude de la consolation : le développement de la psychologie – jusqu’à Descartes dominée par la métaphysique – qui va peu à peu prendre son essor, voire son indépendance, et avec Freud va se séparer de la philosophie dans un souci de s’ériger en science. Néanmoins, en dépit de cet effort de scientificité et de sa dimension médicale, on peut toujours considérer que la psychologie moderne conserve en ses prémices les traces d’une œuvre philosophique destinée à pallier les carences et les douleurs de l’âme humaine. Il n’est plus seulement question de connaître le monde mais d’aider l’homme à vivre, bien que les courants majoritaires et traditionnels de la philosophie délaissent plutôt cette préoccupation. De surcroît, l’avènement de la psychologie n’est qu’une des occurrences où le principe d’une pratique destinée au commun des mortels pose problème à la philosophie. Car si la philosophie classique des systèmes se trouve quelque peu dépassée à la fin du 19e siècle, elle demeure une activité érudite et élitiste où règne le primat du concept et de l’abstraction. L’œuvre de Montaigne, ses Essais, où l’auteur déclare n’avoir d’autre souci que lui-même à travers toute son écriture, ou celle de Rousseau en ses méditations très personnelles, sont ainsi pratiquement exclues des ouvrages philosophiques de référence. Le fait de s’engager dans un travail à propos de soi semble s’opposer à l’universalité du champ philosophique, pour s’assimiler à de la littérature. D’ailleurs, lorsque la philosophie traite du singulier, il ne s’agit jamais que d’un universel concret, et non pas d’une existence singulière. C’est sans doute pour cette raison que les philosophes existentialistes, pour qui l’existence propre et ses malheurs restent le problème premier, se sont souvent mêlés de romans ou de nouvelles: Sartre, Camus, Unamuno…
Ainsi l’activité philosophique peut être classée sous le terme de consolation lorsqu’on y retrouve l’exposition d’un problème personnel touchant une existence propre, et en général lorsqu’une solution particulière est apportée à ce problème. Reste à savoir si ce problème se doit d’être exprimé de manière explicite, personnelle et avouée pour que la démarche se définisse comme consolation. Ou bien, comme le dit Unamuno à propos de Spinoza, ce dernier n’établit son système philosophique que comme « …une tentative de consolation qu’il forgea à cause de son manque de foi. Comme à d’autres leur fait mal la main, ou le pied, ou le cœur, ou la tête, à Spinoza Dieu lui faisait mal. ». Ce qui pourrait nous amener à considérer que toute œuvre philosophique – ou autre – n’est jamais qu’une tentative de consolation.
Les voies diverses de la consolation pourraient alors être classées de manière générale selon quelques grandes catégories : expression de la douleur, parole de deuil ou d’acceptation, exigence ou valorisation éthique, appel à la raison, découverte du réel ou de la vérité, contemplation de la divinité, inscription dans un sens, dissolution dans le dérisoire, le néant ou l’absurde, sublimation dans l’œuvre, oubli dans l’action ou le divertissement, rapport à l’autre, engagement social, autant de chemins permettant en principe l’atténuation ou la suppression de l’angoisse et de la douleur, ou autorisant la recherche du bonheur.
Dans la période récente, qualifiée de post-moderne, où théoriquement les grands schémas établis ont perdu leur aura ou se sont écroulés, nous assistons justement à un retour de la philosophie comme consolation à travers de nouvelles pratiques comme la consultation philosophique, le café philosophique conçu comme dialogue collectif, ou la publication d’ouvrages philosophiques destinés au grand public afin de les aider à vivre. La figure d’un Socrate questionnant son interlocuteur y devient emblématique d’une quête individuelle pour la vérité ou le bonheur. En ce sens la philosophie retrouve cette dimension personnelle et consolatrice que l’on pourrait opposer dès lors soit à une pure science, soit à une vaine connaissance.
Gymnastique et médecine
Revenons à notre propre conception de la consolation. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la consolation ne prend son sens qu’à travers la douleur. Mais la douleur, condition nécessaire sans laquelle la consolation ne trouve pas de raison d’être, n’en est pas la condition suffisante. Il s’agit bien d’un traitement de la douleur, non pas seulement de son existence, voire de son expression, même si déjà, en cette action d’exprimer, nous pouvons considérer qu’il s’agit d’autre chose que la simple douleur; l’innovation freudienne par exemple, la « talking cure », s’inscrit en quelque sorte dans cette brèche, mais en allant plus loin.
Convoquons ici une distinction que Platon effectue qui nous semble propice à éclairer toute démarche de traitement de la douleur. Parmi les nombreuses « divisions » qui occupent le dialogue Le Sophiste, souvent dualistes, s’en trouve une qui nous intéresse particulièrement. Afin de soigner l’intérieur du corps, de le purger, écrit-il, ou de corriger ses affections, deux techniques se démarquent : la médecine qui s’attaque à la maladie, et la gymnastique qui s’attaque à la laideur. Et comme toujours chez cet auteur, ce qui est valable pour les entités matérielles doit se transposer aux entités immatérielles, dont l’âme. Il explique que ces deux techniques ont en commun d’être affectées aux soins du corps et de l’âme, qu’elles corrigent toutes deux avec rudesse et non sans douleur, mais il les hiérarchise, en spécifiant que la gymnastique représente la règle, tandis que la médecine demeure l’exception. Il instaure donc une hiérarchie, par une supériorité de la gymnastique sur la médecine. La première raison pouvant expliquer une telle axiologie est le souci de Platon sur le qualité ou le statut de l’âme. Dans le Phèdre, Socrate déclare que l’âme est « ce qui se meut par soi-même », ainsi se mouvant soi-même, l’âme est à la fois mouvante et mue ; elle est à la fois l’être et ce qui l’anime l’être. Nous ne souhaitons pas à ce point entrer dans les détails du fonctionnement de l’âme platonicienne, mais examinons l’idée que l’âme se doit d’être puissante et autonome. La puissance d’être de l’âme, son autonomie, est liée à ce qui est de nature céleste, tandis que sa lourdeur, sa résistance au mouvement, est liée à sa nature terrestre. Or on peut entrevoir comment exercer l’âme la rend plus forte, plus autonome, comme c’est le cas pour la gymnastique, tandis que la médecine la considère dépendante, puisqu’il s’agit d’une intervention extérieure. Le malade est impuissant, tandis que le gymnaste est puissant. Or la puissance est manifestation première de l’être chez Platon, puissance d’être dirait Spinoza. La médecine redonne la possibilité de l’exercice à ceux qui en sont privés, aux blessés, aux handicapés, mais elle est réservée à ceux qui sont impuissants. Par exemple, le sportif blessé doit d’abord être guéri avant de s’exercer. Ainsi peut-on entrevoir deux traitements de l’âme : la cure et l’exercice. Pour cela, le philosophe praticien, tout comme l’entraineur sportif, se devra de vérifier si le sujet est à même de s’engager dans la pratique rigoureuse, dans l’exercice. Sans une forme ou condition minimale, ce dernier ne serait pas à même de mener à bien la tâche exigée. Il s’agirait donc de le référer à une pratique « médicale ». Sans une capacité minimale de raison, la pratique philosophique est dépourvue de sens, il s’agirait donc (de recommander la personne au psychologue, à moins encore d’adapter le travail philosophique à la personne en question. Tout comme le psychologue devrait pouvoir reconnaître les capacités de son patient, et l’engager à un travail plus exigeant avec un philosophe, lorsque celui-ci s’en montre capable. Car il serait tout à fait contreproductif de maintenir une personne dans un état de régression psychique, position infantile et victimisante, lorsqu’il est possible d’en sortir. Ce qui est malheureusement trop souvent le cas, dans notre monde de consommation et d’indulgence subjective.
Douleur et consolation
Pour l’âme, la douleur, ce sentiment de déséquilibre, est liée au désir et à la crainte, phénomène qui dans son extension ou amplitude morale est le propre de l’homme. L’animal connaît principalement le besoin biologique. L’âme humaine se meut en permanence, dans un besoin de s’accomplir elle-même, afin de retrouver ce qui lui manque, se sentant séparée d’une sorte d’unité originaire, privée d’infini ou de totalité. L’anthropologie platonicienne repose sur la quête d’une vie meilleure, sur la libération d’un désir incessant. Elle implique une purification progressive de l’âme, à travers un travail sur le désir lui-même, sa nature et son fonctionnement, par le biais de la raison. La douleur chronique qui nous habite est liée à la nature infinie du désir, en particulier la soif des choses terrestres, comme le plaisir, la possession ou la reconnaissance. Ce désir est infini, insatiable. Le besoin réel – physique par exemple – est facilement comblé, mais le désir humain va bien au-delà, il est démesuré, et pour cette raison engendre le mal-être. Il s’agit de traiter tant les causes que les symptômes.
Le désir ne saurait disparaître, il veut toujours plus, il change sans cesse d’objet, toute satisfaction engendrant un nouveau désir. Comme un enfant, le désir est dépendant de toutes ces choses qui miroitent devant lui, et de celles qu’il imagine. Il est la marque d’un manque d’unité, d’une hétéronomie, et d’une insatisfaction chronique. Il est conscience d’être en manque mais il ignore que la nature des objets qu’il recherche ne pourra jamais le combler. Pour montrer cela, Platon reprend le mythe du tonneau percé des Danaïdes, ce récipient que l’on doit remplir éternellement. Ainsi en chaque homme existe un tyran, le désir, qui devient manifeste quand il trouve les conditions favorables à son expression. En même temps, à l’instar du « dernier homme » de Nietzche, Platon nous fait envisager la perspective terrible d’un homme dont tous les désirs seraient satisfaits, qu’il compare à une éponge pleine, gorgée d’eau, métaphore qui symbolise la mort de l’âme. Il ne s’agit donc pas de satisfaire le désir, mais de l’éduquer, de le purifier, de le rendre conscient en élevant l’esprit vers les désirs célestes, vers la contemplation de sa propre nature essentielle, sorte de réconciliation avec soi-même. Mais cela ne s’effectue pas sans agôn, sans une confrontation avec soi et le monde extérieur, comme le narre Le mythe de la caverne. En effet, contrairement à diverses sagesses qui nous invitent à une simple contemplation de l’absolu, celui qui veut échapper à l’illusion des sens se doit de se confronter à autrui, et de ce fait à lui-même, ce qui s’effectue nécessairement par une mort symbolique et violente. En cela, le beau discours, la simple conversion de l’âme aux belles idées ne suffit pas.
Nous en venons lentement à ce qui distingue les divers types de « consolation », en particulier une division importante. Pour la marquer, souvenons-nous du début du fameux texte de Boèce, La consolation de la philosophie. L’auteur, Boèce lui-même, condamné injustement à mort et en prison, est accablé par le sort qui l’attend. Pour se consoler, il compose des poèmes, où il peut exprimer sa souffrance, afin de l’alléger. Là-dessus, entre la Raison, sous forme allégorique, qui le gronde vertement : « Tu m’as cultivée depuis toujours, et maintenant, uniquement parce que tu vas mourir, tu te laisses aller, tu te consoles de manière complaisante. Et elle entreprend avec Boèce un long pèlerinage de la pensée, la véritable consolation, où il doit exercer son esprit. La poésie est douce, la raison est rude. On peut rapprocher cela de l’éthique nietzschéenne, qui refuse la douceur de la consolation chrétienne, l’amour, l’empathie et la compassion, pour défendre l’idée grecque de l’exercice, le principe de la confrontation : « pas de philosophie sans agôn », nous dit Nietzche, ou encore « philosopher à coup de marteau ».
Ainsi, la consolation philosophique ne conçoit pas le sujet comme un patient, comme une personne fragile, comme un individu en difficulté, comme un petit être faible et impuissant que l’on droit protéger, aider ou sauver, mais comme un athlète qui s’entraîne, comme un lutteur qui se prépare au combat. L’interlocuteur est a priori « fort », il doit simplement s’exercer, tandis que pour les autres « thérapeutes », il est faible et doit être pris en main jusqu’à ce qu’il soit « rétabli ». Le sujet doit se déterminer lui-même, par lui-même, plutôt que de dépendre d’une autorité extérieure. Et quand autorité il y a, par différence d’expérience ou de connaissance, il ne se trouve guère de différence de statut. Il n’y a pas le prêtre et le fidèle, ni le psychologue et son patient, en relation inégale, mais deux philosophes qui s’entretiennent, l’un des deux ayant peut-être plus d’expérience ou de compétence que l’autre, mais néanmoins de statut équivalent. Peut-être y a-t-il asymétrie, par différence de compétence, mais pas inégalité en terme de légitimité. Ainsi le prêtre n’invite pas le fidèle à devenir un prêtre, tout comme le psychologue n’invite pas son patient à devenir psychologue, tandis que le philosophe invite son interlocuteur à devenir philosophe. Premièrement, parce qu’être philosophe n’est pas un statut ou une fonction, mais une activité : philosopher. Deuxièmement, parce que philosopher, pris au sens large, à un degré minimal, semble une nécessité qui s’impose à tout un chacun, de par sa nature d’être humain, d’être pensant, et non relever d’une pratique particulière reliée à des conditions, une culture ou des circonstances. Nous souhaiterions défendre l’universalité du philosopher, de sa pratique et de sa nécessité. De surcroît, le fondement de tout acte philosophique ne peut se trouver qu’en soi-même, en sa propre raison, et non en une doctrine ou autres paradigmes donnés autorisant ou déterminant une interprétation. Troisièmement, le prêtre et le psychologue veulent tous deux « sauver » leur interlocuteur, presque malgré lui, quand le philosophe veut exercer sa pensée avec son vis-à-vis. Le philosophe mène son action avant tout pour lui-même, par nécessité ou désir, tandis que les deux autres agissent pour l’autre : eux-mêmes ont dépassé ce besoin. Quatrièmement, le philosophe s’intéresse à l’humanité de la personne, tandis que les deux autres s’intéressent avant tout et presque exclusivement à l’individu en particulier, son âme ou sa santé psychique : la personne n’est guère sa propre finalité, ce serait une vision réductrice du sujet. Certes, chacun de ces critères s’appliquera aussi plus ou moins aux deux autres fonctions, selon la conception que chacun en aura, mais affirmons que, globalement, cet ensemble caractérise plus spécifiquement la pratique du philosophe.
L’être humain connaît la douleur, ses formes, ses noms et ses symptômes sont innombrables. L’être détient la douleur comme moteur, il peut s’en plaindre et ne pas l’accepter, mais il peut aussi de manière complaisante se contempler en elle et devenir impuissant. Sans la douleur, l’homme ne serait rien, il ne serait pas ce qu’il est. Sans le manque, il ne serait pas conscient de sa propre humanité. Le simple décalage entre sa propre finitude et le dépassement de cette finitude, ainsi que la conscience de ce décalage permanent, constituent son identité. La vie est déjà un déséquilibre, ou un équilibre instable, instaurant de ce fait une dynamique, une tension, une pulsion permanente. L’existence est une amplification de ce principe de vie, transposant les principes biologiques dans une dimension morale ou spirituelle, accompagné de toute la distorsion que le passage de la matérialité à la non-matérialité peut infliger. Certes, il est difficile d’éviter un certain désir de stabilité, l’illusion tentante de l’homéostasie nous guette, sorte d’éternelle stabilité, équilibre immuable et permanent, garantie d’un bonheur sans faille. Ce serait ne pas accepter sa propre qualité d’homme, en maintenant une perspective à la fois infantile et idéale : nostalgie d’un paradis terrestre perdu ou espoir d’un paradis céleste à venir. L’enjeu se trouve dans la conscience de cette douleur, dans les moyens mis en œuvre pour la traiter, dans l’appréciation de la difficulté que ce traitement représente, dans le sens qui est accordé tant à la douleur qu’à son traitement. Là repose le problème de la consolation.
Perspectives diverses de consolation
Nous avons tenté de cerner la nature de la consolation philosophique. Tentons maintenant d’élargir notre propos, et d’identifier les diverses manières par lesquelles l’humain tente en général de se consoler, quelle que soit la nature de cette consolation.
1 – Espoir
Une des manières classiques de traiter la douleur est de lui accorder une nature éphémère ou passagère. Nous nous consolons par la perspective d’un « mieux-être » qui ne saurait tarder ou qui finira par venir, accidentellement, providentiellement ou nécessairement. Nous avons différentes raisons de penser que tout ira mieux demain. Par un simple optimisme, plus ou moins béat. Par le principe que le monde est « bien », donc le mal est fragile et ne saurait perdurer. Par la croyance au progrès, matériel, moral ou autre. Par la promesse d’une intervention ou d’une transformation politique, divine, scientifique, logique, magique ou autre. Par un principe de récompense : toute souffrance entraînant un certain mérite, surviendra de fait une récompense, une compensation, une reconnaissance, sorte de justice rétributive de nature immanente ou transcendante. Que ce soit le bonheur, le paradis ou la paix, nous avons espoir dans l’avènement d’un futur meilleur, qui adviendra de lui-même ou à travers nos actions. La douleur devient alors celle de l’attente, d’où le rôle important de la patience et de la foi, dans une perspective de salut ultérieur. Que ce soit à travers la vision d’un bouleversement social et collectif, une immortalité individuelle ou autre, un futur prévisible ou imprévisible, mythique – au sens où il ne ressemble à rien d’actuel – nous attend. Que ce soit la résurrection des corps, l’éveil des consciences ou l’avènement d’une paix universelle, voire l’apothéose de la science, un grand moment surviendra. La douleur sera dès lors considérée comme un mauvais moment passager qu’il s’agit de supporter en attendant le meilleur ou le grand moment, ou bien comme le moyen même qui permet l’advenir du meilleur ou grand moment. On se dira aussi, par quelque principe mystérieux, qu’après « cela », on aura connu le pire, et que tout ne pourra qu’aller mieux : après avoir connu le pire, on sera tranquille, tout au moins en comparaison.
2 – Nostalgie
Si le futur peut représenter une consolation, le passé peut également jouer ce rôle. La nostalgie est un sentiment potentiellement puissant, auquel on recourt plus communément lorsque l’âge avance. Il est plus courant lors de la vieillesse pour diverses raisons. Tout d’abord il se trouve quantitativement plus de choses à se remémorer, plus d’images existentielles à convoquer que convoquer que lorsque l’on est plus jeune. Ensuite, une période suffisante s’est écoulée, permettant de transfigurer les souvenirs, de leur accorder une forme et une valeur mythique. Enfin, les forces mentales et physiques s’estompant quelque peu, le futur se précipitant, laissant peu de place à des espoirs futurs, on préfère se retourner vers le passé, lorsque la situation semblait plus propice au bonheur, la mémoire opérant un choix sélectifs des moments les plus susceptibles d’incarner une quelconque plénitude. Délices d’une enfance idyllique et charmante, avoir bien profité de sa vie, bilan de réussites, recollection de quelques instants glorieux ou intense, extase d’une relation amoureuse, voire le recours à une vie antérieure, sont autant de formes que peut prendre la consolation nostalgique. De manière moins personnelle, ce peut être le souvenir d’un âge d’or, celui d’avant la catastrophe, d’avant la séparation, d’avant le conflit, comme on le rencontre par exemple dans les épopées religieuses ou les romans de science-fiction.
La consolation nostalgique est difficile à appréhender pour certains, en particulier pour ceux qui surinvestissent le futur. Ils rétorqueront que le passé est le passé, et de ce fait la disparition de ces « grands » moments ne fera que nourrir le désespoir. Ce n’est pas faux, sauf à oublier que durant le moment de la réminiscence « glorieuse », une sorte de bien-être envahit l’âme, dont l’intensité procure un sentiment d’éternité. D’ailleurs, en guise de consolation, Maître Eckhart nous propose l’idée que ce qui fut un jour sera toujours et ne pourra jamais nous être enlevé. Les épicuriens, nous proposent aussi le rejet ou négation de la douleur par le plaisir, on se console en se remémorant les moments de plaisir du passé. Il n’en tient qu’à nous de conserver dans une présence permanente à l’esprit ces instants qui ont constitué notre accès à la plénitude, aussi rare ou brefs furent-ils. On comprendra de ce fait l’insistance de certaines personnes, parfois ennuyeuse pour l’auditeur, à narrer de manière répétitive, jusqu’à plus soif, quelque anecdote de leur vie passée, revécue en permanence. Obsession pourtant qualifiable de puissance d’être, ou force d’âme, aussi dérisoire que cela paraîtra à ceux qui soupçonnent une telle perspective de véhiculer impuissance et illusion. La légendaire madeleine de Proust est un excellent cas d’espèce de l’ambiguïté nostalgique. A la fois force évocatrice qui parle à tout un chacun en ressuscitant un passé mythique, évocateur et puissant, source éternelle de bonheur, et faiblesse d’une âme qui fuit la cruauté du présent, l’implacable platitude du quotidien, en se réfugiant dans le souvenir.
3 – Inscription dans le réel
Si la douleur fait partie du réel, nous ne pouvons pas nous en plaindre : il s’agit dès lors de l’accepter, elle est constitutive de ce qui est. Par exemple, sur le plan logique, tout comme il n’existe guère de montagne sans vallée, il ne peut exister de plaisir ou de bonheur sans douleur. Cette acceptation de la douleur comme réalité peut bien entendu mener à concevoir la douleur comme une nécessité, en face de laquelle nous sommes impuissants. Cela peut aussi relever d’une acceptation de la loi du monde, immanence, ou d’une acceptation de la loi divine, transcendance. Cette inscription de la douleur dans la réalité peut mener à une simple acceptation, à une résignation, ou encore à une fatalité, selon le degré d’impuissance, de négativité, d’ampleur et de drame que nous attribuerons à cette définition de la souffrance comme nécessité. Cette inscription de la douleur dans le réel nous permet néanmoins de ne pas souffrir de la souffrance, car bien souvent le plus douloureux n’est pas tant la douleur elle-même, mais le rapport que nous entretenons avec elle. Le refus de la douleur, la colère qui l’accompagne, ou bien la frustration, s’avèrent être plus pénibles encore que la douleur initiale, ou tout au moins elles l’amplifient, lui laissant occuper le devant de la scène, sorte d’obsession psychologique et existentielle. Certains utilisent même le symptôme de la douleur comme outil d’expérience pour comprendre le réel. Ainsi notre bonheur peut-il dépendre de la vision du monde que nous entretenons, là se trouve aussi notre liberté, dans notre capacité de tolérer, d’accepter, d’accueillir, de bénir cette réalité, de s’en réjouir, comme nous le propose Leibniz, avec son concept d’harmonie préétablie, en vertu de laquelle toutes les « substances » semblent interagir entre elles causalement, programmées par Dieu pour s’« harmoniser » les unes avec les autres, voire d’aimer cette réalité, comme nous le propose Nietzsche, avec son amour du destin.
4 – Modifier les expectatives
Dans la tradition stoïcienne, Descartes nous recommande de changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde. Dans cette perspective, la cause principale de notre souffrance repose dans nos attentes, nos désirs, nos espoirs. Ce que nous voudrions avoir, ce que nous voudrions être, ce que nous voudrions qu’il arrive, ce que nous voudrions accomplir, ce que nous voudrions changer, etc. Autant de modifications ou de transformations qui nous tiennent à cœur, qu’elles soient possibles, difficiles ou impossibles. Car on rencontre toujours une certaine insatisfaction résiduelle dans l’âme humaine. Nous ne sommes pas ce que nous voudrions être, ni comment nous voudrions être, nous n’avons pas ce que nous devrions avoir ou ce que nous méritons, le monde ne correspond pas aux critères que nous en avons, les autres ne se comportent pas de la manière qui nous semble adéquate, loin s’en faut, etc. L’imperfection, l’erreur, le manque, l’absence, le mal, la perversité, sont autant de caractéristiques du réel qui heurtent nos attentes. De surcroît, nous voulons être aimés, entourés, utiles, reconnus, et surtout être éternels : toute privation nous insupporte, la simple menace de la privation ou du manque nous trouble et nous rend malheureux. Diverses privations ou insuffisances, dont la douleur ne sera pas identique pour tous : à chacun la sienne, à chacun son calvaire. Ainsi, diverses écoles de pensée ou de sagesse nous encouragent-elles à modifier nos attentes, à les abandonner, à les inverser, à les alléger, à les remplacer, afin de finalement éprouver quelque satisfaction, quelque tranquillité. Certes cette insatisfaction chronique qui nous habite nous pousse à agir, à nous accomplir, à améliorer l’ordre des choses et nous-même, mais notre sagacité est souvent incapable de juger adéquatement entre le possible et l’impossible, entre le juste et l’injuste, entre le nécessaire et le superflu, notre désir étant plutôt aveugle et envahissant. Tempérer nos ardeurs, gage de prudence, palliatif commun, offre donc une consolation possible à notre souffrance. Sénèque nous propose : « Quelle est la meilleure consolation dans le malheur et l’ennui ? C’est que l’homme accepte toutes choses, comme s’il les avait désirées et souhaitées. ». Un schéma qui bien entendu se verra traiter de capitulation, de rationalisation outrancière et facile.
5 – Donner du sens
Une partie importante du mal qui nous ronge, lorsque nous souffrons, est l’absence de sens, c’est-à-dire un affligeant sentiment d’arbitraire, d’absurdité ou d’injustice. Ou l’insignifiance de notre existence, en son sens double : qui ne renvoie à aucune signification, qui est dépourvue tant d’intérêt que d’importance. Si la douleur physique ou morale qui nous taraude ne s’inscrit pas dans une sorte de composition ou d’épopée du vrai, du juste, du bien ou du raisonnable, nous en souffrons d’autant plus. Nous ressentons un besoin pressant de causalité profonde, d’enchainement, de rapport, de trace ou d’écho : vivre dans l’immédiat de l’instant isolé dès lors ne nous suffit guère, la dimension fortuite de l’accidentel amplifie notre mal être. Ainsi, dans la mesure où nous pouvons attribuer une explication ou un fondement à notre douleur, lorsque nous lui accordons assise ou légitimité, nous lui enlevons un certain poids, voire nous la transfigurons ou la sublimons.
Il est différentes manières de procurer une substance à la douleur afin de se consoler, et certains schémas se recouperont avec d’autres que nous présentons. Le sens peut s’articuler dans un principe de cause et d’effet. Soit parce que la douleur est un effet. Effet physique, parce que nous comprenons qu’elle résulte logiquement d’actions que nous avons menées, ce qui nous renvoie à une inscription dans le réel. Effet moral, parce que nous voyons cette douleur comme une punition ou une conséquence de gestes « mauvais », simple effet d’une cause, ou comme répercussion, à l’instar du karma indien, causalité parfois archaïque, comme pour le concept chrétien de péché originel. Quand bien même cette douleur est désagréable, le simple fait de la comprendre, de la justifier, de lui attribuer une fonction, nous donne l’impression d’en être partie prenante et de la contrôler, d’autant plus que cela nous permet aussi de découvrir comment éviter ce mal dans le futur. Par exemple, si je comprends que la perception de la douleur me permet d’être alerté d’un plus grand mal qui me guette, je peux m’en réjouir en me disant que « je l’ai échappé belle », ou que « désormais, je ferai plus attention ».
On peut penser aux amis de Job, qui veulent donner du sens à la douleur dont il se plaint, en l’expliquant comme une punition divine. Comme cause, la douleur peut être perçue comme une mise à l’épreuve, un moyen d’accéder à un statut supérieur, comme le fait d’être meilleur, plus sage ou plus fort, ou bien de mériter une récompense, tel le paradis ou une meilleure vie. Dès lors, on pourra aussi choisir de s’infliger délibérément de la douleur afin d’obtenir le résultat escompté, ce que beaucoup de personnes accomplissent, sans même s’en rendre compte. Par exemple avec le concept de sacrifice, assez populaire, pour diverses raisons, qui nous permet de justifier notre propre déchéance en reportant sur autrui la valorisation du soi, que cet autrui soit un individu, un groupe ou une idée. Le sacrifice est apprécié car il nous rend utile, nous rend bon, nous valorise, nous rend intéressant, nous rend aimable, nous occupe, etc.
6 –Mettre des mots
La parole qui guérit, le principe de la cure par la parole, est depuis ses origines au cœur de la démarche psychologique, qui prétend guérir, et de ce fait console, puisqu’on y trouve réconfort moral et soulagement de la douleur. Que ce soit en affirmant, en racontant, en expliquant, en parlant ou en écrivant. Pourquoi le discours aurait-il une telle importance, une telle puissance ? « Le langage » est la maison de l’être, selon Heidegger. Dans cette perspective, la parole n’est pas uniquement un outil de communication, une manière de se montrer ou de se distraire, un moyen de s’exprimer ou d’obtenir quelque chose, mais le lieu véritable ou essentiel de l’existence, le creuset où se constitue notre humanité, collective et singulière. Tout se joue donc là, ce que nous sommes, joies et souffrances, sens et absurdité, expectatives et satisfactions… C’est-à-dire l’existence, plus essentielle ou substantielle encore que notre vie, prise au sens strictement biologique. Dès lors, la parole est bel et bien une consolation, car pour notre être « jeté là » dans le monde, pauvre hère pris dans l’arbitraire de l’espace, du temps et des circonstances, chez qui le manque est primordial, il s’agit indiscutablement de se consoler comme modalité première de l’exister. Certes, on y verra aussi quelque chose d’autre, un appel plus crucial encore, plus transcendant, mais nous laisserons de côté pour l’instant cette dimension métaphysique, pensable au demeurant comme une modalité psychologique du survivre, un subterfuge de la pensée pour atteindre le bonheur, avec toutes les conséquences problématiques de la tentation religieuse ou métaphysique dénoncée par Nietzsche et bien d’autres.
Parler, écrire, utiliser le langage et les mots, c’est nécessairement penser. Certes, on critiquera cette adéquation pour son indétermination, car l’utilisation du verbe « penser » peut ici renvoyer à quelque chose de construit et de significatif, tout comme à une pure banalité ou à des mécanismes creux, voire pathologiques. Dans un cas la conscience est au rendez-vous, dans l’autre pas du tout. Néanmoins, on s’aperçoit que ces diverses modalités de la parole ont toutes une fonction palliative, à divers degrés. Parler, écrire, monologuer, dialoguer, simplement écouter, et même une parole sublimée de manière symbolique par l’expression artistique ou autre, présentent autant de manières de se consoler.
On peut en trouver plusieurs raisons. Premièrement, la canalisation d’une énergie psychique qui se déverse dans l’expression de soi, sorte de catharsis où se purgent les émotions, effet d’expulsion et de purification qui nous soulage des pressions intérieures. Deuxièmement, l’objectification d’une intériorité devenue visible, l’extériorisation d’une intuition devenue discernable, procurant une présence rassurante, car notre pensée se détermine et se spécifie en devenant perceptible : une fois « palpable », elle procure un sentiment de maîtrise sur l’intériorité mystérieuse du moi, que ce soit par les mots, les sons, les images ou diverses formes d’expression. Troisièmement, la constitution d’une image ou d’une représentation de soi et du monde, c’est-à-dire véritablement la constitution de soi et du monde, ce qui procure un sentiment de connaissance, de cohérence, de sens et de maîtrise du réel, l’élaboration d’une réalité où il est possible de se reconnaître, d’être reconnu et de s’inscrire. Quatrièmement, l’ivresse de la toute-puissance, celle de pouvoir refaire le réel à notre guise, sans souci de rigueur ou de raison comme dans le cas précédent : on invente, on spécule, on lâche la bride à l’imagination et au désir, à divers degrés selon la crédibilité que l’on souhaite accorder à nos débordements, une forme plus courante de parole que la précédente. L’exorcisme, la parole magique, celle qui envoute, protège et séduit, fait partie de cette dimension.Certes on pourrait mentionner « l’autre », l’interlocuteur ou l’auditeur, mais à toutes fins pratiques nous le considèrerons ici comme un banal témoin, une simple occasion, quand bien même il est souvent la caisse de résonnance ou la motivation du discours, que cet « autre » soit concret ou abstrait, connu ou inconnu, particulier ou universel.
Les mots consolent. Les mots apaisent. Les mots nous purgent. Bien que les mots nous enferment aussi lorsqu’ils deviennent une sorte de défoulement continu, lorsque le défi n’est pas, ou plus, au rendez-vous. Un enfermement, qui peut bien nous consoler, une autarcie qui peut bien nous rassurer, un soliloque qui nous berce et nous protège.
7 – Valoriser la douleur
Proche de la modalité précédente, « donner du sens », la valorisation de la douleur reste toutefois un cas spécifique de consolation qui mérite d’être noté. Il ne s’agit plus simplement de comprendre la douleur, mais de lui accorder en soi un mérite. Ainsi on félicite celui qui sait souffrir, en lui disant qu’il est courageux, qu’il est sage, qu’il est au-dessus de la norme et des contingences habituelles. Celui qui ni ne se plaint, ni ne gémit, ni ne pleure dans l’affliction, mais accueille la douleur de tout son être comme un salut, comme une occasion d’exister. A l’inverse mais identiquement, on plaint celui qui souffre, on s’intéresse à lui, on a pitié de lui, on ressent de la compassion envers lui, on souffre à travers lui : on est avec lui, sa souffrance le rend intéressant. De ce fait, il ne s’agit plus d’accepter la douleur en l’intégrant dans la réalité ou de simplement lui donner un sens, mais de la souhaiter, de la désirer, comme manière de réussir son existence, comme possibilité de surexistence, comme opportunité de transcender la banalité du quotidien.
Nous observons ici une consolation paradoxale, puisqu’il s’agit de chérir la douleur pour échapper à la douleur. La douleur nous fait souffrir, mais elle est précieuse : elle est en quelque sorte une bénédiction. On se console en refusant d’être consolé. On se fait mal pour ne plus avoir mal. On se fait souffrir pour tuer la souffrance. Ceci peut fonctionner pour plusieurs raisons. Soit parce que la souffrance « consolatrice » est délibérément choisie. Soit parce qu’elle nous libère d’une douleur obsédante en fixant l’esprit sur autre chose, un changement qui engendre une sorte de soulagement, quand bien même la seconde douleur ne pourra en soi être moins intense que la première. Soit encore parce la nouvelle modalité, bien que plus pénible, nous paraisse plus supportable que la première, par exemple en remplaçant une douleur morale par une douleur physique. La seconde douleur, salvatrice, est ainsi valorisée, par la liberté, le plaisir pervers ou le contenu moral qu’elle implique.
Se faire mal pour ne plus avoir mal, ou pour avoir moins mal, implique une valorisation du mal, puisqu’on lui assigne désormais une certaine valeur comparative, on le jauge, on le gradue, on le qualifie, ce qui a des conséquences sur le sujet lui-même, sur son identité. Que l’on s’apitoie sur son sort, que l’on gratifie la douleur d’une dimension romantique ou mystique, qu’on l’esthétise par divers processus artistiques, ne s’effectue pas sans certaines conséquences existentielles. Ainsi en va-t-il de la douleur comme constitutive d’un rite initiatique, qui a pour conséquence première de modifier le statut de l’individu, par exemple le passage à l’âge adulte. Le mythe d’Adam et Eve, les souffrances qui accompagnent l’exil du paradis terrestre, est un bon exemple de la douleur comme voie d’accès privilégiée à sa propre humanité. La consolation se retrouve même dans le fait de ne pas pouvoir être consolé, marque indélébile de l’irréversibilité ou de l’irrévocabilité, qualité implacable qui accorde du sens à l’histoire, aux divers sens de l’expression. L’inconsolé se console dans la fierté de son impuissance, manifestation exacerbée d’une polymorphie dialectique inhérente à la dynamique de la consolation.
Bien souvent, la douleur sera valorisée à travers l’élaboration d’un mythe, personnel ou collectif, sorte d’épopée où l’on raconte une vie, un incident, une série d’évènements, un moment d’histoire, narration palpitante oscillant en général entre le tragique, le glorieux ou le merveilleux. Mythe, non pas que ce qui est rapporté soit illusoire ou totalement inventé, mais par la dimension hagiographique de l’affaire. Il s’agit en effet de construire une histoire dont la forme ciselée met en valeur un ou des personnages, en gommant autant que faire se peut tout ce qui renverrait au sordide, au banal ou au médiocre, afin de donner la meilleure image possible de soi, d’autrui ou du monde, et d’y adhérer pour se sentir mieux. La douleur sera dès lors perçue comme un élément rehaussant la valeur d’une existence. Les cicatrices, psychologiques ou physiques, les signes d’un traumatisme, seront ainsi arborées de manière ostentatoire ou glorieuse. Les marques indélébiles, les piercings, les tatouages, scarifications ou stigmates divers pourront artificiellement manifester la dimension souffrante de l’être, comme autopunition, expression d’un mal être, surexistence ou autre, rendant le sujet souffrant digne d’attention. La localisation de la douleur, aussi forte soit-elle, la rend plus acceptable, plus gérable, car plus déterminée, plus contrôlable. De surcroît, glorieuse victime, béatifiée dans sa douleur, sanctifiée par sa douleur. « Heureux ceux qui pleurent parce qu’ils seront consolés. » nous dit le Sermon sur la montagne.
8 – Dévaloriser la douleur
A travers le mythe, il pourra aussi s’agir de gommer totalement la douleur, de la relativiser ou de la reléguer à la portion congrue, afin de mieux vivre en exaltant les aspects positifs de sa propre existence ou celle d’une collectivité. Si la valorisation de la douleur est une stratégie de consolation, sa dévalorisation en est une autre, aussi courante et légitime. Selon les cultures, les tempéraments et les circonstances, on oscillera vers l’une ou l’autre tendance. En guise de dévalorisation de la souffrance, le sens commun nous offrira par exemple en guise de consolation, lorsque nous pâtirons : « Ce n’est pas si grave », « Ce n’est pas une catastrophe », « Il y a pire », « Il vaut mieux en rire qu’en pleurer », etc. La douleur est dévalorisée en montrant son côté insignifiant : « Ce n’est rien ». Ceci signifie qu’il ne vaut pas la peine de s’en plaindre ou de s’y morfondre, il ne faut pas y prêter attention : nous avons mieux à faire. Nous pouvons aussi comparer notre douleur à la douleur des autres, ceux qui souffrent beaucoup plus, qui existent toujours en grand nombre, ou à d’autres douleurs que nous avons eues ou que nous pourrions avoir : « Il vaut mieux cela que de se casser une jambe ». Nous pouvons aussi comparer le mal qui nous afflige à tout le bien que nous détenons, afin d’en exposer la disproportion, et par ce biais rendre infime la perception de notre mal en montrant le bon côté des choses. Sur un autre registre, on peut se moquer de notre mal, en percevoir le caractère dérisoire, comique, grotesque ou absurde, et en rire, s’en distancier plutôt que d’y penser ou de s’y attacher. Et enfin, nous pouvons tenter de déréaliser la douleur en se distanciant du réel, en se disant que ces préoccupations ne valent pas le détour : « Nous sommes si peu de choses ». On peut enlever sa substance au monde, comme le font certaines religions, retirer la légitimité ou la confiance à soi-même, à son esprit, ou simplement à une perception particulière, ce qui déréalise la souffrance. Par exemple, s’il s’agit d’une peine physique, on peut se replier sur l’esprit, s’il s’agit d’une peine morale, on peut se replier sur le corps, ou sur une autre fonction mentale, une autre perspective. Si c’est une crainte qui nous fait souffrir, on peut envisager ses diverses conséquences, surtout les pires, afin de les voir en face puis de les déconstruire, afin de les banaliser, de les dépouiller de leur connotation dramatique. Quoi qu’il en soit, il s’agit de laisser filer la douleur, de ne pas s’y accrocher, de ne pas la prolonger mentalement, voire même de la nier, aussi illusoire que cela puisse être.
9 – Agir
L’action est une modalité classique de consolation. Le principe en est simple : en agissant, en se concentrant sur un agir, en s’occupant, la perception de la douleur est évacuée, ou du moins diluée. Car la perception de la douleur présuppose une certaine immobilité, sans quoi elle n’est pas perçue : elle demande de l’attention. De même, la douleur paralyse, elle empêche l’action, elle est visqueuse, la passivité est son terreau. De divers points de vue, l’action est antinomique à la douleur, tout au moins dans l’immédiat. Car l’action nous distrait de nos perceptions : elle se fixe un but, elle a une orientation extérieure, elle est animée par un désir qui nous aveugle et nous rend insensible. Ainsi le mouvement physique atténue la douleur morale, il diminue l’inquiétude par le fait de l’immédiateté de l’effort. En quelque sorte, on peut dire que l’action engendre une forme d’ébriété, le mouvement engendre une sorte d’ivresse. La production d’un souci plus immédiat sur lequel nous devons nous concentrer nous éloigne des sentiments et des sensations.
Lorsqu’une personne souffre, elle se demande, ou demande à autrui : « Que dois-je faire ? ». L’action semble souvent s’imposer comme une solution, pour résorber la douleur, pour la sublimer ou pour l’oublier. En ce sens, recevoir un conseil est déjà une consolation, car cela ouvre de nouvelles perspectives. La résolution envisagée pourra être rapide ou longue, le palliatif sera acceptable ou non, selon la patience du sujet et le degré d’urgence. L’action sera plus ou moins intense, dans le second cas on rejoindra plutôt la mise en place d’une certaine attitude, espoir ou foi. L’action prend deux formes : soit elle résout directement le problème, comme en atténuant la douleur par un analgésique, ou en résorbant une peine d’amour par une autre liaison, soit elle occupe l’esprit autrement, négligeant de fait la souffrance. Ainsi le suicide peut être pensé comme une forme de consolation, en procurant théoriquement une sorte de paix absolue, fin de l’angoisse et du malheur, solution ultime au dégout existentiel ou au sentiment d’impuissance généralisée. Tout comme le meurtre ou autres actions violentes, que nous verrons plus tard.
De manière générale, l’action peut être considérée comme consolation à la manière de Pascal : comme un divertissement. Ce divertissement, qui nous distrait du drame ou nous réjouit, quel qu’il soit, amusement, travail, passe-temps, responsabilité ou engagement quelconque, nous permet d’éviter de penser, surtout éviter de penser à soi, nous évitant ainsi bien des pensées désagréables ou honteuses, bien des dépits. Il nous protège de tout ce qui survient à l’esprit lorsque nous envisageons l’incontournable et misérable nature de notre être, pitoyable entité dans l’immensité de l’univers, si imparfaite à l’aune des multiples formes d’idéal qui nous hantent. Mais ce divertissement est aussi le problème: « J’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. »
10 – Retrait du monde
Si monde nous déçoit, si la réalité est cruelle, si la société s’avère impitoyable, nous pouvons nous retirer du monde. Devenir ascète, ermite, Robinson sur son île, avec ou sans Vendredi, reclus ou simplement solitaire. Se retirer du monde, c’est principalement se retirer de la société, de ses pratiques, de ses rituels, de ses enjeux. C’est aussi devenir misanthrope ou cynique. Ce qui se pratiquera de manière radicale, par notre existence et nos actions, ou relative, par un simple discours, à soi ou à autrui. Cette misanthropie se pratiquera par le silence, l’invective, le sarcasme, elle peut être passive ou active. On ne devient pas meilleur pour autant, on n’échappe pas à la fatalité, mais cette attitude nous soulage, elle nous donne bonne conscience : la consolation n’est pas directe, mais indirecte. Car on ne saurait s’empêcher d’être humain, de faire partie de cette race infâme. Une sorte d’impuissance nous habite. Mais en dénonçant les nôtres et ce que nous sommes, ou en ignorant les nôtres, nous nous intoxiquons d’une liqueur douce-amère dont nous tirons quelque profit, quelque ivresse. Lorsque nous dénonçons vigoureusement et catégoriquement, par exemple en affirmant : « Les gens sont tous égoïstes », nous nous sentons mieux, au moins en surface, car en identifiant, en dévoilant ou en condamnant cet égoïsme, nous nous en nous en distancions, nous nous en libérons quelque peu, tout au moins en avons-nous l’impression. Une telle dénonciation peut s’effectuer par des paroles, par des actes, en se mettant à l’écart, en s’en tenant au strict minimum des rapports humains. En entretenant avec un animal, avec des animaux, avec des plantes ou avec la nature comme totalité, les seuls rapports que nous considérons dignes d’intérêt. En se concentrant sur une forme ou une autre de transcendance, de culte ou de religion, une modalité qui dans sa radicalité nous permet même de refuser la réalité totale du monde, un certain acosmisme. En reportant tout notre intérêt sur des objets, que ce soit l’argent, les vêtements ou autre forme de « collection », une activité obsessionnelle autour de « choses », ce qui paradoxalement nous permet de nous retirer du monde, de nous arracher au réel. En m’isolant, je me console de la perversité des choses, quand bien même cette perversité m’habiterait aussi, consolation par une sorte de repentir inavoué.
11 – Fabriquer le réel
Si le réel nous déçoit, s’il nous paraît pénible et douloureux, si nous sommes déçus, si le monde nous paraît incompréhensible, insaisissable ou incontrôlable, nous pouvons certes le fuir, comme nous le venons de le voir, mais nous pouvons aussi le reconstruire, le remodeler, ou totalement l’inventer. La littérature est une modalité classique de réenchantement du réel, fort répandue, prisée tant par les écrivains que par les lecteurs. Le tout est de savoir à quel point s’effectue la déformation, l’éloignement du « modèle standard », comme le nomment les physiciens désireux d’expliquer la dynamique universelle par un schéma établi et généralement reconnu. S’agit-il d’un simple réaménagement du réel commun, quelque peu décalé mais néanmoins reconnaissable ? S’agit-il d’une simple redescription, où en changeant quelques peu les termes on embellit à volonté, ou on enlaidit, les caractéristiques du monde, afin de rendre ce dernier acceptable ou plaisant, convenable ou satisfaisant ? S’agit-il d’un revirement axiologique, où l’on renverse les valeurs, où l’on met à l’honneur certaines données habituellement décriées ou oubliées, provoquant un anamorphose ou une distorsion, à l’instar de ces miroirs déformants ? Ou s’agit-il d’une fabrication intégrale, où l’on reconnaît à peine les faits et logiques structurant nos habitudes, où le sens commun n’est plus lui-même, où les pleins pouvoirs sont attribués à l’imagination, cette folle du logis ?
Certes, les normes en place critiquent l’inanité de tels schémas lorsqu’ils s’appliquent au quotidien, rendant impossible le bon fonctionnement de l’individu et de la société. Les professionnels de la santé mentale, psychologues ou psychiatres, tenteront d’analyser, diagnostiquer et rectifier quelque peu ces aberrations cliniques, considérées pathologiques, en particulier lorsque ses manifestations en sont excessives. Néanmoins, il semble, on risque de l’oublier, qu’en cette négation du réel, en la fabrication ou la refabrication du monde, se trouve une forme efficace de consolation. Bien évidemment, la nature et la gravité des enjeux s’articulent dans le fait de vivre dans un monde décalé par moments ou de façon permanente, de manière consciente ou aveugle, légèrement ou dans l’excès. L’exemple de Don Quichotte pose le problème de manière intéressante. Ce chevalier à la triste figure ne renonce jamais, même lorsque les faits se liguent contre lui ; il ne se fie qu’à son instinct : à défaut de s’installer dans le réel il adhère à sa propre vérité, aussi singulière soit-elle. Ce héros, ou anti-héros, est-il un homme libre, admirable et idéaliste, contrastant avec son fidèle Sancho Pança, qui au contraire est prisonnier du besoin et de l’immédiat ? Ou bien est-il un fou furieux, irresponsable et fantasque, incapable de faire face au monde qui l’entoure ?
12 – Rapports humains
Instinctivement, nous cherchons à partager notre douleur afin de l’alléger. Sans doute la solitude est-elle déjà douleur, ou une de ses composantes, y compris parfois pour ceux qui recherchent cette solitude, sorte de pis-aller. Ainsi, que ce soit en confiant nos malheurs à une oreille disponible, en se plaignant à autrui, en écrivant pour un auditoire indéterminé ou pour soi-même, en espérant que d’autres connaissent le même sort, en se réjouissant lorsque l’on apprend ne pas être seul dans ce cas, en entendant ou en procurant des paroles réconfortantes, nous nous sentons déjà mieux, quand bien même cela ne résout pas « vraiment » le problème. L’attention d’autrui, sa sympathie, son amour, ses diverses manifestations d’intérêt pour nous et notre souffrance, nous affecte positivement, produit un mieux être. D’une part, les paroles traitant d’autrui peuvent nous réconforter. « Je suis avec toi », « Il y en a d’autres », « Tu n’es pas le premier ». Nous nous consolons en pensant à ceux pour qui tout va encore plus mal. Ce qui au demeurant peut être critiqué, comme le fait Sénèque : « Seul un envieux sera consolé par la vue d’une foule de misérables ».D’autre part, la simple présence d’autrui, son accompagnement, sa sollicitude, son engagement envers nous, nous font quelque peu oublier notre peine, ou la rendent moins prégnante, moins douloureuse. Le dialogue en lui-même constitue une procédure de péridurale, une anesthésie, voire parfois une thérapie, comme le propose la psychanalyse. Que ce soit pour que nous exprimions notre mal ou pour que nous entendions des paroles réconfortantes. Mais la simple présence, le fait de ne pas être seul, abandonné dans notre désolation, nous réconforte. « Rien n’adoucit plus mes afflictions dans mes disgrâces que de sentir qu’une personne aimable y prend intérêt. » écrivit Rousseau dans ses confessions.
Un cas particulier de rapport humain fort consolateur, assez prisé, est le concept de famille. Que ce soit un couple seul, ou avec des enfants, ou encore tout rapport de filiation ou de parenté, l’idée de famille est couramment utilisée comme compensation à notre sentiment de finitude, que ce soit la famille nucléaire ou « tribale ». A la fois parce que nous nous sentons moins seul, mais aussi parce que cela nous donne l’impression d’agir pour autrui, de vivre pour autre chose que notre être réduit, amplifiant notre existence et notre puissance vitale, nous procurant une finalité et nous accordant bonne conscience. Nous devenons utile, nous devenons nécessaire, nous devenons aimé, nous devenons bon, nous en devenons valorisé. C’est à tel point que certains individus au comportement très problématique en arrivent à y trouver la justification de tous leurs actes, aussi méprisables soient-ils, ou réussissent à survivre dans un contexte pénible ou dévalorisant, transfigurés par un « Je le fais pour eux ». Evidemment, on pourra critiquer une telle perspective en y percevant l’expression d’un égotisme élargi, en particulier lorsqu’il s’agit de « nos enfants », qui en quelque sorte font partie de nous-même, représentent l’extension de notre être propre, notre continuité d’existence. L’amitié, bien que de nature quelque peu différente, se calque cependant sur le rapport familial, par le principe d’identification à autrui, être singulier, qu’on y retrouve. Là encore on rencontre cette dimension de réciprocité qui constitue la gratification par excellence de ce type de rapport. Une gratification souvent dotée d’une portée instrumentalisante : la reconnaissance de cet autrui m’est indispensable pour survivre.
Consoler autrui est aussi une modalité de consolation, par son truchement on se console soi-même. On perçoit dans le dire à la fois un défoulement par l’expression, mais aussi une valorisation par l’écoute de l’autre ; nous distinguerons néanmoins la présence de l’autre du simple désir de dire, un dire qui a sa propre fonction séparée, comme nous le verrons plus loin, quand bien même les deux aspects se combinent naturellement. Si nous aimons mettre en scène ou clamer notre douleur pour être entendu et alléger notre peine, ajoutons que par une perversité ou transvaluation habituelle de l’esprit humain, certains trouverons une consolation plutôt dans la solitude de leur mal, dans l’ostracisme ou le rejet d’autrui, sans doute producteur d’une certaine valorisation par le rapport à autrui. Dans ce schéma, si personne ne nous écoute ni ne nous comprend, nous trouvons une certaine délectation à notre mal, à notre douleur, forme étrange et perverse de consolation. L’ostentation bruyante des pleureuses lamentant la disparition du défunt a pour équivalent inversé le repli radical sur soi de la personne qui souffre, rejetant toute compagnie, toute sympathie. Ces deux formes de théâtralisation excessive de la douleur font office de palliatif. Quoi qu’il en soit, chercher l’autre est une tentative de dépassement de la finitude, une quête de la complétude, mais peut aussi être cause de notre malheur.
13 – Passion
Si dans les relations à autrui nous avons évoqué l’amour, nous nous devons d’accorder un moment spécifique à cette forme intense de relation, que nous incluons néanmoins dans une catégorie plus générale que nous nommerons « passion ». La passion est une émotion forte, quelque peu incontrôlable, un désir soutenu, tendu et enthousiaste, une attraction vers quelque chose que nous valorisons à l’extrême. Nous subissons la passion, nous sommes en ce sens passif, même si cette passion nous meut et nous fait agir.
Une des raisons pour laquelle nous n’accordons pas à l’amour un statut à part, de par sa nature relationnelle, est que bien souvent l’amour pour une personne est en fait la manifestation ou l’incarnation particulière d’un désir d’aimer, un amour pour l’amour. En ce sens, il s’agit comme pour les autres formes de passion de canaliser avec force et parfois violence notre énergie, notre temps, notre pensée, vers un objet, quel qu’il soit, à qui on accordera dès lors une transfiguration psychologique ou même ontologique. Cet objet sera valorisé à outrance, réifié, haussé, augmenté, d’une manière qui paraîtra excessive à l’observateur extérieur, à celui qui ne partage guère cette passion. Que ce soit l’amour, la justice, l’argent, la paix, la pensée, le pouvoir, la famille ou une collection de timbres, le sujet passionné sera prêt à bien des sacrifices, au détriment de sa propre vie, pour assouvir son désir. De ce fait, les aléas de l’existence, petits ou grands malheurs, seront réduits à leur plus simple expression : ils seront négligés, voire même oubliés. Une passion se nourrit d’elle-même, elle sait même se passer de gratification, elle peut se vivre à corps perdu, sans espoir de réussite. Le sujet passionné ne représente plus à ses propres yeux une entité en soi, il n’est plus sa propre finalité, il devient le moyen d’une fin qui lui est extérieure. Ainsi la personne amoureuse se soucie du bonheur de l’être aimé plus que du sien, elle peut prendre une forme totalement aliénante et en venir à vivre par procuration. On se demandera alors si cette passion est légitime ou si elle relève de la pathologie, tant l’excès la caractérise. Certes, certaines passions sont plus « passionnantes », plus prégnantes, plus significatives, plus substantielles ou plus exténuantes que d’autres. Mais pour l’être passionné, sa passion le fait vivre, lui accorde bonheur, sens et stabilité, quand bien même la sérénité n’est pas toujours au rendez-vous, voire exactement le contraire, la passion étant souvent synonyme d’inquiétude et de crainte. Tout dépend de l’objet de cette passion, de sa constance et de sa prévisibilité, de sa nature permanente ou impermanente. Si la passion est forte, tout la nourrit, elle devient notre raison d’être, elle nous fait oublier, dédaigner ou négliger tout ce qui pour autrui représente douleur et malheur, bien qu’elle engendre par le même processus ses propres démons.
14 – Excitation
L’excitation est déjà présente dans la passion, traitée précédemment. Néanmoins, la passion a un objet, ce qui n’est pas nécessairement le cas du désir d’excitation, qui cherche surtout à échapper à l’ennui, à la platitude de l’existence; peu importe l’objet, peu importe sa présence ou son absence. Bien que nous concédions que les deux catégories puissent certes se recouper, car l’excitation pourra en effet se fixer sur un objet spécifique, s’y tenant plus ou moins longtemps. Mais dans de nombreux cas, tout intérêt pour un objet particulier finira par s’épuiser.
Comme le remarque Schopenhauer, nous oscillons entre le désir, sa frustration et sa satisfaction, et l’ennui. L’ennui s’impose soit parce que nous n’avons pas de désir, soit parce nos désirs sont déjà satisfaits, ce qui revient à peu près au même. C’est un mal commun, qui affecte en particulier les esprits contemplatifs qui ne se savent pas se satisfaire dans l’action, ou ceux qui se sont découragés dans l’action pour avoir été déçus des résultats ou des processus. Cette acédie est un mal qui est de manière inhérente lié à la passivité. L’ennui peut aussi se rencontrer dans la routine, dans un schéma de répétition, à nouveau parce que cela démotive l’action. « Rien de nouveau sous le soleil » est le leitmotiv récurrent de cette tristesse envahissante, sorte d’indifférence intellectuelle et émotionnelle qui implique une torpeur mentale et un repli sur soi. Or contre l’ennui, sentiment pénible, nous recherchons instinctivement l’excitation, souvent à travers une sorte de plaisir ou de satisfaction immédiate, sans reculer devant la transgression. Nombreux sont les stratagèmes et recours pour obtenir cette agitation émotionnelle, cette fébrilité nerveuse : les produits stupéfiants, tels l’alcool, la drogue ou le tabac, les plaisirs charnels, tels la nourriture et le sexe, les activités physiques, tels la danse, la course et les sports extrêmes, des activités comme le travail et le jeu, ou simplement la discussion avec autrui, une des formes les plus courantes de l’ébriété. Certaines techniques plus naturelles, liées par exemple à l’hyperventilation ou la psalmodie répétitive engendreront de semblables effets.
Nous rencontrons divers degrés de cette excitation, qui va du simple stimulus jusqu’à la psychose ou à l’inconscience totale. La manière de consommer l’alcool est un bon exemple de cette gradation : on peut boire pour socialiser et égayer la rencontre, ou bien pour se saouler au point de ne plus savoir où l’on en est. Dans le premier cas, on peut encore agir, il s’agit par exemple de dépasser les inhibitions ou les obstacles psychologiques pénibles qui nous empêchent de nous mouvoir, ou bien de rendre plus agréable la tâche en question. Dans le second, il s’agit plutôt d’abandonner le réel, par exemple lorsque ce dernier nous semble pénible, lorsque la douleur du quotidien nous paraît insupportable, comme un moment de relâche de la conscience et du mal moral qui l’accompagne. Dans les deux cas de figures, nous désirons sublimer le lourd sentiment de finitude, dépasser les affligeantes limites qui entravent notre psychisme. Ainsi, Baudelaire, dans son ouvrage Les Paradis artificiels, en particulier dans « Le poème du haschisch », décrit les distorsions de la perception engendrées par la consommation de stupéfiants, motivés par un « goût de l’infini » qui nous mène jusqu’à devenir Dieu, soulignant toutefois la brièveté de l’expérience ainsi que la désillusion et le marasme qu’une telle habitude entraine. En effet, toutes les pratiques excitantes ont pour conséquences logiques d’être suivies de moments dépressifs, variant en intensité ou en gravité selon la nature et le degré de l’excitation. Une ivresse aussi bégnine que celle de la parole excessive s’accompagne en général d’un sentiment s’impuissance, à la fois cause et conséquence de l’ébriété dont elle est l’image miroir. Ce qui bien évidemment nous incite à rechercher une nouvelle dose d’excitation, plus forte encore que la première, car les effets s’estompent et s’émoussent à force d’utilisation. L’excitation engendre nécessairement l’insatisfaction en engendrant sa propre destruction.
15 – Violence
Autre modalité de consolation : la violence, car aussi étrange que cela paraitra à certains, elle est communément utilisée comme palliatif à nos maux. Cela commence par la colère. Le fait de sentir en soi un emportement et de prononcer les mots qui l’expriment nous procure un sentiment de surexistence, émotion qui nous console de la banalité des choses, émotion qui nous soulage d’un sentiment d’impuissance qu’elle semble dépasser, à raison parfois. Cette colère peut s’exprimer directement, ou se canaliser de manière plus froide et calculée dans un schéma de violence distante et structurée. En faisant souffrir autrui ou soi-même, nous oublions notre propre souffrance, nous jouissons de la souffrance qui nous fait souffrir. Le masochisme et le sadisme, ainsi que leur combinaison, sont des exemples de cette perversion, au sens original du terme, dans leur valeur psychologique et pas nécessairement morale. Le fait de détourner un phénomène de sa vraie nature, de changer le mal en bien ou vice-versa. Il s’agit bien d’une consolation, car cette violence ne guérit en rien le mal qui nous habite, elle ne fait que nous offrir un palliatif qui de surcroît finit même par augmenter la douleur initiale.
Le concept de puissance est au cœur de cette forme de consolation, la colère étant un vecteur d’action. La colère est une émotion provoquée par une blessure physique ou psychique, un manque, une frustration. Compensatrice, elle permet l’affirmation de la personne et le maintien de son intégrité physique et psychique, qui peut se prolonger à travers une volonté personnelle égocentrique ou altruiste. Elle provoque plusieurs modifications psychiques et physiques qui préparent le corps à la réaction, principalement par une contraction involontaire des muscles. La colère réelle, intensive, est de courte durée, mais elle peut s’étendre sur le long terme, à travers la forme latente du ressentiment, sentiment d’injustice ou d’humiliation. Certes la colère et le ressentiment sont douloureux, ils enferment l’individu et parasitent sa relation à lui-même et aux autres, mais leur expression permet d’agir, et procure – quand bien même de manière illusoire – une impression de puissance, de sens, de plénitude ou de surexistence. La violence en est justement l’expression cathartique et consolatrice. De là l’importance de trouver une victime expiatoire lorsqu’un mal nous afflige. Le désir de punition ou de vengeance en est une forme courante, pratique qui nous valorise et nous rassure. Le simple fait de se tourner vers autrui pour lui infliger du mal cautérise notre peine. Le combat pour la justice ou l’égalité relève souvent d’une sublimation de cette douleur.
16 – Religion
La foi en un Dieu, en une présence spirituelle ou métaphysique, en un arrière-monde, paradis, enfer ou autre, en des esprits invisibles, bénéfiques ou maléfiques, la croyance en une force transcendante, mystérieuse, immanente et omniprésente, l’adhésion à une réalité, « autre », « ailleurs » ou « au-delà », nous console des avanies de ce monde, des douleurs d’ici-bas, de cette existence matérielle, pénible, illusoire et superficielle. La foi religieuse n’a guère besoin de preuves ou d’évidences, ou si peu. Et si elle en a besoin, elle les fabrique, cela peut toujours être utilisé, pour inciter ou renforcer les âmes timorées. La doctrine religieuse n’en n’est pas à un miracle près. Et si le réel pose problème, s’il fait obstacle ou objecte grossièrement au dogme, on le déréalise, on le présente comme une illusion sans consistance, voire comme une invention diabolique, séduisante et tentatrice perspective destinée à nous détourner de la vérité, de la juste voie, ou nous mettre à l’épreuve. Dans cette perspective, toute consolation qui ne relèverait pas de la foi serait une fausse consolation, illusoire et perverse.
La religion a plusieurs cordes à son arc pour mettre en œuvre la consolation. Elle offre des explications au monde, ce qui calme notre inquiétude quant à notre absence de compréhension et de contrôle sur notre environnement. Elle relativise notre souffrance en nous montrant qu’elle est temporaire ou relative. Elle nous promet des lendemains qui chantent si nous agissons comme il se doit. Elle enchante le monde en accordant à la banalité du quotidien une aura de merveilleux. Elle nous offre une protection qui nous assure que tout va pour le mieux, contrairement aux apparences. Elle nous offre un pacte, une présence, un lien, qui nous rassurent psychologiquement. Le concept de lien est d’ailleurs l’étymologie latine du terme « religion ». Elle nous rassemble en une communauté de croyants, ce qui nous réchauffe l’âme et renforce l’idée de se trouver sur le bon chemin, d’être au bon endroit. Elle nous offre un havre de paix, hors du chaos, loin du tohu-bohu, elle nous rassérène lorsque nous nous sentons disloqués par le vacarme ou le grondement du monde. Elle nous offre l’amour, la compassion, la fraternité, lorsque nous sommes heurtés par l’égoïsme et l’égocentrisme ambiants. Et nous pourrions continuer…
Cette dimension polymorphe et plastique explique pourquoi ce schéma fonctionne bien, depuis longtemps, nous permettant d’affirmer que son futur est quelque peu assuré. Il est efficace car il est accessible à tout un chacun, sans exigence préalable, il s’adapte au besoin de l’individu, qui le module à sa guise. Tout y est déjà pensé au fil des ans : lorsqu’il s’agit des religions institutionnelles, les objections ont déjà été longuement traitées. Certes, on mentionnera certaines anicroches, comme toujours avec la nature retorse de l’esprit humain. Simone Weil critique justement cette fonction consolatrice, qui dénature le rapport à Dieu : « La religion en tant que source de consolation est un obstacle à la véritable foi, et en ce sens l’athéisme est une purification. » Maitre Eckhart dénonce ceux qui utilisent Dieu comme une « vache à lait », dont la fonction réductrice est de satisfaire à nos besoins primaires, au lieu rendre grâce, louer et remercier le divin. Ou encore ceux qui se désolent du silence assourdissant de Dieu. Dans le christianisme, même le Dieu incarné, le Christ, fait l’expérience de l’abandon du Père au cours de sa Passion et sur la croix. Il fait écho aux plaintes et lamentations de ceux qui crient leur désarroi devant l’absence de Dieu : « Mon Dieu, je t’appelle tout le jour, et tu ne réponds pas », trouve-t-on dans les Psaumes de la Bible. En ce sens, la foi est fragile lorsque nous sommes vraiment affligés ; nous en venons à douter ou à apostasier. Sauf pour les esprits forts, mais sans doute que ceux-là n’ont guère besoin de consolation.
17 – Raison
Venons enfin à la raison, seule véritable consolation digne de ce nom selon nombre de philosophes. Les arguments en ce sens sont les suivants. La raison est autonome, elle ne dépend que de nous, de notre propre pouvoir et de notre propre décision, ce qui la rend plus fiable, moins aléatoire. Son objet est infini, comme le réel, ce qui lui permet de s’inscrire dans la durée, sans souci d’interruption ou de limites, qui la rendraient inopérante ou décevante, à l’instar d’autres formes de consolations, implantées dans finitude. La raison est fiable, car elle est soumise à l’analyse critique, elle se vérifie en permanence par le biais de l’expérience et de la cohérence, une cohésion et une homogénéité qui garantissent son adhérence au réel et sa permanence. La raison est paisible, car elle implique une distance face à soi-même et à ses propres émotions, ce qui la protège de tout ce qui pourrait nous troubler, tant par les sollicitations ou pressions extérieures que par les mouvements internes de l’âme. La raison est libre, car elle ne dépend de rien d’autre qu’elle-même, elle est sa propre vérité, et notre accès à elle en tant qu’idéal régulateur nous protège des illusions, de l’arbitraire et de toute contingence : seuls notre désir et notre capacité d’y consentir ou d’y parvenir nous en limitent l’abord et le concours.
Il est plusieurs critiques que l’on peut avancer à une telle perspective, en général fréquemment mentionnées car plutôt évidentes au sens commun. La raison est aride et peu généreuse, elle est lourde d’exigence et de travail. Elle enferme le sujet dans une tour d’ivoire, provoquant repli sur soi et solitude, à la fois parce qu’elle n’a besoin de personne et parce qu’elle n’est pas populaire. Elle est irréelle car elle n’a rien à voir avec la matérialité du monde et ses contraintes quotidiennes, son intellectualisme l’entraine dans des sphères extravagantes, éloignée des urgences et des nécessités. Sa pratique est frustrante car elle va souvent à l’encontre de nos désirs et de nos attentes, elle nous empêche de penser ce qui nous arrange, de décider selon notre bon plaisir, de faire ce que l’on veut. Le glissement est facile et tentant, entre s’exposer à l’exigence de la raison, et le fait d’avoir raison. On se replie sur soi, on souffre du syndrome du génie, ou celui du prophète, qui seul sait, seul voit, et que nul ne comprend.
Néanmoins, en dépit de toutes ces objections, on la convoque ponctuellement, intuitivement, au moment où l’on pense qu’elle peut jouer un rôle de régulateur des émotions, pour contrer l’excès et rétablir l’équilibre, comme dans le cas de la tristesse, de la crainte, de la honte, de la colère ou autre passion triste, comme les nomme Spinoza, pour ensuite oublier cette pauvre raison dès que les choses sont à peu près rentrées dans l’ordre. Cette vision de la raison peut être qualifiée d’utilitariste, mais pour certains, plus rares, la raison est objet de dévotion, elle est le recours permanent, la fontaine de bien-être, seule capable non seulement de nous guérir du mal moral ou physique, mais aussi de le prévenir, de l’adoucir, de l’accommoder.
Consolation et consolation
Il se trouve dans le concept de consolation un paradoxe, ou une ambiguïté, quant à savoir si le problème disparait réellement, auquel cas il y a guérison, ou si le traitement agit uniquement comme palliatif, c’est-à-dire qu’il attenue la douleur, jusqu’à la faire disparaître, sans pour autant éliminer sa cause. Si la maladie peut se guérir, à moins d’être incurable, la mort par exemple ne le peut pas : on ne peut que calmer les craintes et appréhensions qui l’entourent. Certains philosophes prétendent même que se trouve là l’unique problème de la mort, puisqu’en soi la mort signifie la cessation de tous les problèmes par l’interruption de la vie. Ainsi peut-on se demander si le problème de la mort réside dans sa factualité, le fait que le corps soit désormais privé de vie, ou bien s’il s’agit uniquement de faire disparaître ou atténuer les symptômes psychologiques problématiques, puisque la mort est une issue irréversible. On peut aussi se demander si la maladie peut se confondre avec ses symptômes, s’il peut y avoir une identité totale entre les deux. Ou encore, tout en distinguant les deux phénomènes, on peut aussi se demander si la « consolation », en agissant sur les symptômes, peut guérir la maladie, par une sorte de réversibilité qui se rencontre périodiquement dans le rapport entre traitement physiologique et traitement psychologique. Certaines dynamiques particulières ont été étudiées de manière clinique, comme celle de protéger les symptômes afin de protéger la maladie. Quoi qu’il en soit, si la maladie consiste simplement en une douleur, comme c’est le cas dans bien des maladies psychiques, réduire la douleur signifie réduire la maladie, consoler devient alors guérir. Soulager le chagrin ou la peine peut alors signifier soigner, rétablir, guérir le mal, ou simplement atténuer, cacher, supprimer la douleur qui en est l’expression, au risque de cacher, à tort ou à raison, le mal qui nous afflige.
Philosophie et psychologie nous montrent que la vie humaine est souffrance, tout au moins en une composante significative, prouvant ainsi l’importance de la consolation, dynamique par laquelle on peut expliquer, quand bien même de manière réductionniste, bon nombre de nos activités et préoccupations. Nous pouvons agir directement sur la nature de la douleur, ou chercher à y échapper. Nous pouvons nous y engouffrer, la sublimer, la partager, la réparer, s’en distancier, voire l’oublier. Nous avons tous des préférences quant au type de consolation que nous voulons recevoir ou procurer, parfois de manière contradictoire. Mais ce qui console peut aussi devenir objet de nouvelles souffrances, de nouvelles craintes. Le cas de l’expérience religieuse en est un exemple frappant : la foi console des malheurs du monde tout en engendrant une angoisse spirituelle. Certains traitements sont immédiats, d’autres sont complexes et subtils. Certains moyens sont plus « naturels », d’autres plus « artificiels », tels la philosophie, qui exige un sérieux travail. On peut cependant distinguer divers natures et fonctions de la philosophie : noble, elle incite à la sagesse, académique, elle incite à la connaissance, populaire, elle incite au bon sens. La religion est une forme noble de consolation, désireuse d’être populaire. Ainsi en va-t-il de nombreux schémas politiques ou visions sociales, en dépit de leur aspect pragmatique. La philosophie peut être considérée comme un palliatif, même si elle met en question l’idée même de palliatif ou de thérapie. Sans doute ne peut-elle pas échapper à sa réalité propre, même lorsqu’elle prétend se constituer comme une action libre. Ainsi Kierkegaard soupçonne Spinoza de se consoler à travers une activité de rationalité excessive. Nombreuses sont les douleurs morales qui nous taraudent : jalousie, angoisse, impuissance, solitude, colère, peur, tristesse, etc. Si la psychologie tend de manière générale à privilégier le soulagement par la verbalisation, la philosophie tend à privilégier l’action du sens.
La consolation présuppose la douleur, mais aussi la conscience de la douleur : elle suppose de ne pas être dans l’immédiateté en traitant un problème. Néanmoins, diverses consolations, comme la colère, s’activent de manière plutôt automatique et inconsciente. Sans doute avons-nous là une distinction importante entre les types de consolation : la présence ou l’absence de la conscience, à savoir dans quelle mesure nous réalisons que notre pratique consolatrice est une consolation. La philosophie en ce sens devrait être la consolation consciente par excellence, mais ce n’est que rarement le cas, car bien souvent ceux qui la pratiquent ne souhaitent pas voir la dimension consolatrice de leur activité intellectuelle. Les psychologues aussi seraient à même de le voir, si ce n’était qu’ils prétendent guérir plutôt que consoler. Pourtant, le travail de négativité de la philosophie : position critique, transvaluation, dialectique, fournit des attitudes et des outils tout à fait appropriés pour traiter la douleur, sans parler de la production de sens. La problématisation par exemple, en effectuant ruptures épistémologiques, en induisant troubles ontologiques et changements de paradigmes, peut tout à fait se jouer de la douleur et du malheur. Elle nous invite à déconstruire les présupposés et la nature de la douleur, à nous décentrer, soit en trouvant ce qui n’est pas objet de douleur, soit en remplaçant une douleur par une autre, plus acceptable, plus vivable. Cependant, bien des philosophes nieraient une telle genèse de la philosophie, niant le sujet et ses « besoins », sans s’apercevoir que si la vie était pleinement satisfaisante en soi, l’esprit comblé n’aurait guère besoin d’aller chercher ailleurs et de se torturer intellectuellement.
Toute forme de consolation a une doctrine, quand bien même elle nous paraît très singulière et personnelle. Qu’il s’agisse du recours à la transcendance, à la raison, à la fatalité ou à Dieu, qu’il s’agisse d’oublier, d’accepter ou d’aimer. On peut évoquer ici le « amor fati » de Nietzsche, aimer la fatalité, le recours de Sénèque à l’ataraxie, cette tranquillité de l’âme qui nous accorde liberté et stabilité, puisque nous ne dépendons plus des circonstances, Boèce avec sa raison salvatrice, son souverain bien, ou le Dieu d’Augustin, plénitude qui siège au plus profond de notre âme, ou le bonheur comme émancipation politique, selon Marx, celui d’un individu mature et conscient, responsable de la destinée collective. Que ce soit par le biais de l’amour, qui ne connait pas la solitude et ignore la finitude, par une quelconque accès à l’infini, dans un rapport à l’autre, à la nature ou au cosmos ou à un dieu, par le sacrifice, ou la perte de soi.
Il y a nécessairement « doctrine » parce que la consolation, consciente ou non, est une rationalisation, une quête de compensation ou d’équilibre, une déconstruction, ou une protection, aussi négatif que soit le principe de se voiler la face. « On ne peut rien faire », « Ce n’est rien », ou « Il n’y a pas de bien sans mal », autant de schémas généraux pour occulter une réalité singulière et se sentir mieux. On peut néanmoins se questionner à ce sujet. Suffit-il de dire pour consoler ? Le fait de dire peut-il aussi renforcer la douleur ? Dans quelle mesure une consolation est-elle appropriée, juste ou utile au long terme ? Doit-on nécessairement se soucier du long terme pour se consoler ? Faut-il plutôt combler le manque ou perdre le désir, voire le taire? Faut-il dire le malheur afin de l’exorciser, ou ne pas l’évoquer afin de ne pas le provoquer, afin de l’oublier? « Pas de bien sans mal » justifie le mal. Mais atténue-t-il la douleur? Oui et non, pourra-t-on répondre. L’appel à la raison, à la maturité ou à la dignité, au courage, à la sagesse, à la vertu, psychologique ou morale. Donner du sens, immédiatement ou dans le futur, par espoir, parce qu’un dieu l’a voulu, ou par l’ordre des choses. La souffrance comme moyen d’une finalité : « Il faut souffrir pour être belle », ou bien la souffrance comme condition même de notre humanité : elle nous rend humain parce qu’elle nous permet de voir et de comprendre, telle la punition, cette consolation ambiguë de la faute. La consolation comme valorisation d’un moi tout-puissant, affirmation d’un égocentrisme soutenu, censé nous libérer du conditionnement et de l’aliénation, en vogue dans le postmodernisme ambiant. Le supplément d’âme du New Age ou du développement personnel. Que la douleur soit fondée sur l’impuissance, la passivité, le sentiment d’infériorité, la frustration ou la solitude – nous choisissons notre mal – nous n’y répondrons pas de la même manière. Tour à tour nous pratiquerons la distanciation, la contemplation, la sublimation, ou l’expectative, la suppression, l’invention, la relativisation, le dépassement, l’oubli, le divertissement, l’ivresse, l’exaltation, le devoir, le conformisme, la consécration. Nous nous abandonnerons à la vie organique, individuelle ou reproduction, à la colère, à la production artistique. Nous adoucirons nos maux par la lecture, la musique, la prière, en communiant avec la nature, par divers actes propitiatoires, ascèses, méditations, rituels ou pèlerinages. Nous évangéliserons, quel que soit notre acte de foi, nous implorerons, nous glorifierons, nous nous maitriserons. Nous détesterons, soi ou autrui, nous expierons, nous nous sacrifierons, nous deviendrons le simple objet d’un idéal supérieur. Nous agirons bien, nous serons des êtres moraux, nous nous dévouerons à une cause, éthique, politique ou sociale. Nous nous consacrerons à une réussite matérielle ou sociale. Nous mènerons inlassablement une quête intellectuelle ou spirituelle, nous lirons, afin d’accumuler des connaissances, plus ou moins vaines, ou pour vivre par procuration. Nous travaillerons âprement, par damnation, par utilité, pour sacraliser la douleur ou l’oublier, pour ne pas penser ou afin de créer une diversion. Faire disparaître la cause de la douleur, détruire l’objet du délit, interdire ou vilipender le désir, cette cause du malheur.
La douleur est impuissance, elle est accident, crainte du vide, absence de sens, ou ennui. Pourquoi vivons-nous ? Faut-il agir, penser, ou simplement être ? Peut-on distinguer la consolation de l’existence, ou sont-elles consubstantielles ? Nous nous consolons parce que nous existons, ou nous existons parce que nous nous consolons. Exister, c’est peut-être une vaste tentative pour faire cesser la douleur. L’existence, tout comme la boisson, est peine et plaisir, sous le même mode.
On peut aussi se demander s’il existe de vraies et de fausses consolations, certaines plus substantielles, d’autres plus illusoires. La ligne rouge n’est pas très nette. Faut-il examiner le rendement à long terme ? C’est déjà supposer que la durée, la permanence, est le véritable critère. Pourquoi pas l’intensité, la facilité, ou l’utilité sociale ? La quête de consolation est-elle déjà une consolation ? La complaisance dans la douleur est-elle déjà consolation ? Tout est-il consolation, au risque de l’indifferentiation ?
Les puristes insisteront sur une hiérarchie, mais ils s’appuieront nécessairement sur quelque paradigme plus ou moins dogmatique. Doit-on les accuser de tomber dans l’esprit de sérieux, confondant l’objectif et le subjectif ? Ou bien l’engagement est-il une condition nécessaire, sans laquelle il n’est point de consolation digne de ce nom ? L’acte de foi constituerait la condition de possibilité de la consolation, inévitable fondement et légitimation. Cet ancrage déterminerait ce qui évalue la consolation, son aspect superficiel ou fondamental, temporaire ou permanent, voire éternel, établissant d’une sorte d’axiologie ou hiérarchie du palliatif. Prenons par exemple le fait de savoir si la raison est supérieure ou non au plaisir, si l’amour est supérieur ou non au succès. Le problème reste alors de savoir si une telle valorisation relève entièrement d’un choix personnel, ou s’il existe d’indiscutables critères universels. Certes, le choix de l’excitation à travers une intoxication sera en général critiqué, mais celui du plaisir immédiat sera vanté dans une vision hédoniste, mais récusé dans une perspective religieuse, morale ou rationaliste. Suffit-il de choisir pour rendre opératoire la consolation ? D’expérience, nous pouvons établir qu’il est possible de se tromper. Certaines consolations sont empiriquement plus « efficaces » que d’autres.
Ainsi, lorsqu’une personne se plaint des duretés de la vie, elle se sent mieux. On pourra dire qu’un tel schéma est limité dans le temps, mais aussi qu’il instaure une dépendance. Est-il récusable pour autant s’il fonctionne dans le moment ? Bon nombre de consolations de la sagesse coutumière fonctionnent jusqu’à un certain point. Pensée positive : « Ne t’inquiète pas, tout va bien ! » Patience ou espoir : « Sois patient, tout ira mieux ! » Contrôle de la pensée : « N’y pense pas, tu te sentiras mieux ! » Bien des proverbes nous offrent diverses consolations. Selon quelle aune objective pouvons-nous les juger ? Est-ce en traitant directement le problème, ou est-ce par le biais d’une activité d’un autre ordre. Par exemple, le sentiment d’insécurité matérielle peut être adressé en tranquillisant l’inquiétude en question, en la dédramatisant, ou bien en abandonnant le souci matériel pour se préoccuper d’autre chose, considérée plus substantiel, telle la famille, l’exercice de la pensée, ou la spiritualité, une conversion tout à fait courante lorsque l’âge s’avance. S’agit-il d’appliquer un conseil simple, ou de s’engager dans une ascèse. Sont-ce les mots qui nous consolent, les gestes, ou une activité continue ?
Il n’est pas évident de produire des critères pour déterminer l’efficacité ou la validité d’un mode consolateur. Néanmoins, nous nous y risquerons, après hésitation. Notre difficulté principale étant d’éviter à la fois le dogmatisme du paradigme rigide, et le relativisme paresseux. Voici ce que nous proposons. D’une part en identifiant certains facteurs affermissant la consolation, d’autre part en identifiant ceux qui plutôt l’affaiblissent. Du côté positif, nous mettrons les points suivants : l’intensité de l’engagement, le travail sur soi ou sur l’extérieur, l’accomplissement d’une tâche, l’implication de l’esprit sur le plan de la raison ou de la foi, la prise de conscience de soi et du monde, un abandon de soi, la dimension primordiale du processus long, procurant profondeur, substance et durée à la consolation. Du côté négatif, nous mettrons les points suivants : l’espérance de résultats importants et rapides, la gratification immédiate, peu importe la forme, l’absence de dimension psychique, la dépendance d’autrui, la complaisance, l’inertie, le débordement émotionnel, l’égocentrisme. De manière générale, nous opposerons l’ascèse d’une part, la recette ou le supplément d’âme d’autre part. Néanmoins, toutes les activités consolatrices, quelles qu’elles soit, même parmi les plus nobles, connaissent certaines aberrations. Ainsi la raison est-elle corrompue par le désir d’avoir raison, ou le besoin d’être reconnu. La foi religieuse est corrompue par le pharisianisme et la bonne conscience. La psychothérapie est corrompue par la régression infantile et la complaisance. L’amour est corrompu par la possession et l’utilitarisme, opposition entre eros et agapè. Il en va de même pour toutes formes de consolation, qui connaissent leur propre forme de perversion.
Ecrire de la poésie, consulter un psychologue, faire du sport, voyager, travailler, fréquenter des amis, mener une pratique artistique, comme acteur ou comme spectateur, cultiver son jardin, méditer, lire, assister à des conférences. Tout est bon pour se consoler. Au risque du dilettantisme, vitrine du traiteur des suppléments d’âme, confiserie émotionnelle ou spirituelle. Sans dépasser sa subjectivité immédiate, ses humeurs, ses désirs et ses craintes, sans devenir une ascèse, sans se mettre au défi, sans se laisser déstabiliser, sans devenir une fin en soi et non plus un simple moyen, il n’est de consolation qui semble tenir la route.
Comme nous l’avons vu, il semble que réside au cœur de l’humain une douleur originaire. Douleur du manque, perception d’une finitude radicale, conscience de l’infime, celle d’une singularité saisie sur trame ou fond d’infini. Sentiment d’être perdu, arbitrairement jeté dans le monde, abime de déréliction. Plus radicalement encore, l’appel vertigineux du néant, un sentiment du rien, un vide que nous habitons ou qui nous habite, ou l’incompréhension, celle d’une absurdité que nous habitons ou qui nous habite. Cette impression, ou hantise, ne s’efface jamais totalement, mais elle peut s’amenuiser ou s’oublier un certain temps. Ceci s’accomplit par la fabrication de nouveaux schémas, artificiels, plus ou moins choisis. Ces partis pris existentiels sont accompagnés de projets, d’actions, d’accomplissements, chacun d’entre eux avec son cortège de plaisirs et de nouvelles douleurs, de satisfactions et de frustrations. Parfois c’est le plaisir de la satisfaction qui procure sa force au schéma palliatif, parfois c’est sa dose de douleur qui en constitue la puissance. On pourrait penser parfois que la douleur nécessite la douleur, que seule la douleur peut compenser la douleur. Ainsi certains êtres sont toujours en quête d’une nouvelle douleur, plus fraiche, plus intense. La douleur est à la fois maladie et panacée ; jeu de cache-cache de la douleur, colin-maillard des douleurs.
Ces nouveaux schémas procurent sens et valeur, ils remplissent le vide originaire. Est-ce le contenu existentiel qui nous intéresse, avec son inévitable sous-produit douloureux, ou est-ce la douleur elle-même que nous désirons directement ? La question reste, l’ambiguïté est forte. Mais peu à peu, ces schémas compensatoires s’affaiblissent, s’effritent, s’épuisent. Ils perdent l’attrait de la nouveauté, l’habitude les édulcore, l’exotisme fait long feu, la peine se redouble d’ennui, la nouvelle douleur finit par nous indisposer, par nous contrarier, elle nous accable, elle n’opère plus, elle ne fournit plus de sens, de compensation ou de quelconque palliatif. Elle ne fait qu’aggraver la douleur originaire qu’elle ne sait plus compenser, le néant revient en force. C’est ce que l’on nomme une crise existentielle, qui intervient à divers âges de la vie, selon les circonstances. On veut bien souffrir par amour, jusqu’au jour où l’on ne veut plus souffrir par amour. On veut bien souffrir pour une cause, jusqu’au jour où l’on ne veut plus souffrir pour cette cause. Exemple typique, le concept de sacrifice, qui calme l’angoisse existentielle, jusqu’au moment où il ne peut plus jouer son rôle : il ne fonctionne plus, par fatigue, ou bien parce que le contexte ne le permet plus. Désormais, il joue un rôle amplificateur de la douleur originaire, plutôt que celui de palliatif. Les jeux sont à refaire, mais la donne est plus compliquée, plus pesante. Nous avons perdu notre fraicheur initiale, il est plus difficile d’adhérer, plus ardu de croire. Peut-être avons-nous dès lors l’occasion d’un choix plus éduqué, plus substantiel. Peut-être serait-il même possible, à l’extrême, pour les esprits téméraires, d’envisager un sevrage de la douleur.
Aller chez le philosophe comme d’autres vont chez le psy ? Notre journaliste s’est laissée tenter. Compte-rendu de sa séance avec Oscar Brenifier, un dialogue rigoureux et passionnant.
OSCAR BRENIFIER Docteur en philosophie, il a mis au point une méthode qu’il a fait connaître à travers de nombreux articles définissant les principes et le déroulement de la consultation philosophique. Il anime des ateliers de philosophie pour adultes et est l’un des pionniers de la philosophie destinée aux enfants. Il dirige les collections “L’Apprenti philosophe” et “Philozenfants”, chez Nathan. Internet : www.brenifier.com
J’ai toujours rêvé de rencontrer Socrate
Quand j’ai appris dans le livre du philosophe américain Lou Marinoff, La philosophie, c’est la vie (La Table ronde, 2004), qu’il existait des « consultations » de philosophie – une pratique très répandue aux Etats-Unis –, j’ai tout de suite eu envie d’y aller. En analyse depuis presque trois ans, j’étais encore agitée par de nombreuses questions existentielles. Je ressentais le désir de me frotter à une autre méthode, peut-être moins à la merci de mon inconscient. Il m’a fallu une bonne dose de persévérance pour réussir à trouver ce que je cherchais. Après quelques heures passées sur Internet, j’ai fini par obtenir le moyen de consulter Oscar Brenifier, un homme sans âge et sans adresse puisque joignable uniquement par mail.
Je me suis demandé plusieurs fois s’il ne cherchait pas à me mettre à l’épreuve pour tester ma motivation : il m’a d’abord envoyé deux articles assez ardus expliquant en quinze pages les principes des consultations philosophiques et les difficultés qui pouvaient survenir lors de celles-ci. Après s’être assuré que j’avais bien pris connaissance de ces textes et que j’acceptais de me soumettre à cette façon de procéder, il m’a fixé une date de rendez-vous pour le mois suivant. Apparemment, l’aspect financier n’était pas une priorité pour lui : « Cinquante euros, mais si vous ne pouvez pas, je peux aussi faire la consultation gratuitement.
Le dialogue
Socrate
Fils d’une sage-femme, Socrate était bien placé pour inventer la maïeutique, une méthode « d’accouchement des esprits ». Quatre siècles avant notre ère, il se promenait dans les rues d’Athènes à la recherche d’interlocuteurs disponibles, pour mettre en pratique cette méthode dialectique qui avait pour objectif d’apprendre à raisonner. Tout sujet était bon à explorer pourvu que l’interlocuteur accepte de se soumettre au feu des questions du maître, posées afin de stimuler la pensée et de susciter un raisonnement. Grâce à Platon, son disciple le plus assidu, nous avons aujourd’hui accès à des dizaines de dialogues socratiques sur les thèmes de l’amour, de l’amitié, de la citoyenneté… des textes essentiels pour qui veut apprendre à philosopher.
Un après-midi d’été, je me retrouve devant le portail d’une maison, à Argenteuil, dans le Val-d’Oise. Oscar Brenifier m’attend au dernier étage. Il fait une chaleur intense dans ce bureau qui pourrait être une caverne s’il n’était aménagé sous les combles. C’est un grand monsieur à lunettes, plutôt jovial. Mais je m’aperçois très vite de la rigueur un peu sévère de sa pensée. Pourtant je ne me doute pas encore de la mise à l’épreuve intellectuelle que je m’apprête à vivre. Je m’installe face à lui et la consultation commence.
« Quelle est votre question ? » « Comment trouver la bonne distance avec mes parents ? » Il répète mes mots et note tout.
« Alors, il nous faut d’abord éclaircir les éléments de la question. Que signifie “la bonne distance” ? Je n’attends pas de vous que vous me répondiez cinquante mille choses. Je veux que vous définissiez précisément ce que vous entendez comme bonne distance, dans l’absolu, en sortant du contexte de votre question. » J’ai du mal à me concentrer. Mais je me risque, timidement : « Une distance raisonnable… ? – Non ce n’est pas assez précis. Méfions-nous des concepts sans intuition, selon la formule de Kant. – Un équilibre entre l’autorité et la liberté. – Voilà, là, on avance. Mais où sont passés vos parents là-dedans ? – Un équilibre entre l’autorité que mes parents exercent sur moi et ma capacité à être libre. – J’en déduis que, pour vous, la liberté, c’est la capacité de vous émanciper de vos parents ? – Oui, c’est ça. »
Je ne comprends pas très bien ce qui se passe. Seulement que le raisonnement progresse, par la grâce mystérieuse d’une dialectique qui me paraissait jusque-là réservée à la théorie. Maintenant, je suis complètement concentrée, et je prends mon temps pour répondre le mieux possible aux questions posées.
« Donc, reformulez ce que vous entendiez au départ par “bonne distance”. – L’équilibre entre l’autorité et l’émancipation. – Comment s’articule le problème entre cette autorité et cette émancipation ? – Mon problème est de savoir quelle valeur je dois attribuer à l’autorité de mes parents. – Et l’émancipation dans tout ça ? »
Oscar Brenifier est exigeant. La tension monte. Je réalise que, pour avancer, tout doit venir de moi.
« Ce serait la possibilité de vivre avec l’autorité, sans qu’elle soit gênante. – Et pourquoi serait-elle gênante ? – Parce que je n’arrive pas à faire avec. – Bon, alors reprenons. Quelle valeur accorder à l’autorité des parents ? – Une valeur morale ? – Cette valeur morale est-elle contestable ? – Je ne sais pas. Elle doit pouvoir l’être. – Non, vous devez répondre vraiment. Cette valeur morale est-elle contestable, oui ou non ? »
Est-ce la chaleur, l’intense effort de concentration, l’inhabituelle confrontation avec un interlocuteur attentif au moindre de mes mots ? Je sens subitement les larmes monter. Je crois que je suis au cœur de mon problème, sans même avoir raconté la moindre anecdote personnelle ou le moindre souvenir douloureux. Je n’avais jamais éprouvé de sentiment comparable ailleurs qu’en séance d’analyse. Le temps de sécher mes larmes, de reprendre le fil de ma pensée, et nous enchaînons :
« Donc, cette valeur morale est-elle contestable ? – Je n’arrive pas à la contester. – Mais pourquoi vouloir la contester ? – Parce qu’elle me pèse. – Mais d’après vous, peut-on vivre sans poids ? -J’aimerais bien. – Ce n’est pas une réponse. Je reprends : peut-on vivre sans poids ? »
L’exigence d’une pensée rigoureuse ne peut supporter le moindre compromis. Je poursuis mon effort, péniblement. C’est à ce rythme, cadencé, sans pause que, progressivement, le philosophe va me conduire à l’essentiel.
« Bien. Alors, cet équilibre, il est à trouver entre vos parents et vous, ou entre vous et vous-même ? » Je rechigne à répondre mais finis par concéder : « Entre moi et moi-même. – En effet. Car si vous saviez vous émanciper, le problème de vos parents se poserait-il ? – Non. – Alors, comment faire pour réussir à s’émanciper du jugement des autres ? – Je ne sais pas. – Posez-vous la question autrement. En quoi un jugement peut-il poser problème ? – De fait, il conduit au doute. – Descartes, le doute, ça vous dit quelque chose ? »
Je me souviens vaguement du fameux cogito, mais rien de précis… Il s’explique :
« Selon Descartes, le doute permet de connaître. Vous êtes d’accord ? – Oui. – Bon alors, si vous doutez mais que ce doute vous conduit à la connaissance, quel est le problème ? Et y a-t-il vraiment un problème ? – Mon problème réside dans le fait de bien évaluer le jugement d’autrui sans le surestimer. – Et pourquoi le surestimeriez-vous ? – Parce que je manque de confiance en moi. – Nous y voilà. »
Il marque une pause, puis reprend, visiblement satisfait :
« Voilà votre vraie question : pourquoi est-ce que je manque de confiance en moi. Votre question de départ n’était qu’une question alibi. »
La démonstration est brillante, je n’ai rien à ajouter. Je paie mes cinquante euros sans même y penser. Avec humilité, Oscar Brenifier me demande, avant de nous quitter, de lui dire ce que j’ai pensé de cette consultation. Je suis assez émue et totalement épuisée par cette heure et demie d’une gymnastique de l’esprit particulièrement éprouvante.
Je réussis tout de même à lui exprimer ma gratitude : malgré l’émotion que notre entretien a suscitée en moi, il m’a permis de tenir le fil d’une pensée rigoureuse. Sans forcer, mais sans jamais céder devant mes hésitations, il m’a permis d’envisager ma problématique personnelle sous un jour nouveau, et de révéler à mes mots leur sens caché. Le résultat n’est pas si éloigné de ce que j’ai pu obtenir, parfois, allongée sur le divan. Mais la procédure est totalement différente. A mille lieues de l’entretien psy, au cours duquel l’inconscient s’exprime malgré soi, et tout aussi éloignée du cours de philo, qui donne accès à un savoir figé, la consultation philosophique relève d’une mécanique vivante et subtile de la pensée, qui ne peut se déployer qu’en présence d’un interlocuteur stimulant. Un disciple de Socrate, par exemple.
Etre ou ne pas être consultant
La consultation philosophique est l’occasion d’une mise à l’épreuve de vos idées reçues. Le manque d’écoute, l’incapacité à dérouler lentement le fil d’une réflexion cohérente, le malaise face aux questions que vous posez indiquent que vous avez frappé à la mauvaise porte.
Il existe très peu de véritables consultants en philosophie ; en revanche, certains animateurs de cafés philo reçoivent en « cabinet ». L’un d’eux m’a reçue gentiment. Après avoir pris quelques notes sur ce qui m’a conduit à le consulter, son verdict est tombé : « Dans votre cas, je préconise Epictète et Spinoza ! » Le temps d’un bref topo sur leur pensée, il m’a abreuvée d’exemples pour tenter d’éclaircir mon problème. J’ai eu l’impression d’assister à un cours de philo du lycée, en plus brouillon. A la fin, j’ai eu droit à quelques devoirs : « Prendre cinq maximes du “Manuel” d’Epictète, les reformuler avec vos mots. Justifier tout, puis contredire tout. » Cinquante euros pour cela me paraît excessif… N’est pas « philosophe libéral » qui veut.
http://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.png00ced95vinhttp://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.pngced95vin2017-11-17 11:07:522018-03-26 10:30:41J’ai testé une consultation de philosophie
http://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.png00ced95vinhttp://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.pngced95vin2017-11-17 11:05:102018-03-26 10:30:34Le souci du soi
« Ceux qui se consacrent à la philosophie de manière appropriée ne font ni plus ni moins que se préparer à mourir et à l’état de mort. » Platon
« Le Tao Te King est si mystérieux qu’on est disposé à mourir aussitôt qu’on l’a entendu. » Confucius
« Changer mon idée ? Biologiquement, je ne peux pas ! » Carmen
Si philosopher signifie apprendre à mourir, apprendre comment mourir, cela ne peut pas se faire autrement qu’en s’entraînant à mourir. Ainsi, notre proposition est que philosopher signifie en fait mourir, afin d’acquérir une véritable expérience de la mort. Nous essaierons donc de montrer dans ce texte que philosopher est cesser de vivre, ou en d’autres termes, comment la philosophie s’oppose à la vie.
DEUX PHILOSOPHIES
« La philosophie est la vie », est une expression que nous entendons communément chez les adeptes d’une philosophie ancrée dans le quotidien. Mais il nous semble qu’en fait, c’est exactement le contraire. C’est d’ailleurs la manière habituelle de procéder des lieux communs : ils tendent à mettre la réalité sens dessus dessous. Probablement en raison de leur intention, de leur raison d’être : ils cachent la réalité pour que leur auteur se sente mieux, plus à l’aise. Et en y pensant un instant, cela pourrait constituer l’une des raisons de la popularité relative que connaît la philosophie ces jours-ci : un désir de bonne conscience, l’espoir que l’esprit se sente confortable et détendu. C’est une conception commune de ladite philosophie : elle vous rend « cool », placide et léger. Il nous semble donc utile, comme souvent, de prendre le contre-pied de ce principe, d’effectuer le renversement du renversement, ne serait-ce que pour mieux examiner l’effet produit par l’opération. Et dans ce cas, comme pour de nombreux autres, cela fonctionne plutôt bien, puisqu’il nous semble que l’expression « philosopher est cesser de vivre » est une formule plutôt sensée et intéressante. Certes, nous avons maintenant une autre signification de la philosophie, opposée à la précédente, mais la philosophie implique de renverser ainsi les idées reçues et d’induire le trouble, au risque d’engendrer l’inquiétude de la mauvaise conscience, une sorte de douleur psychologique liée à une mort symbolique. Nous sommes conscient que nous avons ici opposé et radicalisé deux conceptions classiques de la philosophie. Nous pourrions nommer la première « vulgaire » et l’autre « élitiste ». Sans essayer d’établir une hiérarchie entre elles, car « vulgaire » pourrait devenir « populaire », « pédagogique » ou « opératoire », et « élitiste » pourrait devenir « absconse » ou « inutile ». Mais en guise de défense d’une philosophie « dure », affirmons que si la philosophie était la vie, elle remplirait les stades de football, approvisionnerait les supermarchés, nous la trouverions dans les sondages d’opinion, elle apparaîtrait à la télévision aux heures de grande écoute, et probablement les philosophes établis paraîtraient moins poussiéreux et parleraient à tout le monde. Bien qu’un peu de tout ceci se soit déjà produit au cours des dernières années, pour différentes raisons !
Examinons les différentes manières dont la philosophie s’opposerait à la vie. D’abord, en reprenant le refrain classique que « philosopher c’est apprendre à mourir ». Platon, Cicéron, Montaigne et beaucoup d’autres ont affirmé, écrit et réécrit, que la préparation à la mort constituerait en effet le cœur de l’activité philosophique, l’expérience philosophique par excellence. Évidemment, nous pouvons ici opposer certains philosophes comme Spinoza, avec son concept de conatus : chaque être vivant tend à persévérer dans l’existence, ou sa citation célèbre : « l’homme libre pense à rien moins qu’à la mort ». Ou Nietzsche qui affirme que la vie elle-même est le noyau de la véritable pensée, quand il écrit que le corps est la grande raison et l’esprit uniquement la petite raison. Ou même Sartre, qui, dans les traces des épicuriens, affirme que la mort est extérieure à l’existence, puisqu’elle est absence ou cessation de la vie. De toute façon, par principe, en ce domaine ou sur ces sujets, aucune proposition simple ne pouvant obtenir l’accord unanime des philosophes, nous ne nous tracasserons pas au sujet d’un tel consensus : nous examinerons seulement la viabilité de quelques propositions. D’ailleurs, nous nous réconcilierons très probablement avec nos philosophes de « l’opposition » au cours de notre pérégrination. Déjà parce que chez ces différents philosophes, le concept de finitude est important, et c’est précisément sur cette voie que nous souhaitons convier le lecteur, qui pourrait servir de définition au philosopher : examiner les différents enjeux de la pensée afin de subir et vivre la finitude : existentielle, épistémologique, psychologique…
LE SAGE N’A PAS DE DÉSIRS
Un des obstacles les plus communs au philosopher est le désir, quoique le désir lui-même se rencontre au cœur de la dynamique philosophique , comme chez Platon. Mais pour ce dernier, la perversion de la philosophie s’effectue justement dans le processus d’inversion de l’érotique. Quand le désir abandonne son objet le plus légitime pour un philosophe : la vérité ou la beauté, afin de chercher des satisfactions plus immédiates, tels que le plaisir des sens, la poursuite du pouvoir et de la gloire, l’accumulation de richesses ou de connaissances, la convoitise, etc. Ce n’est pas tellement que l’âme cesse alors toute activité intellectuelle, mais ces buts « terrestres » n’entrant pas dans le cadre de sa vocation « normale », de nature « céleste », son activité est pervertie par des considérations de nature inférieure : lorsque ce philosophe, de par cette perversion devenu un sophiste, obtient l’accord de la majorité ou devient populaire parmi ses concitoyens, c’est uniquement parce que le commun des mortels ne sait pas à quoi ressemble un « vrai » philosophe. Le profane est impressionné par les apparences simples, par le simulacre de pensée, il est émerveillé des sauts périlleux effectués par celui qui, pour Platon, n’est rien d’autre qu’un jongleur, un simulacre de philosophe. La vie a fort à faire avec le désir parce que la vie se compose de besoins, elle se consacre à la poursuite des nombreux objets qui satisferont ces besoins, elle souffre de l’angoisse de ne pas obtenir les objets qui satisferaient à ces besoins, de la douleur qui survient même lorsque les besoins sont satisfaits, à travers la crainte du manque et de la perte. Même le futur est un souci, l’espoir frôlant toujours le désespoir. Il semble que la vie a une étonnante capacité à créer de nouveaux besoins et donc de nouvelles douleurs, en particulier chez l’humain, dont la portée existentielle est beaucoup plus vaste que celle des autres espèces : l’esprit humain peut même envisager l’infini, vision passionnante en effet, mais qui peut devenir un véritable cauchemar en sa capacité de produire une liste infinie de désirs inassouvis. Désirs qui surgissent parfois uniquement pour la simple et bonne raison qu’ils sont totalement impossibles à réaliser. Si la plupart des espèces satisfont les besoins particuliers propres à leur nature – la poule ne désire pas aller sous l’eau, l’éléphant ne prétend pas voler -, le genre humain ne connaît aucune frontière à ses prétentions, à ses volontés, à ses ambitions, et de ce fait ne connaît aucune limite à ses douleurs. On pourrait soutenir l’argument que l’homme satisfait plus de désirs que toute autre espèce et pourrait donc se sentir plus satisfait, mais il semble que son imagination et sa convoitise surpassent de loin ses propres capacités à être satisfait. L’existence humaine est en cela un problème en soi, bien que préoccupés par notre survie et notre bonheur nous entretenons une certaine phobie du problème, tandis que le philosopher se réjouit de ces problèmes.
Quoique la philosophie ait, à travers l’espace et le temps, parcouru différents chemins, qu’elle ait proposé de nombreux et différents arrangements avec le réel et la subjectivité, il existe néanmoins une certaine concordance entre les différentes façons dont les philosophes ont tenté de résoudre la capacité excessive de l’homme à se rendre malheureux. Nous appellerons ce terrain d’entente « réconciliation avec soi-même ». Que ce soit avec le carpe diem épicurien, qui invite chacun à apprécier le moment présent. Ou avec le plaisir pur et idéaliste de penser et de raisonner. Ou avec la perspective d’un monde ou d’une réalité extraterrestre qui modère, retient ou annihile les désirs communs, ce que nous trouvons également dans le schéma religieux. Ou dans l’engagement d’accepter humblement la réalité, malgré sa rudesse ou grâce à elle. Ou dans l’amour des concepts transcendants tels que la vérité, le bon ou la beauté, contemplation qui sublime toutes les douleurs et satisfait l’âme. Ou dans la projection de chacun dans un avenir proche ou reculé. Ou dans la jouissance de l’action pure, physique ou mentale, transformatrice de soi ou du monde. Ou encore en se libérant de tout espoir de gratification. À travers ces multiples propositions, les philosophes ont essayé de fournir aux hommes diverses recettes pour connaître ce qu’on pourrait appeler une « meilleure vie ». Évidemment, on sautera sur l’occasion pour s’exclamer : « Vous voyez, la philosophie est la vie ! Vous l’avez dit vous-même : la philosophie nous aide à vivre une meilleure vie ! ». Mais notre critique oublie ici une chose fondamentale. Posons-lui les questions suivantes. Pourquoi ces philosophes ont-ils eu si peu de succès? Pourquoi ces philosophies sont-elles si difficiles à suivre ? Les philosophies n’offrent-elles pas des propositions opposées à la conception commune de la vie ? À tel point que les religions de masse doivent se rendre compte que les messages qu’elles émettent, même lorsqu’ils sont reconnus comme des paroles divines, peuvent difficilement être obéis et suivis à la lettre. Heureusement sans doute, car la radicalité de leur discours implique que leur fonction est celle d’un aiguillon critique plutôt qu’un guide pratique de l’existence. L’humanité n’aurait pas survécu à l’application intransigeante de leurs préceptes…
Examinons pourquoi les philosophes ne sont pas aussi facilement suivis, pour dire le moins. Comme réponse globale à cette question, nous pouvons proposer l’hypothèse suivante. Les philosophes nous demandent d’abandonner ce qui est le plus cher à notre coeur, ou plutôt à nos entrailles. De quelle manière le demandent-ils ? La caractérisation commune de leur demande est de nous inviter à abandonner l’évident ou l’immédiat, en faveur d’autre chose, d’une autre réalité, comparativement plus éloignée, plus impalpable, plus imperceptible et plus difficile à expliquer. Que ce soit le juste milieu, la voie moyenne, la sagesse, l’autonomie, la perfection, la réalité, l’amour, la conscience, l’absolu, l’altérité ou l’essence, tous ces concepts peuvent ne constituer que de simples mots, difficiles à poursuivre, très éthérés, en comparaison à la nourriture, au plaisir, à la danse, à la distraction, à travailler pour vivre, à la reproduction, à l’apparence, à la gloire, à l’ivresse, à la popularité, etc. Même l’injonction de vivre dans le moment présent, qui pourrait sembler quelque chose de facile à réaliser, puisque nous ne devrions plus nous inquiéter d’autre chose que de l’immédiat, est une tâche réellement ascétique et exigeante, car l’homme dépense une grande partie de son énergie à regretter un passé merveilleux, à pleurer quelque paradis perdu, ou à être inquiet au sujet du futur et de son imprévisibilité. Ainsi, vivre le moment présent durera naturellement peu de temps, car sous un bref délai, d’autres dimensions du temps, y compris le désir d’éternité, frapperont à la porte de manière insistante. Il en va de même avec l’amour, qui semble si éternellement populaire. Car, quand nous regardons de plus près ses manifestations courantes, nous identifions toutes sortes de calculs sordides, ressentiments, jalousies, désirs de possession et autres comportements grossiers ou perversions humaines du concept archétypal de l’amour, dont l’essence est selon la coutume romantique et idéale. De surcroît, nous obtenons une vue intéressante du problème, de ce décalage entre vie et philosophie, lorsque nous nous penchons sur la vie de nos philosophes officiels : l’incroyable génie de Leibniz, à l’enterrement duquel personne n’est venu, Kant vivant seul toute sa vie avec son serviteur, Wittgenstein vivant en ermite, Nietzsche devenu fou, Socrate tué par ses concitoyens, Bruno condamné au bûcher, bien que, nous devons l’admettre, certains aient atteint renommée, gloire et aisance, à l’image de Hume ou Aristote. Examinons maintenant d’autres aspects de notre affirmation que philosopher est cesser de vivre.
ARRÊTER LA NARRATION
La vie est une séquence, une suite de faits, une série d’événements. Quand quelqu’un raconte sa vie à ses amis ou lorsqu’il écrit une biographie, il raconte une histoire : ceci s’est passé, ensuite cela, et enfin quelque chose d’autre, ce qui conclut la narration. En général, les humains aiment se raconter mutuellement « l’histoire de leur vie », sous forme d’anecdotes, parfois parce que des choses importantes se sont produites, mais le plus souvent pour donner un compte-rendu des détails les plus triviaux et les plus inintéressants, simplement pour le plaisir de converser avec ses voisins, exister un peu plus, et penser un peu moins diront les mauvaises langues. Le principe est identique dans le fait de vouloir connaître et d’écouter « l’histoire de vie » des autres, comme le montrent les commérages sur les voisins ou sur les célébrités, cette propension insatiable pour le voyeurisme. Une autre habitude où nous nous apercevons que notre vie est une immense narration est la façon dont nous concevons nos activités, souvent répertoriées dans un agenda, qui établit ce que nous devons faire tel jour, à telle heure, par exemple une liste de tâches ménagères, tout comme se lever, travailler, courir les magasins, assurer divers rendez-vous, et même l’indispensable programme de télévision, qui rythme souvent la vie familiale. Tout comme nous nous inquiétons de ce que nous n’avons pas fait, devrions faire et probablement ne ferons jamais ! Autant de choses qui doivent s’inscrire d’une quelconque manière dans la liste infinie qui compose notre existence, dont le temps devient de fait le principal et ultime paramètre, et l’alibi par excellence. C’est une des raisons pour lesquelles il est si facile de se sentir éternel ou d’oublier notre propre finitude : nos désirs résistent et conspirent avec force contre une telle limite. Si j’avais le temps, qu’est-ce que je ne ferais pas ! L’existence s’énonce donc comme une large liste d’événements plus ou moins insignifiants et une liste encore plus longue d’espoirs, d’attentes, et de craintes.
Comment la philosophie s’oppose-t-elle à l’idée d’un récit ? Là encore, quelques philosophes surtout contemporains voudront défendre une vision plus phénoménologique de l’existence et promouvoir le récit. Pourtant, une des grandes révolutions de l’avènement philosophique, comme cela est apparu dans le « moment » grec antique que certains considèrent – à tort ou à raison – comme la naissance de la philosophie, était de passer du mythe au discours abstrait. Jusque-là, tout, que ce soit la création du monde, l’existence de l’homme, les phénomènes naturels, les problèmes moraux et intellectuels, était expliqué sous forme d’histoires que nous, esprits modernes et « éclairés », appellerions des mythes. Si nous ne prenions pas en considération le facteur de qualité ou d’originalité de ces textes, nous pourrions très bien les appeler des romans-feuilletons. Pour expliquer le monde, ces mythes fantastiques ont eu besoin d’acteurs, toutes sortes de créatures ont été invoquées, convoquées et imaginées pour commettre les actions expliquant les différents phénomènes cosmiques ou non expliqués. Ainsi les poètes, comme ils se sont fait appeler, ces créateurs de l’univers, comme Hésiode ou Homère pour les Grecs, Virgile ou Ovide pour les Romains, ont composé avec perspicacité des contes séduisants qui ont donné une cohérence et des explications au monde. On a inventé des cosmogonies, des théogonies, des épopées, tous les genres d’histoires imaginables pour éduquer et instruire la population, lui inculquer des principes en lui suggérant qu’il y a un sens à l’univers auquel les événements quotidiens sont directement liés. Pour que l’édifice existentiel et cosmique soit cohérent, la plupart de nos minutes vécues à l’échelle humaine doivent faire écho à ces grands exploits « historiques », car nous devrions pouvoir faire s’entrelacer nos petits mythes quotidiens avec ceux plus vastes de l’univers, dans une espèce de relation causale. Par conséquent l’univers dans son ensemble et tous les éléments le composant ont une importance, une signification, des règles et des principes, le tout sous forme d’« histoires ». Ceci garantit une part de prévisibilité pour nous consoler des difficultés de la vie, même si c’est en racontant un accès de colère ou l’histoire d’amour de quelque Dieu étrange. Ainsi, les petites histoires reflétaient les grandes histoires, mais tout n’était qu’histoires. Ce fut le cas non seulement en Grèce et à Rome, mais aussi en Égypte, en Chine et en Inde, pour mentionner certaines des cultures les plus célèbres et les moins éphémères, car ces mythes sont réellement fondateurs de civilisation. Comme nous pouvons le voir encore aujourd’hui dans certains pays, par exemple en Afrique, ces histoires remplissent une fonction éducative très importante, puisque des modèles émergent, ce que certains appellent des archétypes, qui nous permettent de percevoir les événements nous affectant non seulement comme des occurrences particulières, mais aussi comme des manifestations ou des évocations de quelques principes plus fondamentaux, de quelques leitmotivs universels.
L’apparition du logos, du discours abstrait, eût lieu non seulement en Grèce, où ce bouleversement marqua profondément au moins l’histoire occidentale, mais aussi ailleurs, par exemple en Chine et en Inde. Ce renversement consiste à transformer, au moins partiellement, une culture « qui raconte une histoire » en une culture d’« explication », que certains appellent « rationalité » ou « abstraction ». Le principe général du logos est d’ajouter aux « narrations » des raisons et des règles, des procédures et des méthodes, ou carrément d’abandonner les histoires pour ne conserver que le discours abstrait. Ceci implique qu’on peut s’éloigner des situations concrètes, particulières ou universelles, pour les remplacer par des idées, qui ont pour spécificité d’être hors du temps et de l’espace : la causalité échappe à la chronologie. Ces idées peuvent être organisées et formalisées pour créer des systèmes, employées pour produire de nouvelles connaissances, formuler des principes généraux ou utilisées pour examiner de façon critique des pensées et même des faits. La logique est une façon particulière de pousser à ses limites un tel fonctionnement intellectuel. Les mathématiques et l’astronomie sont, dans de nombreuses cultures antiques ou traditionnelles, les formes les plus évidentes et les plus élémentaires de tels efforts, de même que, parfois, la médecine et la physique. Et ces nouvelles « sciences » permettent une compréhension du présent et du passé et de prévoir le futur. La connaissance n’est plus uniquement basée sur des données empiriques, mais aussi sur des abstractions et des constructions intellectuelles. Des lois émergent, non seulement descriptives, expliquant ce que nous percevons, mais aussi prescriptives, nous indiquant comment nous devrions agir. La raison pour laquelle nous mettons entre guillemets les termes « explication », « rationalité » et « abstraction », est que la culture du mythe tentait déjà de le faire, à sa manière. Par exemple, l’Afrique contemporaine est agitée par un débat qui tente de déterminer s’il y a – avait – ou non une philosophie africaine, si le rôle des conteurs ou « griots », ces bardes traditionnels, peut être considéré ou non comme de la philosophie. Les intellectuels africains « pro-occidentaux » affirment que cette activité n’est pas philosophique, principalement parce qu’elle ne comporte aucun système conceptuel et appareil critique, qu’elle n’explicite donc pas son propre potentiel philosophique. Pour eux, l’explicitation, la conceptualisation et l’analyse critique sont les éléments constitutifs du philosopher. L’autre camp, celui des ethno-philosophes, affirme que ces histoires, en tant qu’histoires, posent des questions, analysent et problématisent, en particulier l’existence humaine, sur des points existentiels, sociaux et moraux, produisent du sens, et en ce sens sont philosophiques. Rappelons ici comment Shelling, philosophe romantique allemand, a pris le contre-pied de la « philosophie première », la métaphysique de la tradition aristotélicienne, avec une « philosophie seconde », qui est le récit, la narration d’une histoire, bien que cette dernière philosophie soit en fait chronologiquement la première. Il est vrai que toutes les sociétés sont fondées sur de grands mythes, qui incarnent l’essence, la nature, la raison d’être, le but, la spécificité d’une société donnée. C’est pourquoi la littérature, sous forme de théâtre, poésie ou autre, est une institution cruciale, aux côtés de la philosophie, pour expliquer qui nous sommes, ce qu’est le monde. Et Shelling n’est pas le seul philosophe qui critique l’abandon du récit comme forme essentielle du philosopher. Plus récemment, la critique de la « philosophie des systèmes », du principe de « méthode », des concepts « transcendantaux », voire de toute forme d’abstraction, a fait florès chez certains philosophes. Parallèlement aux grands mythes, sur le même principe, de nombreux contes, antiques ou récents, contribuent à créer l’identité de ceux qui les racontent et de ceux qui les écoutent. Que ce soit les histoires qui se perpétuent au sein des familles, ou le mythe que chacun s’élabore pour lui-même. N’avons-nous pas tous quelque histoire au sujet de notre petite personne, que nous avons racontée à de nombreuses reprises, changée et embellie à chaque fois, cette histoire que d’autres répètent comme nous, ou en la modifiant, cette histoire que notre entourage est parfois fatigué d’entendre, mais que nous continuons à raconter parce qu’elle est ce que nous sommes ? À moins que nous soyons ou devenions ce qu’elle est ? Nous jurons qu’elle est vraie, aussi incroyable soit-elle, mais dans un certain sens, une histoire ne peut pas être vraie, puisqu’elle décrit subjectivement, d’une manière spécifique et biaisée, un événement qui échappe en soi à n’importe quelle description, verbale ou autre. Une histoire est au mieux le résumé hyper condensé d’une série d’événements dont nous choisissons les points saillants et la manière de les décrire. C’est ainsi que l’homme est le seul animal qui s’invente !
Pour clarifier notre idée de la philosophie comme rupture avec la vie, cette dernière étant définie comme une séquence d’événements, récapitulons les points suivants. Raconter une histoire est plus facile et plus naturel qu’expliquer ; c’est plus concret, cela parle davantage à chacun. Les exemples viennent plus aisément à l’esprit que les explications. Les histoires semblent plus vraies que les explications, puisqu’elles consistent apparemment à décrire des faits plutôt que donner des interprétations « subjectives » et une analyse nécessairement « biaisée », car émanant d’un parti pris. Les histoires sont plus gratifiantes, car nous pouvons nous sentir bien, grâce à quelques paroles simples et plaisantes, qui ne nécessitent pas d’effort particulier de l’esprit. Les histoires donnent plus d’espace à l’imagination que la raison, cette dernière étant beaucoup plus stricte. Les histoires sont plus agréables à l’oreille que les pensées abstraites : même les enfants les apprécient, puisqu’elles ont une dimension esthétique dont manquent souvent les explications et les idées. La philosophie a une image plus aride, elle n’est pas aussi facilement satisfaisante, puisqu’elle implique un travail de compréhension, bien plus que le récit ne l’exige. Mais ces hypothèses de travail ne sont nullement incontestables, elles tentent seulement de fournir quelques généralités à propos des perceptions générales, qui déjà ne sont pas valides pour beaucoup de philosophes, la plupart d’entre eux se nourrissant de ce que le commun des mortels n’apprécie guère. En ce sens le philosophe est d’une certaine manière, aux yeux de l’opinion générale, quelqu’un qui a en quelque sorte abandonné la vie. Il semble ne pas être intéressé par la « réalité » : il lui préfère les idées absconses. Ce qui nous porte à notre prochain point : la qualité ascétique des idées.
L’ASCÉTISME DU CONCEPT
Cette aridité du discours philosophique nous porte directement à une autre facette de l’opposition entre la vie et la philosophie : la dimension ascétique du concept. Le concept est un outil crucial de la pensée, sinon le principal, comme c’est généralement accepté en philosophie, en particulier depuis Hegel. Et ce depuis que le philosophe allemand a proposé cet « outil » comme attestant de la « scientificité » de notre activité mentale. C’est pourquoi il rejette le récit, qui, pour lui, n’est absolument pas philosophique, même lorsqu’on le rencontre chez un philosophe « patenté » tel que Platon, qui se « laisse aller » à raconter des histoires, comme le perçoit Hegel, alors que pour Platon le mythe a toujours un rôle important dans la fondation de la pensée. Qu’est-ce un concept ? C’est une représentation intellectuelle, généralement un mot, qui capture le thème ou l’idée saillante dans un discours donné ; nous pourrions aussi bien l’appeler « le mot clé » ou « le terme principal ». De façon plus moderne, il peut indiquer une fonction opératoire plutôt qu’un « objet ». Il peut être inclus dans le discours, ou induit par lui. Il peut être considéré comme une catégorie, un nom commun qui renvoie à une multiplicité d’objets. « Pomme » est un concept défini qui se réfère de façon abstraite à une infinité d’objets de formes, tailles et couleurs différentes, mais qui ont néanmoins certains traits en commun leur permettant d’entrer dans la catégorie de « pomme » : le concept à la fois rassemble et définit les objets qui lui correspondent. C’est le résultat d’une double opération. Une abstraction, puisqu’elle retient certaines caractéristiques d’objets et pas d’autres. Par exemple, une pomme ne peut pas être longiligne ou carrée, mais doit être à peu près ronde. De même le critère de « maturité » n’entre pas dans la définition de la pomme, quoique cela nous concerne lorsque nous voulons manger une pomme : une pomme pas encore mûre est déjà une pomme. Et une généralisation, puisque les caractéristiques prises en compte s’appliquent à tous les objets qui appartiennent à la catégorie. C’est un objet mental avec une double dimension, d’une part la compréhension : totalité des caractéristiques constitutives, d’autre part l’extension : totalité des objets auxquels ces caractéristiques peuvent être appliquées. Par conséquent, le concept est court – généralement un mot, parfois deux ou trois, rarement plus – abstrait ou général, puisqu’il ne se rapporte pas à une chose individuelle, concrète et spécifique. Pour montrer le processus et les degrés d’abstraction, Kant fait au demeurant une distinction intéressante entre les concepts empiriques, qui se rapportent à des objets que nous pouvons percevoir, et les concepts dérivés, que nous ne pouvons pas percevoir, puisqu’ils se réfèrent au rapport entre les objets, et les qualifient. « Trou » ou « homme » seraient des concepts empiriques, « égalité » ou « différence » seraient des concepts dérivés. En fait, ce n’est pas tellement le concept qui nous intéresse ici, mais la dynamique en elle-même de conceptualisation, ou production de concepts. Comme Hegel l’indique dans son schéma réaliste – celui pour lequel les idées sont vraies -, le concept ne doit pas être déterminé simplement par son objet, c’est-à-dire être le concept de quelque chose, où la réalité serait externe à la pensée, mais nous devons plutôt viser un concept qui est l’objet lui-même de la pensée : quelque chose comme concept, où la réalité est engendrée par la pensée. C’est cette activité de conceptualisation qui pose problème à l’homme, ce processus de construction, avec son exigence de cohérence, lorsque l’on doit raisonner, plus que le concept lui-même, qui, comme objet mental virtuel et passif ne représente aucune menace concrète : donner et employer un nom, arbitrairement, représente une activité qui n’implique aucun accomplissement intellectuel particulier. Qu’est-ce que la conceptualisation ? C’est l’activité d’identifier, de produire, de définir ou d’utiliser des concepts, intégrés dans un processus de pensée globale. Chacun des quatre aspects de la conceptualisation présente une certaine difficulté et constitue les raisons de notre résistance à la conceptualisation. Mais d’une manière générale, le problème avec la conceptualisation est qu’elle agit par une action de réduction : elle réduit, elle rétrécit et de ce fait elle véhicule une connotation sèche et dure. En conceptualisant, nous allons du concret à l’abstrait, du multiple au simple, du réel au virtuel, du perceptible au pensable, des entités inscrites dans le temps, la matière et l’espace, aux entités acosmiques, immatérielles et intemporelles : nous entrons au royaume des idées pures, le royaume du penser de la pensée. Et si le plus souvent l’idée de réduction véhicule une connotation négative, nous devrions rappeler au lecteur qu’en philosophie, elle peut être au contraire une activité positive et utile, comme dans le concept de « réduction phénoménologique », proposé par Husserl. C’est un processus mental où nous sommes invités à mettre entre parenthèses le monde et à suspendre un jugement fondé en subjectivité, afin de saisir la réalité intérieure d’un phénomène, en lui-même, objectivement, comme il apparaît. Bien sûr, nous devons abandonner toute réalité environnante, afin de contempler les objets de notre perception mentale déconnectée de leur contexte. Ce phénomène peut se produire naturellement, par exemple quand nous sommes étonnés, car nous voyons alors uniquement l’objet de notre étonnement, mais le processus de la réduction phénoménologique nous demande en général de recréer artificiellement une telle occurrence, peu courante, une tâche très artificielle et exigeante, qui nous permet de saisir l’essence intérieure d’un objet de la pensée en abandonnant, dans la mesure du possible, notre vue du monde pré-établie, qui biaise subjectivement notre pensée, engluant l’objet pensé dans sa propre matrice. Le procédé de réduction peut aussi se produire en observant les variations apparentes d’un objet donné, afin d’abandonner les caractéristiques contingentes et de conserver seulement le nécessaire, l’essence d’une chose, ainsi révélée.
Identifier un concept, dans notre discours ou celui d’un autre, est difficile parce que nous devons choisir, parmi tous les mots prononcés, lesquels sont au centre du modèle de pensée exprimé par le discours donné. C’est un processus difficile, puisque nous devons éliminer de nombreux mots, en fait la plupart d’entre eux, pour en garder seulement un, ou quelques-uns. Nous perdons la perspective narrative ou l’explication globale en pointant du doigt, avec un simple mot. La production d’un concept est difficile parce que nous devons utiliser un terme qui dépasse une réalité donnée, qui pourtant est en deçà de cette réalité. Nous devons désigner par un terme unique l’entité qui unifie une pluralité dans une détermination simple. Nous devons diviser une totalité d’objets indéterminés par un processus de dénomination qui implique de créer des catégories déterminées. Ou encore nous devons qualifier l’ensemble d’une réalité globale par un mot spécifique, que l’on peut nommer « qualification », acte qui, pour Platon, touche à l’essence des choses. Mais là, il nous semble souvent que notre propre langue nous échappe, que cette réalité est au-delà de notre capacité de la penser. De même, la définition d’un concept est difficile parce que nous devons déterminer la réalité que ce terme recouvre. Nous donnerions plus naturellement des exemples, puisque le concret ou le particulier viennent plus facilement à l’esprit que l’abstrait et le général. Définir signifie toucher à l’essence d’une réalité, déterminer et décrire sa nature sans prendre en compte la contingence, c’est un exercice mental des plus exigeants. Une autre manière simple et commune de définir est de produire des synonymes ; même si cela peut s’avérer utile, le problème demeure : ce geste mental n’indique pas comment déterminer la nature de la réalité en question, il ne fournit que des indices. Autre problème, certains concepts d’une nature fortement transcendantale sont en général employés pour déterminer ou qualifier d’autres concepts : ils semblent se référer seulement à eux-mêmes, en tant qu’entités évidentes en soi. C’est le cas par exemple pour « bon », « beau », « vrai », etc. Par conséquent, ils semblent échapper à toute définition, et toute tentative d’en produire une apparaîtra toujours comme réductrice, parcellaire et incertaine. Utiliser un concept est probablement l’aspect le plus facile de la conceptualisation, car celle-ci peut s’effectuer sous un mode plus intuitif et moins formel. Néanmoins déterminer si un concept a été employé de façon appropriée fait partie de cette utilisation, ce qui en constitue la partie la plus difficile, voire rébarbative ou ingrate, puisque nous devons évaluer notre propre pensée. Pour une telle analyse, nous devons avoir en tête une idée plutôt claire et consciente de la signification d’un concept. Toutefois, l’intuition s’avère aussi assez fiable ; après tout, la langue nous est enseignée sous un mode plutôt « naturel » ou itératif, comme une pratique quotidienne répétitive, plus que comme un processus conscient et analysé. La réticence commune des écoliers pour étudier la grammaire et un certain abandon de son enseignement dans la pédagogie moderne apportent un éclairage à notre propos, concernant la nature « artificielle » de cette activité formelle. Bien que de notre point de vue, « artificielle » ne soit nullement contradictoire avec nécessaire. Afin de synthétiser ce qui est ascétique et désagréable dans la conceptualisation – et donc contraire à la vie -, voici ses exigences. Devoir choisir et abandonner, alors que nous voulons tout. Convoquer des termes spécifiques ayant une fonction spécifique, car cette rigueur nous semble formelle, compliquée, pointilleuse, or nous préférons ce qui est facile. Traiter des abstractions qui n’ont aucune réalité empirique immédiate, car elles nous apparaissent inutiles et vaines. Analyser notre pensée et en devenir conscient, parce que c’est ascétique et effrayant. On pourrait objecter à notre idée que la conceptualisation est une cessation de la vie en répliquant que ce que nous venons de décrire est simplement un travail intellectuel, que le travail fait partie de la vie, et que si certains n’aiment pas travailler, d’autres y trouvent leur compte. Nous voudrions répondre à cette objection en deux temps. D’abord nous traiterons de l’aspect du travail, puis de l’aspect intellectuel.
LE TRAVAIL
Parmi les cultures et les penseurs, il existe différentes visions du travail. Nous ne voulons pas nous engager dans une vaste étude sur le sujet, mais uniquement fournir quelques exemples sur la façon dont fonctionne l’opposition entre la « vie » et le « travail ». Pour commencer, nous pourrions mentionner le fait que le mot « travail » lui-même, dans certaines langues comme le français ou l’espagnol (trabajo), vient du mot latin tripalium, qui désignait à Rome un instrument de torture, ou un objet pour immobiliser des animaux, alors que les animaux sont définis précisément par leur mobilité. Contrairement à la vie qui est une liberté de mouvement, le travail est lié à la contrainte, et donc à la douleur. Negotium est un autre mot latin qui réfère au travail : il signifie l’absence de repos, de loisirs, l’absence de ce qu’on appelle en français « le temps de vivre » ; le negotium (d’où vient le mot « négoce », est la négation de l’oisiveté, ce privilège de l’élite, ce luxe d’une société qui a les moyens du superflu. Pour cette raison, Aristote recommande de ne pas donner la citoyenneté à l’ouvrier. Dans la même veine, Rousseau critique l’agitation et le tourment inhérents au travail, Pascal prétend que nous utilisons cette activité pour ne pas penser à nous-mêmes, Nietzsche considère que le travail est une police mentale utilisée pour contrôler la conscience afin d’enrayer le développement de la raison, du désir et de l’indépendance. Le concept d’aliénation est une autre accusation contre l’idée du travail, selon Marx et bien d’autres. Le concept de « travail » a aussi ses inconditionnels. Arendt pense que le travail fournit plaisir et bonne santé, Comte affirme qu’il engendre la cohésion sociale, Voltaire écrit qu’il nous protège contre trois fléaux terribles : l’ennui, le vice et le besoin. Nous noterons que la défense du travail ne repose pas simplement sur son utilité pratique, mais également sur le fait qu’il contribue au développement existentiel. Nous mentionnons ici ces auteurs « opposés » à notre thèse pour prouver que, d’aucune manière, nous prenons nos idées pour des absolus de la pensée : elles constituent simplement des hypothèses de travail. On pourrait aussi critiquer le fait que nous ne distinguons pas les diverses acceptions du terme, que nous confondons les différentes significations du mot « travail » : comme fonction sociale, comme moyen de gagner sa vie, comme activité, etc. Par exemple nous ne distinguons pas l’activité plaisante et libre du penseur de l’activité physique et douloureuse du travailleur manutentionnaire. Nous plaiderons coupable sur ce compte, car nous ne voulons pas opposer un travail intellectuel « noble » à un travail physique « vulgaire », nous trouvons intéressant de ne pas opposer ces deux conceptions, puisqu’elles s’inversent facilement, surtout aujourd’hui, même si cette opposition peut encore être très vraie dans beaucoup de circonstances. En effet, un intellectuel peut écrire un livre pour des raisons économiques et pour maintenir son statut – par exemple le fameux « publish or perish » des universitaires américains – comme une sorte de nécessité, tandis que le maçon peut construire une maison pour le seul plaisir de construire quelque chose. De la même façon, nous n’entrerons pas dans le débat de la nature de l’homme en tant que « homo faber » (homme fabricant), qui essaie naturellement d’accomplir quelque chose dans sa vie, contre une conception paresseuse de l’homme, ce « pécheur » qui tombe dans l’ignominie de la paresse, cet être qui cherche autant qu’il peut à échapper à sa part de travail pour la bonne raison que le travail est tout bonnement la punition à laquelle nous sommes condamnés à cause du péché originel. Nous voulons uniquement fournir quelques indications pour illustrer notre vision de la résistance existentielle au travail, pour justifier et donner du sens à la thèse de l’incompatibilité entre la vie et le travail, en rappelant que le travail est souvent accompli sous la contrainte de la nécessité – « gagner sa vie », – qu’il est un effort, et que souvent, sinon très souvent, les hommes l’éviteraient si on leur demandait de choisir librement et sans aucune contrainte le déroulement de leur quotidien. Ceci pourrait expliquer pourquoi la philosophie, pratique qui implique un travail assez conséquent, dans l’apprentissage d’une culture, dans l’acquisition de compétences et en se confrontant à soi-même, sans espèce de nécessité immédiate ou de récompense facile – ce n’est pas le moyen le plus évident de gagner sa vie ou de devenir riche – n’a jamais rempli les stades de football. Évidemment, si la philosophie est une simple discussion au sujet de la vie et du bonheur, le genre d’échange plaisant que nous aurions naturellement en prenant une boisson au café du coin, ce serait alors une toute autre affaire. C’est d’ailleurs la direction que prennent quelques philosophes dans le but de rendre la philosophie plus populaire, en produisant un prêt à penser. Mais si la philosophie est un travail, une lutte avec soi-même et autrui, afin de produire des concepts ou exister, elle tendra à être rejetée par la majorité comme un obstacle à la « bonne vie ».
Le travail s’oppose souvent à la vie, car il est une obligation, tandis que la vie est avant tout un désir. Friedrich Schiller, à la fois philosophe, poète et dramaturge, n’appréciait pas le dualisme plutôt kantien entre ce qu’il appelait « instinct sensuel » ou désir, et « instinct formel » ou obligation, une opposition qu’il a voulu résoudre par une troisième entité : « l’instinct de jeu ». Il affirme que lorsque le philosophe repoussera son auditeur par l’aridité de son discours, il pourra le ramener à lui par cet « instinct du jeu » : l’homme aime jouer, avec les idées par exemple. Mais ceci implique que les émotions soient éduquées par la raison, que nous apprenions à échapper au « besoin » de l’immédiat, or nos désirs résistent à un tel effort ; c’est néanmoins possible, sinon, comment les enfants pourraient-ils se développer et grandir ? Pour l’humaniste allemand, dans « l’âme belle », le devoir et l’inclination n’entrent plus en conflit l’un avec l’autre. L’expression de soi-même ne doit pas être liée aux sentiments banals et primitifs, mais peut être reliée aux émotions plus évoluées, en particulier à l’amour de la beauté ou de la vérité. La liberté humaine s’exprime donc comme une capacité d’aller au-delà des instincts animaux. Mais, bien sûr, ceci implique un certain travail, car un tel accomplissement ne jaillit pas naturellement. Si cette émotion peut devenir naturelle, c’est par une nature acquise, une spécificité de l’homme qui s’appelle aussi la culture, une culture qui en ce sens est toujours un travail, comme nous le voyons dans l’origine même du terme « culture », en son sens premier.
LA RAISON
Examinons le problème « intellectuel » de la philosophie. Pour commencer, nous pouvons rappeler au lecteur l’histoire célèbre de Thalès et de la servante, racontée par Platon. Apparemment, Thalès, philosophe et astronome, regardait les étoiles, et ne voyant pas où il mettait ses pieds, il tomba dans un puits. Une servante qui observait la scène se mit à rire bruyamment : comment un tel énergumène, si occupé avec « les sphères éthérées », peut-il ainsi ignorer la réalité toute proche de lui ? La question qui s’impose d’elle-même à l’esprit philosophique, ce qui d’après l’anecdote ne concerne assurément pas la servante, est de savoir si le puits, le trou dans la terre, la présence physique immédiate, est dotée de plus de réalité que les cieux éloignés que Thalès s’appliquait à contempler. Cette histoire capture bien la vision générale du philosophe, la perspective de l’activité philosophique, quoiqu’elle s’articule autour d’une sorte de cliché. Mais après tout, un cliché est un mot qui, à l’origine, désigne la photo prise par un appareil, montrant de manière figée ce qui est visible immédiatement ; malgré son action réductrice, il y a de la réalité dans le cliché. Ainsi le philosophe, en affirmant qu’il y a une réalité autre qu’immédiate et évidente, se concentre sur cette réalité cachée, il est obnubilé par elle, il est hanté par son secret, et ne voit plus ce qui est visible à « l’autre », au « non philosophe ». Ceci nous ramène à Platon et à l’Allégorie de la caverne, où le héros, après avoir d’abord été aveuglé par la « lumière de la vérité », après s’y être habitué et l’avoir vue, est de nouveau aveuglé lors de son retour dans la caverne sombre, et il ne peut plus participer aux jeux du commun, qui pour lui n’ont plus de sens. Son comportement étrange provoquera d’abord le rire chez ses concitoyens, puis une rage qui les mènera à le tuer. Un autre point de divergence apparaît entre vie et philosophie, lorsque nous pensons à Thalès et à la servante : la question du corps. En effet, il semble que la domestique habite son corps, contrairement au philosophe. Nous pourrions penser à lui – et à de nombreux philosophes – comme un pur esprit monté sur pattes, son corps étant uniquement le moyen de transport de sa tête, comme sur les dessins enfantins, ces hommes sans corps que les maîtresses appellent des têtards. La servante est un être de chair, et Thalès est presque un ectoplasme. Contrairement à elle, il ne s’inquiète pas de ce qui arrive à son corps, c’est pourquoi il tombe. L’immédiateté des sens n’a aucune signification réelle, car chez Thalès, l’activité de ces derniers est totalement distendue, son regard est perché dans le ciel, occupé à contempler les étoiles, tant et si bien que la vision ne se distingue plus réellement de l’activité mentale. Tandis que la domestique semble être dotée de ce qu’on appelle « gros bon sens », de « sens commun », cette rationalité très empirique, si étroitement liée à la perception sensorielle. Elle fait confiance à ses yeux et à son esprit – à sa vision immédiate – pour ce qu’ils lui indiquent, alors que le philosophe doute, dissèque et essaie toujours d’aller au-delà. Elle est vivante, elle existe, lui n’est qu’un esprit. Il incarne la thèse intellectualiste classique : le corps est une prison pour l’âme, une âme qui essaie continuellement d’atteindre l’illimité, l’inconditionnel, mais que le corps humilie constamment, en lui rappelant sa finitude. Ainsi l’âme dédaigne ce morceau ridicule de chair appelé corps. La vie est sale et impure. C’est la raison pour laquelle Lucifer ne peut pas comprendre pourquoi Dieu ne préfère pas les anges magnifiques, créatures de lumière, plutôt que ces humains fangeux et maladroits. Lucifer en tant que « saint patron » des philosophes… Même lorsque le philosophe se soucie du corps, ce dernier n’est jamais qu’un concept. Par ailleurs, l’autre corps souvent ignoré ou dédaigné par le philosophe est le corps social. De même que le corps physique et personnel, le corps social est contraignant, lourd, banal, grossier, malpropre, brut, immédiat, etc. Ce qui est commun est mauvais, l’opinion par exemple, est bon ce qui est « spécial ». Ce qui est éloigné est beau, la laideur caractérise la proximité. Ce qui est matériel est déterminé, ce qui ressort de la pensée est liberté. Une fois encore, un tel schéma « intellectualisant » ne peut prétendre d’aucune manière établir un prisme absolu, mais cela fonctionne assez bien comme approximation générale, et cette vision est utile pour comprendre notre propre fonctionnement. Il s’agit simplement d’un de ces dualismes classiques qui régissent l’existence de l’homme. Il permet par exemple de comprendre cette tendance intellectualisante tout à fait banale et commune, qui nous incite à ne croire personne d’autre que nous-même, cette méfiance fondamentale contre l’opinion d’autrui, cette suspicion qui habite à différents degrés les esprits dès qu’ils se targuent de penser de manière originale. Enfin et surtout, l’autre façon dont l’intellect nie la vie est dans son rapport aux sentiments. Prenons-en un, commun, qui souvent est prétexte à ne pas philosopher : l’empathie. C’est une des raisons invoquées régulièrement pour nous empêcher de questionner autrui lorsque nous l’invitons à penser. L’empathie, comme la compassion, l’amour, la pitié et d’autres, est de ces sentiments sociaux qui nous rendent humains, vivables. Mais l’intellect, comme tout fonctionnement mental, en favorisant sa propre activité, tend à ignorer, diminuer, nier, frustrer ou supprimer les autres types d’activités, particulièrement s’ils ne sont pas de même nature. En effet, analyser et conceptualiser, exiger de quelqu’un d’autre qu’il en fasse autant, demander qu’il recherche et expose la vérité, qu’il s’interroge, constitue une injonction troublante et douloureuse, contraire aux sentiments sociaux dont le principe est de faciliter autant que faire se peut la vie pour soi-même et notre prochain, afin de ne pas susciter de situation tendue, inquiétante ou conflictuelle. À ce point, les partisans de « la totalité de l’être », thèse qui incarne une autre forme de toute-puissance ancrée dans la tendance « new age », ou bien des personnes adeptes d’un certain psychologisme, affirmeront que l’intellect et les sentiments sont tout à fait complémentaires et se combinent très bien. Mais à partir de notre propre expérience, nous en concluons qu’il s’agit uniquement d’une stratégie de protection de soi, d’une certaine « misologie », une peur de penser, une crainte de la rencontre intellectuelle. Il nous semble que ces « humanistes » qui prétendent protéger autrui de l’âpreté de la pensée tendent à projeter leurs propres craintes et préventions sur les personnes – adultes ou enfants – auxquels ils ont affaire, exprimant plus que toute autre chose un manque de confiance envers leur propre identité intellectuelle. Ils manifestent une appréhension du « tragique » et de là, une méfiance envers l’identité intellectuelle de tout un chacun, phénomène tout à fait commun, très humain. Les sentiments semblent à nouveau constituer un principe fondamental de la vie, une manière commune de se comporter, et la philosophie prend l’aspect d’une activité forcée et artificielle, dotée d’une connotation exigeante, dure et brutale. On oublie que la philosophie, comme tout art martial, ne peut pas empêcher de trébucher, de tomber ou de se meurtrir. C’est probablement ainsi qu’elle nous enseigne à nous développer, en nous incitant à nous engager dans un corps à corps avec la réalité.
Ces spécificités de l’intellect peuvent être regroupées dans un concept existentiel qui nous est cher : l’authenticité. Or, malgré sa connotation existentielle, l’authenticité est une forme de mort. Être authentique signifie radicaliser notre position, oser l’articuler, l’accomplir sans regarder constamment par-dessus notre épaule, aller jusqu’au bout sans tressaillir, se risquer sans frémir au débordement et à l’excès : l’authenticité n’a pas besoin de se justifier. Cette apparente absence de doute offre une bonne raison à autrui de la qualifier de hautaine et d’arrogante. Cette singularisation extrême est une des raisons principales expliquant l’ostracisme qui se manifeste contre les philosophes, phénomène dont ces derniers abusent facilement pour glorifier leur position et leur être. Les cyniques sont un exemple intéressant de ce cas de figure : ils osent exprimer ce qu’ils pensent, ils osent penser ce qu’ils pensent, sans aucune considération pour les coutumes, principes, morales et opinions établis. Ils montrent de l’irrévérence pour tout ce qui est considéré comme sacré par leur entourage et leurs concitoyens, ce qui les mène naturellement à la confrontation ou à l’isolement. Ils apparaissent comme rigides et dogmatiques, alors que théoriquement, pour survivre, on doit plutôt être flexible et s’adapter aux circonstances, aux événements et au milieu. On peut donc les accuser de basculer dans un comportement pathologique, suicidaire, au moins sur le plan symbolique. Or, s’ils sont accusés de hacher menu leurs interlocuteurs, on ne doit pas ignorer qu’ils agissent pareillement avec eux-mêmes. Déjà à cause de l’état de guerre perpétuel dans lequel ils sont de fait engagés, bien que cette « guerre » ne soit pas leur véritable finalité : cette situation conflictuelle découle simplement de leur incapacité à feindre et à jouer les jeux sociaux. De même, parce que leur propre personne est mise au second plan en faveur de quelque chose de plus important, un certain concept transcendant, que ce soit la vérité, la nature ou autre chose, concept pour lequel ils sont disposés à tout sacrifier, y compris leur propre personne. Une des raisons pour lesquelles ces personnages restent incompris et étranges, est que bien souvent ils ne prononcent pas le concept même qui les anime, car, pour le cynique, les mots sont en deçà de toute vérité : ils ne sont que mensonges et illusions. Ils apparaissent donc comme des hors-la-loi, des infidèles, des personnages incongrus et intransigeants qui n’acceptent ni les demi-mesures ni les compromis, tout en offrant le spectacle d’une radicalité absurde, suspecte, voire malodorante. Il est vrai que lorsque nous observons les thèmes habituels de conversation, ce que l’on nomme le quotidien, nous nous rendons compte que la plupart des échanges se composent de trois ingrédients principaux : la causette à propos du temps ou les commérages, un discours d’autoglorification et d’autojustification, et diverses stratégies pour obtenir quelque chose de quelqu’un. L’authenticité du philosophe est dans une rupture totale avec cet arrangement conventionnel : la petite conversation est ennuyeuse, théoriquement il n’y a nul besoin de se glorifier ou de se justifier, et a priori le dialogue ne devrait traiter que de préoccupations fondamentales. Sinon, il vaut mieux garder le silence et faire taire l’interlocuteur, position violente s’il en est une.
L’Allégorie de la caverne capture bien deux attitudes fréquentes et distinctes que l’homme populaire de la rue adopte envers le philosophe : le rire et la colère. Le rire parce que celui-ci agit d’une manière étrange, comme chez la servante de Thalès, et la colère provoquée par le soupçon – ou la certitude – qu’il sait quelque chose que les autres ne savent pas. On pourrait aussi parler d’envie, de jalousie. Cette description renvoie au philosophe défini en tant qu’une autre personne, mais qu’en est-il du philosophe à l’intérieur de soi-même ? Quel rapport entretenons-nous avec lui ? Examinons comment ce philosophe intérieur, ce démon comme Socrate l’appelle, nous empêche de vivre. Nous pouvons répondre à cette question indirectement en argumentant qu’en général, au cours du processus éducatif, les parents n’encouragent guère le type de préoccupation que nous nommerions philosophique : ils nourrissent peu, voire pas du tout, une telle vision du monde chez leur progéniture. Il est une raison simple à cette prévention : un enfant doté de ce type de comportement sera perçu comme affligé d’une sorte de handicap : il serait maladroit, distrait, sans esprit pratique, gênant, ennuyeux, etc. En d’autres termes, il ne semblerait pas se préparer à la lutte qu’est la vie, vision commune de l’existence, même lorsque cela ne s’avoue pas ouvertement. On doit s’adapter, on doit être pratique, on doit hurler avec les loups, nous vivons dans une culture de résultats. Surtout aujourd’hui, à une époque où la concurrence économique fait rage, où l’on entreprend des études avant tout parce que cette activité nous procurera un métier digne de ce nom, c’est-à-dire rentable. S’engager dans des préoccupations philosophiques ne semble donc pas fournir la préparation la plus adéquate à la vie. Il semble que c’est au mieux un luxe, au pire une menace. Nous observons ceci fréquemment dans notre travail avec les enfants, à travers diverses objections contre la pratique philosophique, dont la principale est qu’apprendre à penser prend du temps et qu’il y a des sujets plus pressants à traiter. Pour rester dans la même veine, nous pouvons ajouter une seconde objection, tout aussi importante : la crainte que l’enfant soit déstabilisé ou troublé par ce genre d’exercice. Sa vie d’enfant serait inhibée par la pratique de la pensée, ce qui pourrait seulement provoquer de l’angoisse, du doute et ébranler son être. Certains adultes considèrent que la vie est déjà assez dure, sans devoir, de surcroît, penser aux choses terribles : « Laissez donc l’enfant être un enfant », s’écrient-ils… Et l’adulte aussi, sans doute par la même occasion… Ainsi, en plus des difficultés réelles dans l’acte de penser, comme nous l’avons déjà examiné, se trouve la suspicion que certains types de pensée susceptibles de surgir seraient menaçants ou destructeurs. Ce qui est très probablement vrai. Une piste qui nous emmène vers la prochaine contradiction entre la vie et la philosophie : la question de la problématisation.
PENSER L’IMPENSABLE
Une des compétences importantes de la philosophie est la capacité à problématiser. Au travers des questions et des objections, on est censé examiner de façon critique des idées ou des thèses données, afin d’échapper au piège de l’évidence. Cette « évidence » est constituée par un ensemble de connaissances et de croyances que les philosophes appellent des « opinions » : des idées qui ne sont pas raisonnées, qui sont établies simplement par habitude, rumeur ou tradition. Ainsi, en s’engageant dans le processus philosophique, on doit examiner les limites et la fausseté de toute opinion donnée et envisager d’autres chemins de pensée, ce qui, à première vue ou à la pensée commune, semble bizarre, absurde ou même dangereux. On doit suspendre son jugement, comme Descartes nous invite à le faire, et ne pas se fier à des émotions et à des convictions habituelles. Voire même, par sa « Méthode », il nous demande de subir un certain processus mental qui, pour lui, garantit d’obtenir une sorte de connaissance plus fiable, qu’il appelle aussi « évidence », en opposition à une opinion « établie », qu’elle soit vulgaire ou savante. Afin d’être fiable, cette « évidence » doit pouvoir supporter le doute, il faut pour cela prévenir la précipitation et le préjugé, et la pensée doit prendre des formes claires et distinctes. Avec la méthode dialectique, que ce soit chez Platon, Hegel ou autre, le travail de la critique ou de la négativité va plus loin, puisqu’il est nécessaire de pouvoir penser le contraire d’une proposition afin de la comprendre et l’évaluer : pour penser une idée il est nécessaire d’aller au-delà de cette idée, et toute possibilité d’« évidence » tend naturellement à disparaître. Mais pour mettre en œuvre de telles procédures cognitives, nous devons être dans un certain état mental, adopter une attitude spécifique, composée de distanciation et de perspective critique. Ce procédé est très exigeant, il rencontre de nombreux obstacles. La sincérité est un des obstacles courants à cette attitude, ainsi que la bonne conscience et la subjectivité qui doivent abandonner leur emprise tenace sur l’esprit. Plus radicalement, les principes moraux, les postulats cognitifs et les besoins psychologiques qui nous guident dans la vie doivent être mis entre parenthèses, être soumis à une critique âpre, et même être rejetés, ce qui ne se produit pas naturellement puisque cela génère de la douleur et de l’angoisse, travail qui exige une grande capacité de se distancier avec soi-même. Se dédoubler – ainsi qu’Hegel le suggère – comme condition au penser vrai, comme condition de la conscience. Et afin d’accomplir un tel changement d’attitude, on doit en fait « mourir à soi », « lâcher prise », on doit abandonner ne serait-ce que momentanément ce qui nous est le plus cher, sur le plan des idées et sur le plan des émotions les plus profondes. « Biologiquement, je ne peux pas le faire! » me répondit une fois un professeur espagnol, quand je lui demandais de problématiser sa position sur un certain sujet. Visiblement, elle avait plutôt bien perçu le problème, sans pour autant prendre vraiment conscience des conséquences intellectuelles de sa résistance ou de son refus. Notre vie, notre être, semblent fondés sur certains principes établis que nous considérons non négociables. Alors, si la pensée implique de problématiser, si le travail de négativité représente une condition indispensable à une réflexion digne de ce nom, il s’agit donc de mourir afin de penser. En observant la façon dont les personnes impliquées dans une discussion s’échauffent lorsqu’on les contredit, comment elles ont recours à des positions et des stratégies extrêmes afin de défendre leurs idées, y compris la plus flagrante mauvaise foi, on peut en conclure en effet, qu’abandonner ses propres idées représente bien une sorte de « petite mort ». On peut se demander pourquoi nous refusons de manière rigide d’abandonner « notre » idée même pour un instant, pourquoi nous résistons tant à un exercice de problématisation, aussi court soit-il, comme nous le rencontrons régulièrement lorsque nous formulons une telle demande. C’est certainement le cas pour les adultes, cela semble moins poser un problème aux enfants, car ces derniers sont nettement moins conscients des implications et des conséquences d’envisager une quelconque contre-proposition, même au travers d’un artifice comme celui du simple exercice. Un indice que nous possédons sur ce sujet nous est fourni par Heidegger, qui déclare que : « Le langage est la maison de l’être ». Pour lui, parler est faire apparaître quelque chose en son être même, nous pourrions donc extrapoler que la parole engendre l’existence. Pour l’homme, être de langage par excellence, ce constat est plutôt évident, bien que cette perspective soit souvent rejetée, comme le montre par exemple l’objection commune : « Ce sont seulement des mots ». Sans histoires, sans mythes, sans récits, sans dialogues, que serions-nous ? Certainement pas des êtres humains ! Tout ce que nous énonçons à propos de nous-mêmes, que ce soit sous forme de récit – mythos – ou sous forme d’idées et d’explications – logos – nous est indispensable et précieux. Pour montrer l’importance de la parole, nous avons seulement à observer combien nous nous sentons menacés lorsque notre discours est ignoré ou contredit ; nous prétendons tout à coup être très préoccupés par la vérité ! En fait, notre vrai souci se porte sur notre propre image, sur cette personne que nous avons laborieusement et soigneusement construite, une individualité désireuse de maîtriser sa propre définition, un être singulier animés de grandes ambitions, car il prétend sans l’avouer détenir la connaissance, l’expérience, la raison, bref un individu de valeur… Notre image est une idole à laquelle nous sommes disposés à tout sacrifier ; aucun don n’est trop grand pour elle. Ainsi, lorsque la philosophie ou un philosophe spécifique nous invite à examiner la facticité, l’absurdité ou la vanité de nos propres pensées, notre être entier réagit violemment, instinctivement, sans même avoir à y penser, comme pure réaction de survie. Le conatus spinozien, notre désir de persévérer dans l’existence, dépasse notre soif pour la vérité ; notre désir d’être spécifique – l’existence – est prêt à nier toute forme d’altérité qui lui semblerait représenter une quelconque menace, y compris la raison elle-même. La personne, cet individu construit empiriquement, se sent menacée dans son existence même, par l’être transcendant, sans visage et sans identité. C’est l’opposition que pose Carl Jung entre la « persona », cet être d’apparence, plutôt fonctionnel, et « l’anima », l’individu au sens profond du terme, transcendantal, capable de distanciation et de critique face à l’être empirique. Problématiser nos plus pensées les plus intimes, nos principes fondamentaux, abandonner temporairement ou examiner librement les postulats que nous avons souvent énoncés, que nous défendons âprement, parfois durant de nombreuses années, devient une position intolérable. Nos idées sont nous-mêmes, nous sommes nos idées. Un tel modus vivendi ne devrait-il pas être perçu comme une forme d’obstination pathologique ? Cependant, admettons-le, comment pourrions-nous nous situer dans la société et agir en son sein si nous n’éprouvions pas un tel attachement ? Comment pourrions-nous nous investir dans un projet de vie, si nous ne nous soumettions pas à quelques principes fondamentaux ? Comment existerions-nous, sans quelques idéaux normatifs guidant notre vie, bien que nous soyons loin de les réaliser ? Si l’homme est un être de pensée, il est un être d’idées, donc de rigidité et de préjugés. Car bien que les idées soient des outils pour la pensée, trop souvent le moyen est pris pour la fin, et de ce fait l’idée devient un obstacle à la pensée. Problématiser signifie tenter de rétablir la primauté de la pensée sur les idées, une tâche qu’il n’est pas facile à accomplir, puisque l’individu empirique éprouve des difficultés à céder à l’être transcendant. Abandonner des idées spécifiques, nos idées spécifiques, est une forme de mort : penser est donc comparable à mourir.
QUE FAIRE ?
Dans certaines cultures, le philosophe bénéficie d’un vrai statut : il est admiré, pour sa connaissance, pour sa sagesse, pour sa profondeur, parce qu’il semble avoir accès à une réalité refusée au commun des mortels. Dans d’autres ambiances culturelles, au contraire, il est perçu comme un être inutile, suspect, maladroit ou même pervers. Pour en revenir à Thalès et à la servante, certaines sociétés accordent une place plus prépondérante à la perspective céleste, d’autres accordent leur crédit à une vision plus terre à terre. Le second cas se manifeste sous différentes formes. Première possibilité : la philosophie reste relativement absente de la matrice culturelle, elle est réduite au strict minimum en terme d’importance dans la psyché collective. Deuxième possibilité : la philosophie est perçue comme un ennemi, puisqu’elle mine les postulats et les principes guidant cette société, en introduisant le doute et la pensée critique. Troisième possibilité : la philosophie s’adapte à la matrice culturelle, s’ancre elle-même dans la préoccupation matérielle, afin d’inhiber l’élan de la pensée dans son évasion vers une réalité plus éthérée, Ces trois aspects peuvent facilement être combinés, la culture anglo-américaine étant un bon exemple de cet ancrage. Que ce soit aux Etats-Unis ou en Angleterre, la philosophie représente une composante culturelle plutôt faible. Elle est souvent considérée comme une menace contre les postulats politiques, économiques et religieux établis. La tradition philosophique spécifique de ces pays tend à se cantonner à la réalité empirique et matérielle, comme nous l’observons historiquement dans les courants tels que l’empirisme, l’utilitarisme et le pragmatisme. Ce troisième aspect, la forme spécifique du philosopher, n’est donc pas accidentelle : il s’agit d’un problème d’axiologie. Quelles sont les valeurs d’une société donnée? Quelle est la hiérarchie des valeurs autour desquelles cette société est organisée? Souvenons-nous de la célèbre peinture de Raphaël : l’école d’Athènes, qui montre Platon tendant le doigt vers le ciel et Aristote montrant la terre, tandis que divers philosophes semblent intéressés par différents problèmes. L’histoire de la philosophie n’est rien moins qu’une série d’affirmations et de réfutations, accompagnées de quelques considérations épistémologiques sur les méthodes et les procédures employées pour établir ces différents points. Par conséquent, la critique de la philosophie ou son rejet opère encore dans le cadre de la philosophie, car il s’agit toujours d’une critique ou d’un rejet d’une forme spécifique et particulière de la philosophie, critique ou rejet qui prend aussi une forme philosophique particulière. La philosophie produit sa propre critique et œuvre sur sa propre critique. C’est la raison pour laquelle la philosophie peut se réclamer comme la forme même de l’antiphilosophie ; que cette antiphilosophie soit de nature religieuse, scientifique, psychologique, politique, traditionnelle, littéraire, ou autre, elle reste philosophique. Nous sommes donc obligés de postuler, aussi subjectivement soit-il, que l’homme ne peut guère échapper à la philosophie, pas plus qu’il ne peut échapper à la foi ou à l’art. Les seuls paramètres qui changent sont les valeurs adoptées, les méthodes employées, les attitudes entretenues et le degré de conscience. L’humain crée sa propre réalité, et cette production de réalité a un contenu philosophique. Les accomplissements de l’homme peuvent changer de signification, son désir de déterminer la réalité peut se modifier, son rapport à la réalité peut varier, l’importance relative donnée à la « signification » peut s’opposer à l’importance donnée aux observations « factuelles », mais quoi que nous fassions, nous ne pouvons pas échapper à l’acte de signifier, parce que l’homme est un animal raisonnable et il ne peut pas échapper à la raison, une raison qui est productrice de sens, expression de sens. Ceci signifie que naturellement l’homme interprète, juge, évalue, décide subjectivement quel degré de réalité et quelle nature il accorde à la réalité, il fixe la norme pour ce qu’est la vérité. Nous pouvons aussi déclarer que la réalité et la vérité ne sont rien que des concepts, de simples constructions humaines ou des inventions. Même lorsque l’homme décrète que la réalité lui échappe totalement, parce qu’elle est matériellement déterminée, objectivement définie ou donnée par Dieu, il prend un engagement, il s’engage dans un ensemble défini de valeurs. En d’autres termes, la servante est un interlocuteur aussi valable – en un sens, elle est également philosophe – que Thalès, quoiqu’elle ressemble beaucoup à notre voisin de palier. Ce qui nous ramène de nouveau à la question de la philosophie « vulgaire » et de la philosophie « élitiste ». La philosophie est une tentative « d’écart », de faire un pas au-delà, mais ces transformations spatiales sont dépourvues de sens sans « l’en deçà », car le « là-bas » n’est rien sans le « ici et maintenant ». Le personnage de Thalès prend tout son sens dans son rapport à sa servante, il a besoin d’elle : assez étrangement elle est son « alter ego » : elle est un autre « moi » ! Sans dialogue et tension entre ces deux positions, Thalès perd son intérêt, la fille devient inintéressante. Rapprochons cette tension de l’Allégorie de la caverne. Pourquoi dans ce mythe de Platon, le philosophe revient-il à l’intérieur après son évasion réussie? Il revient pour mourir ! Il ne peut pas rester dehors, à contempler la pure lumière, bien qu’il se soit écrié en un premier temps qu’il préférerait être l’esclave d’un pauvre laboureur en ce monde lumineux plutôt que de revenir dans les ténèbres. Mais Platon ne peut pas empêcher le retour, il ne peut pas ne pas proposer de ramener cet homme dans la caverne, comme si la fatalité l’obligeait à ce « dialogue » forcé, à cette confrontation, à cette mort. Il n’est pas de philosophie sans « agon », affirme Nietzsche. L’agon étant dans la tragédie grecque le moment de la confrontation, du drame, de la tension. Cet instant est, de façon ambiguë et paradoxale, destructif et constructif. La pensée est un dialogue avec soi-même, écrit Platon, et il ne peut pas y avoir de dialogue s’il n’y a pas distance et opposition : sans écart, sans intervalle, il n’y a pas de confrontation.
Notre thèse est qu’en affirmant qu’il y a des choses plus importantes ou plus pressantes à faire que la philosophie, nous sommes déjà dans la discussion philosophique. Même en oubliant que la philosophie existe, nous sommes déjà dans le domaine philosophique. Le rôle du philosophe, comme celui de l’artiste, est de faire remarquer, de montrer, de pointer du doigt. Foucault écrivit que si le scientifique rend visible l’invisible, le philosophe rend visible le visible. Une fois que quelqu’un a vu, il peut accepter d’avoir vu, il peut nier avoir vu, il peut oublier avoir vu, mais quoi qu’il dise ou fasse, ses yeux ne sont plus les mêmes, le monde n’est plus le même : on ne peut plus prétendre « retourner » à une quelconque virginité. La philosophie fait feu de tout bois. Dans le dialogue, le philosophe « gagne » toujours, uniquement parce qu’il s’engage dans le dialogue avec autrui. Il ne gagne pas à la manière du rhétoricien : ne confondons pas la philosophie et l’éristique, car dans cette dernière il s’agit de l’emporter dans un débat, de persuader et même de convaincre. Dans le dialogue, le philosophe « gagne » de deux façons : en obtenant de l’autre qu’il voie quelque chose et en voyant lui-même ce que l’autre voit. C’est pourquoi le dialogue est si crucial pour la philosophie. C’est pourquoi Socrate a si résolument et implacablement poursuivi ses semblables dans les rues d’Athènes et n’a pas envisagé d’intérêt plus fondamental pour la vie que d’examiner l’esprit de ses semblables en fouillant leur âme. C’est en ce lieu unique, l’âme d’autrui, qu’il trouvait la vérité. Comment est-ce possible ? Etait-il entouré exclusivement de prophètes et de sages ? Visiblement pas, si nous lisons les dialogues, où Socrate paraît en général beaucoup plus « intelligent » que ses interlocuteurs. Notre proposition est que Socrate a trouvé la vérité dans ces personnes parce qu’elles lui ont donné la possibilité d’abandonner sa propre pensée, en pénétrant la leur, ils lui ont permis de mourir à lui-même. En s’aventurant dans ces âmes étrangères et étranges, il pouvait se confronter à lui-même, en une sorte d’ascèse : tout comme le lutteur ou le soldat a besoin d’un adversaire pour se défier lui-même, pour se dépasser, pour devenir lui-même, pour mourir à soi. Si nous examinons l’histoire de la philosophie, nous avons une autre lecture de cette affaire. À son origine, la philosophie recouvrait la connaissance de tout ce qui nous concernait, elle traitait tous les champs du savoir « abstrait »: sciences de la nature, religion, mathématique, sagesse, éthique et même la technique. On trouvait là une connotation importante de toute-puissance, à la fois en terme de théorie et de savoir pratique. Souvenons-nous de Hippias le sophiste annonçant à Socrate que tout ce qu’il portait sur lui, il l’avait fabriqué lui-même. Ou Calliclès, qui explique que par son art de la rhétorique, le fort pourra toujours supplanter le faible, ou encore Gorgias, qui prétend pouvoir convaincre n’importe qui de n’importe quoi. Assez naturellement, il n’y a pas de limites aux prétentions intellectuelles : « l’hybris » règne, la démesure caractérise le porteur de parole. La vérité n’a pas toujours un véritable statut, pas plus que la raison, ni autre principe régulateur et limitatif ; seule la loi de la jungle – ou du besoin – y trouve son compte. La réalité unique du discours est le sujet et son désir. Évidemment, l’érudit critiquera de telles paroles, argumentant que la philosophie est née du rejet de telles conceptions, qu’elle est la recherche du vrai et du bien, il nous accusera de confondre délibérément le philosophe et le sophiste. Nous répondrons en premier lieu que la sophistique est une école spécifique de la philosophie, où Socrate fit ses armes, et que le mode de fonctionnement des sophistes mis en scène par Platon ressemble assez à nos intellectuels modernes, en moins sophistiqués. Par exemple, les attitudes relativistes et amoralistes – ou immoralistes – proclamées par ce courant de pensée en font les précurseurs de nombreuses voies contemporaines de la pensée. La prétention à la toute-puissance des sophistes, qui prit plus tard d’autres formes, est demeurée une caractéristique typique du philosophe, caractérisée par un ego surdimensionné, ce qu’en son temps Socrate essayait d’affronter par le dialogue, au moyen de la raison. En dénonçant ces sophistes comme n’étant pas des philosophes, de notre point de vue, Platon avait raison sur le fond, mais il se trompait sur le plan formel. Il le savait dans doute, car il a reconnu la proximité de ces deux « espèces », comme l’indique sa fameuse analogie du dialogue sur les sophistes, où il déclare que le philosophe se compare au sophiste comme le chien au loup, ou le loup au chien.
Au cours de l’Histoire, la philosophie a « perdu » de nombreux champs du savoir, tant dans les sciences de la nature – physique, astronomie, biologie, etc. – que dans les sciences de l’esprit – psychologie, sociologie, politologie, linguistique, grammaire, logique, etc. Notons que dès qu’un champ particulier a voulu exprimer son savoir de manière plus certaine, il a abandonné la philosophie et s’est établi comme ce qu’on appelle maintenant une science, un savoir constitué, doté d’une évidence objective « irréfutable », fondée sur des faits et des nombres, et si possible utilisant l’observation et l’expérimentation. La philosophie pourra uniquement se réclamer de ce que Kant nomme le mode « problématique » : ce qui relève de l’ordre du possible, et non du nécessaire. Néanmoins les philosophes, comme leurs ancêtres les sophistes, ne veulent pas abandonner les certitudes. Ces fameuses certitudes qui leur restent et qu’ils ne se lassent pas d’exprimer, sont de trois sortes : celles qui relève de la vision du monde, avec leur contenu politique, social, spirituel ou autre, celles de la connaissance historique, plus académiques, à propos des idées, des écoles et des auteurs, et celles portant sur la façon de penser, c’est-à-dire la méthode et l’épistémologie. Même le post-modernisme, avec son rejet de toute universalité ou de toute transcendance, est simplement parvenu à créer un « nouveau » type de certitude : la figure toute puissante de la subjectivité, à nouveau très proche de celle du sophiste.
À travers tout ceci, essayons de justifier comment et pourquoi le principe de l’« agon » est consubstantiel à l’activité philosophique, comme on le voit dans le concept dérivé de l’« agonie », cette mort à soi-même, lente et sans fin. Même si beaucoup de « moments » de l’histoire philosophique ont prétendu fournir une espèce de réponse définitive au sempiternel débat sur l’homme et le monde, ou sur la méthode, surgit toujours une « nouvelle » objection, prête « à tuer » cette thèse « définitive ». Hegel a forgé le concept de « moment » pour rendre compte du processus de pensée contradictoire qui nous habite, dans la chronologie historique autant que personnelle, en essayant de nous montrer comment chaque « moment », en suivant et réfutant le moment précédent, est une étape indispensable pour accéder à un certain « absolu », idéal régulateur qu’il avait pu lui-même évidemment discerner. On peut d’ailleurs s’étonner de sa détermination de l’absolu, lui qui avait critiqué Schelling sous l’accusation de : « s’inviter trop vite à la table du divin », mais cette tentative fait sans doute partie intégrante de la démarche, l’extension de la pensée à l’infini en est un élément moteur. Il en va de même pour la critique lancée par Marx à Hegel et ses disciples, contre cette dialectique hyper idéaliste : elle est une réaction tout simplement légitime et nécessaire. L’autre réaction opposée à une vision si absolutiste fut celle du pragmatisme américain. Et si ces deux écoles de pensée ont considérablement influencé le futur de l’humanité, intellectuellement, culturellement, politiquement, etc. ce dernier est encore aujourd’hui dominant. Mais si nous souhaitons retenir un critère commun aux deux avatars inversés de la philosophie « traditionnelle », nous choisirons leur soutien de la raison « commune », une raison qui appartient à un processus immanent et non à une puissance transcendante. Une fois encore, le philosophe devait mourir : il ne peut pas se réclamer d’une puissance « tombée du ciel » ou provenant du « Saint-Esprit», il doit répondre à une certaine capacité qui appartient à chacun, comme Descartes l’a énoncé en écrivant que « la raison est la chose du monde la mieux partagée ». Cet anti-élitisme est probablement, lorsqu’il y est confronté, l’une des expériences les plus humiliantes et inhumaines pour le philosophe. Et, pour la même raison, probablement, l’une des expériences philosophiques les plus fondamentales. Désapprendre, comme l’a nommée Socrate. Philosopher avec un marteau, selon Nietzsche. Cela pourrait s’appeler : « Le triomphe de la servante ».
ÊTRE PERSONNE
Ulysse est un vrai héros pour Socrate, sans doute son préféré, thèse qu’il défend dans le dialogue de Platon Hippias Mineur. La raison principale de son apologie est que le nom d’Ulysse est « Personne », « Je suis Personne », comme il le dit lui-même au cyclope Polyphème. Personnage complexe et polymorphe, comme nous le voyons dans son Odyssée, il est toujours à la fois quelque part et nulle part, il fait affaire avec les hommes et avec les dieux, qui combattent au-dessus de lui, il est ingénieux mais à la merci de forces puissantes, c’est à la fois un chef et un homme seul, il désire toujours ardemment être ce qu’il n’est pas, il est fugace, même pour lui-même, sa vie est constamment sur le fil du rasoir. Il semble être la version méditerranéenne de la vision taoïste de l’existence, que nous pouvons résumer de la façon suivante : celui qui se préoccupe surtout de sa vie et se trouve trop attaché à elle, non seulement ne vit pas, parce que ce souci mine sa joie de vivre, mais aussi parce que cette préoccupation inhibera et corrompra sa vitalité, la vraie source de la vie. Cette idée que la vie – cortège sans fin de petites préoccupations, tensions et rigidités au sujet des « petites choses » – est un obstacle à la vitalité, offre l’équivalent existentiel à l’affirmation selon laquelle les idées sont un obstacle à la pensée. La vitalité ne s’enchaîne pas à la vie ; la pensée ne s’attache pas aux idées. Nous trouvons un autre écho à ce principe dans la figure du Christ : fils de l’homme, fils de personne et de chacun, né pour mourir, n’ayant pas même une pierre pour poser sa tête, comme il l’annonce à l’homme qui souhaite le suivre. Ainsi l’essence de la philosophie est dynamique, tragique et paradoxale. Que ce soit dans la tonalité occidentale passionnée ou dans la version orientale détachée, le défi relevé par l’homme à travers sa vie et la philosophie, doit être de savoir lâcher prise sans pour autant abandonner. Mais la vie telle que nous la connaissons nourrit une certaine aversion au lâcher prise, elle promeut une posture crispée pour laquelle la seule alternative est de tout abandonner. Ainsi la vie se résume souvent à une série de cycles maniaco-dépressifs chroniques, qui finit heureusement ou malheureusement avec la mort, l’état maniaque ou dépressif ultime, selon les humeurs et les circonstances.
L’expérience philosophique fondamentale est une expérience d’altérité, l’expérience d’un « au-delà », qui peut être vécu seulement du point de vue d’un « en deçà ». Le fossé, l’abîme, la fracture de l’être, la tension entre le fini et l’infini, entre la réalité et le désir, entre l’affirmation et la négation, entre la volonté et l’acceptation, sont autant de formes de cette même expérience. Même le beau, cette perception de l’unité radicale ou de l’harmonie, s’inscrit dans la douleur du sublime. On pourrait résumer le philosopher par l’éternelle interaction entre la singularité, la totalité et la transcendance. Et l’on peut tout autant décrire ce qui conduit l’homme à penser et à explorer que montrer comment il tente d’obscurcir et de nier ce qu’il recherche. Assez étrangement, l’histoire de la philosophie se compose d’une superposition de visions et de systèmes où les philosophes du moment prétendent accomplir, expliquer ou rejeter les thèses de leurs prédécesseurs. Tous les textes de la tradition philosophique européenne sont de simples annotations au texte de Platon, d’après le philosophe anglais Whitehead. Et si nous analysons l’œuvre de Platon, elle capture déjà le paradoxe de la philosophie. Le but initial du travail de ce philosophe est de témoigner de l’histoire d’un homme qui a interrogé plus qu’il n’a énoncé, un homme qui n’aurait apparemment jamais écrit une ligne. Or Platon affirme sans vergogne, il fonde une théorie et une méthodologie sur le travail de cet homme, ou inspirées par lui, et il a beaucoup écrit. Vient immédiatement après un autre disciple de cette tradition : Aristote, qui, à notre avis, mettra en place l’ossature de la future philosophie occidentale, sorte d’encyclopédie raisonnée de la connaissance, incluant l’ensemble du savoir : sciences naturelles, sciences politiques, psychologie, éthique, etc. Quelque chose de solide et de fiable, redoublement de la trahison… Mais comme Socrate, nous pensons que la philosophie ne se lit pas ou ne s’écrit pas, car une telle activité se réalise avec de simples objets – des livres – tandis que la philosophie a pour but principal d’aborder l’âme humaine, de traiter l’âme et non de traiter de l’âme. Alors pourquoi écrivez-vous des livres, si vous êtes contre les livres, nous a judicieusement objecté quelqu’un par le passé ? Que répondre ? Mais comment pouvez-vous désapprendre si vous n’avez pas appris ? Comment pouvez-vous brûler des livres, si vous ne les avez pas écrits ? Comment pouvez-vous mourir si vous n’avez pas vécu ? Et avec l’inversion dialectique si commune à la philosophie, demandons ensuite : Comment pouvez-vous apprendre si vous n’avez pas désappris ? Comment pouvez-vous écrire des livres si vous ne les avez pas brûlés ? Comment pouvez-vous vivre si vous n’êtes pas mort ? Le seul problème avec les philosophes, comme avec tous les êtres humains, c’est qu’ils confondent ou inversent les moyens et les fins. La raison en est très simple : le moyen est plus proche de nous que la fin. Être un professeur, avoir la connaissance, écrire des livres, avoir un titre, avoir des idées, être célèbre ou important, être brillant, être respecté, être reconnu, autant de conséquences possibles au philosopher, autant de motivations du philosopher, mais aussi autant d’obstacles au philosopher. Parce que les philosophes, comme tous les hommes, veulent exister, comme philosophes. C’est probablement ce qui motive Socrate à citer Euripide dans sa discussion avec Gorgias le sophiste, quand il dit : « Qui sait si vivre n’est pas mourir, et si de l’autre côté mourir n’est pas vivre ? ». Que philosopher est mourir au monde, est une idée plutôt commune. Que philosopher est mourir à soi-même, est déjà plus rare et étrange. Mais si, en outre, nous déclarons que la philosophie implique la mort de la philosophie, nous tombons bien dans l’absurde, où peu de personnes voudront nous accompagner. Mais nous pensons que c’est là que se trouve la philosophie, là où elle meurt. C’est probablement la meilleure définition que nous pourrions donner à la philosophie comme pratique, bien que cela ne veuille pas dire grand-chose. Certains philosophes critiquent le concept de pratique philosophique et ont raison lorsqu’ils affirment que la philosophie n’est de toute façon rien d’autre qu’une pratique. Quoique multiples et contradictoires puissent être les formes de cette pratique. Mais la vérité de cette critique est que les philosophes académiques rejettent la pratique philosophique parce qu’elle défie l’individu et interroge la personne, avec si peu de respect pour elle. Mais laissons ceci au stade de conclusion momentanée, en proposant l’idée que l’essence de la pratique philosophique est de s’inviter à penser ce qui n’est pas pensé, de penser ce qui se refuse à la pensée, quoi que nous pensions. Idéal régulateur invivable, et donc philosophique.
http://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.png00ced95vinhttp://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.pngced95vin2017-11-17 11:01:252018-03-26 21:40:19Philosopher c'est cesser de vivre
« Philosopher c’est d’abord lutter contre la fascination qu’exercent sur nous certaines formes d’expression. » « La philosophie dénoue des nœuds dans notre pensée ». Ludwig Wittgenstein
« Le concept de chien n’aboie pas » “Toute idée qui en nous est absolue, autrement dit adéquate et parfaite, est vraie” « Toute affirmation est une négation » Baruch Spinoza
I/ Le concept, condition ou obstacle
Il est fascinant de voir comment certains termes exercent sur nous une fascination. Que ce soit de manière positive, par attraction, ou négative, par répulsion, certains mots ou expressions semblent produire sur nous de grands effets, ou cristalliser un phénomène psychique intense. On peut généralement les repérer grâce à leur répétition, que ce soit une récurrence dans le discours personnel, ou social, celui d’un groupe élargi, par exemple un peuple, ou celui d’un groupe restreint, professionnel, politique, culturel, familial ou autre. Ils opèrent alors comme une sorte de code, mot-clef, mot de passe, grâce auquel on reconnaît « l’un des nôtres ». Mais ces mots contiennent aussi une valeur magique, ou religieuse : ils invoquent, ils exorcisent, ils attirent les bons esprits et chassent les démons ; ils détiennent une puissance. On s’en aperçoit lorsque l’on voit la charge émotionnelle que mettent derrière ces mots ceux qui les prononcent, quand bien même ils semblent les articuler avec la plus grande rationalité. Des termes comme « amour », « réussite », « richesse », « liberté », « bonheur », « croyance » semblent ainsi dotés d’un grand pouvoir d’attraction. D’une manière inversement identique, certains mots plutôt effraient : ils sont trop forts, « ce mot me gêne » diront certains esprits délicats. La réalité qu’ils recouvrent est trop crue, trop embarrassante, notre « pudeur » préfèrerait les écarter, ils portent malheur dira-t-on même. Ainsi en va-t-il des mots liés à la mort, au corps, à la sexualité, à l’argent, mais aussi des mots étrangement tabous pour notre modernité, par exemple « jugement », « dualité », « rationalité » ou « interprétation », qui se trouvent par d’étranges coups du sort bannis soudain des échanges entre gens « bien pensants » parce qu’ils représentent le mal, sorte de « menace » pour l’identité collective ou personnelle. Le concept de mauvais œil a longue vie, et connaît bien des avatars. Néanmoins, ce qui peut être attirant pour les uns semble repoussant pour les autres. Mais la force est la même, à tel point que certains d’entre eux semblent tout autant constituer une véritable malédiction qu’une excellente raison d’être sans laquelle la vie n’a plus aucun sens ni aucun intérêt.
Quoi qu’il en soit, si l’on en croit Wittgenstein, dans un sens ou dans l’autre, il s’agit de se débarrasser de l’influence néfaste des mots, qui nouent la pensée et la rigidifient. On comprend alors la violente dénonciation de Deleuze, qui dans son Abécédaire, à la lettre W, accuse le philosophe viennois d’être « une catastrophe philosophique », d’avoir « foutu un système de terreur » : « ils cassent tout… C’est des assassins de la philosophie. » Car pour Deleuze, « la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts », quand bien même il ne voudrait pas que l’on en reste là. Et il reste relativement indéniable que la pensée s’élabore autour des concepts, qui en constituent l’armature, ou la pierre angulaire. Bien qu’en même temps, la position critique, si chère à la philosophie tende pourtant, dans un mouvement dialectique ou antinomique, à simultanément produire et à détruire les concepts, en entraînant dans ce processus contradictoire les propositions qui génèrent les concepts, les entourent et leur font prendre sens.
On retrouve différentes manières ou styles par lesquels cette opération critique s’articule ; critique au double sens de l’importance et de la négativité. Ce peut être la vision d’Héraclite, selon laquelle la lutte des opposés constitue la réalité ou la substance de l’être. Le questionnement socratique, qui refuse les évidences de toute nature et les questionne sans relâche, jusque parfois atteindre l’insupportable pour ses interlocuteurs. La méthode cartésienne, qui refuse tout argument d’autorité en distillant le doute et en cherchant une manière infaillible d’établir des certitudes. Le principe de conjecture, qui selon Nicolas de Cues, est la seule manière de concevoir un énoncé, aussi fondé soit-il. Les antinomies de Kant, qui établissent que tout énoncé se fonde sur des conditions de possibilité déterminées, et donc opposables. Quand bien même on s’aperçoit que cette dimension critique est intrinsèque au philosopher, on doit tout de même accorder un statut spécial, en son côté systématique, à la dialectique selon Hegel. Pour ce philosophe, il est moment crucial de la pensée, qu’il appelle travail de « négativité », nécessaire au processus dialectique. Une fois une thèse énoncée, il s’agit d’en cerner les limites, les failles, les imperfections, afin que la pensée ne s’y cantonne pas et progresse plus avant. Il ne s’agit pas nécessairement de détruire la thèse en question, mais de la transformer, ou de relativiser son contenu, pour élever le niveau de la pensée. Ce dépassement dialectique permet une synthèse plus complète, plus universelle. En même temps, il ne s’agit pas ici pour nous de soutenir une sorte de « méta philosophie » accomplie, comme son auteur l’aurait souhaité, ou prétendu, Hegel rencontrera d’ailleurs sur ce plan diverses objections. Nietzsche en critiqua le côté laborieux et académique, pesant, alors que lui-même prône une philosophie de légèreté, dansante. De même, il utilise le concept hégélien de « mauvaise conscience » pour le retourner contre son auteur : il soupçonne le travail de négativité de trouver sa source dans une dimension pathologique de l’esprit humain, d’être une philosophie morbide et nihiliste, force de réaction plutôt que philosophie de vie. La dialectique serait l’idéologie du ressentiment, liée à la philosophie idéaliste : cette dernière prônant des « arrières mondes » servant d’alibi à un refus du réel. Néanmoins, tout en prônant une philosophie de l’affirmation, Nietzsche prône la pratique de la transvaluation, qui consiste à renverser la valeur des valeurs, car dans ce renversement il entrevoit l’abolition du nihilisme, la promesse d’une vie nouvelle et l’avènement du surhomme. Schelling, farouche ennemi de Hegel, dénonça le désir de toute puissance et la prétention d’absolu qui animait ce dernier.
II/ Le coup de force du concept
Mais revenons au concept en lui-même. Nous trouvons chez Spinoza une autre manière de voir le problème. Une idée adéquate, ou vraie, doit tout d’abord se déterminer dans un rapport à elle-même et non à un objet extérieur. En cela elle doit être claire, distincte et déterminée, c’est-à-dire excluante. Ce faisant, elle sera unique, puisqu’il ne pourra y avoir qu’une seule idée vraie pour une réalité donnée. Autre conséquence, elle sera douée de fécondité, elle pourra engendrer et s’enchaîner avec d’autres idées adéquates : elle pourra par exemple être rapportée adéquatement à ses implications et ses effets. Une idée vraie est donc une idée claire et distincte, nous dit-il. Et bien entendu, les idées les plus vraies sont les plus simples, car ne dépassant pas la limite du concept auxquelles elles appartiennent, elles ne peuvent pas être fausses. L’idée est une synthèse intellectuelle qui s’énonce à travers une définition. Sa fécondité repose sur les conséquences implicites et impliquées, contenues dans la proposition initiale, ce qui permet en conséquence de poser un certain nombre de jugements et de lois générales, par un enchaînement de vérités rationnelles.
Mais le mot n’est pas la chose, tient à rappeler Spinoza. Le concept de chien n’aboie pas, le concept de feu ne brûle pas, on peut même dire que le concept de chien ou de feu n’existe pas. Le concept est une abstraction. En partant d’une réalité physique, on retire – abstrait – toute la réalité matérielle et particulière pour ne plus retenir que certaines caractéristiques générales considérées essentielles à définir l’objet de pensée en question. Cette généralisation peut légitimement être taxée d’opération réductrice, dans la mesure où s’effectue une dissolution de la matérialité et de la singularité, voire de l’expérience de la chose en question. Mais en revanche, elle permet efficacement de penser sans s’encombrer de détails secondaires et de communiquer avec autrui de la manière la plus simple, en évitant les énoncés complexes : je peux dire « automobile» au lieu de « véhicule muni de roues et destiné au transport possédant un moteur de propulsion ». On peut aussi éviter les listes à rallonges : je peux dire « les êtres humains », au lieu de dire « Pierre, Paul, Marie, etc. ».
Le concept est puissant : il est doté d’une rigueur froide et économique. À travers de l’opération de l’acte d’abstraction, il choisit, tranche et dissèque. Il prend l’option radicale du rationnel, c’est-à-dire de la disjonction : d’une part dans la séparation des objets de pensée entre eux, mais aussi dans la distinction entre le sujet et l’objet, ce que l’on peut nommer le paradigme cartésien, copieusement décrié aujourd’hui. Par ce biais, l’homme se tient à distance du monde, bien que le concept, à travers son opérativité lui permette d’agir sur ce monde. Certes, on peut accuser l’homme de construire et d’inventer un monde abstrait et irréel au travers du langage, un monde auquel il finit par croire, un monde dans lequel il s’accorde une autonomie et une puissance à la fois réelle et fantasmatique, où se mêlent puissance et imagination.
Conceptualiser, c’est opérer un coup de force. C’est décider plus ou moins arbitrairement de déterminer l’ordre du monde, d’arracher au réel des bribes qui nous semblent en saisir l’essence, de rassembler et collectionner d’innombrables multiplicités sous des formes uniques, à commencer par la totalité de l’univers lui-même, prétendument capturé sous la réalité de ce simple nom qui nous semble une vérité indubitable : « univers ». Et pourquoi pas, dans la mesure où nous restons conscients que ces coups de force restent au niveau de conjectures, quand bien même ils nous permettent de mener à bien diverses opérations psychologiques ou pratiques. Car il ne faut pas oublier, comme nous le voyons avec les concepts physiques par exemple, que ces émanations de l’esprit humain lui permettent tout de même de remodeler le monde qui l’entoure, d’agir sur lui, faisant de notre espèce la seule qui peut à ce point imprimer sa marque sur son environnement, au point de le dénaturer ou même de le détruire de façon quasi indélébile. Maître et possesseur de la nature, nous dit Descartes, conséquence logique du pouvoir attribué au concept, ce modèle scientifique de la pensée. Certes, comme toute opération particulière, mue par une volonté spécifique, l’acte de conceptualisation, incluant ce qu’il entraîne, implique un certain réductionnisme, puisqu’il s’agit de faire des choix. Et comme tout choix, il s’agit en même temps de s’y donner pleinement, de s’y abandonner, et pourtant de rester capable d’en voir les limites, c’est-à-dire d’être à la fois dedans et dehors : il faut à la fois juger et suspendre son jugement.
Cette double perspective présente une difficulté à la fois cognitive et psychologique. Perspective cognitive, car il s’agit de penser à travers deux perspectives parallèles, l’une réduite et engagée, l’autre élargie et relativisante. Perspective psychologique, car le mode émotionnel de l’une et l’autre dimensions sont loin de coïncider : le jugement, la décision, tout comme l’action, implique une certitude, une forme ou une autre d’immédiateté, tandis que la suspension de ce jugement implique de différer, de prendre du champ, de se distancier sans se soucier de contraintes ou de conséquences.
III/ Le concept comme pratique
Conceptualiser, c’est travailler sur les mots, en les cernant au plus près. Il est différentes manières de concevoir le travail de conceptualisation. Il s’agit d’inventer des termes, soit en accordant à des mots existant un sens nouveau, soit en fabriquant des néologismes, en général afin de répondre à un problème, ou encore afin d’identifier un objet, un être ou un phénomène. Il s’agit aussi de définir les termes, activité si chère aux professeurs de philosophie qui en font souvent le préalable indispensable au travail philosophique, de manière quasi sacralisée. De toute façon, on peut considérer qu’il existe plusieurs manières de définir : énoncer une définition, fournir des synonymes, donner des exemples, ou simplement montrer en pointant du doigt, chacun de ces « subterfuges » possédant ses avantages et inconvénients. Conceptualiser, c’est aussi identifier les mots-clés, ceux qui structurent un discours ou une idée, ceux qui touchent à l’essentiel de la thèse soutenue, dans la mesure où ils sont explicitement prononcés. Ou alors il s’agit d’aller chercher ces mots-clés, de les convoquer dans la mesure où ils n’ont pas encore été prononcés, conceptualisation qui permet de clarifier le sens du discours ou de l’idée. Il s’agit encore d’utiliser les concepts évoqués, de les mettre en œuvre au sein d’une proposition, de produire une mise en scène qui les clarifie et leur donne sens à travers l’établissement d’un contexte.
Mais arrêtons-nous un instant sur la position de Wittgenstein, qui critique l’idée de définition, en préférant à cette dernière le principe de ce qu’il nomme établir « un air de famille », c’est-à-dire de travailler les termes à travers des utilisations multiples qui seules peuvent rendre compte du concept en question de manière adéquate. Position que nous pourrions nommer anti-essentialiste, contrairement à la définition qui chercherait à cerner l’essence des choses. D’après Wittgenstein, les définitions renvoient de toute façon sans cesse à d’autres définitions – puis qu’il faut expliquer les mots qui expliquent – en une sorte de régression à l’infini qui n’ajoute rien à la compréhension, et qui de surcroît laisserait croire à une illusoire « essence » des mots, alors les mots trouvent leur sens uniquement dans le processus langagier, à travers une utilisation, polysémique et mouvante. Il en va de même pour la définition ostensive, qui sert à rendre le sens d’un terme en montrant l’objet qui lui correspond, car trop de mots échappent à cette désignation empirique. De surcroît, en utilisant le mot plutôt qu’en le définissant, on rend visible et compréhensible le lien entre le langage et le quotidien de l’homme : un mot est nécessairement engagé dans un processus, dans un contexte, de quelque nature que soit ce processus ou ce contexte. C’est ce que Wittgenstein nomme les « jeux de langage ». Les « jeux de langage » sont les formes spécifiques d’entraînement à la parole par lesquelles un enfant commence à utiliser les mots. Il s’agit par exemple : d’apprendre à « donner des ordres et obéir, poser des questions et y répondre ; décrire un événement ; inventer une histoire ; raconter une blague ; décrire une expérience immédiate ; faire des conjectures sur des événements du monde physique ; faire des hypothèses et des théories scientifiques ; saluer quelqu’un …» À travers cette pratique, l’enfant apprend à reconnaître les « airs de famille », il affine sa compréhension ainsi que sa maîtrise des mots et des expressions. Ces jeux de langage peuvent soit être naturels, ou fabriqués en guise d’expérience, afin d’élaborer et d’évaluer des idées. Cette pratique trouve son origine dans le principe « d’expérience de pensée », telle que Galilée l’avait énoncé comme méthode de recherche scientifique. Il ne s’agit pas d’affirmer une quelconque vérité, mais d’émettre une hypothèse de travail face à un problème quelconque, puis de trouver et formuler une quelconque objection, et de mettre à l’épreuve l’hypothèse, pour en évaluer le résultat. Schéma scientifique qui ressemble à s’y méprendre à la dialectique philosophique. La seule différence serait de se demander s’il s’agit uniquement de sanctionner l’hypothèse, ou bien de l’enrichir. L’objection participe-t-elle de l’élaboration, comme dans le processus dialectique, ou n’est-elle qu’une mise à l’épreuve, une vérification ? Dans le sens restrictif d’une expérience « artificielle », les jeux de langage mettent en scène l’usage déterminé d’un ou plusieurs mots. Ils serviront de modèles, car ils initieront le lecteur à la « méthode » du « jeu de langage », en lui faisant découvrir les enjeux du langage. Car durant ces exercices se révèle le fonctionnement de la langue qui est celui de la pensée. À travers tout cela, il s’agit aussi de clarifier ce que nous disons, ce dont nous parlons, et en clarifiant les problèmes, montrer comment nous nous enfermons dans notre propre discours, afin de ne plus s’empêtrer dans ces impasses inextricables dont nous faisons notre enfer personnel. En ce sens, il s’agit d’une thérapie du langage, ou d’une thérapie par le langage, en devenant conscient de nos propres rigidités et confusions. La comparaison au jeu, qui reste pour Wittgenstein le paradigme par excellence du langage, nous engage dans une vision performative du langage, où il s’agit de s’exercer, et non de théoriser et de justifier. Les actions auxquelles il nous invite sont comme des « coups » au jeu, qui n’ont de sens qu’à l’intérieur du jeu, sans chercher à leur attribuer une quelconque valeur ontologique, anthropologique ou autre absolu. On évalue ces « coups » par rapport à un contexte, par rapport à une situation concrète, par rapport à un problème spécifique donné. Et c’est dans ce cadre déterminé que les mots prennent leur véritable sens, conjoncturel et conjecturel. Nous apprenons à parler comme nous apprenons un sport, à travers des gestes spécifiques et l’art de les poser.
IV/ La vérité comme clarté
De ce point de vue, l’ennemi, c’est la théorie, les schémas établis, les concepts prédéterminés et figés. « Quoi que l’on me dise qui soit théorie, je dirai : non, non, cela ne m’intéresse pas. Même si la théorie était vraie, elle ne m’intéresserait pas, elle ne serait jamais ce après quoi je cherche. » C’est le « quoi » qui intéresse Wittgenstein, et non le « pourquoi ». « Je ne fais jamais qu’attirer l’attention de l’autre sur ce qu’il fait véritablement et je m’abstiens de toute affirmation ». Il s’agit de décrire, et pour cela de savoir observer, plutôt que d’expliquer, de justifier, de chercher des causes, comme il est coutumier, en particulier dans le monde intellectuel. « …Cela ne peut jamais être notre tâche de réduire quoi que ce soit à quoi que ce soit, ou d’expliquer quoi que ce soit. La philosophie est réellement purement descriptive. » Et il prend à ce sujet une option très radicale : « Je veux dire ici que l’explication est dévastatrice en philosophie, comme dans une approche thérapeutique, dans la mesure où elle crée de nouveaux problèmes en plus des problèmes qu’elle entend résoudre. »
Comme chez Spinoza, comme nous l’avons vu, dans un contexte différent, il s’agit donc de clarifier. S’il y a une vérité, c’est dans la production d’une perception claire qu’elle s’articule et offre sa véracité. La différence se trouve entre le rationalisme de l’un et l’empirisme de l’autre. Car pour Spinoza, la raison doit œuvrer pour clarifier une idée ou un concept, et en découvrir l’essence, alors que chez Wittgenstein, il s’agit d’apprendre à voir, et de reconnaître les similarités, sans plus ni moins. Choquante position pour ceux qui recherchent la profondeur philosophique ! Car pour le philosophe autrichien, tout est là, devant nous : ce que nous avons sous les yeux est le plus difficile à voir et pourtant le plus porteur de sens, le plus réel, en faisant fi du mythe de l’intériorité, du « au fond ». Il s’agit de bien poser le problème, non pas pour le résoudre, mais pour le faire disparaître, forme plus réelle de résolution du problème. Ce n’est pas le vrai et le faux qui nous intéressent, mais l’intelligible et le confus. Car nous projetons si bien la confusion de notre langage et de notre pensée sur le monde, un monde que nous qualifions alors de complexe.
C’est en ce sens que le concept métaphorique de nœud trouve son intérêt. Désormais, il s’agit de rétablir la fluidité de la pensée, car le nœud, en nouant, resserre et empêche la respiration naturelle des choses : le nœud étrangle. Il entremêle ce qui devrait être démêlé, et l’on ne s’y retrouve plus, comme un fil à pêche dont on ne reconnaît ni le début ni la fin. Le nœud accroche, il ne se déroule pas de manière fluide. Malheureusement, le nœud aussi décore, ou bien on croit qu’il décore, tout comme le ruban noué est censé embellir le cadeau et le rendre plus attirant encore. C’est ainsi que le « nœud » de la pensée est souvent produit, offert et entretenu, car il semble accorder une certaine esthétique à notre existence ou à notre pensée, qui sans cela serait trop lisse et sans accroc. C’est ainsi que l’on adore se fabriquer des problèmes, pour mieux les raconter, pour mieux se les raconter, pour mieux avoir l’impression ainsi d’être spécial et de surexister. Le nœud devient d’ailleurs le point crucial de toute l’affaire, là vers quoi tout tend, en particulier l’incompréhension et le mystère, l’impossibilité et la douleur, autant de raisons d’empêcher la dissolution du nœud : il est devenu « inquiétude » et « raison de vivre ». Le nœud est aussi un croisement : on a l’impression d’être moins seul. Bien que si l’on y regarde de plus près on s’aperçoive qu’il s’agit de la répétition obsessive d’une même chose qui se replie sur elle-même et s’entrecroise elle-même. Impression de plein qui n’est que confusion. Le nœud de la question, c’est le cœur, le noyau, la partie la plus résistante et la plus insoluble de la question. Le nœud de l’intrigue, c’est la partie la plus compliquée, la plus irréductible, la plus dramatique de l’intrigue. Le nœud, c’est le point névralgique, le lieu de croisement, là où diverses choses s’entremêlent, qui n’ont d’ailleurs peut-être ou sans doute rien à voir ensemble mais qui se retrouvent soudain artificiellement et indissociablement liées. Quel art magnifique que celui de produire la confusion ! Le nœud, c’est là où le tronc s’épaissit et se durcit, là où il résiste à la scie ou à la hache : c’est la dimension de notre existence qui semble la plus résistance à toute dissolution, c’est donc là que semble résider notre raison d’être. Comment ne pas y tenir ! Le nœud, c’est le gonflement, la saillie, la partie visible, certains nomment cela notre personnalité, notre caractère, ce qui est visible et donc nous fait être, aux yeux d’autrui et aux nôtres. Le nœud, c’est l’amas de cellules ayant une fonction bien définie, un agenda spécifique, qui les distingue du reste de l’organisme, et ce nœud peut modifier le développement de tout l’organisme qui l’héberge, voire en devenir le centre névralgique. Il en va de même pour ces nœuds de l’esprit, fonctionnement spécifique ou obsession particulière autour duquel semble se constituer ou se déformer la totalité de notre pensée et de notre être. Le nœud, c’est l’articulation, ce autour de quoi tout gravite, ce qui devient le centre de gravité de notre existence, ce qui est le plus grave et le plus sérieux, pour la bonne raison que nous lui accordons gravité et sérieux, quand bien même ce nœud alourdit et embarrasse notre existence. Le nœud, c’est l’attachement, le lien, l’enchaînement, le lieu intense et compact qui empêche tout lâcher prise, tout abandon, toute distance. Le nœud est une sensation d’étranglement, une émotion qui asphyxie, un étouffement de l’être. Voilà pourquoi dénouer constitue une perspective redoutable à laquelle nous tentons coûte que coûte de résister.
V/ Dénouer ou trancher
Le nœud fait l’objet d’un mythe célèbre qui remonte à l’Antiquité grecque. Selon la légende, le timon du char du roi Midas était lié par le fameux « nœud gordien », dont la prophétie annonçait que quiconque parviendrait à le dénouer deviendrait le maître de l’Asie. C’est à Alexandre le Grand que revint cet exploit. Ne pouvant trouver une extrémité pour défaire ce nœud – impatient sans doute car ayant fort à faire pour conquérir le monde -, il le trancha d’un simple coup d’épée. Les héros sont justement ceux qui osent penser et osent agir, sans accepter les données du problème telles qu’elles sont présentées. Parce qu’ils ne respectent pas l’énoncé, parce que le problème n’est d’une certaine manière pas pour eux un problème, ils peuvent émerger du contexte et remettre en perspective et repenser le problème pour en clarifier les enjeux. Alexandre refusa de respecter le nœud et le trancha, sans autre forme de procès, démontrant ainsi sa puissance, et donc sa légitimité à devenir maître de l’Asie.
Défaire le nœud, c’est refuser les apparences et les démonter : dénouer, c’est déconstruire. C’est à la fois un problème esthétique, pratique, psychologique, métaphysique, moral et existentiel. Le nœud touche à la totalité de l’être, il en constitue la substance arbitraire. Le nœud est à la fois l’être et l’apparence, il est doté d’une nature polymorphe. Nature esthétique du nœud, car il s’agit de l’image que l’on produit des choses, la combinaison qui nous rend attrayant à nous-même et aux autres : la réalité devient acceptable en reformulant, en mélangeant, en combinant jusqu’à ce que le bouquet flatte le palais. Mais c’est en ignorant un principe crucial : on ne joue pas impunément avec la réalité du monde, cette dernière nous rattrape toujours, fidèle et cruelle. Nature pratique du nœud, parce que le nœud, en nous fabriquant une identité, nous adapte au monde, à ses codes, à ses fourches caudines, à ses critères de réussite et de faillite. Mais c’est au coût d’une aliénation, d’une corruption, d’une incessante comédie. Nature psychologique du nœud, parce qu’on finit par croire à ce nœud, bien qu’il nous pèse, en nous chargeant d’un ressentiment garanti. Nature métaphysique du nœud, car nous lui accordons une valeur ontologique certaine, nous en dérivons l’essence de notre être et celle de la réalité du monde, nous condamnant ainsi à nous clouer nous-même à des certitudes fondatrices et inamovibles. Nature morale du nœud, car si nous choyons ce nœud afin de mieux nous sentir, c’est au prix d’une culpabilité, celle du mensonge et de la mauvaise conscience. Nature existentielle du nœud, car c’est ainsi que nous prétendons construire une identité, élaborer un projet, en risquant à tout instant d’en découvrir la facticité, par soi-même ou par le regard d’autrui, ce qui nous rend la vie impossible. En fin de compte, l’imbroglio du nœud constitue cette trame confuse qui guide nos préoccupations et nos actes au quotidien.
Le nœud fait tenir, le chignon ou les souliers. Parfois il sert plutôt d’ornement, parfois il est plutôt pratique, parfois les deux. Soit il ne tient que lui-même, il n’est que sa propre finalité, parfois il tient quelque chose, ou même tout un ensemble : dans ces cas repose sur lui un singulier échafaudage, impressionnant de déséquilibre et de précarité. Lorsqu’il a une fonction esthétique, le nœud sert à ne pas montrer, en montrant quelque chose de bien visible, l’arbre immense qui cache la forêt. Le nœud décore : il n’est rien pour le cadeau, il ne fait pas partie de l’offrande, pourtant sans lui le cadeau n’est plus un cadeau, mais un simple objet que l’on donne, un objet de nature quasi utilitaire. Un cadeau qui n’est pas rendu attirant n’est plus un cadeau. Bizarrement, quand bien même le nœud n’est pas le cadeau, le nœud est pourtant le cadeau, dans l’empire des apparences, des signes et des symboles où nous évoluons. Pour fonctionner, pour tenir, le nœud doit être serré. De ce fait, il est difficile à défaire. Plus il tient, plus il est serré, plus il est difficile et douloureux de le défaire. Sauf pour ces personnes douées qui savent fabriquer des nœuds que l’on peut défaire d’un simple geste des doigts ; ceux-là sont des artistes, de véritables comédiens : ils ont aussi leur propre tragédie, leur propre épée de Damoclès, puisqu’ils nouent sans nouer. Pour les autres, les nœuds doivent être surveillés en permanence : parfois ils se resserrent à l’utilisation, parfois ils se relâchent au cours du temps. Lorsqu’ils se resserrent, il devient très difficile de les dénouer. Les ongles s’y épuisent, les dents aussi parfois, alors on abandonne, on laisse, ou alors on tranche ce nœud trop dense et épais. Les nœuds ont leur propre vie, leur propre nature et leur propre susceptibilité. Pour les défaire, il faut parfois les prendre avec délicatesse, parfois tirer d’un coup sec. Trancher n’est pas toujours approprié, lorsque le nœud est vital, comme on croit souvent qu’il l’est. Il faut alors ne rien vouloir, ne rien attendre, et être patient : il s’agit de jouer tranquillement avec le nœud, comme si de rien n’était, le temps qu’il s’assouplisse et desserre son étreinte sur lui-même. Les nœuds rendent leur détenteur fébrile, ils instaurent une dépendance, une frustration : il nous donne envie de les arracher, mais nous ne pouvons pas, ou ne voulons pas : les conséquences en sont trop pénibles. Comme dans les drames, il semble que les nœuds attendent toujours leur dénouement, même lorsque ces derniers n’arrivent jamais, ou tardent singulièrement. Que cache ce nœud, quelque chose, ou rien ? Est-il utile, décore-t-il, ou est-il pure facticité : il est là parce qu’il est là. Nous nus accrochons aux nœuds de notre âme, comme s’il s’agissait de notre âme elle-même. Sac de nœuds, dira-t-on parfois. L’âme alors n’est plus que nœud, plus que nœuds : un ensemble de nœuds bien soudés n’est plus qu’un seul nœud ; on ne distingue plus le contenant et le contenu. Il n’y a plus que nœud et nœuds, plus de nœud ni de nœuds : on ne distingue plus le singulier et le pluriel, comme si le nœud n’était plus qu’une matière, brute, inchoative et indistincte. La matière nouée.
VI/ Le nœud et le lien
Cessons de filer la métaphore, pour autant qu’elle soit métaphore, et revenons de plain-pied dans le nœud psychique. On pourrait croire qu’il n’y a rien à chercher derrière le nœud qui nous est présenté. Mais on s’aperçoit qu’un nœud en entraîne un autre. Nous savons que nos nœuds, aussi serrés soit-il, aussi resserrés soient-ils, sont toujours fragiles, qu’ils ne sont là que pour compenser la fragilité de l’être, pour protéger sa susceptibilité. L’être est toujours menacé de néant, autour de l’être rode le non-être, qui le fascine et l’attire, tout en le repoussant. Tout est contenu dans le nœud : les éléments constitutifs de la pensée, les concepts, les prédicats, les liens conceptuels, les axiologies : tout est là, l’être est là, mais de manière confuse, chaotique, indistincte et compacte : il ressemble à s’y méprendre au non-être. Nul interstice de respiration n’est autorisé, il n’y a plus de place pour l’altérité, pour la respiration, pour le rythme. Dans l’absolu, il suffirait de réagencer, de remanier, de réorganiser. Un nouveau sens émergerait alors, ou faut-il dire tout simplement, le sens émergerait alors : apparaîtrait un contexte, des possibilités, de l’universalité, de la béance, de la distinction et du lien. Paradoxe étrange, le nœud n’autorise pas le lien : il est trop raide, trop possessif, trop tendu pour que se tisse quoi que soit de clair. Ni trame, ni chaîne, ni points, aucun des éléments nécessaires au tissage n’est autorisé : c’est le règne du chaos protecteur. Il s’agirait alors, pour la pensée, pour la conscience, de clarifier, de formuler, d’utiliser, de jouer, afin de reconnaître, afin d’articuler. Ce sont les jeux de langage, selon Wittgenstein. On pourrait tout aussi bien dire, c’est la dialectique selon Hegel, c’est la pensée claire selon Descartes, Spinoza ou Leibniz. Car c’est dans la conscience que le monde nous apparaît, comme le pense Kant, et cette conscience a besoin de défaire les nœuds pour s’y retrouver. Il s’agit de tisser, nous dit Platon, pour qui cet art antique est la métaphore par excellence de la pensée.
Ainsi en dénouant les paroles, par les questions comme Socrate, par les jeux de langages comme Wittgenstein, par la décomposition comme Descartes, les problèmes disparaîtraient : ils se dissoudraient où imposeraient une solution qui irait de soi. Des liens seraient établis, ou rétablis, qui ramèneraient les problèmes à leur juste mesure : à celle d’un non-problème. Mais pour cela, faut-il encore accepter les données nouvelles qui surgissent, les rapports étranges qui émergent, les changements de paradigme qui s’imposent, les élargissements ou les restrictions qui nous dérangent. Cela peut aussi s’appeler le principe de vie, de raison, ou de nécessité. Tout devient visible, redevient négociable : la syntaxe, la grammaire, la morphologie, la logique sont convoquées et mises en jeu. Bien entendu, les opinions, les émotions, les postulats et tout autre forme de certitude sont remis sur la table. Dans ce travail archéologique, ou travail anagogique, on reprend le fil, or démonte l’architecture, pour reconstruire la pensée et abandonner les déchets. Mais pour laisser place au sens, il ne faut pas avoir peur de l’absurdité. On peut à ce propos inclure dans ce développement la manière dont Montaigne aborde le problème du nœud. Pour cet auteur, il faut savoir dénouer les fausses raisons, se réclamer des preuves et des raisons qui ne peuvent être dénouées, et savoir trancher en mettant fin aux inextricables et vaines discussions. Sa démarche consiste à montrer les nœuds primaires, les brins et extrémités élémentaires de l’expérience, en coupant court aux vaines et verbeuses ratiocinations. Sa démarche consiste à « chercher le nœud du débat », « le nœud de la cause », en dénouant ce qui est dépourvu de sens. Il y aurait donc des vrais nœuds, qui nouent légitimement, et de faux nœuds, qui méritent d’être dénoués. Il accorde ainsi un statut ontologique au nœud, qui selon leur légitimité relèveraient de l’être ou du non-être.
Dans ce que nous venons de voir, nous devons en conclure que la philosophie fait œuvre thérapeutique. Un terme que nous trouverons explicitement au moins chez Platon et chez Wittgenstein, implicitement chez les autres auteurs cités. Ensorcellement, confusion, aveuglement, dogmatisme, émotivité, passivité, sont autant de pathologies dénoncées par les philosophes, ces praticiens de l’âme, de l’esprit, ou du corps pensant. Plus que de la sagesse ou de la connaissance, c’est de la maladie dont il est alors question. Et face à ces maladies universelles et communes, ou cette unique maladie polymorphe, – « humaine, trop humaine », dirait Nietzsche, c’est bien de la raison dont on parle, cette raison qui semble être la clef, quand bien même cette faculté s’articule sous des formes différentes ou prend des noms différents, pour des raisons historiques, pour des raisons de connotations, si chère aux philosophes, qui tiennent toujours à se démarquer du voisin. Pathologie de singularisation, qui semble être la pathologie philosophique par excellence, le désir d’être spécial, d’être original, voire d’être inouï ou incompréhensible. Ce désir est très présent, très prégnant chez ces « êtres pensants », quand bien même on trouvera la critique d’un tel désir chez certains. Car ces grands esprits semblent toujours trouver au sein de la poursuite effrénée d’une particularisation leur sens et leur essence, même lorsqu’ils se gaussent du sens, de l’essence et de la particularité. Nœud philosophique, pourrait-on dire en guise de conclusion.
http://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.png00ced95vinhttp://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.pngced95vin2017-11-17 10:58:212018-03-26 10:30:06Le dénouement de la pensée
La métaphysique, écrivait Voltaire, est une chose bien vide. Et cette vue reste fort commune. Elle connaît en tout cas un franc succès à notre époque. Pour quelques-uns la métaphysique n’est que songe creux, pure spéculation, gratuite et dépourvue d’une quelconque substantialité, presque de la pseudo-religion. Pour d’autres, elle est une intervention prétentieuse et factice du raisonnement humain dans le domaine du sacré. Dans tous les cas, sa réalité est mise en doute, soit face à une matérialité qui reste comme le critère unique et l’aboutissement final de toute idée, soit face à une transcendance qui surgit aux yeux des mortels déjà complètement bardée de ses métaphores obligatoires, défendue par une panoplie restrictive de concepts, soit encore face à une individualité pour qui la pensée se résume à la subjectivité limitative du sentiment et du raisonnement personnel.
Demandons-nous, à titre de pure curiosité, comment il reste encore possible aujourd’hui de défendre la métaphysique. Ce genre de jeu gratuit, exercice apparemment dépourvu de but, luxe inaccessible à l’homme pressé, détient un énorme avantage: avant de nous forcer à nous écrier «Au fait!», il nous autorise à une pensée sinueuse qui se risque à penser l’impensable. Cet impensable qui exige d’être pensé, comme unique garantie de notre liberté d’être. Car si une apologie de la métaphysique reste jouable, c’est là qu’elle trouvera son assise. Gratuité et distance seront les maîtres mots de sa plaidoirie.
La métaphysique, c’est avant tout le passage à l’infini, sorte de projection de notre pensée sur fond de sa propre éternité. Au-delà du temps, de l’espace, de la matière, au-delà même de l’enchaînement causal, au-delà d’une logique linéaire et studieuse, au-delà d’un soi posé comme évidence première, au-delà de toute formule se croyant le mot de passe d’un au-delà conçu jusqu’alors comme une chasse gardée. C’est cette mise en abîme de toute attache solide qui provoque l’effroi inhérent à la métaphysique. Mais, nous objectera-t-on, comment l’individu, avec tout son cortège de médiocrités, de rationalités inconscientes et de bassesses pourrait-il avoir accès à de telles vérités? N’est-il pas complètement exclu de permettre à la pensée d’affirmer quoi que ce soit d’universel quand elle se perd si facilement dans les vastes marécages nauséabonds qui constituent le soubassement de ses propres articulations? Car si au dessous se trouvent les égouts, on habite de préférence dans les étages supérieurs. Et quand par nécessité il nous faut y descendre, il ne s’agit pas d’en tirer une fierté, ni prétendre en rapporter une quelconque vérité.
C’est quand même dans cette direction que nous voulons cheminer. Et la nature de la métaphore choisie a son importance. On pourrait être choqué par ce que nous venons d’exprimer, sacrilège qui d’un coup de baguette magique extirpe brutalement la métaphysique de son ciel étoilé, pour la transformer en une sorte de Cendrillon à rebours. Et comment ce fameux au-delà qui se prend pour un infini pourrait-il trouver les moyens d’évoluer dans un endroit si restreint et si dépourvu de toute dignité? Un inconscient morbide et impudique, à la rigueur! mais pas la métaphysique… Même celui pour qui la pauvre vieille métaphysique est une galéjade se voile la face et se rebiffe devant une telle incongruité. Néanmoins, c’est de ce brouillard chtonien que nous tirions enfants des fantômes peuplant l’obscurité, que nous nous inventions des jeux, que nous nous métamorphosions en chevaliers, en rois et en reines; notre imagination courait librement sans que nous nous préoccupassions de vérifier par quelque stratagème malin les fruits de notre pensée. Mais en grandissant, nous nous sommes laissés absorber par ce que communément nous nommons réalité. Et lentement cette réalité qui n’était qu’une mise à l’épreuve a pris le pas sur toute autre fonction mentale, une censure sévère s’est installée, interdisant le jeu qui consistait à laisser émerger de notre esprit les réalités qui le constituaient, prohibant par le même décret toute pensée librement déterminée. Il fallait dès lors qu’une pensée «colle», mais qu’elle «colle» à quoi, sinon au déterminisme du banal et du quotidien. Plus moyen de questionner; seuls comptaient à présent les critères de l’évidence, ce fameux bon sens accessible «naturellement» à chacun qui permet soi-disant de ne pas errer dans le labyrinthe de l’illusion et de la subjectivité.
En réponse à une telle oppression, des réponses ont fusé, proposant d’abandonner cette réalité de brimades et d’ennui, pour retourner vers le paradis perdu d’une enfance oubliée. «Trêve de cette réalité au nom de laquelle nous serions des obligés; nous avons nos désirs, nous voulons les exprimer.» Et de ces désirs ils ont fait des maîtres, puisqu’ils ne voulaient pas les questionner. D’autres, dépités, ont prétendu que cette réalité-là était fausse, vide et maligne; ailleurs existaient des écrits sacrés qui eux au moins manifestaient la vérité. Ces réponses-là non plus ne voulaient pas se questionner. D’autres, en réaction aux premiers, ou par simple inertie, s’installèrent piteusement dans le monde qui leur était proposé; «Nous ferons au mieux» se dirent-ils, et ils considérèrent qu’une telle perspective leur éviterait les excès auxquels ils avaient assisté.
Et la métaphysique alors? A priori elle ne refuse aucun chemin, elle est prête à tout voir, à tout écouter, elle laisse venir à elle toute réalité, elle n’exige aucun billet d’entrée, mais une fois un objet happé par sa toile, elle n’a de cesse de le questionner. Sans relâche elle interroge. Prenant le parti du sujet elle questionne l’objet, puis elle inverse les rôles. De la même manière elle organise un débat entre le tout et la partie, l’unité et la multiplicité, la cause et l’effet, la matière et l’idée, la liberté et la nécessité, le fini et l’infini, le singulier et l’universel, et autres billevesées. Rien ne l’arrête, elle ne s’arrête sur rien, sinon un bref instant, le temps de reprendre haleine, le temps de se questionner elle-même, le temps de questionner les outils qu’elle s’est lentement et péniblement forgés. Elle ne nie pas la mise à l’épreuve, elle refuse simplement qu’on en dresse des fourches caudines qui sous le prétexte d’une exigence de vérité servent à forcer la victime malheureuse à s’imposer à elle-même une réalité préfabriquée.
La métaphysique ne prétend pas capturer à elle seule l’essence de la réalité. Pour cette raison tous ses sens se maintiennent en éveil, prêts à bondir à la moindre alerte, à la moindre expression dont elle pourrait se nourrir et s’ériger. Comme Archimède elle cherche un point d’appui, et pour ce faire toute hypothèse lui est pensable. Si cette hypothèse n’existe pas, elle devrait exister. Ni l’imagination foisonnante, ni l’exigeante raison ne lui sont étrangères. Elle n’a rien à défendre, elle est prête à tout troquer, à tout délester, pour la moindre ouverture qui lui permettra de mieux respirer.
Alors si la métaphysique paraît parfois rendre l’homme étranger à lui-même, semble lui faire oublier quelque peu ses propres envies et ses propres nécessités, il ne faudrait peut-être pas s’en étonner. Car cette distanciation, cet éloignement, ce passage à l’infini que la métaphysique commande, fort difficile à manipuler, provoque parfois la rupture, la mise en abîme complète de l’être, le plongeon dans le trou noir du non-être, autre niche reposante où l’âme complaisante peut se perdre à jamais. Mais cette dernière posture n’est-elle pas le simple risque de l’excès, inhérent à toute démarche périlleuse? Pouvons-nous accepter que la constatation de ces débordements périodiques serve d’argument, argument abusif utilisé encore et encore par ceux qui frileusement sont restés calfeutrés chez eux, engoncés dans quelque houppelande de la pensée ?
Que l’esprit humain se décentre de son propre ancrage, qu’il s’aliène de ses propres formulations, qu’il abandonne un instant les oppositions et les distinctions dont il fait le fourrage de son quotidien, voilà une mesure qui ne peut que s’avérer salutaire. Que de cette cime vertigineuse il contemple la vallée de son petit monde et qu’il en perçoive tout le dérisoire, qu’il en refonde les articulations en d’inquiétantes généralités qui ignorent toute la subtilité des nuances — car d’aussi loin ces dernières s’estompent —, quoi de plus souhaitable! Qu’il laisse remonter les images qui surgissent de nulle part et appuie son regard sur l’évanescent d’un insaisissable horizon pour mieux prendre à bras-le-corps la réalité rigoureuse et imposante de la proximité, quoi de plus indispensable! Et que pour toute utilité il questionne l’idée même d’utilité, quoi de plus utile!
http://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.png00ced95vinhttp://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.pngced95vin2017-11-17 10:56:082018-03-26 21:46:56Apologie de la métaphysique
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Conditions de la discussion philosophique en classe
Condition de la discussion philosophique en classe
La discussion philosophique en classe primaire et au collège rencontre un certain succès ces dernières années, sous de multiples formes. En particulier chez des enseignants qui, souvent, sont dépourvus de réelle formation philosophique. Constat qui en soi n’est guère un problème – et peut même représenter un certain avantage au vu de la conception traditionnelle et pesante de la philosophie – si ce n’est qu’il pose le problème de la nature de cette discussion. En quoi une discussion est-elle philosophique ? Qu’est-ce qui rend une discussion philosophique ? Ce n’est pas tellement le label qui nous intéresse ici, mais les enjeux de contenu posés par la forme même de la discussion. Car le problème particulier qui s’impose à nous dans ce type d’exercice est justement de percevoir le contenu non pas en tant que contenu, mais en tant que forme. Situation relativement nouvelle pour bien des enseignants.
TRAVAILLER L’OPINION
Partons de l’hypothèse que philosopher, c’est arracher l’opinion à elle-même en la percevant, en l’analysant, en la problématisant, en la mettant à l’épreuve. Autrement dit, l’exercice philosophique se résume à travailler l’idée, à la pétrir comme la glaise, à la sortir de son statut d’évidence pétrifiée, à ébranler un instant ses fondements. En général, de par ce simple fait, une idée se transformera. Ou elle ne se transformera pas, mais elle ne sera plus exactement identique à elle-même, parce qu’elle aura vécu ; elle se sera néanmoins modifiée dans la mesure où elle aura été travaillée, dans la mesure où elle aura entendu ce qu’elle ignorait, dans la mesure où elle aura été confrontée à ce qu’elle n’est pas. Car philosopher constitue avant tout une exigence, un travail, une transformation et non pas un simple discours ; ce dernier ne représente à la rigueur que le produit fini, ou apparemment fini, atteint souvent d’une rigidité illusoire. Sortir l’idée de sa gangue protectrice, celle de l’intuition non formulée, de l’énoncé branlant, ou de la formulation toute faite, dont on entrevoit désormais les lectures multiples et les conséquences implicites, les présupposés non avoués, voilà ce qui caractérise l’essence du philosopher, ce qui distingue l’activité du philosophe de celle de l’historien de la philosophie par exemple.
En ce sens, installer une discussion où chacun parle à son tour représente déjà une conquête sur le plan du philosopher. Entendre sur un sujet donné un discours différent du nôtre, nous y confronter par l’écoute et par la parole, y compris au travers du sentiment d’agression que risque de nous infliger cette parole étrangère. Le simple fait de ne pas interrompre le discours de l’autre signifie déjà une forme importante d’acceptation, ascèse pas toujours facile à s’imposer à soi-même. Il n’y a qu’à observer avec quel naturel enfants ou adultes se coupent instinctivement et incessamment la parole, avec quelle aisance certains monopolisent abusivement cette même parole. Ceci dit, il est tout de même possible d’utiliser l’autre pour philosopher, de philosopher au travers du dialogue, y compris au cours d’une conversation hachée où s’entrechoquent bruyamment et confusément les idées, idées entrelacées de conviction et de passion. Mais dans ce cas, il est à craindre, à moins d’avoir une rare et grande maîtrise de soi, que le philosopher s’effectuera uniquement après la discussion, une fois éteint le feu de l’action, dans le calme de la méditation solitaire, en revoyant et repensant ce qui a été dit ici ou là, ou ce qui aurait pu être dit. Or il est dommage et quelque peu tardif de philosopher uniquement après coup, une fois le tumulte estompé, plutôt que de philosopher pendant la discussion, au moment présent, là où l’on devrait être plus à même de le faire. D’autant plus qu’il n’est pas facile de faire taire les élans passionnels liés aux ancrages et implications divers de l’ego une fois que ceux-ci ont été violemment sollicités, s’ils n’ont pas complètement bouché toute perspective de réflexion.
MISE EN SCÈNE DE LA PAROLE
Pour ces raisons, dans la mesure où le philosopher nécessite un certain cadre, artificiel et formel, pour fonctionner, il s’agit en premier lieu de proposer des règles et de nommer un ou des responsables ou arbitres, qui garantiront le bon fonctionnement de ces règles. Comme nous l’avons évoqué, la règle qui nous semble la plus indispensable de toute est celle du “ chacun son tour ”, déterminé soit par une inscription chronologique, soit par décision de l’arbitre ou encore par une autre procédure. Elle permet d’éviter la foire d’empoigne et protège d’une crispation liée à la précipitation. Elle permet surtout une respiration, acte nécessaire à la pensée, qui pour philosopher doit avoir le temps de s’abstraire des mots et se libérer du besoin et du désir immédiats de réagir et parler. Une certaine théâtralisation doit donc s’effectuer, une dramatisation du verbe qui permettra de singulariser chaque prise de parole. Une des règles qui se révèle efficace est celle qui propose qu’une parole soit prononcée pour tous ou pour personne. Elle protège le groupe de ces nombreux apartés qui installent une sorte de brouhaha, bruit de fond qui restreint l’écoute et déconcentre. Elle empêche aussi l’énergie verbale de se diffuser et de s’épuiser en de nombreuses petites interjections et remarques annexes, qui bien souvent servent plus au défoulement nerveux qu’à une véritable pensée.
La théâtralisation permet l’objectivation, la capacité de devenir un spectateur distant, accessible à l’analyse et capable d’un métadiscours. La sacralisation de la parole ainsi effectuée permet de sortir d’une vision consumériste où la parole peut être complètement banalisée, bradée d’autant plus facilement qu’elle est gratuite et que tout le monde peut en produire sans effort aucun. On en vient alors à peser les mots, à choisir de manière plus circonspecte les idées que l’on souhaite exprimer et les termes que l’on veut employer. Une conscience de soi s’instaure, soucieuse de ses propres propos, désireuse de se placer en position critique face à soi-même, capable de saisir les enjeux, implications et conséquences du discours qu’elle déroule. Ensuite, grâce aux perspectives qui ne sont pas les nôtres, par le principe du contre-pied, un effet miroir se produit, qui peut nous rendre conscient de nos propres présupposés, de nos non-dits et de nos contradictions.
LA DIMENSION DU JEU
Cette aliénation, la perte de soi en l’autre qui est exigée par l’exercice, avec ses nombreuses épreuves, met à jour à la fois la difficulté du dialogue, la confusion de notre pensée et la rigidité intellectuelle liée à cette confusion. La difficulté à philosopher se manifestera bien souvent à travers ces trois symptômes, en diverses proportions. Il est alors important pour l’animateur de percevoir au mieux jusqu’à quel point il peut exiger de la rigueur avec telle ou telle personne. Certains devront être poussés à confronter plus avant le problème, d’autre devront plutôt être aidés et encouragés, en gommant quelque peu les imperfections de fonctionnement. L’exercice a un aspect éprouvant ; pour cela, il est important d’installer une dimension ludique et d’utiliser si possible l’humour, qui serviront de “péridurale” à l’accouchement. Sans le côté jeu, la pression intellectuelle et psychologique mise sur l’écoute et la parole peuvent devenir trop difficile à vivre. La crainte du jugement, celle du regard extérieur et de la critique, sera atténuée par la dédramatisation des enjeux. Déjà en expliquant que contrairement aux discussions habituelles, il ne s’agit ni d’avoir raison, ni d’avoir le dernier mot, mais de pratiquer cette gymnastique comme n’importe quel sport ou jeu de société.
L’autre manière de présenter l’exercice utilise l’analogie d’un groupe de scientifiques constituant une communauté de réflexion. Pour cette raison, chaque hypothèse se doit d’être soumise à l’épreuve des camarades, lentement, consciencieusement et patiemment. L’un après l’autre, chaque concept doit être étudié et travaillé grâce aux questions du groupe, afin d’en tester le fonctionnement et la validité, afin d’en vérifier le seuil de tolérance. De ce point de vue, c’est rendre service à soi-même et aux autres que d’accepter et d’encourager ce questionnement, sans craindre de ne pas être gentil ou de perdre la face. La différence ne se trouve plus entre ceux qui au travers du discours se contredisent et ceux qui ne se contredisent pas, mais entre ceux qui se contredisent et ne le savent pas, et ceux qui se contredisent et le savent. Tout l’enjeu est dès lors de faire apparaître les incohérences et les manques grâce aux questions, afin de construire la pensée. Pour cela, il est important de faire passer l’idée que le discours parfait n’existe pas, pas plus chez le maître que chez l’élève, aussi frustrante que soient ces prémices.
QUE CHERCHONS-NOUS ?
La difficulté commune, pour tout enseignant qui souhaite se lancer dans ce type d’exercice, est d’en comprendre la nature et le but, quelque peu en décalage sans doute par rapport à sa pratique habituelle, dont la finalité porte principalement sur la transmission de contenus préétablis. Si une discussion s’installe, soit elle doit aboutir à des conclusions acceptables, comme dans le cas du conseil de classe, soit elle ne sert qu’à s’exprimer, et ne connaît d’autres enjeux que la libération de la parole. Or la pratique philosophique se fonde sur des compétences spécifiques, que nous définissons comme suit : identifier, problématiser et conceptualiser. Identifier signifie approfondir le sens de ce qui est dit, par nous ou les autres, établir la nature, les implications et les conséquences des paroles prononcées. Problématiser signifie fournir des objections, des questions, des interprétations diverses qui permettent de montrer les limites des propositions initiales et de les enrichir. Conceptualiser signifie produire des termes capables d’identifier des problèmes ou de les résoudre, permettant l’articulation de nouvelles propositions. Dans un tel cadre, nous ne sommes pas loin du schéma hégélien et familier : thèse, antithèse, synthèse.
Ainsi, la finalité n’est pas tellement pour l’enseignant d’arriver à telle ou telle conclusion particulière, mais de mettre en œuvre ce type de compétence, selon le niveau du groupe, en ne cherchant pas à enjoliver les résultats ou à activer le processus, que ce soit par anxiété ou pour se faire plaisir. Il doit prendre le temps, et réserver pour cela certains moments de la vie de classe à cette activité, de faire en sorte que la pensée se pose, parfois avec difficulté, afin de se voir et de se travailler elle-même. Lui-même éprouvera des difficultés, mais plutôt que de les percevoir comme des handicaps, ils lui permettront de mieux appréhender les difficultés de l’élève. Dès lors, l’enseignant fait partie de l’exercice, situation peut-être incongrue, voire déplaisante, à laquelle il peut pourtant prendre plaisir s’il accepte simplement de jouer le jeu. Philosopher, c’est avant tout voir la pensée, lui permettre de s’élaborer, en prenant conscience des enjeux qui ainsi surgissent et se créent à travers les mots. Il s’agit de se promener, d’observer et de nommer, et non pas de s’engager dans une course contre la montre.
TYPOLOGIE DE LA DISCUSSION EN CLASSE
Afin de mieux établir ce que nous entendons par discussion philosophique, tentons de tracer brièvement une sorte de typologie de la discussion. Définissons quelques grandes catégories de discussion, afin de préciser la nature de celle que nous cherchons à susciter. Non pas que ces autres types de discussion n’aient aucune espèce d’intérêt, mais plutôt parce que chacune d’entre elles joue un autre rôle, remplit une fonction autre que celle dont nous voulons traiter. Tout exercice contient des exigences spécifiques, tout exercice permet d’accomplir des tâches spécifiques. Il s’agit d’être clair sur ces exigences et ces tâches, car en cette délimitation il détient sa vérité propre. Cette délimitation lui permet de réaliser ce qu’il peut réaliser, et en même temps l’empêche de prétendre réaliser ce qu’il ne peut pas réaliser. Or, dans la mesure où le moment de discussion fait partie des directives guidant le travail de l’enseignant en primaire, il est préférable de savoir de quoi il retourne avant même que la discussion ne s’engage et que des règles soient proposées.
Le « quoi de neuf ? »
Cet exercice, bien connu des enseignants du primaire, consiste à faire parler à tour de rôle les élèves, afin qu’ils relatent ce qui leur est arrivé ou ce qui les préoccupe, sans autre contrainte que celle de parler chacun à son tour et de s’exprimer clairement afin d’être compris par les camarades. L’enjeu de cette modalité est, d’une part, existentiel : il permet aux élèves de faire part aux autres de leur propre existence, des évènements auxquels ils sont confrontés, des soucis qui les habitent. En sachant que pour certains enfants, ce moment de discussion en classe sera le seul où ils pourront en toute quiétude partager leurs bonheurs, leurs ennuis et socialiser leur propre existence. D’autre part, il est celui de l’expression verbale : trouver les mots et articuler des phrases pour exprimer ce qui nous tient à cœur, pour raconter, sans souci de ce qui est nécessairement juste, bien ou vrai, uniquement pour être entendu par les autres.
Conseil de classe
Cette discussion a comme finalité première de mettre au jour des difficultés, de résoudre des problèmes, en particulier concernant le fonctionnement social de la classe. Il adresse principalement des problèmes pratiques et éthiques, pour lesquels il serait préférable de trouver une solution, bien que cela ne soit pas toujours possible. Des décisions sont prises, démocratiquement, censées engager toute la classe, ce qui présuppose que le groupe parvienne à une sorte d’accord où la majorité l’emporte sur la minorité, puisqu’il s’agit de clore la discussion. Discussion dans laquelle l’enseignant modèlera plus ou moins le contenu, selon les situations. Ce type d’échange peut servir d’initiation à l’exercice de la citoyenneté, il place l’élève dans une situation d’acteur responsable. Il amène aussi naturellement à travailler l’expression orale et à rendre compte des problèmes généraux posés par des situations particulières, donc à travailler le rapport entre exemple et idée, bien que l’on tende à y souligner le côté pratique des choses.
Débat d’opinions
Ce schéma relativement libre ressemble au “ Quoi de neuf ? ”, mis à part le fait qu’il demande de traiter un sujet particulier, exigence supplémentaire qui n’est pas anodine. Tout dépend ensuite du degré de vigilance et d’intervention de l’enseignant, ou des élèves, afin de recentrer la discussion et ne de ne pas s’embourber dans des chemins de traverse. Autre paramètre déterminant : dans quelle mesure l’enseignant intervient-il pour rectifier le tir en ce qui a trait au contenu, ainsi que pour demander des éclaircissements ou des justifications. Pour nous, s’il se risque à cela, ou à tout autre tentative de formalisation de la pensée, la discussion devient d’une autre nature. Néanmoins l’élève apprend à attendre patiemment son tour pour parler, à articuler sa pensée pour s’exprimer et tenter d’être compris par les autres. D’autant plus que ce type de discussion est très propice au “ oui, mais… ” ou au “ je ne suis pas d’accord ” qui marquent l’opposition et un souci appuyé, plus ou moins conscient, de singularisation du locuteur. La sincérité, la conviction et la passion, le sentiment en général, y jouent un rôle assez marqué, du fait de la spontanéité des interventions, accompagnée d’une absence d’exigence formelle qui favorise le flux des idées plutôt que la rigueur. De ce fait, la discussion peut s’enliser facilement dans des parties de ping-pong entre deux ou quelques individus qui s’accrochent à leur thèse sans nécessairement se comprendre, bien que l’on puisse considérer que cela fasse partie intégrante de l’exercice, avec l’espoir que les enjeux s’éclairciront au fur et à mesure. Il est à ajouter que le débat d’opinions se fonde souvent sur des présupposés égalitaires et relativistes.
Bouillonnement d’idées
Discussion qui ressemble au modèle américain du “ brainstorming ”. Il est pratiqué très naturellement dans l’enseignement, en particulier sous sa forme directive, ou téléologique : celle d’une finalité attendue. Ce mode de discussion est plutôt fusionnel : la classe y est conçue comme une totalité, on cherche peu à y singulariser la parole, et le fait que deux ou plusieurs élèves parlent en même temps ne gêne pas nécessairement. Il s’agit avant tout de faire émerger des idées, ou bribe d’idées, voire de simples mots. Le schéma peut être ouvert : les idées sont prises comme elles arrivent, notées sur le tableau ou pas : les idées qui sont choisies sont celles approuvées, voire attendues, par l’enseignant, qui les sélectionne au fur et à mesure de leur apparition. La mise en valeur des idées sera généralement réalisée par l’enseignant, immédiatement ou en un second temps. À moins qu’un autre type de discussion ou un travail écrit subséquent permette aux élèves de produire par la suite cette analyse. Ce schéma a pour qualité première son dynamisme et sa vivacité, et pour défaut premier qu’il ne s’agit pas vraiment d’articuler des idées ou d’argumenter, mais de lancer en vrac des intuitions ou des éléments de connaissance. Ici, il s’agit soit d’énoncer une liste d’idées, soit de trouver les (ou la) bonnes réponses, soit de simplement faire “ participer ” la classe à l’enseignement.
Exercices de discussion
De telles discussions sont destinées à mettre en pratique des éléments de cours : exercices de vocabulaire, de grammaire, de science, ou autre. Ils ont pour but de mettre en œuvre des leçons spécifiques, en particulier pour faire réfléchir l’élève sur cette leçon et vérifier le degré d’appropriation de son contenu. Ces exercices s’effectueront en général en petits groupes, et ils auront souvent pour but la production d’un écrit, sous la forme d’un résumé ou d’une analyse. Si la forme de la discussion, non déterminée, reste à être établie par les élèves eux-mêmes, de manière plus ou moins aléatoire, son résultat doit toutefois correspondre à des attendus spécifiques de l’enseignant, qui seront évalués selon le degré de compréhension du cours initial. L’exigence de forme n’est pas néanmoins sans importance, puisqu’elle demande de savoir articuler et justifier des idées, d’effectuer des synthèses, etc.
Débat argumentatif
Ce modèle est plus traditionnellement utilisé dans les pays anglo-saxons, bien que son influence commence à se faire sentir en France. Il correspond aussi à l’ancienne forme de la rhétorique, art de la discussion qui autrefois était considéré comme un préambule essentiel au philosopher. Il s’agit avant tout d’apprendre à argumenter en faveur d’une thèse particulière, pour la défendre contre une autre thèse. Pour cela, il est parfois nécessaire d’apprendre au préalable les diverses formes de l’argumentation, formes dont il s’agit ensuite de montrer l’utilisation, voire qu’il s’agit d’identifier. Mais cela peut aussi se faire de manière très intuitive et informelle. Un certain décentrage y est demandé, puisqu’il n’est pas toujours question de défendre une thèse qui nous agrée a priori. Ce genre d’exercice, spécialité du collège, plus difficilement utilisable à l’école primaire, serait plutôt réservé aux classes de cycle 3.
Discussion formalisée
La discussion formalisée, catégorie à laquelle appartient la discussion philosophique telle que nous l’entendons dans cet article, se caractérise avant tout par sa lenteur. Elle opère généralement dans le décalage, puisque les formes, imposées comme règles du jeu, ont pour but premier d’installer des mécanismes formels censés permettre l’articulation d’une méta-réflexion qui nous paraît essentielle au philosopher. Elle invite les participants non seulement à parler et agir, mais à se regarder parler et agir, à se décentrer et se distancier d’eux-mêmes, afin de prendre conscience et d’analyser leurs propos et leur propre comportement, ainsi que celui de leurs voisins. Ceci est aussi possible naturellement dans d’autres modes de discussion, mais dans ce cadre, cet aspect est quel peu “ forcé ”. Il s’agit donc de proposer, ou plutôt d’imposer des règles, qui peuvent au demeurant être discutées, de les mettre en place, ce qui en soit est un exercice parfois très exigeant, puisqu’un certain ascétisme est introduit de fait, contrairement par exemple au spontanéisme ou au naturalisme du débat d’opinions. Si l’enseignant avance généralement des règles en un premier temps, les élèves peuvent aussi animer le débat et énoncer leurs propres règles, sachant qu’elles devront être respectées par tous pour que le jeu fonctionne. Ces règles peuvent être très diverses, et elles orienteront la nature de la méta-discussion : soit sur des analyses de contenu, soit sur la production de synthèses, soit sur l’émergence de problématiques, soit sur une délibération, soit sur de la conceptualisation, etc. Si ces règles, avec leur complexité et leur pesanteur, peuvent poser quelque peu la discussion – exigence de forme et jamais de contenu – et inviter à un fonctionnement plus abstrait, elles peuvent avoir le défaut tendanciel de privilégier en un premier temps la parole des plus habiles à manier l’abstraction, à moins que certaines autres règles viennent compenser la tendance élitiste des premières. Toutefois, des élèves plus timides pourront se retrouver parfois plus facilement dans ces espaces de paroles plus carrés, avec ses moments réservés ou protégés.
Ainsi, tout exercice de discussion, nécessairement spécifique, tendra d’une façon donnée à privilégier certains fonctionnements et de ce fait certaines catégories d’élèves, plutôt que d’autres, en un premier temps tout au moins. Chacun de ces types de discussion ne peut donc prétendre à une sorte d’hégémonie ou de toute puissance, chacun d’entre eux représente une modalité utilisable, alternativement avec d’autres, selon le but poursuivi. D’ailleurs, il peut être productif d’utiliser divers fonctionnements, afin de permettre aux élèves, qui apprendront à les distinguer, les divers statuts de la parole et de l’échange verbal. Ces diverses modalités pourront d’ailleurs parfois s’entremêler, sans que cela ne pose en soi de réel problème. Les résumés ou définitions que nous avons établis ci-dessus n’ont aucune vocation à l’exclusivité ni à l’exhaustivité. Elles ont pour but unique d’établir des éléments de comparaison, afin de mieux saisir les enjeux et de préciser les attendus et les règles, exigence que devrait esquiver le moins possible l’enseignant. Et s’il s’agit de philosopher, il s’agit simplement d’être clair sur le sens que nous attribuons à ce terme, de clarifier les compétences auxquelles nous souhaitons recourir et d’examiner dans quelle mesure les règles proposées mettent en œuvre les compétences en question.
Philosophie avec les enfants
Peut-on philosopher avec les enfants?
Philosopher, c’est se réconcilier avec sa propre parole
Philosopher, c’est se réconcilier avec sa propre parole
Une des tâches principales de la pratique philosophique est d’inviter le sujet à se réconcilier avec son propre discours. Cette affirmation paraîtra étrange à certains, mais la plupart des personnes qui parlent n’aiment pas ce qu’elles disent, voire ne le supportent pas. « Comment cela ! », rétorqueront les objecteurs, « La plupart des personnes parlent, et parlent même beaucoup ! ». Indéniable constat : il n’est qu’à s’installer dans un lieu public et entendre le brouhaha des conversations pour s’en apercevoir. Il est vrai en effet que la majorité des personnes parlent, et nous dirions même qu’elles se sentent obligées de parler. Une sorte de compulsion est à l’œuvre, à la fois parce qu’elles veulent dire, elles veulent s’exprimer, et parce qu’elles ne supportent pas le silence. Le silence est suspect, il pèse, il est d’apparence triste ; il faut une très grande confiance en quelqu’un pou accepter le silence en sa compagnie, ou une bonne raison, sans quoi il signifie un certain désintérêt, une rupture de dialogue, voire un conflit. Aussi les personnes parlent, en général elles parlent de n’importe quoi : du temps, des évènements, des aléas de sa petite vie, on échange des civilités, des lieux communs, et lorsque la discussion va plus avant, on se fait parfois des confidences intimes, on se révèle de petits secrets, ou l’on se fait part d’une douleur plus personnelle, voire inavouable. Néanmoins un premier soupçon s’impose à notre esprit quant à notre plaisir de « parler » lorsque la discussion s’emballe à propos d’un désaccord. Les esprits se cabrent, s’échauffent, se braquent, s’énervent, deviennent violents ou prennent une tournure acrimonieuse. Si nous n’étions aussi habitués à ce type de virage vers la virulence nous pourrions nous en étonner : « Tiens ! Ils découvrent enfin une idée qui compte, quelque thème qui semblent les intéresser, de plus comme ils ne partagent pas le même avis, ils peuvent en discuter, pourquoi semblent-ils donc vivre ce désaccord comme un désagrément ou comme un moment douloureux ? » Il faut éviter les discussions qui fâchent proclame la sagesse populaire, ce qui peut signifier en gros tous les sujets importants, ceux qui nous tiennent à cœur, pour s’en tenir aux échanges formels, moins passionnants, certes, mais aussi moins risqués.
AVOIR RAISON
Quel est le problème ici ? Chacun prétend avoir raison. Or on ne réfléchit pas assez au sens que peut détenir l’idée d’ « avoir raison », et pourquoi elle nous tient tant à cœur. On expliquera tour à tour que c’est une question de confrontation à son semblable, de lutte, de pouvoir ou autre, et c’est l’image de soi qui constituera l’enjeu de cette lutte, explication qui contient sans aucun doute sa part de vérité. Mais ce qui nous intéresse ici est un autre versant de cette affaire, qui n’est pas sans lien avec les intuitions précédentes : l’hypothèse selon laquelle l’être humain dans le fond apprécie peu sa propre parole, ce qui expliquerait aussi bien les difficultés de la discussion que la facilité de son glissement vers des tournures déplaisantes. En effet, si une personne aimait un tant soi peu sa propre parole, si elle était confiante en ses propres mots, pourquoi s’inquièterait-elle tant d’être reconnue par son voisin ? Voudrait-elle de manière aussi insistante obtenir quoi que ce soit de son interlocuteur ? Ici, nous mettrons à l’écart les discussions qui ont un but bien défini, telles celles qui par conviction ou par souci pratique ont besoin de convaincre l’autre, car la discussion dès lors n’est pas libre : elle n’est pas sa propre finalité, elle désire explicitement un objet sans lequel la discussion n’aurait pas lieu d’être, la finalité en est précise et bien affirmée. Bien que nous pensions qu’indirectement, nous recherchons toujours quelque chose, puisque nous souhaitons en général obtenir une forme ou une autre d’adhésion de la personne à laquelle nous parlons. Mais la question est de savoir pourquoi. Dans notre perspective, nous y percevons le mécanisme de la « reine mère », la marâtre de Blanche Neige. « Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle ! ». Si la reine mère appréciait tant sa propre beauté, qu’aurait-elle besoin de demander au miroir si elle est la plus belle, qu’aurait-elle besoin de se comparer, quel souci aurait-elle de cette pauvre Blanche Neige ? Évidemment, il existe un rapport certain entre le fait de trouver beau et le fait d’aimer, que ce soit l’autre ou soi-même, et tout comme le met déjà en œuvre Platon dans le Banquet, il est malaisé de savoir si vient d’abord le beau ou bien l’amour. Aimons-nous parce que c’est beau, ou trouvons-nous beau parce que nous aimons ? Et pour en revenir à la parole que nous mettons en question, qu’en est-il ? Est-ce que je trouve ma parole laide parce que je ne m’aime pas ? Ou bien, est-ce que je ne m’aime pas parce que je trouve ma parole laide ? Nous laisserons sur ce point chacun trancher à sa guise sur cette sa thèse, ou encore les spécialistes en feront leur affaire. Quant à nous, en tant que philosophe praticien, plus soucieux dans le fond de la pensée en soi que de la subjectivité humaine, en dépit des liens qui les rattachent, nous nous demanderons tout comme au début de ce texte comment nous pourrions réconcilier le sujet avec sa propre parole. Non pas par souci de le rendre heureux ou par quelque projet eudémoniste, mais uniquement parce que s’il ne se réconcilie pas avec sa propre parole, il ne pourra pas penser.
PROTEGER LA PAROLE
Avant d’expliquer cette dernière phrase, précisons que pour nous, le fait de se réconcilier avec sa propre parole n’implique pas de la trouver merveilleuse, bien au contraire. L’extase devant sa propre parole est trop souvent l’expression narcissique d’une subjectivité exacerbée, d’un mal être, d’une absence de distance, d’une incapacité de regard critique. Un peu comme un parent qui tient à trouver son enfant merveilleux pour vivre par procuration un bonheur qu’il ne saurait trouver en lui-même. Se réconcilier avec sa propre parole, c’est accepter de la voir comme elle est, de la prendre pour ce qu’elle est, de ne pas lui attribuer des vertus qu’elle ne manifeste guère, ni tenter de la protéger du regard d’autrui, à travers la « timidité » ou une argumentation excessive emplie de « ce que je voulais dire » et de « vous ne me comprenez pas ». Se réconcilier avec sa propre parole, c’est accepter d’entendre les mots tels qu’ils sonnent aux oreilles d’autrui, c’est faire le deuil d’un sens qui est visiblement absent de la formulation telle qu’elle est forgée, c’est désirer voir les béances, les ruptures et les trahisons des mots qui ont été prononcés, c’est accepter la brutalité des mots. Ne serait-ce que parce que les mots que nous avons prononcés nous en disent plus sur que nous pensons et sur ce que nous sommes que toutes les paroles que nous avons encore envie d’exprimer.
Protéger sa parole est d’ailleurs une des motivations premières de ce que nous nommons couramment timidité, hâtivement et par facilité. En effet, bon nombre de ces « timides » sont en fait des personnes qui ont une très haute opinion de ce qu’elles ont à dire, mais qui craignent surtout que les « autres », ceux qui les écoutent, ne partagent pas cette admiration pour leurs propres paroles. Elles considèrent donc plus sûr et moins périlleux de s’abstenir de parler afin de conserver cette apparence de génie, au simple bénéfice du doute, car on peut attribuer toutes les vertus au sphinx, tant qu’il n’a pas parlé. Mais plus encore, si elles craignent l’analyse critique de leurs paroles, c’est qu’elles ignorent ou fuient cette pratique envers elles-mêmes. À l’instar des grands inspirés, elles pensent être dans le vrai sans même prononcer une seule parole, et sans en être véritablement conscientes, elles sont plus attachées à un prétendu « fond » illusoire de leur pensée qu’à leurs propres mots. Ainsi, elles tenteront d’éviter la critique de leur parole en se référant à ce qu’elles voulaient dire, ou bien elles abandonneront ou renieront leurs paroles de manière abrupte pour se replier dans leur for intérieur, ou en se lançant dans un discours sans fin. Mais elles n’accepteront jamais de prendre leurs propres paroles comme la substance même de leur pensée : ce serait trop s’exposer.
PRENDRE LE RISQUE DE PENSER
Profitons un instant de l’antinomie que nous avons identifiée chez notre timide. En opposant le « fond » de la pensée à des idées déjà exprimées, nous opposons de fait l’infini au fini, car nous opposons la toute puissance du virtuel à la finitude du concret, le potentiel indéterminé à la détermination de ce qui est déjà actualisé. Le virtuel peut tout, tout est possible, tout peut encore être dit, tandis que le concret est là, bien présent, engagé dans l’altérité du réel, ancré dans le temps et l’espace. La parole qui est dite est dite, elle est car elle est spécifique, elle engage une parole formée, un mode d’être, une perspective particulière. On peut toujours l’interpréter, la réinterpréter, la surinterpréter, on peut lui faire dire tout ce que l’on veut, ne serait-ce qu’en prétendant qu’elle n’est pas terminée, mais malgré tout, elle affiche déjà quelque chose de particulier, et à moins de recourir à la plus totale mauvaise foi — ce qui est loin d’être rare ou exclu —, on ne pourra pas lui faire dire n’importe quoi ou la transformer dans le contraire de ce qu’elle dit déjà. C’est d’ailleurs cette exclusion qui gêne : le fait qu’en affirmant, quoi que ce soit qu’elle affirme, cette phrase entraîne nécessairement une négation, comme nous l’enseigne Spinoza. Tout ce qui affirme, du fait même de l’affirmation, nie. Elle nie soit par commission : elle refuse le contraire de ce qu’elle affirme. Ou encore elle nie par omission, en oubliant de dire certaines choses, en les reléguant au second plan. Mais plus d’un locuteur se démènera autant qu’il peut pour refuser cette dimension négative de la parole, en particulier la seconde, plus facile à occulter, en se réfugiant dans la « totalité » de sa pensée, dans ce qu’il pourrait encore dire.
En ce sens, accepter sa parole ou ses mots comme l’expression de sa pensée, plus encore comme la substance même de la pensée (Hegel), ou comme les limites de la pensée (Wittgenstein), est l’équivalent psychologique ou philosophique d’accepter ce que nous avons fait, ce que nous avons accompli, comme la réalité de ce que nous sommes (Sartre). En effet, on peut toujours se réfugier dans « ce que nous pourrions être », « ce que nous aurions pu être », « ce que nous voudrions être », « ce que l’on nous a empêché d’être », « ce que nous avons été », « ce que nous serons », et ces différentes dimensions virtuelles de l’être ou de l’existence ont certes un sens et une réalité, mais elles peuvent aussi facilement représenter une sorte d’alibi, de refuge, de forteresse, pour ne pas voir et assumer ce que nous sommes. Le passé, le futur, le conditionnel, le possible ou même l’impossible constituent autant de replis pour occulter le présent et l’actuel. Et si nous ne demandons nullement d’occulter ou même de sous-estimer ces diverses dimensions, qui composent à leur manière la richesse de l’être et sa liberté de concevoir, nous souhaitons montrer le piège qu’elles représentent, et mettre en garde contre l’utilisation abusive de cette multiplicité. Car si l’on abuse du présent au détriment du passé, du futur ou du conditionnel en ce qui a trait à la satisfaction des désirs et à la quête du plaisir, on l’occulte très facilement et couramment en ce qui concerne la réalité de notre parole.
MALTRAITER LA PAROLE
Venons-en à ce qui pourrait donc menacer cette parole craintive. Deux critiques fondamentales sont identifiées de manière très judicieuse par les sophistes contre Socrate, dans sa manière de discuter, ou plutôt de questionner. Premièrement, « Tu me forces à dire ce que je ne veux pas dire ». Car Socrate, à l’oreille aguerrie, entend ce que dit et ce que nie une phrase ou une autre, et exige de son interlocuteur une interruption, un arrêt sur image, afin qu’il rende des comptes sur cette phrase, afin qu’il se rende compte de sa phrase. Rendre compte devient d’ailleurs pratiquement pour lui la définition du penser, ou du philosopher, car raisonner, c’est bien donner les raisons de quelque chose. Il invite donc son interlocuteur à retrouver la genèse pour ne pas dire l’archéologie de son propos, pour en saisir le sens et la réalité. Non pas une genèse singulière, celle de l’intention du locuteur, mais la genèse du sens, l’universalité du terme. Or cette réalité, visible à travers les mots, est très souvent oubliée ou niée par l’auteur des mots, simplement parce qu’il n’est pas prêt à en accepter la réalité au-delà de l’intention spécifique qui le poussait à les prononcer. Intention qui – hélas pour lui ! – n’est qu’une partie infime et limitée de la réalité mise de l’avant à travers ces paroles : l’intention est réductrice. Et bizarrement, l’auditeur attentif, étranger à l’intention des mots, percevra mieux cette réalité « objective » de la parole, puisque lui n’est pas animé et aveugle par le désir particulier qui l’a motivé. Mais le locuteur, bien entendu, refusera souvent l’interprétation de l’auditeur, qu’il considèrera souvent comme intempestive et intrusive, voire illégitime et aliénante. Il se considérera comme l’unique détenteur du sens de ses propres mots, il prétendra confisquer toute interprétation à la faveur de sa sacro-sainte intention. Comme si notre parole était réductible au simple sens que nous prétendons lui accorder, souvent de manière biaisée et absurde. Cet arrachement à soi, cette rupture de l’être entre un soi et la parole censée en être la projection, est le creuset même de la pratique socratique : sonder l’abyme de l’être, travailler l’anfractuosité qui constitue notre singularité morcelée. Comment ne pas se rebeller contre une intervention aussi abusive, contre une proposition aussi tendancieuse ? Perspective insupportable dans le psychologisme ambiant.
La seconde critique, tout à fait conforme à la première, est « Tu déchiquettes mon discours en petits morceaux ». Sentiment désagréable que suscite cette dissection au scalpel d’un ensemble prétendument harmonieux dans lequel nous avons mis tant d’effort et d’amour, petit morceau d’être individuel, brin gracieux de notre personne, joliment composé, assemblage que nous présentons au monde comme un échantillon choisi de nous-même. Et si notre mise en scène verbale nous laisse insatisfait, si nous ne le pensons pas à la véritable mesure de notre pensée ou pas totalement en adéquation avec elle, nous sommes plus sensible encore à l’analyse qu’autrui pourrait en faire, nous sommes plus nerveux quant au sort qu’il pourrait lui infliger. Et il est une bonne raison pour laquelle nous tendrons à être insatisfait de notre discours : elle est que nous tentons souvent de « tout dire » dans notre discours, « tout inclure », en tout cas nous le prétendons. Soit il s’agit de dire la vérité la plus intégrale de ce que nous pensons, soit en dire la totalité, l’intégralité, à travers l’énumération infinie et généralement confuse des causes et des circonstances. Nous tentons de couvrir tous les angles, de prévoir les objections et de prévenir les jugements critiques en parant notre parole de tous les paravents possibles, afin de la rendre imparable. Or que fait Socrate : il prend un petit bout de notre « chef d’œuvre », qu’il choisit de la manière la plus arbitraire ou incongrue, afin de l’examiner et le triturer dans tous les sens, ignorant totalement ce que nous avons pu affirmer en un autre moment, ne serait-ce que l’instant précédent. Il ignore l’étendue ou la beauté de notre discours et prétend nous questionner sur un aspect spécifique de ce que nous avons abordé, comme si nous n’avions rien dit d’autre, en exigeant de répondre pas une parole courte et précise, voire par un simple « oui et non », réduisant toute l’ampleur de notre pensée à un simple jugement : celui d’un assentiment ou d’un refus à une idée particulière. Idée particulière qui s’emboîte bien sûr dans une sorte de piège infernal qui revient à la critique précédente : l’interlocuteur nous oblige à affirmer ce que nous n’avons pas dit et ne souhaitons pas dire. Il décontextualise la parole et demande ensuite de prendre position sur la radicalité de son sens.
INQUIÉTUDE DE LA PAROLE
On pourrait croire que c’est le fait de subir un abus interprétatif qui gêne le locuteur, soucieux que l’on ne fasse pas dire à ses paroles ce qu’il ne souhaitait pas dire, ou autre chose que ce qu’il souhaitait dire, mais il nous semble que l’affaire est plus profonde ou plus « grave » que cela. En effet, pour déstabiliser son interlocuteur, et chacun pourra en faire l’expérience, il suffit parfois de lui demander de répéter ce qu’il vient de dire en prenant un air intéressé « Tu peux répéter ce que tu viens de dire », et nous verrons notre homme prendre un air surpris et déjà commencer à se défendre, sans qu’on l’ait le moindrement critiqué. Bien souvent il ne répètera pas ce qu’il a dit, en premier lieu parce que lui-même n’a pas réellement fait attention à ses propres paroles, ce qui en soit est déjà significatif. Ou bien parce qu’il se sent menacé et il voudra dès lors se justifier plutôt que de reprendre les mots déjà prononcés, ou encore il transformera ses paroles initiales en commençant sa phrase par « Ce que j’ai voulu dire »… Une sorte d’inquiétude ou même de panique l’envahit, sans pourtant que, objectivement, quoi que soit indique une quelconque critique. Bien qu’ici on puisse invoquer en guise d’explication ou de circonstance atténuante une sorte de traumatisme social. Les êtres humains font si peu de cas de la parole d’autrui, soit ils l’ignorent, simplement parce qu’ils ne se sentent pas concernés, soit ils la contestent parce leurs idées diffèrent de celles d’autrui, ou plus réducteur encore, ils les refusent simplement parce que ce sont les autres qui prononcent les paroles incriminées. C’est ainsi sans doute que fonctionne cette dynamique sociale, vecteur du traumatisme précédemment cité, chacun manquant de respect pour la parole d’autrui, tout locuteur est plus ou moins consciemment convaincu que son auditeur ne cherchera que l’occasion de le critiquer. Autre nuance à apporter dans notre affaire : la dimension culturelle. En effet, certaines cultures sont plus promptes à la critique que d’autres, mais celles chez qui la critique est considérée comme un manque à la bienséance et aux conventions sociales exprimeront leur réticences, leur mépris ou leur désintérêt soit par une reconnaissance polie, soit par l’expression manifeste d’un intérêt dont tout un chacun sait fondamentalement qu’elle est superficielle, éphémère, voire mensongère. Mais nous nous sommes aperçus que les sociétés où les manières sont les plus courtoises ne sont pas nécessairement celles ou règne le moins d’insécurité quant au statut de la parole individuelle. Disons que chaque groupement humain a ses manières bien à lui d’autoriser, de justifier ou même d’encourager la déconsidération d’autrui.
PENSER PAR AUTRUI
Revenons à Socrate. Bizarrement, il s’intéresse énormément à la parole d’autrui. Ajoutons même qu’il ne pourrait penser sans autrui. Sinon, on pourrait se demander pourquoi cet homme au visage si grotesque passait son temps à rechercher la compagnie de ses semblables principalement en vue de pratiquer le questionnement philosophique. N’avait-il rien de mieux à faire, cet homme à l’esprit agile et sagace ? Pourquoi perdre son temps avec n’importe qui, presque à propos de n’importe quoi ? Car certains des personnages que nous décrit Platon ne sont en effet guère reluisants, mais pour Socrate la quête de la vérité ne connaît guère de limites ni de présupposés établis. Tout est bon, lorsqu’il s’agit de débusquer le bien, le vrai ou le beau, et si obstacle il y a, cet obstacle devient le creuset même de l’être et de l’un. Socrate veut-il faire œuvre de charité ? Milite-t-il pour une meilleure humanité ? S’ennuierait-il seul, engoncé dans une solitude philosophique, à l’instar du mythique philosophe de la caverne ? Veut-il convaincre ? Dans le fond, même la vérité n’est pour lui qu’un prétexte. Il lui faut chercher quelque chose qu’il ignore, sonder l’âme humaine, et si bien des philosophes sonderont la leur propre, lui se sent poussé par son « démon » à explorer toutes celles qui passent, toutes à la fois plus prometteuses, plus décevantes et plus riches les unes que les autres. Il ne faut guère chercher ici de téléologie : Socrate ne cherche rien, tout simplement il cherche, il cherche à chercher.
Mais cette quête lui attire bien des ennuis. Déjà, parce que sans le vouloir et sans doute sans le savoir, ou sans vouloir le savoir, il rompt les codes établis. Trop occupé par son désir, aveuglé par sa passion, il ne sait rien ni ne voit rien, il n’existe plus : il cherche. Chien de chasse qui poursuit sa proie jusque dans son terrier, poisson torpille qui paralyse celui qui entre en contact avec lui, taon qui pique et harcèle celui qu’il approche : les métaphores percutantes ne manquent pas pour expliquer ou justifier son assassinat. La mort de Socrate, geste inaugural de la philosophie occidentale, n’est-elle pas totalement inévitable ? Mais pourquoi le fait de questionner autrui pourrait rendre sa présence aussi insupportable pour ses concitoyens athéniens, qui dans le mythe socratique ne représentent rien d’autre que l’être humain dans sa généralité ? Certes un tel personnage peut s’avérer à la longue fatigant à vivre, en particulier pour ses proches, mais pourquoi s’attirerait une telle haine ? Une haine qu’il ne s’attirerait sans doute pas s’il se contentait d’être en désaccord avec ses semblables, s’il ne faisait même que les invectiver, tels les cyniques. Mais le questionnement est – faut-il le croire – nettement plus corrosif que l’affirmation. Il s’intéresse de trop près à la parole de l’autre, et l’autre en vérité, contrairement à ce qu’il proclame souvent, ne souhaite pas que l’on s’intéresse de trop près à sa parole. Car l’accès est trop direct de sa parole à sa pensée, le lien est trop explicite entre sa pensée et son être. Et si l’individu met tout en œuvre depuis sa plus tendre enfance pour oublier sa propre finitude, son imperfection, son infirmité et son immoralité, ce n’est pas pour accepter qu’une sorte de pervers débarque et de manière irrespectueuse, intrusive et brutale, pointe du doigt et demande comment se nomme ce handicap ou cette verrue que l’on met tant d’effort à cacher, quand on pense que les proches et les voisins détournent pudiquement et automatiquement le regard si jamais quoi que ce soit venait à se dévoiler un tantinet… Drôle d’espèce que celle de l’homme, qui dépense tant d’énergie à cacher sa nature individuelle, réalité dont il a honte, une nature spécifique que l’on en vient à considérer ni plus ni moins qu’une de ces maladies d’origine douteuse dont il faut cacher à la fois l’existence et la cause. C’est sans doute pour cette raison qu’il ignore sa véritable nature, celle d’être un humain.
MAUVAISES MANIERES
En conséquence de la réalité socratique et des conflits qu’elle engendre, découle le terme final — ou initial — de la mise en accusation : « Tu dois m’en vouloir », ou bien « Tes intentions doivent être mauvaises ». Car il n’est pas naturel de s’intéresser autant au discours et à la pensée d’autrui, il n’est pas normal de questionner ainsi, plutôt que de dire et affirmer, il est considéré indécent de décortiquer d’une manière aussi abusive le moindre mot que l’on entend. Rupture des traditions qui met en question le fonctionnement habituel. Car si un tel comportement n’est pas considéré pervers, alors on ne pourrait qu’admirer un tel homme, un sage, capable d’une telle ascèse, d’un tel dénuement, animé d’une telle confiance en l’autre, que chez son congénère, quel qu’il soit, il croît en permanence pouvoir découvrir la vérité. Car c’est cela qui en fin de compte anime Socrate. Mais hélas, la fragilité humaine, son insécurité, perçoit cette démarche confiante et flatteuse comme une agression. Questionner quelqu’un, c’est lui déclarer la guerre, c’est vouloir l’humilier, c’est tenter de le réduire à néant, bref, c’est l’obliger à penser, et surtout l’obliger à se penser lui-même. Connais-toi toi-même ! Ainsi nous connaîtrons l’univers et les dieux. En effet, que signifierait l’objet connu, si nous ignorions l’instrument de la pensée, l’esprit même, comme le soulève Hegel. Or c’est précisément la connaissance de notre esprit qui nous effraie. Car si nous sommes séduits lorsque quelque philosophe qui parle bien nous explique la béance de l’âme humaine prise dans sa généralité, nous nous sentons bien lorsque nous comprenons ou entrevoyons l’aveuglement ou la banalité dans laquelle vivent nos concitoyens, mais nous déchantons violement lorsque nous nous apercevons que c’est à nous personnellement que le discours s’adresse. Cela ne se fait pas !
ACCEPTER LA FINITUDE
Pourtant, comment se réconcilier avec sa parole et donc se réconcilier avec soi-même, si ce n’est en acceptant de voir les béances et les tares qui affligent notre discours, si ce n’est en contemplant les rigidités qui en constituent l’élaboration, si ce n’est en entrevoyant les limites qui en représentent l’étendue. Se réconcilier avec sa parole, c’est accepter la finitude, l’imperfection, au risque d’un profond sentiment de ridicule. N’aimons nous pas nos proches et nos enfants en dépit de leurs manques ou de leurs tics ? Devons-nous être aveugle pour aimer ceux qui nous entourent ? Si c’est le cas, nous risquons de fort déchanter lorsque les yeux se dessillent, par l’effet de l’usure du temps ou en contrecoup de quelque événement fortuit et généralement dramatique. Il en va de même dans notre rapport à nous-même. Nous pouvons certes tenter, consciemment ou non, d’entretenir l’illusion d’une transparence, d’un bien-être, d’une satisfaction, d’un contentement quelconque de soi, au risque d’une complaisance éphémère ou fragmentaire, et d’une déception certaine. C’est là que le Socrate en question, ou son équivalent, l’étranger des dialogues tardifs, peut être considéré comme notre ami véritable. Celui qui ose nous parler en toute franchise, celui qui ose pointer du doigt vers l’ailleurs. Cet ailleurs est celui qui nous « oblige » à porter des œillères, car à l’instar du classique cheval de carriole, nous ne pourrions supporter certaines réalités latérales : elles nous rendraient nerveux. Nous regardons droit devant nous, et poursuivons notre chemin sans nous soucier des interpellations de tout bord qui nous feraient hésiter, douter, voire nous paralyseraient.
Socrate nous interpelle : « Hé l’ami, vois-tu ce qui se passe par ici ? » « Que penses-tu de ceci, ou de cela ? » Là il nous écoute répondre, avec la fausse naïveté qui le caractérise. Mais l’humain est malin, tout comme le chien ou le félin, il sait sentir le vent. Instinctivement il voit la bête venir. Et c’est là que se trouve l’expérience cruciale, le moment de la décision, celle qui sépare les humains de humains. Veut-il réagir « biologiquement », et fuir ou agresser celui qui menace son « intégrité » existentielle ? Ou bien percevra-t-il chez cet homme à l’allure et au discours étrange le véritable ami qu’il n’a jamais rencontré ? L’ami qui n’a pas d’ami. L’amoureux sans amant. Celui qui est animé d’une passion sans objet. Ou bien il en est lui-même l’objet tout en ignorant qui en est le sujet, quel en est le sujet. Bien entendu, c’est un drôle d’ami, à l’humour plus qu’étrange : quelle est cette ironie qui n’est qu’un mensonge. Comment pouvons-nous lui faire confiance ? Est-ce du lard ou du cochon ? Et en guise de discussion, il nous questionne. Pire encore, il nous astreint au choix misérable – s’il en est vraiment un – entre un « oui » et un « non », entre un « ceci » et un « cela ». Car il est visible que nombreuses de ces questions sont piégées. Mais tout de même, puisque nous nous sommes lancés dans cette perspective impossible, voyons comment cet homme qui n’a rien d’humain peut encore nous vouloir du bien. Justement, il ne nous en veut pas, de bien. C’est là son principal intérêt. Il ne veut que son propre bien, il le cherche, il a besoin de nous, il le dit ; ce n’est qu’un quart d’ironie, lorsqu’il demande à tout un chacun de devenir son maître, le maître qu’il cherche depuis toujours.
Certes, à terme, la fréquentation d’un tel être ne peut-être qu’insupportable. Mais demande-t-il jamais à quelqu’un de cohabiter avec lui ? Nombreux sont ses interlocuteurs, il semble en changer fréquemment au fil des dialogues, et cela ne doit guère être un accident. Ceux qu’il dit aimer changent au fil des dialogues. Platon, qui fera de cet être sa pitance, avant de se lancer sur sa propre trajectoire, ne l’aura connu que peu de temps. Cela explique sans doute la passion qui l’anime. À terme, l’effet corrosif du questionnement ne peut que provoquer l’éloignement.
UN AMI QUI NE VEUT PAS NOTRE BIEN
Toutefois, ce qui rend Socrate vivable, comme nous l’avons dit, ce qui en fait un véritable ami, est justement qu’il ne veut pas notre bien. Il ne veut nous convaincre de rien, il ne souhaite pas nous montrer le véritable chemin. Il nous questionne, tout simplement, et nous invite à voir, à voir ce que nous ne voyons pas, ce que nous ne voulons pas voir, à voir ce qui est invivable. En ce sens, il nous invite à mourir. Car si philosopher c’est apprendre à mourir, ce n’est pas d’une mort ultérieure et finale dont il est question, mais de celle de chaque instant. Celle qui nous guette, telle une épée de Damoclès, au-dessus de nos têtes étourdies par l’emballement du quotidien. Divertissement pascalien. Nos idées sont constituées de ces multiples opinions qui nous suffisent à jouer les règles du jeu. Jeu de la société, jeu de la famille, jeu des désirs et ambitions personnelles, poursuite du bonheur, grand bonheur ou petits bonheurs. La persévérance en l’être, le conatus spinozien, est trop souvent conçu comme celle d’une pure extériorité. Vivre prend généralement le sens d’une multiplicité de contraintes, internes et externes, qu’il s’agirait de satisfaire tant bien que mal. Pourtant, l’être n’est qu’un, pour Socrate comme pour Spinoza, bien que cette unité n’exclue nulle multiplicité, bien au contraire. Le fragment en est cependant la substance vive, car il ne s’agit pas non plus ici de s’envoler pour un au-delà de l’au-delà où se nicherait toute réalité. Comme le raconte très bien le mythe de la caverne, le philosophe que nous sommes ne saurait vivre en dehors de la caverne : c’est son lieu de prédilection. Il est en nous l’ami qui nous donne mauvaise conscience, celui qu’on laisse parler à l’occasion pour en rire, puis nous nous fâchons pour le faire taire. Car nous ne sommes pas toujours – et pas souvent – d’humeur à laisser interrompre ou troubler notre petit train-train, à laisser bousculer l’équilibre instable que tant bien que mal nous arrivons à faire fonctionner. Philosopher, c’est penser l’impensable, un impensable que ne permet nullement l’existence. Elle nous oblige à l’évidence, au certain, à l’attendu. Elle préfère le certain, elle aime le probable, mais elle rechigne au possible en tant qu’il n’est qu’un simple possible, et elle craint l’impossible. De temps à autre, par désœuvrement, par lassitude, ou par résurgence de l’être, elle autorise le surgissement de l’extraordinaire, de l’imprévu, de l’inouï. À doses homéopathiques, ou pour un temps restreint, et souvent de manière perverse. L’amour, la plaisanterie, la vision mystique, l’ébriété, sont autant de manières par lesquelles la vie se distrait d’elle-même, par jeu et par oubli. La philosophie exige une telle rupture de manière consciente, délibérée, et continue. Certes chacun aura connu à un moment ou un autre un moment philosophique, cet instant ou le sens bascule, dans un autre sens ou dans l’insensé. Et le vécu de cet instant pourra engendrer, bien que plutôt rarement réalisé, un désir d’ailleurs, non pas ailleurs pour vivre, mais ailleurs que la vie. Bien que certains, là aussi l’esprit est malin en diable, tentent d’instaurer une vie en dehors de la vie, au-delà de la vie.
Se réconcilier avec sa propre parole, tout comme se réconcilier avec ses proches, implique de ne plus avoir d’attentes, et donc de ne plus être frustré ou déçu, plus encore, ne plus pouvoir être déçu ou frustré. Ce qui au demeurant n’implique nullement l’abandon de l’esprit critique, bien au contraire. Car très souvent, ce qui nous empêche de nous engager dans une analyse corrosive et profonde des propos et des êtres, c’est la crainte de la perte, au travers de la crainte du heurt, de la blessure, ou simplement celle de la susceptibilité outragée. À partir du moment où nul désir subsiste de conserver une attache autre que celles liées à la poursuite commune de la vérité, engendrées par elle, que reste-t-il à craindre ? Très naturellement, s’il n’est brimé dans son élan, s’il n’a pas pris l’habitude de s’interdire de penser, l’esprit pense : il saisit ce qu’il aperçoit dans un rapport intime et dynamique à la matrice de pensée qu’il s’est constituée au fil des ans. Bien entendu, ces matrices seront plus ou moins élaborées, plus ou moins fines et plus ou moins fluides, mais elles constitueront tout de même pour chaque sujet pensant l’aune de toute nouvelle pensée, la référence active, le lieu originaire, celui d’où toute pensée provient, d’où toute pensée retourne. C’est d’ailleurs en ce sens que la parole est accès à l’être, que la parole cesse d’être un discours. Car en cette intimité avec soi-même, l’objet de pensée n’est plus un objet, mais il est le sujet lui-même. Le sujet pensant devient alors l’objet direct de la pensée, la médiation devient le lieu de l’immédiat, d’un immédiat conscient et réfléchi.
La consultation philosophique – Principes et difficultés
La consultation philosophique : principes et difficultés
Encore peu connue en France, le cabinet philosophique ou consultation philosophique est une activité qui se développe peu à peu dans divers pays. Les méthodes varient énormément selon les praticiens qui les conçoivent et les appliquent. Dans le présent article, Oscar Brenifier aborde les conceptions et méthodes qu’il utilise dans le travail qu’il mène depuis plusieurs années en ce domaine.
1- PRINCIPES
Naturalisme philosophique
Depuis quelques années, un vent nouveau semble souffler sur la philosophie. Sous diverses formes, il a pour constante de prétendre extirper la philosophie de son cadre purement universitaire et scolaire, où la perspective historique reste le vecteur principal. Diversement reçue et appréciée, cette tendance incarne pour les uns une oxygénation nécessaire et vitale, pour les autres une vulgaire et banale trahison, digne d’une époque médiocre. Parmi ces quelques «nouveautés» philosophiques, émerge l’idée que la philosophie ne se cantonne pas à l’érudition et au discours, mais qu’elle est aussi une pratique. Bien entendu cette perspective n’innove pas vraiment, dans la mesure où elle représente un retour aux préoccupations originelles, à cette quête de sagesse qui articula le terme même de philosophie; bien que cette dimension soit relativement occultée depuis plusieurs siècles par la facette «savante» de la philosophie.
Toutefois, en dépit du côté «déjà vu» de l’affaire, les profonds changements culturels, psychologiques, sociologiques et autres qui séparent notre époque par exemple de la Grèce classique, altèrent radicalement les données du problème. La philosophia perennis se voit donc obligée de rendre des comptes à l’histoire, son immortalité pouvant difficilement faire l’économie de la finitude des sociétés qui formulent ses problématiques et ses enjeux. Ainsi la pratique philosophique – comme les doctrines philosophiques – se doit d’élaborer les articulations correspondant à son lieu et à son époque, en fonction des circonstances qui génèrent cette matrice momentanée, même si au bout du compte il ne semble guère possible d’éviter, de sortir ou dépasser le nombre restreint de grandes problématiques qui depuis l’aube des temps constituent la matrice de toute réflexion de type philosophique, quelle que soit la forme extérieure qu’en prennent les articulations.
Le naturalisme philosophique que nous évoquons ici est au centre du débat, en ce qu’il critique la spécificité de la philosophie sur le plan historique et géographique. Il présuppose que l’émergence de la philosophie n’est pas un événement particulier, mais que sa substance vive se niche au cœur de l’homme et tapisse son âme, même si à l’instar de toute science ou connaissance, certains moments et certains lieux paraissent plus déterminants, plus explicites, plus favorables, plus cruciaux que d’autres. Comme en tant qu’êtres humains nous partageons un monde commun (en dépit de l’infinité des représentations qui fait subir à cette unité un sérieux tir de barrage) et condition – ou nature – commune (là encore en dépit du relativisme culturel et individuel ambiant), nous devrions pouvoir retrouver, au moins de manière embryonnaire, un certain nombre d’archétypes intellectuels constituant l’armature de la pensée historique. Après tout, la force d’une idée reposant sur son opérativité et son universalité, toute idée maîtresse devrait se retrouver en chacun de nous. N’est-ce pas là, exprimé en d’autres termes et perçu sous un autre angle, l’idée même de la réminiscence platonicienne? La pratique philosophique devient alors cette activité permettant d’éveiller chacun au monde des idées qui l’habite, tout comme la pratique artistique éveille chacun au monde des formes qui l’habite, chacun selon ses possibilités, sans pour autant tous être des Kant ou des Rembrandt.
La double exigence
Deux préjugés particuliers et courants sont à écarter afin de mieux appréhender la démarche qui nous occupe ici. Le premier préjugé consiste à croire que la philosophie, et donc la discussion philosophique, est réservée à une élite savante; il en irait de même pour la consultation philosophique. Le deuxième préjugé, à l’inverse du premier – son complément naturel – consiste à penser que la philosophie est en effet réservée à une élite savante, avec pour autre conclusion, attendue: la consultation philosophique ne peut être philosophique puisqu’elle est ouverte à tous. Ces deux préjugés expriment une seule fracture; il nous reste à tenter de démontrer simultanément que la pratique philosophique est ouverte à tous et qu’elle implique une certaine exigence la distinguant de la simple discussion. De surcroît il nous faudra quelque peu différencier notre activité de la pratique psychologique ou psychanalytique avec laquelle on ne saura manquer de l’amalgamer.
Les premiers pas
«Pourquoi êtes-vous là?» Cette question inaugurale s’impose comme la première, la plus naturelle, celle que l’on se doit de poser en permanence à quiconque sinon à soi-même. Il est regrettable que tout enseignant chargé d’un cours d’introduction à la philosophie ne démarre son année scolaire avec ce genre de questions naïves. Au travers de ce simple exercice, l’élève, habitué depuis des années à la routine scolaire, saisirait d’emblée l’enjeu de cette matière étrange qui interroge jusqu’aux évidences les plus criantes; la difficulté de répondre réellement à une telle interrogation ainsi que le large éventail des réponses possibles feraient éclater promptement l’apparente banalité de la question. Bien entendu, il s’agit pour cela de ne pas se contenter d’une de ces ébauches de réponse qu’on laisse tomber du bout des lèvres afin d’éviter de penser.
Lors des consultations, bon nombre de premières réponses sont du genre: «parce que je ne connais pas tellement la philosophie», «parce que la philosophie m’intéresse et que je voudrais en savoir plus», ou encore «parce que j’aimerais savoir ce que dit le philosophe – ou la philosophie – à propos de…». Le questionnement doit se poursuivre sans tarder, afin de révéler les présupposés non avoués de ces tentatives de réponses, pour ne pas dire de ces non-réponses. Ce processus ne manquera pas de faire apparaître certaines idées du sujet (personne engagée dans la consultation – ndla) à propos de la philosophie ou de tout autre thème abordé, l’impliquant dans une prise de position nécessaire à cette pratique. Non pas qu’il faille nécessairement connaître «le fond» de sa pensée, contrairement à la psychanalyse, mais parce qu’il s’agit de se risquer sur une hypothèse afin de la travailler.
Cette dernière distinction est importante, pour deux raisons touchant de prêt aux bases de notre travail. La première est que la vérité n’avance pas nécessairement sous le couvert de la sincérité ou d’une «authenticité» subjective, elle peut même lui être radicalement opposée; opposition se calquant sur le principe selon lequel l’envie contrarie souvent la raison. De ce point de vue, peu importe que le sujet adhère à l’idée qu’il avance. «Je ne suis pas sûr de ce que je dis (ou vais dire)» entend-on souvent. Mais de quoi voudrait-on être sûr? Cette incertitude n’est-elle pas justement ce qui nous permettra de mettre à l’épreuve votre idée, alors que toute certitude inhiberait un tel processus? La deuxième raison, proche de la première, est que doit s’installer une distanciation, nécessaire à un travail réfléchi et posé, condition indispensable à la conceptualisation que nous voulons induire. Deux conditions qui ne doivent nullement empêcher le sujet de se risquer sur des idées précises, il le fera au contraire plus librement. Le scientifique discutera plus facilement des idées sur lesquelles il n’engage pas inextricablement son ego, sans pour autant interdire qu’une idée lui plaise ou lui convienne plus que d’autres.
Une fois l’hypothèse exprimée et quelque peu développée (directement ou grâce à des questions) l’interrogateur proposera une reformulation de ce qu’il a entendu. Généralement le sujet exprimera un certain refus initial – ou accueil mitigé – de la reformulation proposée: «Ce n’est pas ce que j’ai dit. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.» Il lui sera alors proposé d’analyser ce qui ne lui plaît pas dans la reformulation ou de rectifier son propre discours. Toutefois, il devra auparavant préciser si la reformulation a trahi le discours en changeant la nature de son contenu (ce qui doit être déclaré possible, l’interrogateur n’étant pas parfait…), ou si elle l’a trahi en révélant au grand jour ce qu’il n’osait pas voir et admettre dans ses propres paroles. On aperçoit ici l’enjeu énorme que pose sur le plan philosophique le dialogue avec l’autre: dans la mesure où l’on accepte le difficile exercice de «peser» les mots, l’auditeur devient un miroir impitoyable qui nous renvoie durement à nous-même. La présence de l’autre est toujours un risque, dont nous ignorons trop la portée.
Lorsque ce qui a été exprimé initialement ne paraît pas reformulable, par confusion ou manque de clarté, l’interrogateur pourra sans hésitation demander au sujet de répéter ce qu’il a déjà dit ou de l’exprimer autrement. Si l’explication est trop longue ou devient prétexte à une parole de défoulement (de type associatif et incontrôlé), l’interrogateur n’hésitera pas à interrompre: «Je ne suis pas sûr de comprendre où vous allez. Je ne saisis pas exactement le sens de vos paroles.» Il pourra alors proposer l’exercice suivant: «Dites-moi en une seule phrase ce qui vous semble essentiel dans votre propos. Si vous n’aviez qu’une seule phrase à me dire à ce sujet, que serait-elle?» Le sujet ne manquera pas d’exprimer sa difficulté avec l’exercice, d’autant plus qu’il vient de manifester son handicap à formuler une parole claire et concise. Mais c’est en la constatation de cette difficulté que commence aussi la prise de conscience liée au philosopher.
Anagogie et discrimination
Une fois quelque peu clarifiée l’hypothèse de départ, sur la nature du philosopher qui amène le sujet à l’entretien, ou sur un autre thème qui le préoccupe, il s’agit maintenant de lancer le processus de remontée anagogique décrit dans les œuvres de Platon. Les éléments essentiels en sont ce que nous appellerons d’une part «l’origine» et d’autre part la «discrimination». Nous commencerons par demander au sujet de rendre compte de son hypothèse en lui prescrivant de justifier son choix. Soit au moyen de l’origine: «Pourquoi telle formulation?» «Quelle est l’intérêt d’une telle idée?». Soit au moyen de la discrimination: «Quel est le plus important des divers éléments exprimés?» «Quel est le mot clef de votre phrase?». Cette partie de l’entretien s’effectue en combinant tour à tour l’un et l’autre de ces deux moyens.
Le sujet tentera souvent d’échapper à cette étape de la discussion en se réfugiant dans le relativisme de circonstance ou la multiplicité indifférenciée. «Ça dépend […] Il y a beaucoup de raisons […] Tous les mots ou les idées sont importants.» Le fait de choisir, d’obliger à «vectoriser» la pensée, permet tout d’abord d’identifier les ancrages, les «refrains», les constantes, les présupposés, pour ensuite les mettre à l’épreuve. Car après plusieurs étapes de remontée (origine et discrimination), une sorte de trame apparaît, qui rend visible les fondements et articulations centrales d’une pensée. En même temps, au travers de la hiérarchisation assumée par le sujet, une dramatisation des termes et des concepts s’effectue, qui sort les mots de leur totalité indifférenciée, de l’effet «masse» qui gomme les singularités. En séparant les idées les unes des autres, le sujet devient conscient des opérateurs conceptuels par lesquels il discrimine.
Bien entendu, l’interrogateur a ici un rôle clef, qui consiste à souligner ce qui vient d’être dit, afin que les choix et leurs implications ne passent pas inaperçus. Il pourra même insister en demandant au sujet s’il assume pleinement les choix qu’il vient d’exprimer. Il devra toutefois éviter de commenter, quitte à poser certaines questions complémentaires s’il entrevoit des problèmes ou des inconséquences dans ce qui vient d’être articulé. Le tout est d’amener le sujet à évaluer librement les implications de ses propres prises de position, à entrevoir ce que recèle sa pensée et de ce fait la pensée en soi. Ce qui l’extirpe lentement de l’illusion qu’entretiennent les sentiments d’évidence et de neutralité, propédeutique nécessaire à l’élaboration d’une perspective critique, celle de l’opinion en général et celle en particulier de la sienne propre.
Penser l’impensable
Une fois identifié un ancrage particulier, le moment est venu d’en prendre le contre-pied. Il s’agit de l’exercice que nous nommerons «penser l’impensable». Quel que soit l’ancrage ou la thématique particulière que le sujet aura identifié comme central à sa réflexion, nous lui demanderons de formuler et développer l’hypothèse contraire: «Si vous aviez une critique à formuler à l’encontre de votre hypothèse, que serait-elle? Quelle est l’objection la plus consistante que vous connaissez ou que vous pouvez imaginer à l’égard de la thèse qui vous tient à cœur? Quelles sont les limites de votre idée?» Que l’amour, la liberté, le bonheur, le corps ou autre constitue le fondement ou la référence privilégiée du sujet, dans la plupart des cas il se sentira incapable d’effectuer un tel revirement intellectuel. Penser une telle «impossibilité» lui fera l’effet de plonger dans l’abîme. Parfois ce sera le cri du cœur: «Mais je ne veux pas!».
Ce moment de crispation sert avant tout à effectuer une prise de conscience quant au conditionnement psychologique et conceptuel du sujet. En l’invitant à penser l’impensable, on l’invite à analyser, à comparer et surtout à délibérer, plutôt que de prendre pour acquise et irréfutable telle ou telle hypothèse de fonctionnement intellectuel et existentiel. Il réalise alors les rigidités qui formatent sa pensée sans qu’il s’en aperçoive. «Mais alors on ne peut plus croire à rien!», lâchera-t-il. Si, mais au moins pendant le temps d’un exercice, durant une toute petite heure, se demander si l’hypothèse inverse, si la «croyance» inverse ne tient pas tout aussi bien la route. Or bizarrement, à la grande surprise du sujet, une fois qu’il se risque à cette hypothèse inverse, il s’aperçoit qu’elle a beaucoup plus de sens qu’il ne croyait a priori et qu’en tout cas elle éclaire de manière intéressante son hypothèse de départ, dont il réussit à mieux cerner la nature et les limites. Cette expérience fait voir et toucher du doigt la dimension libératrice de la pensée, dans la mesure où elle permet de remettre en question les idées sur lesquelles on se crispe inconsciemment, de se distancier de soi-même, d’analyser ses schémas de pensée – quant à la forme et au fond – et de conceptualiser ses propres enjeux existentiels.
Passer au «premier étage»
En guise de conclusion, il sera demandé au sujet de récapituler les passages importants de la discussion, afin de revoir et résumer les moments forts ou significatifs. Ceci s’accomplira sous la forme d’un retour sur l’ensemble de l’exercice. «Que s’est-il passé ici?» Cette ultime partie de l’entretien se nomme aussi «passer au premier étage»: analyse conceptuelle en opposition au vécu du «rez-de-chaussée». De cette perspective surélevée, le défi consiste à se voir agir, à analyser le déroulement de l’exercice, à évaluer les enjeux, à sortir du brouhaha de l’action et du fil de la narration, pour capturer les éléments essentiels de la consultation, les points d’inflexion du dialogue. Le sujet s’engage dans un métadiscours à propos du tâtonnement de sa pensée. Ce moment est crucial, car il est le lieu de la prise de conscience de ce fonctionnement double (dedans/dehors) de l’esprit humain, intrinsèquement lié à la pratique philosophique. Il permet l’émergence de la perspective à l’infini qui fait accéder le sujet à une vision dialectique de son propre être, à l’autonomie de sa pensée.
Est-ce bien philosophique?
Que cherchons-nous à accomplir au travers de ces exercices? En quoi sont-ils philosophiques? Comment la consultation philosophique se distingue-t-elle de la consultation psychanalytique? Comme il l’a déjà été évoqué, trois critères particuliers spécifient la pratique en question: identification, critique et conceptualisation. (Mentionnons un autre critère important: la distanciation, que toutefois nous ne retiendrons pas comme quatrième élément car elle est implicitement contenue dans les trois autres.) D’une certaine manière, cette triple exigence capture assez bien ce qu’exige la rédaction d’une dissertation. Dans cette dernière, à partir d’un sujet imposé, l’élève doit exprimer quelques idées, les mettre à l’épreuve et formuler une ou quelques problématiques générales, avec ou sans l’aide des auteurs consacrés. La seule différence importante porte sur le choix du thème à traiter: ici le sujet choisit son propre objet d’étude, ce qui accroît la portée existentielle de la réflexion, rendant d’ailleurs peut-être plus délicat le traitement philosophique de ce sujet.
L’objection sur le côté «psychologisant» de l’exercice n’est pas à écarter trop rapidement. D’une part parce que la tendance est grande chez le sujet – face à un interlocuteur unique qui se consacre à son écoute – de s’épancher sans retenue aucune sur son ressenti, surtout s’il a déjà pris part à des entretiens de type psychologique. Il se sentira d’ailleurs frustré de se voir interrompu, de devoir porter des jugements critiques sur ses propres idées, de devoir discriminer entre ses diverses propositions, etc. Autant d’obligations qui font pourtant partie du «jeu», de ses exigences et de ses mises à l’épreuve. D’autre part parce que pour des raisons diverses, la philosophie tend à ignorer la subjectivité individuelle, pour se consacrer surtout à l’universel abstrait, aux notions désincarnées. Une sorte de pudeur extrême, voire de puritanisme amène le professionnel de la philosophie à craindre l’opinion au point de vouloir l’ignorer, plutôt que de voir en cette opinion l’inévitable point de départ de tout philosopher; que cette opinion soit celle du commun des mortels ou celle du spécialiste, ce dernier se trouvant non moins victime de cette «maladive» et funeste opinion.
Ainsi notre exercice consiste premièrement à identifier chez le sujet, au travers de ses opinions, les présupposés non avoués à partir desquels il fonctionne. Ce qui permet de définir et creuser le ou les points de départ. Deuxièmement à prendre le contre-pied de ces présupposés, afin de transformer d’indiscutables postulats en simples hypothèses. Troisièmement d’articuler les problématiques ainsi générées au travers de concepts identifiés et formulés. En cette dernière étape, – ou auparavant si l’utilité s’en fait sentir plus tôt – l’interrogateur pourra utiliser des problématiques «classiques», attribuables à un auteur, afin de valoriser ou mieux identifier tel ou tel enjeu apparaissant au cours de l’entretien.
Certes il est douteux qu’un individu unique refasse à lui tout seul l’histoire de la philosophie, pas plus d’ailleurs que celle des mathématiques ou du langage. De surcroît pourquoi faudrait-il faire fi du passé? Nous serons toujours des nains juchés sur des épaules de géants. Mais faudrait-il pour autant ne pas se risquer à la gymnastique, en se contentant de regarder et d’admirer les athlètes sous prétexte que nous sommes courts sur pattes, voire handicapés? Faudrait-il se contenter d’aller au Louvre et ne pas mettre la main à la glaise, sous prétexte que nos membres n’ont pas l’agilité de ceux des êtres inspirés? Serait-ce manquer de respect aux «grands» que de vouloir les imiter? Ne serait-ce pas les honorer, au moins tout autant qu’en les admirant et en les citant? En fin de compte, ne nous ont-ils pas pour la plupart enjoint à penser par nous-même?
II – LES DIFFICULTÉS
Notre méthodologie s’inspire principalement de la maïeutique socratique, où le philosophe questionne son interlocuteur, l’invite à identifier les enjeux de son discours, à le conceptualiser en distinguant des termes clés afin de les mettre en œuvre, à le problématiser à travers une perspective critique, à en universaliser les implications. Précisons à titre comparatif que cette pratique a pour spécificité d’inviter le sujet à s’éloigner d’un simple ressenti pour lui permettre une analyse rationnelle de sa parole et de lui-même, condition sine qua non pour délibérer sur les enjeux cognitifs et existentiels qu’il s’agit tout d’abord d’expliciter. L’arrachement à soi que présuppose une telle activité, peu naturelle, raison pour laquelle elle nécessite l’assistance d’un spécialiste, pose un certain nombre de difficultés que nous tenterons ici d’analyser.
Les frustrations
Au-delà de l’intérêt pour l’exercice philosophique, prédomine régulièrement, au moins de manière momentanée, un sentiment négatif chez le sujet, qui le plus fréquemment est exprimé – lors des consultations philosophiques comme au cours des ateliers de réflexion en groupe – comme l’expression d’une frustration. Premièrement, la frustration de l’interruption : l’entretien philosophique n’étant pas le lieu du défoulement ou de la convivialité, une parole incomprise et longue, ou encore celle qui ignore l’interlocuteur, se doit d’être interrompue ; si elle ne nourrit pas directement le dialogue, elle ne sert pas à l’entretien et n’a pas lieu d’être dans le contexte de l’exercice. Deuxièmement, la frustration liée à l’âpreté : il s’agit davantage d’analyser la parole que de la prononcer, et tout ce que nous aurons dit pourra être utilisé « contre nous ». Troisièmement, la frustration de la lenteur : plus question de provoquer accumulations et bousculades de mots, il ne faut craindre ni les silences, ni de s’arrêter sur une parole donnée afin d’en appréhender pleinement la substance, au double sens du terme appréhender : capturer et redouter. Quatrièmement, la frustration de la trahison, là aussi au sens double de ce terme : trahison de notre propre parole qui révèle ce que nous ne désirions pas dire ou savoir et trahison de notre parole qui ne dit pas ce que nous voulons dire. Cinquièmement, la frustration de l’être : ne pas être ce que nous voulons être, ne pas être ce que nous croyons être, se voir dépossédé des vérités illusoires que nous entretenons, consciemment ou non, parfois depuis très longtemps, sur nous-même, notre existence et notre intellect.
Cette frustration multiple, parfois pénible, n’est pas toujours clairement exprimée par le sujet. S’il est quelque peu émotif, susceptible ou peu enclin à l’analyse, il n’hésitera pas à crier à la censure, à l’oppression. « Vous m’empêchez de parler » alors que de longs silences inutilisés, inoccupés par la parole, ponctuent périodiquement cette même parole qui a du mal à se trouver. Ou encore : « Vous voulez me faire dire ce que vous voulez », alors qu’à chaque question le sujet peut répondre ce qui lui convient, au seul risque d’engendrer de nouvelles questions. Initialement, la frustration s’exprime souvent comme un reproche, toutefois, en se verbalisant, elle permet de devenir un objet pour elle-même ; elle permet au sujet qui l’exprime de devenir objet à lui-même. À partir de ce constat, il devient capable de réfléchir, d’analyser son être au travers de la mise à l’épreuve, de mieux comprendre son fonctionnement intellectuel, et il peut alors intervenir sur lui-même, tant sur son être que sur sa pensée. Certes le passage par le moment – ou certains moments – à tonalité psychologique est difficilement évitable, sans toutefois s’appesantir, car il s’agit de passer rapidement à l’étape philosophique subséquente, au moyen de la perspective critique ainsi qu’en tentant de définir une problématique et des enjeux.
Notre hypothèse de travail consiste précisément à identifier certains éléments de la subjectivité, bribes que l’on pourrait nommer opinions, opinions intellectuelles et opinions émotionnelles, afin d’en prendre le contre-pied et de faire l’expérience d’une pensée « autre ». Sans cela, comment apprendre à sortir volontairement et consciemment du conditionnement et de la prédétermination ? Comment émerger du pathologique et du pur ressenti ? D’ailleurs il peut arriver que le sujet n’ait pas en lui la capacité d’accomplir ce travail ou même la possibilité de l’envisager, par manque de distanciation, par manque d’autonomie, par insécurité ou à cause d’une forte angoisse quelconque, auquel cas nous ne pourrons peut-être pas travailler avec lui. Tout comme la pratique d’un sport exige des dispositions physiques minimales, la pratique philosophique, avec ses difficultés et ses exigences, nécessite des dispositions psychologiques minimales, en deçà desquelles nous ne pourrons pas travailler.
L’exercice doit se pratiquer dans un minimum de sérénité, avec les diverses pré-conditions nécessaires à cette sérénité. Une trop grande fragilité ou susceptibilité empêcherait le processus de s’effectuer. Or de la manière dont notre travail se définit, la causalité d’un manque en ce domaine n’est pas de notre ressort ; en se cantonnant à notre fonction, nous ne saurions aller aux racines du problème, nous ne pourrions que constater et en tirer des conséquences. Si le sujet ne nous paraît pas à même de pratiquer l’exercice bien qu’il ressente pourtant le besoin de réfléchir sur lui-même, nous l’inciterons à se diriger plutôt vers des consultations de type psychologique, ou à la rigueur d’autres types de pratiques philosophiques. Pour conclure, en ce qui nous concerne, tant qu’il demeure limité, le passage psychologique n’a aucune raison d’être évité, la subjectivité ne devant pas jouer le rôle d’un épouvantail à moineaux, même si une certaine démarche philosophique, plutôt scolaire, envisage cette réalité individuelle comme une obstruction au philosopher. Le philosophe formel et frileux craint qu’en se frottant à elle, la distanciation nécessaire à l’activité philosophique ne soit ainsi perdue.
La parole comme prétexte
Un des aspects de notre pratique qui pose problème au sujet, est le rapport à la parole que nous tentons d’installer. En effet, d’une part nous lui demandons de sacraliser la parole, puisque nous nous permettons de peser attentivement, ensemble, le moindre terme utilisé, puisque nous nous autorisons à creuser de l’intérieur, ensemble, les expressions utilisées et les arguments avancés, au point de les rendre parfois méconnaissables pour leur auteur, ce qui l’amènera de temps à autre à crier au scandale en voyant sa parole ainsi manipulée. Et d’autre part nous lui demandons de désacraliser la parole, puisque l’ensemble de cet exercice n’est composé que de mots et que peu importe la sincérité ou la vérité de ce qu’il avance: il s’agit simplement de jouer avec les idées, sans pour autant adhérer nécessairement à ce qui est dit. Seule nous intéressent la cohérence, les échos que se renvoient les paroles entre elles, la silhouette mentale qui se dégage lentement et imperceptiblement. Nous demandons simultanément au sujet de jouer à un simple jeu, ce qui implique une distanciation par rapport à ce qui est conçu comme le réel, et en même temps nous lui demandons de jouer aux mots avec le plus grand sérieux, avec la plus grande application, avec plus d’effort qu’il ne met généralement à construire son discours et à l’analyser.
La vérité avance ici masquée. Elle n’est plus vérité d’intention, elle n’est plus sincérité et authenticité, elle est exigence. Cette exigence qui oblige le sujet à faire des choix, à assumer les contradictions mises à jour en travaillant le fouillis de la parole, quitte à effectuer de radicaux renversements de fronts, quitte à se déplacer brutalement, quitte à refuser de voir et de trancher, quitte à se taire devant les multiples fêlures qui laissent envisager les plus graves abîmes, les fractures du soi, la béance de l’être. Nulle autre qualité n’est ici nécessaire chez l’interrogateur et peu à peu chez le sujet, sinon celle d’un policier, d’un détective qui traque les moindres défaillances de la parole et du comportement, qui demande de rendre des comptes de chaque acte, de chaque lieu et de chaque instant.
Certes nous pouvons nous tromper dans l’infléchissement donné à la discussion, ce qui reste la prérogative de l’interrogateur, le pouvoir indéniable qu’il détient et doit assumer, incluant son absence incontestable de neutralité en dépit des efforts qu’il déploie en ce sens. Certes le sujet peut aussi « se fourvoyer » dans l’analyse et les idées qu’il avance, influencées par les questions qu’il subit, mu aveuglément par les convictions qu’il souhaite défendre, guidé par des partis pris pour lesquels il a déjà opté et sur lesquels il serait peut-être bien incapable de délibérer. « Sur-interprétations », « mésinterprétations » ou « sous-interprétations » font florès. Peu importe ces erreurs, apparentes erreurs ou prétendues erreurs. Ce qui compte pour le sujet est de rester en alerte, d’observer, d’analyser et de prendre conscience ; son mode de réaction, son traitement du problème, sa manière de réagir, ses idées qui émergent, son rapport à lui-même et à l’exercice, tout doit devenir ici prétexte à l’analyse et à la conceptualisation. Autrement dit, se tromper n’a plus ici tellement de sens. Il s’agit surtout de jouer le jeu. Seuls comptent voir et ne pas voir, la conscience et l’inconscience. Il n’y a plus de bonnes et de mauvaises réponses, mais il y a « voir les réponses », et s’il y a tromperie, c’est uniquement dans le manque de fidélité de la parole à elle-même, non plus dans le rapport à quelque vérité distante et pré-inscrite sur fond de ciel étoilé ou dans quelque bas-fond subconscient. Néanmoins, cette fidélité est une vérité sans doute plus terrible que l’autre, plus implacable: il n’est plus de désobéissance possible, avec toute la légitimité de cette désobéissance. Il ne peut y avoir qu’aveuglement.
Douleur et péridurale
Le sujet devient rapidement conscient des enjeux de l’affaire. Une sorte de panique peut rapidement s’installer. Pour cette raison, il est important d’installer divers types de « péridurale » pour l’accouchement en cours. Premièrement, le plus important, le plus difficile et le plus délicat reste l’indispensable doigté de l’interrogateur, qui doit être apte à déterminer quand il est approprié d’appuyer sur une interrogation et quand il est temps de passer, de « glisser », quand il est temps de dire ou de proposer plutôt que d’interroger, quand il est temps d’alterner entre l’âpre et le généreux; jugement pas toujours facile à émettre, car nous nous laissons si facilement emporter par le feu de l’action, par nos envies propres, celles d’aller jusqu’au bout, celles d’arriver en un lieu déterminé, celles liées à la fatigue, celles liées au désespoir, et bien d’autres inclinations personnelles.
Deuxièmement, l’humour, le rire, liés à la dimension ludique de l’exercice. Ils induisent une sorte de « lâcher prise » qui permet à l’individu de se libérer de lui-même, d’échapper à son drame existentiel et d’observer sans douleur le dérisoire de certaines positions auxquelles il s’accroche parfois avec une touche de ridicule quand ce n’est pas dans la plus flagrante contradiction avec lui-même. Le rire libère des tensions qui sans cela pourraient inhiber complètement le sujet dans cette pratique très corrosive.
Troisièmement, le dédoublement, qui permet au sujet de sortir de lui-même, de se considérer comme une tierce personne. Lorsque l’analyse de son propre discours traverse un moment périlleux, lorsque le jugement bute sur des enjeux trop lourds à porter, il est utile et intéressant de transposer le cas étudié sur une tierce personne, en invitant le sujet à visualiser un film, à imaginer une fiction, à entendre sons histoire sous la forme d’une fable. « Supposons que vous lisiez une histoire où l’on raconte que… », « Supposez que vous rencontrez quelqu’un, et que tout ce que vous savez à son sujet est que… ». Ce simple effet de narration permet au sujet d’oublier ou de relativiser ses intentions, ses désirs, ses volontés, ses illusions et désillusions, pour ne plus traiter que la parole, telle qu’elle surgit au cours de la discussion, la laissant effectuer ses propres révélations sans la gommer en permanence par de pesants soupçons ou de patentes accusations d’insuffisance et de trahison.
Quatrièmement, la conceptualisation, l’abstraction. En universalisant ce qui tend à être perçu exclusivement comme un dilemme ou un enjeu purement personnel, en le problématisant, en le dialectisant, la douleur s’atténue au fur et à mesure que l’activité intellectuelle se met en branle. L’activité philosophique elle-même est une sophrologie, une « consolation », telle que l’envisageaient les Anciens comme Boèce, Sénèque, Epicure ou plus récemment Montaigne, baume qui nous permet de mieux envisager la souffrance intrinsèquement liée à l’existence humaine.
Exercices annexes
Quelques exercices supplémentaires s’avèrent très utiles au processus de réflexion. Par exemple l’exercice du lien. Il permet de sortir le discours de son côté « flux de conscience » qui fonctionne purement par libres associations en abandonnant à l’obscurité de l’inconscient les articulations et jointures de la pensée. Le lien est un concept d’autant plus fondamental qu’il touche profondément à l’être, puisqu’il en relie les différentes facettes, les différents registres. « Lien substantiel », nous dit Leibniz. « Quel est le lien entre ce que vous dites ici et ce que vous dites là? ». Mises à part les contradictions qui seront mises en évidence par cette interrogation, le seront aussi les ruptures et les sauts qui signalent des nœuds, des points aveugles, dont l’articulation consciente permet au travers du discours de travailler de près l’esprit du sujet. Cet exercice est une des formes de la démarche « anagogique », permettant de remonter à l’unité, de cerner l’ancrage, de mettre à jour le point d’émergence de la pensée du sujet, quitte à critiquer par la suite cette unité, quitte à modifier cet ancrage.
Autre exercice: celui du « vrai discours ». Il se pratique lorsqu’une contradiction a été décelée, dans la mesure où le sujet accepte le qualificatif de contradictoire comme attribut de sa pensée, ce qui n’est pas toujours le cas: certains sujets refusent de l’envisager et nient par principe la simple possibilité d’une contradiction dans leur parole. En demandant lequel est le vrai discours – même si aux instants généralement décalés où ils sont prononcés ils le sont avec autant de sincérité l’un que l’autre – on invite le sujet à justifier deux positions différentes qui sont les siennes, à évaluer leur valeur respective, à comparer leurs mérites relatifs, à délibérer afin de finalement trancher en faveur de la primauté d’une des deux perspectives, décision qui l’amènera à prendre conscience de son propre fonctionnement. Il n’est pas absolument indispensable de trancher, mais il est conseillé d’encourager le sujet à s’y risquer, car il est bien rare sinon presque impossible de rencontrer une réelle absence de préférence entre deux visions distinctes, avec les conséquences épistémologiques qui en dérivent. Les notions de « complémentarité » ou de « simple différence » auxquelles fait fréquemment appel le langage courant, bien qu’elles détiennent leur part de vérité, servent souvent à gommer les enjeux réels, quelque peu conflictuels et tragiques, de toute pensée singulière. Le sujet pourra aussi tenter d’expliquer le pourquoi du discours qui n’est pas le « vrai ». Souvent il correspondra aux attentes, morales ou intellectuelles, qu’il croit percevoir dans la société, ou encore à un désir propre qu’il considère illégitime; discours en ce sens très révélateur d’une perception du monde et d’un rapport à l’autorité ou à la raison.
Autre exercice, celui de « l’ordre ». Lorsque l’on demande au sujet de donner des raisons, des explications ou des exemples à propos de tel ou tel de ses propos, on lui demandera d’assumer l’ordre dans lequel il les a énumérés. Surtout le premier élément de la liste, que l’on mettra en rapport avec un élément subséquent. En utilisant l’idée que l’élément premier est le plus évident, le plus clair, le plus sûr et donc le plus important à son esprit, on lui demandera d’assumer ce choix, généralement inconscient. Souvent le sujet se rebellera à cet exercice, refusant d’assumer le choix en question, reniant ce rejeton enfanté malgré lui. En acceptant d’assumer cet exercice, il devra rendre compte – qu’il y adhère de manière explicite, implicite ou pas du tout – des présupposés contenus par tel ou tel choix. Au pire, comme pour la plupart des exercices de la consultation, cela l’habituera à décoder toute proposition avancée pour en saisir le contenu épistémologique et entrevoir les concepts véhiculés, quand bien même il se désolidariserait de l’idée.
Universel et singulier
Globalement, que demandons-nous au sujet qui désire s’interroger, à celui qui souhaite philosopher à partir et à propos de son existence et se pensée? Il doit apprendre à lire, à se lire, c’est-à-dire apprendre à transposer ses pensées et apprendre à se transposer lui-même à travers lui-même; dédoublement et aliénation qui nécessitent la perte de soi par un passage à l’infini, par un saut dans le pur possible. La difficulté de cet exercice est qu’il s’agira toujours de gommer quelque chose, d’oublier, d’aveugler momentanément le corps ou l’esprit, la raison ou la volonté, le désir ou la morale, l’orgueil ou la placidité. Pour ce faire, il faut que se taise le discours annexe, le discours de circonstance, le discours de remplissage ou d’apparence: soit la parole assume sa charge, ses implications ou son contenu, soit elle doit apprendre à se taire. Une parole qui n’est pas prête à assumer son être propre, dans toute son ampleur, une parole qui n’est pas désireuse de prendre conscience d’elle-même, n’a plus lieu de se présenter à la lumière, en ce jeu où seul le conscient a le droit de cité, théoriquement et tentativement du moins. Evidemment, certains ne désireront pas jouer le jeu, considéré trop pénible, la parole est ici trop chargée d’enjeux.
En obligeant le sujet à sélectionner son discours, en lui renvoyant par l’outil de la reformulation l’image qu’il déploie, il s’agit d’installer une procédure où la parole sera la plus révélatrice possible. Certes il est possible et parfois utile d’emprunter des chemins déjà tracés, par exemple en citant des auteurs, mais il est de règle alors d’en assumer la teneur comme si elle était exclusivement nôtre. D’ailleurs, que tentons-nous de faire, sinon de retrouver en chaque discours singulier, aussi malhabile soit-il, les grandes problématiques, estampillées et codifiées par d’illustres prédécesseurs? Comment s’articulent chez chacun absolu et relatif, monisme et dualisme, corps et âme, analytique et poétique, fini et infini, etc. Au risque du sentiment de trahison, car on peut difficilement supporter de voir sa parole ainsi traitée, même par nous-même. Un sentiment de douleur et de dépossession, comme celui qui verrait son corps être opéré quand bien même toute douleur physique y aurait été annihilée. Parfois, pressentant les conséquences d’une interrogation, le sujet tentera par tous les moyens d’éviter de répondre. Si l’interrogateur persévère par des voies détournées, une sorte de réponse finira sans doute par émerger, mais uniquement au moment où l’enjeu aura disparu derrière l’horizon, tant et si bien que le sujet, rassuré par cette disparition, ne saura plus établir de lien avec la problématique initiale. Si l’interrogateur récapitule les étapes afin de rétablir le fil d’Ariane de la discussion, le sujet pourra alors accepter ou ne pas accepter de voir, selon les cas. Un moment crucial, bien que le refus de voir peut parfois n’être que verbal: le chemin ne pourra pas ne pas avoir tracé quelque empreinte dans l’esprit du sujet. Bien que par un mécanisme de pure défense, ce dernier essaiera parfois de rendre verbalement tout travail impossible.
Accepter la pathologie
En guise de conclusion sur les difficultés de la consultation philosophique, disons que la principale épreuve réside en l’acceptation de l’idée de pathologie, prise au sens philosophique. En effet, toute posture existentielle singulière, choix qui s’effectue plus ou moins consciemment au fil des ans, fait pour de nombreuses raisons l’impasse sur un certain nombre de logiques et d’idées. Fondamentalement, ces pathologies ne sont pas en nombre infinies, bien que leurs articulations spécifiques varient énormément. Mais pour celui qui les subit, il est difficile de concevoir que les idées sur lesquelles il axe son existence soient réduites aux simples conséquences, quasi prévisibles, d’une faiblesse chronique dans sa capacité de réflexion et de délibération. Pourtant, le « penser par soi-même » que prônent bon nombre de philosophes n’est-il pas un art qui se travaille et s’acquiert, plutôt qu’un talent inné, donné, qui n’aurait plus à revenir sur lui-même?
La consolation
La consolation
L’homme est souffrance. Rien là d’extraordinaire ni de nouveau. Il est souffrance, plus que d’autres animaux, car non seulement il connaît la souffrance du corps, à l’instar des autres espèces, mais aussi parce qu’il connaît la souffrance morale, sous-produit de liberté et de raison, ces caractéristiques humaines, conséquences difficilement évitable. Or si la souffrance physique n’est pas présente en permanence, la souffrance morale ne disparaît vraiment jamais, ou de manière éphémère. Que ce soit sous la forme de frustration, d’impatience, de désirs insatisfaits, d’attentes déçues, ou d’inquiétudes diverses, la souffrance est là, plus ou moins prégnante, plus ou moins présente, plus ou moins supportable. La gamme est étendue des moyens par lesquels elle s’exprime ou se manifeste, montrant la diversité et la persistance de la douleur. De la même manière, on rencontrera de nombreuses manières par lesquelles s’atténuera cette douleur, ce que l’on peut nommer consolation, une consolation que nous traquons en permanence.
Les mots eux-mêmes articulent le problème et proposent des solutions, des panacées, des calmants, car les mots se nichent au cœur de l’humain : ils constituent son être. Ils capturent sa douleur, l’engendrent, la traitent, la soignent. Dans toutes les langues, sous de nombreuses formes, se trouvent des mots qui font mal, des mots qui blessent, voire des mots qui tuent ! Certes, avant les mots, de par sa nature organique, l’humain connaît la douleur. Celle des déchirures de son corps, des heurts brutaux, de la maladie. De par le manque, la faim, la soif ou la fatigue, la douleur dérivant d’un corps frustré de sa plénitude, d’un besoin privé de sa satisfaction, celle d’une harmonie dérangée, ou la simple inquiétude. Evidemment, l’animal connaît aussi la crainte, qui le pousse à se protéger, à fuir, à combattre, il est même parfois prêt à se sacrifier pour protéger les siens. Le spectre de la mort, le sentiment confus de destruction ou de disparition de l’être, individuel ou collectif, semble affecter un certain nombre d’espèces animales. Vision anthropologique peut-être, mais peut-on parler d’un instinct de vie, visiblement vissé dans le fonctionnement animal, sans parler d’instinct de mort ? En particulier pour les animaux qui tuent, ou ceux qui se savent poursuivis des prédateurs, qui au minimum reconnaissent la différence. Sans compter la crainte de perdre des êtres proches, chers ou solidaires, que ce soit par simple identification biologique, comme les sociétés des insectes, ou par une sorte d’attachement émotionnel, comme le rapport familial chez les mammifères.
Mais pour l’homme, comme nous l’avons mentionné, la douleur est l’objet d’un discours, ce qui par conséquent fait que le discours lui-même est porteur ou conservateur de douleur, pour soi ou pour autrui. La parole est « pharmakon », à la fois poison et remède. Tout comme le discours est porteur de maladie, de par sa puissance inhérente, il est nécessairement porteur de guérison, et vice-versa. C’est ici ce qui déjà nous intéresse : la parole qui guérit, la parole qui console. En un premier temps, comme nous ne sommes ni médecin, ni psychologue, nous ne nous attacherons pas tant à la parole qui cherche à produire des effets somatiques, de nature inconsciente, puisque le philosophe que nous sommes se soucie principalement de la dimension psychique, consciente ou raisonnée de l’homme. De surcroît, pour la même raison, en cohérence avec notre posture philosophique, le sujet humain n’est pas ici conçu comme une entité infirme, incapable de subvenir par lui-même à ses propres besoins psychiques, mais comme un être autonome, qui se doit d’assumer son existence propre et de définir ses propres critères de jugement. Toutefois, la limite que nous tentons de tracer n’est pas aussi nette que nous semblons le prétendre, même s’il nous semble salutaire d’en tenter le jalonné, aussi impressionniste soit-il. Ne serait-ce que par l’abus qui est fait aujourd’hui d’une parole de type « psychologique », qui fait de l’adulte bien portant un malade qui s’ignore, en une époque où pullulent les Docteur Knock et marabouts en tout genre. Époque qui prône une idéologie infantile où l’on invite tout un chacun à se faire materner et dorloter, à confier la plus infime de ses indispositions, sous prétexte d’une quête de bonheur illusoire, souvent à bon marché. Certes la santé de notre corps ou de notre esprit a pu et peut encore être trop ignoré, mais il n’agit pas pour autant de tomber dans les excès d’un narcissisme malsain. Et peut-être qu’en effet la parole qui se confronte à l’être et le constitue saura jouer un rôle inattendu, plus consistant qu’on aurait pu le croire et l’espérer. Sans doute en va-t-il ici comme pour l’injonction de Spinoza à propos du bonheur : mieux vaut ne pas le chercher pour le rencontrer.
Nous partons de l’hypothèse que l’homme est souffrant, et que cette souffrance l’incite à chercher des remèdes à sa souffrance. D’une part les remèdes qui traitent la dimension objective de son être, ces remèdes qui seront les mêmes ou presque pour tous, et qui en ce sens relèvent d’une démarche scientifique, ou magique, et d’autre part des remèdes qui relèvent de la subjectivité, de la singularité psychique, et qui ne peuvent s’élaborer sans que le sujet lui-même définisse lui-même la nature et le contenu du problème, ou du moins sans qu’il participe largement à sa définition, ainsi qu’à celle de la panacée. La première catégorie, nous la nommerons médecine, dans une acception large : n’oublions pas que Freud, fondateur de la psychanalyse, tentait de donner à sa nouvelle pratique la valeur d’une démarche scientifique, aussi insérons-nous la psychologie dans cette catégorie. La seconde catégorie, nous la nommerons philosophie. À chacun de voir dans quel cadre s’inscrit sa pratique. Bien que là encore une telle distinction, franche et nette, nous gêne quelque peu. Mais nous devons la tenter pour sortir de cette ornière où tout est dans tout et son contraire, pour éviter l’écueil du schéma indifférencié, cette « nuit où toutes les vaches sont noires », comme le dénonce Hegel. L’esprit « new age » qui en réaction à un scientisme excessif prône une sorte de vision « magique » de l’être, reste pour nous la Charybde qui répond à Sylla.
Le nom général que nous accorderons à la démarche philosophique présente, pour les besoins de notre thèse, sera celui de consolation. En effet, puisque au risque d’un réductionnisme que plusieurs se chargeront de dénoncer, nous partirons pour toutes fins utiles de l’idée que la philosophie ou plutôt le philosopher, n’est rien d’autre qu’une tentative de l’homme de soigner ses maux, ses douleurs morales. Nous pensons ici à Platon qui déclare que la philosophie est spécifiquement humaine, car les dieux n’en ont pas besoin et les animaux n’en sont pas capables, ou n’en ont guère besoin, ce qui revient au même. Seul l’humain, otage entre le fini et l’infini, pressent et conçoit l’exigence d’une telle pratique. D’autant plus que cette nature double qui est sienne est cause de douleurs supplémentaires, l’homme étant partagé entre la conscience de son être immédiat et l’espoir ou l’illusion de ce qu’il pourrait être, déchiré de surcroît entre être empirique et être transcendant. Et c’est au sein de cette duplicité spécifiquement humaine que s’articulent le besoin et l’acte de philosopher, à travers une pensée, à travers une parole, une parole constitutive de la pensée, une parole contrainte de la pensée, à la fois cause et remède des souffrances qui affectent l’esprit. Or si le corps en tant que corps relève d’une généralité, l’esprit en tant qu’esprit, quand bien même il connaît aussi la généralité, relève tout de même d’une spécificité dont il ne saurait faire l’économie. Le sujet est singulier, sa raison spécifique le détermine. La matière étendue, ou corporelle, est plus commune. On nous taxera ici de cartésianisme ou rationalisme abusif, et nous plaiderons coupable, tout en admettant à l’instar de notre illustre prédécesseur, en guise de circonstances atténuantes, une certaine continuité, un certain lien important entre ces deux aspects de l’humain.
En guise de dernière tentative pour délimiter notre champ d’action, quelques mots paraissent nécessaires sur le problème de la pathologie, ou du diagnostic. À nouveau, deux écueils se présentent, en une symétrie habituelle des réalités du monde, récurrence dont la fréquence rend le schéma dualiste tentant. D’une part la déclaration d’une absence de pathologie, d’autre part le formalisme ou la rigidité des définitions de pathologies. Dans le premier cas, il s’agit d’un relativisme radical qui accorde à chacun une pleine et totale légitimité d’être et de pensée, la toute-puissance d’une subjectivité, légitime par le simple fait de son existence. Ce schéma « adolescent » décrète que toutes les pensées se valent, que chacun pense comme il veut. Cela peut très bien faire l’objet d’une thèse qui se défend, si l’on admet les conséquences d’une telle vision du monde. Par exemple le fait que ni la logique, ni la raison, ni la morale, ni la conscience ne s’accordent ici de statut réel. Ce qui ne serait guère un problème philosophique en soi si cette position était tenable sans obstacle majeur. Mais hélas, ce que sans le savoir professe presque certainement l’avocat d’une telle thèse, est un discours qui glorifie l’immédiat, qui atteste de la sincérité de l’instant, qui annihile toute possibilité d’une perspective critique. Discours qui ne manquera pas, au moindre coup de boutoir du réel ou de l’altérité, de générer diverses contradictions, source de bien des maux. Notre travail de philosophe n’est pas ici de proposer un nouveau schéma, mais uniquement d’offrir l’occasion d’une prise de conscience, afin que le sujet travaille plus avant un tel schéma, en prenne conscience, ou l’abandonne, à sa guise. Néanmoins, notre expérience nous aura permis de reconnaître dans un tel discours, par le biais de simples questions, non pas tellement la pathologie d’un schéma, cela dans l’absolu n’existe pas, mais les affres d’un être singulier qui ne réussit pas à assumer son existence propre, comme c’est le cas à l’adolescence, cet âge de tous les périls, de toutes les angoisses et les incertitudes.
Dans le cas inverse, celui du formalisme scientiste, il s’agirait plutôt d’établir une liste des modalités de la pensée et de l’être définies a priori comme saines ou pathologiques, pathologies qu’il faudrait dès lors combattre ou guérir. Si de nombreux philosophes ont sans nécessairement le déclarer écrit de cette manière, il ne peut en aller de même pour le praticien philosophe, dont le rôle n’est pas de véhiculer une philosophie particulière et de l’enseigner en considérant toute autre forme de pensée comme un manque ou une « maladie ». Ce serait par exemple enseigner une religion ou une sagesse. Les heurts entre philosophes, doctrines, écoles, courants, qui ponctuent et structurent l’histoire de la pensée, nous montrent l’inclination de chaque penseur d’imposer d’une certaine manière une vision du monde donnée, qu’il pense plus assurée, plus vraie, plus vaste, plus méthodique, etc. Ceci dit, sans cette prétention, peut-être n’auraient-il pas perçu l’intérêt de leur contribution particulière et n’auraient-ils pas été motivés à maintenir leur effort de rédaction. Contrairement aux littérateurs qui ont en général pour ambition principale l’originalité de leur œuvre et l’expression de ce qui leur tient à cœur, les philosophes sont animés par une aspiration à la vérité, à la vertu, au réel, en tout cas à une forme ou une autre d’universalité, aussi vaine et prétentieuse que soit cette revendication. Revendication qui au demeurant parfois est avouée, parfois ne l’est pas, comme pour le commun des mortels. Avec de surcroît le talent que savent déployer les spécialistes de la technique philosophique pour noyer le poisson et prétendre à une fausse humilité.
Mais nous voilà à notre tour, fort de notre travail de négativité, de critique ou de déconstruction, et en même temps d’affirmation, en train de proposer nous aussi une axiologie, de définir un certain nombre de pathologies, que nous aurons la prétention de définir comme non doctrinales, et d’affirmer la possibilité d’un diagnostic. Il ne s’agit pas tellement de fonder une vision du monde – bien qu’il serait difficile qu’une telle perspective ne transparaisse pas dans le creux de nos mots – mais d’identifier ce qui permet de penser et ce qui empêche de penser, en insistant sur ce dernier aspect en particulier, puisqu’il s’agit de mettre en œuvre la pensée, ce qui se niche au cœur du philosopher. Avouons ici une thèse « personnelle », une vision des choses qui nous paraît cruciale pour le reste de notre texte, bien qu’elle ne prétende à nulle originalité. La pensée pense, très naturellement, sauf lorsqu’on l’empêche de penser. Aussi le travail du philosophe, sa technicité, est-il relié pour bonne partie à l’identification et à la levée de ces obstacles, ce qui nous permet d’affirmer que nous n’enseignons pas à philosopher, mais que nous nous attaquons aux raisons du non-philosopher. Quelque peu comme des ingénieurs qui s’attaqueraient aux obstacles naturels qui empêchent et restreignent le flux d’une rivière, plutôt que de creuser un canal artificiel.
Pour ceux qui craindraient l’éloignement du sujet, la consolation, proposons déjà l’hypothèse de travail que la pratique philosophique ainsi nommée consiste pour bonne partie à rétablir le processus habituel de la pensée ébranlé par la « douleur », concept pris ici de manière étendue et polymorphe. Une douleur dont l’effet principal serait la fixation de ce flux sur un point particulier, ou plusieurs, de manière obsessionnelle et non réflexive. Cette douleur devenant le point d’ancrage du sujet pensant, agit tel un trou noir astronomique, lieu d’une densité disproportionné qui attire tout à lui, même la lumière, raison pour laquelle plus rien n’en émane. En effet, certaines douleurs réussissent à mobiliser la totalité du vécu psychologique, à un point qui peut rendre le sujet radicalement impuissant, sauf s’il réussit à canaliser ou sublimer cette douleur, la transformant en une force qui peut le mouvoir et le diriger. Cette sublimation ou cette canalisation constitue d’ailleurs pour nous le creuset de la dynamique même de la consolation, que nous allons tenter d’expliciter.
Histoire de la consolation philosophique
En général oublié des dictionnaires de philosophie, le terme de consolation a pourtant son importance dans l’histoire de la philosophie. Bien que cette idée semble être une spécificité méditerranéenne et occidentale, nous la retrouvons dans d’autres traditions : par exemple dans la Bhagavad-Gitâ, où le dieu Krisna console et conseille le prince Arjuna affligé par un terrible dilemme moral, ou dans les sermons de Bouddha, dont la compassion et l’éveil viennent en principe rompre la chaîne de causalité qui entraîne les souffrances. En Occident, ce rôle explicite de la philosophie est visible dès l’Antiquité, chez les épicuriens (Épicure, Lucrèce) et les stoïciens (Sénèque, Épictète, Marc-Aurèle), en particulier pour traiter du rapport à la mort. Ce souci de l’homme et de ses malheurs apparaît à l’époque hellénistique, comme une sorte de décadence des thèmes nobles et détachés : métaphysique, gnoséologie, cosmologie. La subjectivité humaine était déjà quelque peu traitée chez Platon (Le Banquet) ou Aristote (Éthique à Nicomaque) mais toujours dans la perspective d’un idéal à atteindre, car la transcendance ou le divin y constitue encore la réalité première et constitutive : on recherche plutôt le bien que le bonheur, un bonheur fort au gout du jour. On retrouve cette opposition entre pensée complaisante et noblesse philosophique dans La consolation de la philosophie de Boèce. Celui-ci, condamné à mort injustement, débute son ouvrage en prison où il se plaint de ses malheurs en écrivant de la poésie. Mais bientôt pénètre dans sa geôle « Dame Raison », qui le semonce et l’invite à contempler les « grandes vérités », afin d’oublier les souffrances liées à sa fragile et misérable existence.
Avec Saint Augustin s’est effectuée dans la philosophie chrétienne une inflexion importante du lien entre la consolation des douleurs humaines et la présence de l’idéal, puisque de son propre aveu sa conversion a pour origine un désespoir personnel lié au scepticisme et à l’absence de vérité. Le rapport effectué entre le message biblique – coutumier du principe de la consolation – et la tradition philosophique – principalement Platon – fait d’ailleurs de cet illustre Père latin un fondateur important de la philosophie existentielle. Un double apport chrétien fonde ce tournant philosophique : l’incarnation de Dieu en l’homme et la dimension historique de l’humanité, deux éléments fondateurs d’une doctrine eschatologique du salut. L’éclairage augustinien va nous permettre dès lors d’envisager l’hypothèse que tout schéma métaphysique, cosmologique, sociologique ou autre n’est jamais qu’une tentative de donner du sens à l’existence humaine et d’apaiser la douleur morale liée à la conscience et au sentiment de finitude. La transcendance ne prend en fin de compte son sens qu’à travers et pour la nature humaine, sans pour autant renier toute révélation ou vérité a priori. La tradition mystique pour qui Dieu est avant tout l’affaire d’une relation personnelle (Thérèse d’Avila, Eckhart, Hildegarde de Bingen…), tout comme l’existentialisme chrétien (Kierkegaard, Berdiaev, Simone Weil, Mounier…), sont à leur manière les continuateurs d’une telle tradition, pour qui la pensée et la foi s’inscrivent avant tout au cœur de l’expérience personnelle ou sociale. Et c’est bien ainsi que la divinité s’articule en sa mission consolatrice et rédemptrice. En parallèle à la tradition chrétienne, mentionnons aussi la tradition cathare, où la consolation était une cérémonie simple des manichéens albigeois au seuil de la mort, sans contrainte ni pénitence, par laquelle ils prétendaient que toutes les fautes de la vie étaient effacés, donnant au croyant une chance d’accéder au salut avant de mourir, sorte de rédemption qui changeait la vie.
Autre axe d’étude de la consolation : le développement de la psychologie – jusqu’à Descartes dominée par la métaphysique – qui va peu à peu prendre son essor, voire son indépendance, et avec Freud va se séparer de la philosophie dans un souci de s’ériger en science. Néanmoins, en dépit de cet effort de scientificité et de sa dimension médicale, on peut toujours considérer que la psychologie moderne conserve en ses prémices les traces d’une œuvre philosophique destinée à pallier les carences et les douleurs de l’âme humaine. Il n’est plus seulement question de connaître le monde mais d’aider l’homme à vivre, bien que les courants majoritaires et traditionnels de la philosophie délaissent plutôt cette préoccupation. De surcroît, l’avènement de la psychologie n’est qu’une des occurrences où le principe d’une pratique destinée au commun des mortels pose problème à la philosophie. Car si la philosophie classique des systèmes se trouve quelque peu dépassée à la fin du 19e siècle, elle demeure une activité érudite et élitiste où règne le primat du concept et de l’abstraction. L’œuvre de Montaigne, ses Essais, où l’auteur déclare n’avoir d’autre souci que lui-même à travers toute son écriture, ou celle de Rousseau en ses méditations très personnelles, sont ainsi pratiquement exclues des ouvrages philosophiques de référence. Le fait de s’engager dans un travail à propos de soi semble s’opposer à l’universalité du champ philosophique, pour s’assimiler à de la littérature. D’ailleurs, lorsque la philosophie traite du singulier, il ne s’agit jamais que d’un universel concret, et non pas d’une existence singulière. C’est sans doute pour cette raison que les philosophes existentialistes, pour qui l’existence propre et ses malheurs restent le problème premier, se sont souvent mêlés de romans ou de nouvelles: Sartre, Camus, Unamuno…
Ainsi l’activité philosophique peut être classée sous le terme de consolation lorsqu’on y retrouve l’exposition d’un problème personnel touchant une existence propre, et en général lorsqu’une solution particulière est apportée à ce problème. Reste à savoir si ce problème se doit d’être exprimé de manière explicite, personnelle et avouée pour que la démarche se définisse comme consolation. Ou bien, comme le dit Unamuno à propos de Spinoza, ce dernier n’établit son système philosophique que comme « …une tentative de consolation qu’il forgea à cause de son manque de foi. Comme à d’autres leur fait mal la main, ou le pied, ou le cœur, ou la tête, à Spinoza Dieu lui faisait mal. ». Ce qui pourrait nous amener à considérer que toute œuvre philosophique – ou autre – n’est jamais qu’une tentative de consolation.
Les voies diverses de la consolation pourraient alors être classées de manière générale selon quelques grandes catégories : expression de la douleur, parole de deuil ou d’acceptation, exigence ou valorisation éthique, appel à la raison, découverte du réel ou de la vérité, contemplation de la divinité, inscription dans un sens, dissolution dans le dérisoire, le néant ou l’absurde, sublimation dans l’œuvre, oubli dans l’action ou le divertissement, rapport à l’autre, engagement social, autant de chemins permettant en principe l’atténuation ou la suppression de l’angoisse et de la douleur, ou autorisant la recherche du bonheur.
Dans la période récente, qualifiée de post-moderne, où théoriquement les grands schémas établis ont perdu leur aura ou se sont écroulés, nous assistons justement à un retour de la philosophie comme consolation à travers de nouvelles pratiques comme la consultation philosophique, le café philosophique conçu comme dialogue collectif, ou la publication d’ouvrages philosophiques destinés au grand public afin de les aider à vivre. La figure d’un Socrate questionnant son interlocuteur y devient emblématique d’une quête individuelle pour la vérité ou le bonheur. En ce sens la philosophie retrouve cette dimension personnelle et consolatrice que l’on pourrait opposer dès lors soit à une pure science, soit à une vaine connaissance.
Gymnastique et médecine
Revenons à notre propre conception de la consolation. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la consolation ne prend son sens qu’à travers la douleur. Mais la douleur, condition nécessaire sans laquelle la consolation ne trouve pas de raison d’être, n’en est pas la condition suffisante. Il s’agit bien d’un traitement de la douleur, non pas seulement de son existence, voire de son expression, même si déjà, en cette action d’exprimer, nous pouvons considérer qu’il s’agit d’autre chose que la simple douleur; l’innovation freudienne par exemple, la « talking cure », s’inscrit en quelque sorte dans cette brèche, mais en allant plus loin.
Convoquons ici une distinction que Platon effectue qui nous semble propice à éclairer toute démarche de traitement de la douleur. Parmi les nombreuses « divisions » qui occupent le dialogue Le Sophiste, souvent dualistes, s’en trouve une qui nous intéresse particulièrement. Afin de soigner l’intérieur du corps, de le purger, écrit-il, ou de corriger ses affections, deux techniques se démarquent : la médecine qui s’attaque à la maladie, et la gymnastique qui s’attaque à la laideur. Et comme toujours chez cet auteur, ce qui est valable pour les entités matérielles doit se transposer aux entités immatérielles, dont l’âme. Il explique que ces deux techniques ont en commun d’être affectées aux soins du corps et de l’âme, qu’elles corrigent toutes deux avec rudesse et non sans douleur, mais il les hiérarchise, en spécifiant que la gymnastique représente la règle, tandis que la médecine demeure l’exception. Il instaure donc une hiérarchie, par une supériorité de la gymnastique sur la médecine. La première raison pouvant expliquer une telle axiologie est le souci de Platon sur le qualité ou le statut de l’âme. Dans le Phèdre, Socrate déclare que l’âme est « ce qui se meut par soi-même », ainsi se mouvant soi-même, l’âme est à la fois mouvante et mue ; elle est à la fois l’être et ce qui l’anime l’être. Nous ne souhaitons pas à ce point entrer dans les détails du fonctionnement de l’âme platonicienne, mais examinons l’idée que l’âme se doit d’être puissante et autonome. La puissance d’être de l’âme, son autonomie, est liée à ce qui est de nature céleste, tandis que sa lourdeur, sa résistance au mouvement, est liée à sa nature terrestre. Or on peut entrevoir comment exercer l’âme la rend plus forte, plus autonome, comme c’est le cas pour la gymnastique, tandis que la médecine la considère dépendante, puisqu’il s’agit d’une intervention extérieure. Le malade est impuissant, tandis que le gymnaste est puissant. Or la puissance est manifestation première de l’être chez Platon, puissance d’être dirait Spinoza. La médecine redonne la possibilité de l’exercice à ceux qui en sont privés, aux blessés, aux handicapés, mais elle est réservée à ceux qui sont impuissants. Par exemple, le sportif blessé doit d’abord être guéri avant de s’exercer. Ainsi peut-on entrevoir deux traitements de l’âme : la cure et l’exercice. Pour cela, le philosophe praticien, tout comme l’entraineur sportif, se devra de vérifier si le sujet est à même de s’engager dans la pratique rigoureuse, dans l’exercice. Sans une forme ou condition minimale, ce dernier ne serait pas à même de mener à bien la tâche exigée. Il s’agirait donc de le référer à une pratique « médicale ». Sans une capacité minimale de raison, la pratique philosophique est dépourvue de sens, il s’agirait donc (de recommander la personne au psychologue, à moins encore d’adapter le travail philosophique à la personne en question. Tout comme le psychologue devrait pouvoir reconnaître les capacités de son patient, et l’engager à un travail plus exigeant avec un philosophe, lorsque celui-ci s’en montre capable. Car il serait tout à fait contreproductif de maintenir une personne dans un état de régression psychique, position infantile et victimisante, lorsqu’il est possible d’en sortir. Ce qui est malheureusement trop souvent le cas, dans notre monde de consommation et d’indulgence subjective.
Douleur et consolation
Pour l’âme, la douleur, ce sentiment de déséquilibre, est liée au désir et à la crainte, phénomène qui dans son extension ou amplitude morale est le propre de l’homme. L’animal connaît principalement le besoin biologique. L’âme humaine se meut en permanence, dans un besoin de s’accomplir elle-même, afin de retrouver ce qui lui manque, se sentant séparée d’une sorte d’unité originaire, privée d’infini ou de totalité. L’anthropologie platonicienne repose sur la quête d’une vie meilleure, sur la libération d’un désir incessant. Elle implique une purification progressive de l’âme, à travers un travail sur le désir lui-même, sa nature et son fonctionnement, par le biais de la raison. La douleur chronique qui nous habite est liée à la nature infinie du désir, en particulier la soif des choses terrestres, comme le plaisir, la possession ou la reconnaissance. Ce désir est infini, insatiable. Le besoin réel – physique par exemple – est facilement comblé, mais le désir humain va bien au-delà, il est démesuré, et pour cette raison engendre le mal-être. Il s’agit de traiter tant les causes que les symptômes.
Le désir ne saurait disparaître, il veut toujours plus, il change sans cesse d’objet, toute satisfaction engendrant un nouveau désir. Comme un enfant, le désir est dépendant de toutes ces choses qui miroitent devant lui, et de celles qu’il imagine. Il est la marque d’un manque d’unité, d’une hétéronomie, et d’une insatisfaction chronique. Il est conscience d’être en manque mais il ignore que la nature des objets qu’il recherche ne pourra jamais le combler. Pour montrer cela, Platon reprend le mythe du tonneau percé des Danaïdes, ce récipient que l’on doit remplir éternellement. Ainsi en chaque homme existe un tyran, le désir, qui devient manifeste quand il trouve les conditions favorables à son expression. En même temps, à l’instar du « dernier homme » de Nietzche, Platon nous fait envisager la perspective terrible d’un homme dont tous les désirs seraient satisfaits, qu’il compare à une éponge pleine, gorgée d’eau, métaphore qui symbolise la mort de l’âme. Il ne s’agit donc pas de satisfaire le désir, mais de l’éduquer, de le purifier, de le rendre conscient en élevant l’esprit vers les désirs célestes, vers la contemplation de sa propre nature essentielle, sorte de réconciliation avec soi-même. Mais cela ne s’effectue pas sans agôn, sans une confrontation avec soi et le monde extérieur, comme le narre Le mythe de la caverne. En effet, contrairement à diverses sagesses qui nous invitent à une simple contemplation de l’absolu, celui qui veut échapper à l’illusion des sens se doit de se confronter à autrui, et de ce fait à lui-même, ce qui s’effectue nécessairement par une mort symbolique et violente. En cela, le beau discours, la simple conversion de l’âme aux belles idées ne suffit pas.
Nous en venons lentement à ce qui distingue les divers types de « consolation », en particulier une division importante. Pour la marquer, souvenons-nous du début du fameux texte de Boèce, La consolation de la philosophie. L’auteur, Boèce lui-même, condamné injustement à mort et en prison, est accablé par le sort qui l’attend. Pour se consoler, il compose des poèmes, où il peut exprimer sa souffrance, afin de l’alléger. Là-dessus, entre la Raison, sous forme allégorique, qui le gronde vertement : « Tu m’as cultivée depuis toujours, et maintenant, uniquement parce que tu vas mourir, tu te laisses aller, tu te consoles de manière complaisante. Et elle entreprend avec Boèce un long pèlerinage de la pensée, la véritable consolation, où il doit exercer son esprit. La poésie est douce, la raison est rude. On peut rapprocher cela de l’éthique nietzschéenne, qui refuse la douceur de la consolation chrétienne, l’amour, l’empathie et la compassion, pour défendre l’idée grecque de l’exercice, le principe de la confrontation : « pas de philosophie sans agôn », nous dit Nietzche, ou encore « philosopher à coup de marteau ».
Ainsi, la consolation philosophique ne conçoit pas le sujet comme un patient, comme une personne fragile, comme un individu en difficulté, comme un petit être faible et impuissant que l’on droit protéger, aider ou sauver, mais comme un athlète qui s’entraîne, comme un lutteur qui se prépare au combat. L’interlocuteur est a priori « fort », il doit simplement s’exercer, tandis que pour les autres « thérapeutes », il est faible et doit être pris en main jusqu’à ce qu’il soit « rétabli ». Le sujet doit se déterminer lui-même, par lui-même, plutôt que de dépendre d’une autorité extérieure. Et quand autorité il y a, par différence d’expérience ou de connaissance, il ne se trouve guère de différence de statut. Il n’y a pas le prêtre et le fidèle, ni le psychologue et son patient, en relation inégale, mais deux philosophes qui s’entretiennent, l’un des deux ayant peut-être plus d’expérience ou de compétence que l’autre, mais néanmoins de statut équivalent. Peut-être y a-t-il asymétrie, par différence de compétence, mais pas inégalité en terme de légitimité. Ainsi le prêtre n’invite pas le fidèle à devenir un prêtre, tout comme le psychologue n’invite pas son patient à devenir psychologue, tandis que le philosophe invite son interlocuteur à devenir philosophe. Premièrement, parce qu’être philosophe n’est pas un statut ou une fonction, mais une activité : philosopher. Deuxièmement, parce que philosopher, pris au sens large, à un degré minimal, semble une nécessité qui s’impose à tout un chacun, de par sa nature d’être humain, d’être pensant, et non relever d’une pratique particulière reliée à des conditions, une culture ou des circonstances. Nous souhaiterions défendre l’universalité du philosopher, de sa pratique et de sa nécessité. De surcroît, le fondement de tout acte philosophique ne peut se trouver qu’en soi-même, en sa propre raison, et non en une doctrine ou autres paradigmes donnés autorisant ou déterminant une interprétation. Troisièmement, le prêtre et le psychologue veulent tous deux « sauver » leur interlocuteur, presque malgré lui, quand le philosophe veut exercer sa pensée avec son vis-à-vis. Le philosophe mène son action avant tout pour lui-même, par nécessité ou désir, tandis que les deux autres agissent pour l’autre : eux-mêmes ont dépassé ce besoin. Quatrièmement, le philosophe s’intéresse à l’humanité de la personne, tandis que les deux autres s’intéressent avant tout et presque exclusivement à l’individu en particulier, son âme ou sa santé psychique : la personne n’est guère sa propre finalité, ce serait une vision réductrice du sujet. Certes, chacun de ces critères s’appliquera aussi plus ou moins aux deux autres fonctions, selon la conception que chacun en aura, mais affirmons que, globalement, cet ensemble caractérise plus spécifiquement la pratique du philosophe.
L’être humain connaît la douleur, ses formes, ses noms et ses symptômes sont innombrables. L’être détient la douleur comme moteur, il peut s’en plaindre et ne pas l’accepter, mais il peut aussi de manière complaisante se contempler en elle et devenir impuissant. Sans la douleur, l’homme ne serait rien, il ne serait pas ce qu’il est. Sans le manque, il ne serait pas conscient de sa propre humanité. Le simple décalage entre sa propre finitude et le dépassement de cette finitude, ainsi que la conscience de ce décalage permanent, constituent son identité. La vie est déjà un déséquilibre, ou un équilibre instable, instaurant de ce fait une dynamique, une tension, une pulsion permanente. L’existence est une amplification de ce principe de vie, transposant les principes biologiques dans une dimension morale ou spirituelle, accompagné de toute la distorsion que le passage de la matérialité à la non-matérialité peut infliger. Certes, il est difficile d’éviter un certain désir de stabilité, l’illusion tentante de l’homéostasie nous guette, sorte d’éternelle stabilité, équilibre immuable et permanent, garantie d’un bonheur sans faille. Ce serait ne pas accepter sa propre qualité d’homme, en maintenant une perspective à la fois infantile et idéale : nostalgie d’un paradis terrestre perdu ou espoir d’un paradis céleste à venir. L’enjeu se trouve dans la conscience de cette douleur, dans les moyens mis en œuvre pour la traiter, dans l’appréciation de la difficulté que ce traitement représente, dans le sens qui est accordé tant à la douleur qu’à son traitement. Là repose le problème de la consolation.
Perspectives diverses de consolation
Nous avons tenté de cerner la nature de la consolation philosophique. Tentons maintenant d’élargir notre propos, et d’identifier les diverses manières par lesquelles l’humain tente en général de se consoler, quelle que soit la nature de cette consolation.
1 – Espoir
Une des manières classiques de traiter la douleur est de lui accorder une nature éphémère ou passagère. Nous nous consolons par la perspective d’un « mieux-être » qui ne saurait tarder ou qui finira par venir, accidentellement, providentiellement ou nécessairement. Nous avons différentes raisons de penser que tout ira mieux demain. Par un simple optimisme, plus ou moins béat. Par le principe que le monde est « bien », donc le mal est fragile et ne saurait perdurer. Par la croyance au progrès, matériel, moral ou autre. Par la promesse d’une intervention ou d’une transformation politique, divine, scientifique, logique, magique ou autre. Par un principe de récompense : toute souffrance entraînant un certain mérite, surviendra de fait une récompense, une compensation, une reconnaissance, sorte de justice rétributive de nature immanente ou transcendante. Que ce soit le bonheur, le paradis ou la paix, nous avons espoir dans l’avènement d’un futur meilleur, qui adviendra de lui-même ou à travers nos actions. La douleur devient alors celle de l’attente, d’où le rôle important de la patience et de la foi, dans une perspective de salut ultérieur. Que ce soit à travers la vision d’un bouleversement social et collectif, une immortalité individuelle ou autre, un futur prévisible ou imprévisible, mythique – au sens où il ne ressemble à rien d’actuel – nous attend. Que ce soit la résurrection des corps, l’éveil des consciences ou l’avènement d’une paix universelle, voire l’apothéose de la science, un grand moment surviendra. La douleur sera dès lors considérée comme un mauvais moment passager qu’il s’agit de supporter en attendant le meilleur ou le grand moment, ou bien comme le moyen même qui permet l’advenir du meilleur ou grand moment. On se dira aussi, par quelque principe mystérieux, qu’après « cela », on aura connu le pire, et que tout ne pourra qu’aller mieux : après avoir connu le pire, on sera tranquille, tout au moins en comparaison.
2 – Nostalgie
Si le futur peut représenter une consolation, le passé peut également jouer ce rôle. La nostalgie est un sentiment potentiellement puissant, auquel on recourt plus communément lorsque l’âge avance. Il est plus courant lors de la vieillesse pour diverses raisons. Tout d’abord il se trouve quantitativement plus de choses à se remémorer, plus d’images existentielles à convoquer que convoquer que lorsque l’on est plus jeune. Ensuite, une période suffisante s’est écoulée, permettant de transfigurer les souvenirs, de leur accorder une forme et une valeur mythique. Enfin, les forces mentales et physiques s’estompant quelque peu, le futur se précipitant, laissant peu de place à des espoirs futurs, on préfère se retourner vers le passé, lorsque la situation semblait plus propice au bonheur, la mémoire opérant un choix sélectifs des moments les plus susceptibles d’incarner une quelconque plénitude. Délices d’une enfance idyllique et charmante, avoir bien profité de sa vie, bilan de réussites, recollection de quelques instants glorieux ou intense, extase d’une relation amoureuse, voire le recours à une vie antérieure, sont autant de formes que peut prendre la consolation nostalgique. De manière moins personnelle, ce peut être le souvenir d’un âge d’or, celui d’avant la catastrophe, d’avant la séparation, d’avant le conflit, comme on le rencontre par exemple dans les épopées religieuses ou les romans de science-fiction.
La consolation nostalgique est difficile à appréhender pour certains, en particulier pour ceux qui surinvestissent le futur. Ils rétorqueront que le passé est le passé, et de ce fait la disparition de ces « grands » moments ne fera que nourrir le désespoir. Ce n’est pas faux, sauf à oublier que durant le moment de la réminiscence « glorieuse », une sorte de bien-être envahit l’âme, dont l’intensité procure un sentiment d’éternité. D’ailleurs, en guise de consolation, Maître Eckhart nous propose l’idée que ce qui fut un jour sera toujours et ne pourra jamais nous être enlevé. Les épicuriens, nous proposent aussi le rejet ou négation de la douleur par le plaisir, on se console en se remémorant les moments de plaisir du passé. Il n’en tient qu’à nous de conserver dans une présence permanente à l’esprit ces instants qui ont constitué notre accès à la plénitude, aussi rare ou brefs furent-ils. On comprendra de ce fait l’insistance de certaines personnes, parfois ennuyeuse pour l’auditeur, à narrer de manière répétitive, jusqu’à plus soif, quelque anecdote de leur vie passée, revécue en permanence. Obsession pourtant qualifiable de puissance d’être, ou force d’âme, aussi dérisoire que cela paraîtra à ceux qui soupçonnent une telle perspective de véhiculer impuissance et illusion. La légendaire madeleine de Proust est un excellent cas d’espèce de l’ambiguïté nostalgique. A la fois force évocatrice qui parle à tout un chacun en ressuscitant un passé mythique, évocateur et puissant, source éternelle de bonheur, et faiblesse d’une âme qui fuit la cruauté du présent, l’implacable platitude du quotidien, en se réfugiant dans le souvenir.
3 – Inscription dans le réel
Si la douleur fait partie du réel, nous ne pouvons pas nous en plaindre : il s’agit dès lors de l’accepter, elle est constitutive de ce qui est. Par exemple, sur le plan logique, tout comme il n’existe guère de montagne sans vallée, il ne peut exister de plaisir ou de bonheur sans douleur. Cette acceptation de la douleur comme réalité peut bien entendu mener à concevoir la douleur comme une nécessité, en face de laquelle nous sommes impuissants. Cela peut aussi relever d’une acceptation de la loi du monde, immanence, ou d’une acceptation de la loi divine, transcendance. Cette inscription de la douleur dans la réalité peut mener à une simple acceptation, à une résignation, ou encore à une fatalité, selon le degré d’impuissance, de négativité, d’ampleur et de drame que nous attribuerons à cette définition de la souffrance comme nécessité. Cette inscription de la douleur dans le réel nous permet néanmoins de ne pas souffrir de la souffrance, car bien souvent le plus douloureux n’est pas tant la douleur elle-même, mais le rapport que nous entretenons avec elle. Le refus de la douleur, la colère qui l’accompagne, ou bien la frustration, s’avèrent être plus pénibles encore que la douleur initiale, ou tout au moins elles l’amplifient, lui laissant occuper le devant de la scène, sorte d’obsession psychologique et existentielle. Certains utilisent même le symptôme de la douleur comme outil d’expérience pour comprendre le réel. Ainsi notre bonheur peut-il dépendre de la vision du monde que nous entretenons, là se trouve aussi notre liberté, dans notre capacité de tolérer, d’accepter, d’accueillir, de bénir cette réalité, de s’en réjouir, comme nous le propose Leibniz, avec son concept d’harmonie préétablie, en vertu de laquelle toutes les « substances » semblent interagir entre elles causalement, programmées par Dieu pour s’« harmoniser » les unes avec les autres, voire d’aimer cette réalité, comme nous le propose Nietzsche, avec son amour du destin.
4 – Modifier les expectatives
Dans la tradition stoïcienne, Descartes nous recommande de changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde. Dans cette perspective, la cause principale de notre souffrance repose dans nos attentes, nos désirs, nos espoirs. Ce que nous voudrions avoir, ce que nous voudrions être, ce que nous voudrions qu’il arrive, ce que nous voudrions accomplir, ce que nous voudrions changer, etc. Autant de modifications ou de transformations qui nous tiennent à cœur, qu’elles soient possibles, difficiles ou impossibles. Car on rencontre toujours une certaine insatisfaction résiduelle dans l’âme humaine. Nous ne sommes pas ce que nous voudrions être, ni comment nous voudrions être, nous n’avons pas ce que nous devrions avoir ou ce que nous méritons, le monde ne correspond pas aux critères que nous en avons, les autres ne se comportent pas de la manière qui nous semble adéquate, loin s’en faut, etc. L’imperfection, l’erreur, le manque, l’absence, le mal, la perversité, sont autant de caractéristiques du réel qui heurtent nos attentes. De surcroît, nous voulons être aimés, entourés, utiles, reconnus, et surtout être éternels : toute privation nous insupporte, la simple menace de la privation ou du manque nous trouble et nous rend malheureux. Diverses privations ou insuffisances, dont la douleur ne sera pas identique pour tous : à chacun la sienne, à chacun son calvaire. Ainsi, diverses écoles de pensée ou de sagesse nous encouragent-elles à modifier nos attentes, à les abandonner, à les inverser, à les alléger, à les remplacer, afin de finalement éprouver quelque satisfaction, quelque tranquillité. Certes cette insatisfaction chronique qui nous habite nous pousse à agir, à nous accomplir, à améliorer l’ordre des choses et nous-même, mais notre sagacité est souvent incapable de juger adéquatement entre le possible et l’impossible, entre le juste et l’injuste, entre le nécessaire et le superflu, notre désir étant plutôt aveugle et envahissant. Tempérer nos ardeurs, gage de prudence, palliatif commun, offre donc une consolation possible à notre souffrance. Sénèque nous propose : « Quelle est la meilleure consolation dans le malheur et l’ennui ? C’est que l’homme accepte toutes choses, comme s’il les avait désirées et souhaitées. ». Un schéma qui bien entendu se verra traiter de capitulation, de rationalisation outrancière et facile.
5 – Donner du sens
Une partie importante du mal qui nous ronge, lorsque nous souffrons, est l’absence de sens, c’est-à-dire un affligeant sentiment d’arbitraire, d’absurdité ou d’injustice. Ou l’insignifiance de notre existence, en son sens double : qui ne renvoie à aucune signification, qui est dépourvue tant d’intérêt que d’importance. Si la douleur physique ou morale qui nous taraude ne s’inscrit pas dans une sorte de composition ou d’épopée du vrai, du juste, du bien ou du raisonnable, nous en souffrons d’autant plus. Nous ressentons un besoin pressant de causalité profonde, d’enchainement, de rapport, de trace ou d’écho : vivre dans l’immédiat de l’instant isolé dès lors ne nous suffit guère, la dimension fortuite de l’accidentel amplifie notre mal être. Ainsi, dans la mesure où nous pouvons attribuer une explication ou un fondement à notre douleur, lorsque nous lui accordons assise ou légitimité, nous lui enlevons un certain poids, voire nous la transfigurons ou la sublimons.
Il est différentes manières de procurer une substance à la douleur afin de se consoler, et certains schémas se recouperont avec d’autres que nous présentons. Le sens peut s’articuler dans un principe de cause et d’effet. Soit parce que la douleur est un effet. Effet physique, parce que nous comprenons qu’elle résulte logiquement d’actions que nous avons menées, ce qui nous renvoie à une inscription dans le réel. Effet moral, parce que nous voyons cette douleur comme une punition ou une conséquence de gestes « mauvais », simple effet d’une cause, ou comme répercussion, à l’instar du karma indien, causalité parfois archaïque, comme pour le concept chrétien de péché originel. Quand bien même cette douleur est désagréable, le simple fait de la comprendre, de la justifier, de lui attribuer une fonction, nous donne l’impression d’en être partie prenante et de la contrôler, d’autant plus que cela nous permet aussi de découvrir comment éviter ce mal dans le futur. Par exemple, si je comprends que la perception de la douleur me permet d’être alerté d’un plus grand mal qui me guette, je peux m’en réjouir en me disant que « je l’ai échappé belle », ou que « désormais, je ferai plus attention ».
On peut penser aux amis de Job, qui veulent donner du sens à la douleur dont il se plaint, en l’expliquant comme une punition divine. Comme cause, la douleur peut être perçue comme une mise à l’épreuve, un moyen d’accéder à un statut supérieur, comme le fait d’être meilleur, plus sage ou plus fort, ou bien de mériter une récompense, tel le paradis ou une meilleure vie. Dès lors, on pourra aussi choisir de s’infliger délibérément de la douleur afin d’obtenir le résultat escompté, ce que beaucoup de personnes accomplissent, sans même s’en rendre compte. Par exemple avec le concept de sacrifice, assez populaire, pour diverses raisons, qui nous permet de justifier notre propre déchéance en reportant sur autrui la valorisation du soi, que cet autrui soit un individu, un groupe ou une idée. Le sacrifice est apprécié car il nous rend utile, nous rend bon, nous valorise, nous rend intéressant, nous rend aimable, nous occupe, etc.
6 –Mettre des mots
La parole qui guérit, le principe de la cure par la parole, est depuis ses origines au cœur de la démarche psychologique, qui prétend guérir, et de ce fait console, puisqu’on y trouve réconfort moral et soulagement de la douleur. Que ce soit en affirmant, en racontant, en expliquant, en parlant ou en écrivant. Pourquoi le discours aurait-il une telle importance, une telle puissance ? « Le langage » est la maison de l’être, selon Heidegger. Dans cette perspective, la parole n’est pas uniquement un outil de communication, une manière de se montrer ou de se distraire, un moyen de s’exprimer ou d’obtenir quelque chose, mais le lieu véritable ou essentiel de l’existence, le creuset où se constitue notre humanité, collective et singulière. Tout se joue donc là, ce que nous sommes, joies et souffrances, sens et absurdité, expectatives et satisfactions… C’est-à-dire l’existence, plus essentielle ou substantielle encore que notre vie, prise au sens strictement biologique. Dès lors, la parole est bel et bien une consolation, car pour notre être « jeté là » dans le monde, pauvre hère pris dans l’arbitraire de l’espace, du temps et des circonstances, chez qui le manque est primordial, il s’agit indiscutablement de se consoler comme modalité première de l’exister. Certes, on y verra aussi quelque chose d’autre, un appel plus crucial encore, plus transcendant, mais nous laisserons de côté pour l’instant cette dimension métaphysique, pensable au demeurant comme une modalité psychologique du survivre, un subterfuge de la pensée pour atteindre le bonheur, avec toutes les conséquences problématiques de la tentation religieuse ou métaphysique dénoncée par Nietzsche et bien d’autres.
Parler, écrire, utiliser le langage et les mots, c’est nécessairement penser. Certes, on critiquera cette adéquation pour son indétermination, car l’utilisation du verbe « penser » peut ici renvoyer à quelque chose de construit et de significatif, tout comme à une pure banalité ou à des mécanismes creux, voire pathologiques. Dans un cas la conscience est au rendez-vous, dans l’autre pas du tout. Néanmoins, on s’aperçoit que ces diverses modalités de la parole ont toutes une fonction palliative, à divers degrés. Parler, écrire, monologuer, dialoguer, simplement écouter, et même une parole sublimée de manière symbolique par l’expression artistique ou autre, présentent autant de manières de se consoler.
On peut en trouver plusieurs raisons. Premièrement, la canalisation d’une énergie psychique qui se déverse dans l’expression de soi, sorte de catharsis où se purgent les émotions, effet d’expulsion et de purification qui nous soulage des pressions intérieures. Deuxièmement, l’objectification d’une intériorité devenue visible, l’extériorisation d’une intuition devenue discernable, procurant une présence rassurante, car notre pensée se détermine et se spécifie en devenant perceptible : une fois « palpable », elle procure un sentiment de maîtrise sur l’intériorité mystérieuse du moi, que ce soit par les mots, les sons, les images ou diverses formes d’expression. Troisièmement, la constitution d’une image ou d’une représentation de soi et du monde, c’est-à-dire véritablement la constitution de soi et du monde, ce qui procure un sentiment de connaissance, de cohérence, de sens et de maîtrise du réel, l’élaboration d’une réalité où il est possible de se reconnaître, d’être reconnu et de s’inscrire. Quatrièmement, l’ivresse de la toute-puissance, celle de pouvoir refaire le réel à notre guise, sans souci de rigueur ou de raison comme dans le cas précédent : on invente, on spécule, on lâche la bride à l’imagination et au désir, à divers degrés selon la crédibilité que l’on souhaite accorder à nos débordements, une forme plus courante de parole que la précédente. L’exorcisme, la parole magique, celle qui envoute, protège et séduit, fait partie de cette dimension. Certes on pourrait mentionner « l’autre », l’interlocuteur ou l’auditeur, mais à toutes fins pratiques nous le considèrerons ici comme un banal témoin, une simple occasion, quand bien même il est souvent la caisse de résonnance ou la motivation du discours, que cet « autre » soit concret ou abstrait, connu ou inconnu, particulier ou universel.
Les mots consolent. Les mots apaisent. Les mots nous purgent. Bien que les mots nous enferment aussi lorsqu’ils deviennent une sorte de défoulement continu, lorsque le défi n’est pas, ou plus, au rendez-vous. Un enfermement, qui peut bien nous consoler, une autarcie qui peut bien nous rassurer, un soliloque qui nous berce et nous protège.
7 – Valoriser la douleur
Proche de la modalité précédente, « donner du sens », la valorisation de la douleur reste toutefois un cas spécifique de consolation qui mérite d’être noté. Il ne s’agit plus simplement de comprendre la douleur, mais de lui accorder en soi un mérite. Ainsi on félicite celui qui sait souffrir, en lui disant qu’il est courageux, qu’il est sage, qu’il est au-dessus de la norme et des contingences habituelles. Celui qui ni ne se plaint, ni ne gémit, ni ne pleure dans l’affliction, mais accueille la douleur de tout son être comme un salut, comme une occasion d’exister. A l’inverse mais identiquement, on plaint celui qui souffre, on s’intéresse à lui, on a pitié de lui, on ressent de la compassion envers lui, on souffre à travers lui : on est avec lui, sa souffrance le rend intéressant. De ce fait, il ne s’agit plus d’accepter la douleur en l’intégrant dans la réalité ou de simplement lui donner un sens, mais de la souhaiter, de la désirer, comme manière de réussir son existence, comme possibilité de surexistence, comme opportunité de transcender la banalité du quotidien.
Nous observons ici une consolation paradoxale, puisqu’il s’agit de chérir la douleur pour échapper à la douleur. La douleur nous fait souffrir, mais elle est précieuse : elle est en quelque sorte une bénédiction. On se console en refusant d’être consolé. On se fait mal pour ne plus avoir mal. On se fait souffrir pour tuer la souffrance. Ceci peut fonctionner pour plusieurs raisons. Soit parce que la souffrance « consolatrice » est délibérément choisie. Soit parce qu’elle nous libère d’une douleur obsédante en fixant l’esprit sur autre chose, un changement qui engendre une sorte de soulagement, quand bien même la seconde douleur ne pourra en soi être moins intense que la première. Soit encore parce la nouvelle modalité, bien que plus pénible, nous paraisse plus supportable que la première, par exemple en remplaçant une douleur morale par une douleur physique. La seconde douleur, salvatrice, est ainsi valorisée, par la liberté, le plaisir pervers ou le contenu moral qu’elle implique.
Se faire mal pour ne plus avoir mal, ou pour avoir moins mal, implique une valorisation du mal, puisqu’on lui assigne désormais une certaine valeur comparative, on le jauge, on le gradue, on le qualifie, ce qui a des conséquences sur le sujet lui-même, sur son identité. Que l’on s’apitoie sur son sort, que l’on gratifie la douleur d’une dimension romantique ou mystique, qu’on l’esthétise par divers processus artistiques, ne s’effectue pas sans certaines conséquences existentielles. Ainsi en va-t-il de la douleur comme constitutive d’un rite initiatique, qui a pour conséquence première de modifier le statut de l’individu, par exemple le passage à l’âge adulte. Le mythe d’Adam et Eve, les souffrances qui accompagnent l’exil du paradis terrestre, est un bon exemple de la douleur comme voie d’accès privilégiée à sa propre humanité. La consolation se retrouve même dans le fait de ne pas pouvoir être consolé, marque indélébile de l’irréversibilité ou de l’irrévocabilité, qualité implacable qui accorde du sens à l’histoire, aux divers sens de l’expression. L’inconsolé se console dans la fierté de son impuissance, manifestation exacerbée d’une polymorphie dialectique inhérente à la dynamique de la consolation.
Bien souvent, la douleur sera valorisée à travers l’élaboration d’un mythe, personnel ou collectif, sorte d’épopée où l’on raconte une vie, un incident, une série d’évènements, un moment d’histoire, narration palpitante oscillant en général entre le tragique, le glorieux ou le merveilleux. Mythe, non pas que ce qui est rapporté soit illusoire ou totalement inventé, mais par la dimension hagiographique de l’affaire. Il s’agit en effet de construire une histoire dont la forme ciselée met en valeur un ou des personnages, en gommant autant que faire se peut tout ce qui renverrait au sordide, au banal ou au médiocre, afin de donner la meilleure image possible de soi, d’autrui ou du monde, et d’y adhérer pour se sentir mieux. La douleur sera dès lors perçue comme un élément rehaussant la valeur d’une existence. Les cicatrices, psychologiques ou physiques, les signes d’un traumatisme, seront ainsi arborées de manière ostentatoire ou glorieuse. Les marques indélébiles, les piercings, les tatouages, scarifications ou stigmates divers pourront artificiellement manifester la dimension souffrante de l’être, comme autopunition, expression d’un mal être, surexistence ou autre, rendant le sujet souffrant digne d’attention. La localisation de la douleur, aussi forte soit-elle, la rend plus acceptable, plus gérable, car plus déterminée, plus contrôlable. De surcroît, glorieuse victime, béatifiée dans sa douleur, sanctifiée par sa douleur. « Heureux ceux qui pleurent parce qu’ils seront consolés. » nous dit le Sermon sur la montagne.
8 – Dévaloriser la douleur
A travers le mythe, il pourra aussi s’agir de gommer totalement la douleur, de la relativiser ou de la reléguer à la portion congrue, afin de mieux vivre en exaltant les aspects positifs de sa propre existence ou celle d’une collectivité. Si la valorisation de la douleur est une stratégie de consolation, sa dévalorisation en est une autre, aussi courante et légitime. Selon les cultures, les tempéraments et les circonstances, on oscillera vers l’une ou l’autre tendance. En guise de dévalorisation de la souffrance, le sens commun nous offrira par exemple en guise de consolation, lorsque nous pâtirons : « Ce n’est pas si grave », « Ce n’est pas une catastrophe », « Il y a pire », « Il vaut mieux en rire qu’en pleurer », etc. La douleur est dévalorisée en montrant son côté insignifiant : « Ce n’est rien ». Ceci signifie qu’il ne vaut pas la peine de s’en plaindre ou de s’y morfondre, il ne faut pas y prêter attention : nous avons mieux à faire. Nous pouvons aussi comparer notre douleur à la douleur des autres, ceux qui souffrent beaucoup plus, qui existent toujours en grand nombre, ou à d’autres douleurs que nous avons eues ou que nous pourrions avoir : « Il vaut mieux cela que de se casser une jambe ». Nous pouvons aussi comparer le mal qui nous afflige à tout le bien que nous détenons, afin d’en exposer la disproportion, et par ce biais rendre infime la perception de notre mal en montrant le bon côté des choses. Sur un autre registre, on peut se moquer de notre mal, en percevoir le caractère dérisoire, comique, grotesque ou absurde, et en rire, s’en distancier plutôt que d’y penser ou de s’y attacher. Et enfin, nous pouvons tenter de déréaliser la douleur en se distanciant du réel, en se disant que ces préoccupations ne valent pas le détour : « Nous sommes si peu de choses ». On peut enlever sa substance au monde, comme le font certaines religions, retirer la légitimité ou la confiance à soi-même, à son esprit, ou simplement à une perception particulière, ce qui déréalise la souffrance. Par exemple, s’il s’agit d’une peine physique, on peut se replier sur l’esprit, s’il s’agit d’une peine morale, on peut se replier sur le corps, ou sur une autre fonction mentale, une autre perspective. Si c’est une crainte qui nous fait souffrir, on peut envisager ses diverses conséquences, surtout les pires, afin de les voir en face puis de les déconstruire, afin de les banaliser, de les dépouiller de leur connotation dramatique. Quoi qu’il en soit, il s’agit de laisser filer la douleur, de ne pas s’y accrocher, de ne pas la prolonger mentalement, voire même de la nier, aussi illusoire que cela puisse être.
9 – Agir
L’action est une modalité classique de consolation. Le principe en est simple : en agissant, en se concentrant sur un agir, en s’occupant, la perception de la douleur est évacuée, ou du moins diluée. Car la perception de la douleur présuppose une certaine immobilité, sans quoi elle n’est pas perçue : elle demande de l’attention. De même, la douleur paralyse, elle empêche l’action, elle est visqueuse, la passivité est son terreau. De divers points de vue, l’action est antinomique à la douleur, tout au moins dans l’immédiat. Car l’action nous distrait de nos perceptions : elle se fixe un but, elle a une orientation extérieure, elle est animée par un désir qui nous aveugle et nous rend insensible. Ainsi le mouvement physique atténue la douleur morale, il diminue l’inquiétude par le fait de l’immédiateté de l’effort. En quelque sorte, on peut dire que l’action engendre une forme d’ébriété, le mouvement engendre une sorte d’ivresse. La production d’un souci plus immédiat sur lequel nous devons nous concentrer nous éloigne des sentiments et des sensations.
Lorsqu’une personne souffre, elle se demande, ou demande à autrui : « Que dois-je faire ? ». L’action semble souvent s’imposer comme une solution, pour résorber la douleur, pour la sublimer ou pour l’oublier. En ce sens, recevoir un conseil est déjà une consolation, car cela ouvre de nouvelles perspectives. La résolution envisagée pourra être rapide ou longue, le palliatif sera acceptable ou non, selon la patience du sujet et le degré d’urgence. L’action sera plus ou moins intense, dans le second cas on rejoindra plutôt la mise en place d’une certaine attitude, espoir ou foi. L’action prend deux formes : soit elle résout directement le problème, comme en atténuant la douleur par un analgésique, ou en résorbant une peine d’amour par une autre liaison, soit elle occupe l’esprit autrement, négligeant de fait la souffrance. Ainsi le suicide peut être pensé comme une forme de consolation, en procurant théoriquement une sorte de paix absolue, fin de l’angoisse et du malheur, solution ultime au dégout existentiel ou au sentiment d’impuissance généralisée. Tout comme le meurtre ou autres actions violentes, que nous verrons plus tard.
De manière générale, l’action peut être considérée comme consolation à la manière de Pascal : comme un divertissement. Ce divertissement, qui nous distrait du drame ou nous réjouit, quel qu’il soit, amusement, travail, passe-temps, responsabilité ou engagement quelconque, nous permet d’éviter de penser, surtout éviter de penser à soi, nous évitant ainsi bien des pensées désagréables ou honteuses, bien des dépits. Il nous protège de tout ce qui survient à l’esprit lorsque nous envisageons l’incontournable et misérable nature de notre être, pitoyable entité dans l’immensité de l’univers, si imparfaite à l’aune des multiples formes d’idéal qui nous hantent. Mais ce divertissement est aussi le problème: « J’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. »
10 – Retrait du monde
Si monde nous déçoit, si la réalité est cruelle, si la société s’avère impitoyable, nous pouvons nous retirer du monde. Devenir ascète, ermite, Robinson sur son île, avec ou sans Vendredi, reclus ou simplement solitaire. Se retirer du monde, c’est principalement se retirer de la société, de ses pratiques, de ses rituels, de ses enjeux. C’est aussi devenir misanthrope ou cynique. Ce qui se pratiquera de manière radicale, par notre existence et nos actions, ou relative, par un simple discours, à soi ou à autrui. Cette misanthropie se pratiquera par le silence, l’invective, le sarcasme, elle peut être passive ou active. On ne devient pas meilleur pour autant, on n’échappe pas à la fatalité, mais cette attitude nous soulage, elle nous donne bonne conscience : la consolation n’est pas directe, mais indirecte. Car on ne saurait s’empêcher d’être humain, de faire partie de cette race infâme. Une sorte d’impuissance nous habite. Mais en dénonçant les nôtres et ce que nous sommes, ou en ignorant les nôtres, nous nous intoxiquons d’une liqueur douce-amère dont nous tirons quelque profit, quelque ivresse. Lorsque nous dénonçons vigoureusement et catégoriquement, par exemple en affirmant : « Les gens sont tous égoïstes », nous nous sentons mieux, au moins en surface, car en identifiant, en dévoilant ou en condamnant cet égoïsme, nous nous en nous en distancions, nous nous en libérons quelque peu, tout au moins en avons-nous l’impression. Une telle dénonciation peut s’effectuer par des paroles, par des actes, en se mettant à l’écart, en s’en tenant au strict minimum des rapports humains. En entretenant avec un animal, avec des animaux, avec des plantes ou avec la nature comme totalité, les seuls rapports que nous considérons dignes d’intérêt. En se concentrant sur une forme ou une autre de transcendance, de culte ou de religion, une modalité qui dans sa radicalité nous permet même de refuser la réalité totale du monde, un certain acosmisme. En reportant tout notre intérêt sur des objets, que ce soit l’argent, les vêtements ou autre forme de « collection », une activité obsessionnelle autour de « choses », ce qui paradoxalement nous permet de nous retirer du monde, de nous arracher au réel. En m’isolant, je me console de la perversité des choses, quand bien même cette perversité m’habiterait aussi, consolation par une sorte de repentir inavoué.
11 – Fabriquer le réel
Si le réel nous déçoit, s’il nous paraît pénible et douloureux, si nous sommes déçus, si le monde nous paraît incompréhensible, insaisissable ou incontrôlable, nous pouvons certes le fuir, comme nous le venons de le voir, mais nous pouvons aussi le reconstruire, le remodeler, ou totalement l’inventer. La littérature est une modalité classique de réenchantement du réel, fort répandue, prisée tant par les écrivains que par les lecteurs. Le tout est de savoir à quel point s’effectue la déformation, l’éloignement du « modèle standard », comme le nomment les physiciens désireux d’expliquer la dynamique universelle par un schéma établi et généralement reconnu. S’agit-il d’un simple réaménagement du réel commun, quelque peu décalé mais néanmoins reconnaissable ? S’agit-il d’une simple redescription, où en changeant quelques peu les termes on embellit à volonté, ou on enlaidit, les caractéristiques du monde, afin de rendre ce dernier acceptable ou plaisant, convenable ou satisfaisant ? S’agit-il d’un revirement axiologique, où l’on renverse les valeurs, où l’on met à l’honneur certaines données habituellement décriées ou oubliées, provoquant un anamorphose ou une distorsion, à l’instar de ces miroirs déformants ? Ou s’agit-il d’une fabrication intégrale, où l’on reconnaît à peine les faits et logiques structurant nos habitudes, où le sens commun n’est plus lui-même, où les pleins pouvoirs sont attribués à l’imagination, cette folle du logis ?
Certes, les normes en place critiquent l’inanité de tels schémas lorsqu’ils s’appliquent au quotidien, rendant impossible le bon fonctionnement de l’individu et de la société. Les professionnels de la santé mentale, psychologues ou psychiatres, tenteront d’analyser, diagnostiquer et rectifier quelque peu ces aberrations cliniques, considérées pathologiques, en particulier lorsque ses manifestations en sont excessives. Néanmoins, il semble, on risque de l’oublier, qu’en cette négation du réel, en la fabrication ou la refabrication du monde, se trouve une forme efficace de consolation. Bien évidemment, la nature et la gravité des enjeux s’articulent dans le fait de vivre dans un monde décalé par moments ou de façon permanente, de manière consciente ou aveugle, légèrement ou dans l’excès. L’exemple de Don Quichotte pose le problème de manière intéressante. Ce chevalier à la triste figure ne renonce jamais, même lorsque les faits se liguent contre lui ; il ne se fie qu’à son instinct : à défaut de s’installer dans le réel il adhère à sa propre vérité, aussi singulière soit-elle. Ce héros, ou anti-héros, est-il un homme libre, admirable et idéaliste, contrastant avec son fidèle Sancho Pança, qui au contraire est prisonnier du besoin et de l’immédiat ? Ou bien est-il un fou furieux, irresponsable et fantasque, incapable de faire face au monde qui l’entoure ?
12 – Rapports humains
Instinctivement, nous cherchons à partager notre douleur afin de l’alléger. Sans doute la solitude est-elle déjà douleur, ou une de ses composantes, y compris parfois pour ceux qui recherchent cette solitude, sorte de pis-aller. Ainsi, que ce soit en confiant nos malheurs à une oreille disponible, en se plaignant à autrui, en écrivant pour un auditoire indéterminé ou pour soi-même, en espérant que d’autres connaissent le même sort, en se réjouissant lorsque l’on apprend ne pas être seul dans ce cas, en entendant ou en procurant des paroles réconfortantes, nous nous sentons déjà mieux, quand bien même cela ne résout pas « vraiment » le problème. L’attention d’autrui, sa sympathie, son amour, ses diverses manifestations d’intérêt pour nous et notre souffrance, nous affecte positivement, produit un mieux être. D’une part, les paroles traitant d’autrui peuvent nous réconforter. « Je suis avec toi », « Il y en a d’autres », « Tu n’es pas le premier ». Nous nous consolons en pensant à ceux pour qui tout va encore plus mal. Ce qui au demeurant peut être critiqué, comme le fait Sénèque : « Seul un envieux sera consolé par la vue d’une foule de misérables ».D’autre part, la simple présence d’autrui, son accompagnement, sa sollicitude, son engagement envers nous, nous font quelque peu oublier notre peine, ou la rendent moins prégnante, moins douloureuse. Le dialogue en lui-même constitue une procédure de péridurale, une anesthésie, voire parfois une thérapie, comme le propose la psychanalyse. Que ce soit pour que nous exprimions notre mal ou pour que nous entendions des paroles réconfortantes. Mais la simple présence, le fait de ne pas être seul, abandonné dans notre désolation, nous réconforte. « Rien n’adoucit plus mes afflictions dans mes disgrâces que de sentir qu’une personne aimable y prend intérêt. » écrivit Rousseau dans ses confessions.
Un cas particulier de rapport humain fort consolateur, assez prisé, est le concept de famille. Que ce soit un couple seul, ou avec des enfants, ou encore tout rapport de filiation ou de parenté, l’idée de famille est couramment utilisée comme compensation à notre sentiment de finitude, que ce soit la famille nucléaire ou « tribale ». A la fois parce que nous nous sentons moins seul, mais aussi parce que cela nous donne l’impression d’agir pour autrui, de vivre pour autre chose que notre être réduit, amplifiant notre existence et notre puissance vitale, nous procurant une finalité et nous accordant bonne conscience. Nous devenons utile, nous devenons nécessaire, nous devenons aimé, nous devenons bon, nous en devenons valorisé. C’est à tel point que certains individus au comportement très problématique en arrivent à y trouver la justification de tous leurs actes, aussi méprisables soient-ils, ou réussissent à survivre dans un contexte pénible ou dévalorisant, transfigurés par un « Je le fais pour eux ». Evidemment, on pourra critiquer une telle perspective en y percevant l’expression d’un égotisme élargi, en particulier lorsqu’il s’agit de « nos enfants », qui en quelque sorte font partie de nous-même, représentent l’extension de notre être propre, notre continuité d’existence. L’amitié, bien que de nature quelque peu différente, se calque cependant sur le rapport familial, par le principe d’identification à autrui, être singulier, qu’on y retrouve. Là encore on rencontre cette dimension de réciprocité qui constitue la gratification par excellence de ce type de rapport. Une gratification souvent dotée d’une portée instrumentalisante : la reconnaissance de cet autrui m’est indispensable pour survivre.
Consoler autrui est aussi une modalité de consolation, par son truchement on se console soi-même. On perçoit dans le dire à la fois un défoulement par l’expression, mais aussi une valorisation par l’écoute de l’autre ; nous distinguerons néanmoins la présence de l’autre du simple désir de dire, un dire qui a sa propre fonction séparée, comme nous le verrons plus loin, quand bien même les deux aspects se combinent naturellement. Si nous aimons mettre en scène ou clamer notre douleur pour être entendu et alléger notre peine, ajoutons que par une perversité ou transvaluation habituelle de l’esprit humain, certains trouverons une consolation plutôt dans la solitude de leur mal, dans l’ostracisme ou le rejet d’autrui, sans doute producteur d’une certaine valorisation par le rapport à autrui. Dans ce schéma, si personne ne nous écoute ni ne nous comprend, nous trouvons une certaine délectation à notre mal, à notre douleur, forme étrange et perverse de consolation. L’ostentation bruyante des pleureuses lamentant la disparition du défunt a pour équivalent inversé le repli radical sur soi de la personne qui souffre, rejetant toute compagnie, toute sympathie. Ces deux formes de théâtralisation excessive de la douleur font office de palliatif. Quoi qu’il en soit, chercher l’autre est une tentative de dépassement de la finitude, une quête de la complétude, mais peut aussi être cause de notre malheur.
13 – Passion
Si dans les relations à autrui nous avons évoqué l’amour, nous nous devons d’accorder un moment spécifique à cette forme intense de relation, que nous incluons néanmoins dans une catégorie plus générale que nous nommerons « passion ». La passion est une émotion forte, quelque peu incontrôlable, un désir soutenu, tendu et enthousiaste, une attraction vers quelque chose que nous valorisons à l’extrême. Nous subissons la passion, nous sommes en ce sens passif, même si cette passion nous meut et nous fait agir.
Une des raisons pour laquelle nous n’accordons pas à l’amour un statut à part, de par sa nature relationnelle, est que bien souvent l’amour pour une personne est en fait la manifestation ou l’incarnation particulière d’un désir d’aimer, un amour pour l’amour. En ce sens, il s’agit comme pour les autres formes de passion de canaliser avec force et parfois violence notre énergie, notre temps, notre pensée, vers un objet, quel qu’il soit, à qui on accordera dès lors une transfiguration psychologique ou même ontologique. Cet objet sera valorisé à outrance, réifié, haussé, augmenté, d’une manière qui paraîtra excessive à l’observateur extérieur, à celui qui ne partage guère cette passion. Que ce soit l’amour, la justice, l’argent, la paix, la pensée, le pouvoir, la famille ou une collection de timbres, le sujet passionné sera prêt à bien des sacrifices, au détriment de sa propre vie, pour assouvir son désir. De ce fait, les aléas de l’existence, petits ou grands malheurs, seront réduits à leur plus simple expression : ils seront négligés, voire même oubliés. Une passion se nourrit d’elle-même, elle sait même se passer de gratification, elle peut se vivre à corps perdu, sans espoir de réussite. Le sujet passionné ne représente plus à ses propres yeux une entité en soi, il n’est plus sa propre finalité, il devient le moyen d’une fin qui lui est extérieure. Ainsi la personne amoureuse se soucie du bonheur de l’être aimé plus que du sien, elle peut prendre une forme totalement aliénante et en venir à vivre par procuration. On se demandera alors si cette passion est légitime ou si elle relève de la pathologie, tant l’excès la caractérise. Certes, certaines passions sont plus « passionnantes », plus prégnantes, plus significatives, plus substantielles ou plus exténuantes que d’autres. Mais pour l’être passionné, sa passion le fait vivre, lui accorde bonheur, sens et stabilité, quand bien même la sérénité n’est pas toujours au rendez-vous, voire exactement le contraire, la passion étant souvent synonyme d’inquiétude et de crainte. Tout dépend de l’objet de cette passion, de sa constance et de sa prévisibilité, de sa nature permanente ou impermanente. Si la passion est forte, tout la nourrit, elle devient notre raison d’être, elle nous fait oublier, dédaigner ou négliger tout ce qui pour autrui représente douleur et malheur, bien qu’elle engendre par le même processus ses propres démons.
14 – Excitation
L’excitation est déjà présente dans la passion, traitée précédemment. Néanmoins, la passion a un objet, ce qui n’est pas nécessairement le cas du désir d’excitation, qui cherche surtout à échapper à l’ennui, à la platitude de l’existence; peu importe l’objet, peu importe sa présence ou son absence. Bien que nous concédions que les deux catégories puissent certes se recouper, car l’excitation pourra en effet se fixer sur un objet spécifique, s’y tenant plus ou moins longtemps. Mais dans de nombreux cas, tout intérêt pour un objet particulier finira par s’épuiser.
Comme le remarque Schopenhauer, nous oscillons entre le désir, sa frustration et sa satisfaction, et l’ennui. L’ennui s’impose soit parce que nous n’avons pas de désir, soit parce nos désirs sont déjà satisfaits, ce qui revient à peu près au même. C’est un mal commun, qui affecte en particulier les esprits contemplatifs qui ne se savent pas se satisfaire dans l’action, ou ceux qui se sont découragés dans l’action pour avoir été déçus des résultats ou des processus. Cette acédie est un mal qui est de manière inhérente lié à la passivité. L’ennui peut aussi se rencontrer dans la routine, dans un schéma de répétition, à nouveau parce que cela démotive l’action. « Rien de nouveau sous le soleil » est le leitmotiv récurrent de cette tristesse envahissante, sorte d’indifférence intellectuelle et émotionnelle qui implique une torpeur mentale et un repli sur soi. Or contre l’ennui, sentiment pénible, nous recherchons instinctivement l’excitation, souvent à travers une sorte de plaisir ou de satisfaction immédiate, sans reculer devant la transgression. Nombreux sont les stratagèmes et recours pour obtenir cette agitation émotionnelle, cette fébrilité nerveuse : les produits stupéfiants, tels l’alcool, la drogue ou le tabac, les plaisirs charnels, tels la nourriture et le sexe, les activités physiques, tels la danse, la course et les sports extrêmes, des activités comme le travail et le jeu, ou simplement la discussion avec autrui, une des formes les plus courantes de l’ébriété. Certaines techniques plus naturelles, liées par exemple à l’hyperventilation ou la psalmodie répétitive engendreront de semblables effets.
Nous rencontrons divers degrés de cette excitation, qui va du simple stimulus jusqu’à la psychose ou à l’inconscience totale. La manière de consommer l’alcool est un bon exemple de cette gradation : on peut boire pour socialiser et égayer la rencontre, ou bien pour se saouler au point de ne plus savoir où l’on en est. Dans le premier cas, on peut encore agir, il s’agit par exemple de dépasser les inhibitions ou les obstacles psychologiques pénibles qui nous empêchent de nous mouvoir, ou bien de rendre plus agréable la tâche en question. Dans le second, il s’agit plutôt d’abandonner le réel, par exemple lorsque ce dernier nous semble pénible, lorsque la douleur du quotidien nous paraît insupportable, comme un moment de relâche de la conscience et du mal moral qui l’accompagne. Dans les deux cas de figures, nous désirons sublimer le lourd sentiment de finitude, dépasser les affligeantes limites qui entravent notre psychisme. Ainsi, Baudelaire, dans son ouvrage Les Paradis artificiels, en particulier dans « Le poème du haschisch », décrit les distorsions de la perception engendrées par la consommation de stupéfiants, motivés par un « goût de l’infini » qui nous mène jusqu’à devenir Dieu, soulignant toutefois la brièveté de l’expérience ainsi que la désillusion et le marasme qu’une telle habitude entraine. En effet, toutes les pratiques excitantes ont pour conséquences logiques d’être suivies de moments dépressifs, variant en intensité ou en gravité selon la nature et le degré de l’excitation. Une ivresse aussi bégnine que celle de la parole excessive s’accompagne en général d’un sentiment s’impuissance, à la fois cause et conséquence de l’ébriété dont elle est l’image miroir. Ce qui bien évidemment nous incite à rechercher une nouvelle dose d’excitation, plus forte encore que la première, car les effets s’estompent et s’émoussent à force d’utilisation. L’excitation engendre nécessairement l’insatisfaction en engendrant sa propre destruction.
15 – Violence
Autre modalité de consolation : la violence, car aussi étrange que cela paraitra à certains, elle est communément utilisée comme palliatif à nos maux. Cela commence par la colère. Le fait de sentir en soi un emportement et de prononcer les mots qui l’expriment nous procure un sentiment de surexistence, émotion qui nous console de la banalité des choses, émotion qui nous soulage d’un sentiment d’impuissance qu’elle semble dépasser, à raison parfois. Cette colère peut s’exprimer directement, ou se canaliser de manière plus froide et calculée dans un schéma de violence distante et structurée. En faisant souffrir autrui ou soi-même, nous oublions notre propre souffrance, nous jouissons de la souffrance qui nous fait souffrir. Le masochisme et le sadisme, ainsi que leur combinaison, sont des exemples de cette perversion, au sens original du terme, dans leur valeur psychologique et pas nécessairement morale. Le fait de détourner un phénomène de sa vraie nature, de changer le mal en bien ou vice-versa. Il s’agit bien d’une consolation, car cette violence ne guérit en rien le mal qui nous habite, elle ne fait que nous offrir un palliatif qui de surcroît finit même par augmenter la douleur initiale.
Le concept de puissance est au cœur de cette forme de consolation, la colère étant un vecteur d’action. La colère est une émotion provoquée par une blessure physique ou psychique, un manque, une frustration. Compensatrice, elle permet l’affirmation de la personne et le maintien de son intégrité physique et psychique, qui peut se prolonger à travers une volonté personnelle égocentrique ou altruiste. Elle provoque plusieurs modifications psychiques et physiques qui préparent le corps à la réaction, principalement par une contraction involontaire des muscles. La colère réelle, intensive, est de courte durée, mais elle peut s’étendre sur le long terme, à travers la forme latente du ressentiment, sentiment d’injustice ou d’humiliation. Certes la colère et le ressentiment sont douloureux, ils enferment l’individu et parasitent sa relation à lui-même et aux autres, mais leur expression permet d’agir, et procure – quand bien même de manière illusoire – une impression de puissance, de sens, de plénitude ou de surexistence. La violence en est justement l’expression cathartique et consolatrice. De là l’importance de trouver une victime expiatoire lorsqu’un mal nous afflige. Le désir de punition ou de vengeance en est une forme courante, pratique qui nous valorise et nous rassure. Le simple fait de se tourner vers autrui pour lui infliger du mal cautérise notre peine. Le combat pour la justice ou l’égalité relève souvent d’une sublimation de cette douleur.
16 – Religion
La foi en un Dieu, en une présence spirituelle ou métaphysique, en un arrière-monde, paradis, enfer ou autre, en des esprits invisibles, bénéfiques ou maléfiques, la croyance en une force transcendante, mystérieuse, immanente et omniprésente, l’adhésion à une réalité, « autre », « ailleurs » ou « au-delà », nous console des avanies de ce monde, des douleurs d’ici-bas, de cette existence matérielle, pénible, illusoire et superficielle. La foi religieuse n’a guère besoin de preuves ou d’évidences, ou si peu. Et si elle en a besoin, elle les fabrique, cela peut toujours être utilisé, pour inciter ou renforcer les âmes timorées. La doctrine religieuse n’en n’est pas à un miracle près. Et si le réel pose problème, s’il fait obstacle ou objecte grossièrement au dogme, on le déréalise, on le présente comme une illusion sans consistance, voire comme une invention diabolique, séduisante et tentatrice perspective destinée à nous détourner de la vérité, de la juste voie, ou nous mettre à l’épreuve. Dans cette perspective, toute consolation qui ne relèverait pas de la foi serait une fausse consolation, illusoire et perverse.
La religion a plusieurs cordes à son arc pour mettre en œuvre la consolation. Elle offre des explications au monde, ce qui calme notre inquiétude quant à notre absence de compréhension et de contrôle sur notre environnement. Elle relativise notre souffrance en nous montrant qu’elle est temporaire ou relative. Elle nous promet des lendemains qui chantent si nous agissons comme il se doit. Elle enchante le monde en accordant à la banalité du quotidien une aura de merveilleux. Elle nous offre une protection qui nous assure que tout va pour le mieux, contrairement aux apparences. Elle nous offre un pacte, une présence, un lien, qui nous rassurent psychologiquement. Le concept de lien est d’ailleurs l’étymologie latine du terme « religion ». Elle nous rassemble en une communauté de croyants, ce qui nous réchauffe l’âme et renforce l’idée de se trouver sur le bon chemin, d’être au bon endroit. Elle nous offre un havre de paix, hors du chaos, loin du tohu-bohu, elle nous rassérène lorsque nous nous sentons disloqués par le vacarme ou le grondement du monde. Elle nous offre l’amour, la compassion, la fraternité, lorsque nous sommes heurtés par l’égoïsme et l’égocentrisme ambiants. Et nous pourrions continuer…
Cette dimension polymorphe et plastique explique pourquoi ce schéma fonctionne bien, depuis longtemps, nous permettant d’affirmer que son futur est quelque peu assuré. Il est efficace car il est accessible à tout un chacun, sans exigence préalable, il s’adapte au besoin de l’individu, qui le module à sa guise. Tout y est déjà pensé au fil des ans : lorsqu’il s’agit des religions institutionnelles, les objections ont déjà été longuement traitées. Certes, on mentionnera certaines anicroches, comme toujours avec la nature retorse de l’esprit humain. Simone Weil critique justement cette fonction consolatrice, qui dénature le rapport à Dieu : « La religion en tant que source de consolation est un obstacle à la véritable foi, et en ce sens l’athéisme est une purification. » Maitre Eckhart dénonce ceux qui utilisent Dieu comme une « vache à lait », dont la fonction réductrice est de satisfaire à nos besoins primaires, au lieu rendre grâce, louer et remercier le divin. Ou encore ceux qui se désolent du silence assourdissant de Dieu. Dans le christianisme, même le Dieu incarné, le Christ, fait l’expérience de l’abandon du Père au cours de sa Passion et sur la croix. Il fait écho aux plaintes et lamentations de ceux qui crient leur désarroi devant l’absence de Dieu : « Mon Dieu, je t’appelle tout le jour, et tu ne réponds pas », trouve-t-on dans les Psaumes de la Bible. En ce sens, la foi est fragile lorsque nous sommes vraiment affligés ; nous en venons à douter ou à apostasier. Sauf pour les esprits forts, mais sans doute que ceux-là n’ont guère besoin de consolation.
17 – Raison
Venons enfin à la raison, seule véritable consolation digne de ce nom selon nombre de philosophes. Les arguments en ce sens sont les suivants. La raison est autonome, elle ne dépend que de nous, de notre propre pouvoir et de notre propre décision, ce qui la rend plus fiable, moins aléatoire. Son objet est infini, comme le réel, ce qui lui permet de s’inscrire dans la durée, sans souci d’interruption ou de limites, qui la rendraient inopérante ou décevante, à l’instar d’autres formes de consolations, implantées dans finitude. La raison est fiable, car elle est soumise à l’analyse critique, elle se vérifie en permanence par le biais de l’expérience et de la cohérence, une cohésion et une homogénéité qui garantissent son adhérence au réel et sa permanence. La raison est paisible, car elle implique une distance face à soi-même et à ses propres émotions, ce qui la protège de tout ce qui pourrait nous troubler, tant par les sollicitations ou pressions extérieures que par les mouvements internes de l’âme. La raison est libre, car elle ne dépend de rien d’autre qu’elle-même, elle est sa propre vérité, et notre accès à elle en tant qu’idéal régulateur nous protège des illusions, de l’arbitraire et de toute contingence : seuls notre désir et notre capacité d’y consentir ou d’y parvenir nous en limitent l’abord et le concours.
Il est plusieurs critiques que l’on peut avancer à une telle perspective, en général fréquemment mentionnées car plutôt évidentes au sens commun. La raison est aride et peu généreuse, elle est lourde d’exigence et de travail. Elle enferme le sujet dans une tour d’ivoire, provoquant repli sur soi et solitude, à la fois parce qu’elle n’a besoin de personne et parce qu’elle n’est pas populaire. Elle est irréelle car elle n’a rien à voir avec la matérialité du monde et ses contraintes quotidiennes, son intellectualisme l’entraine dans des sphères extravagantes, éloignée des urgences et des nécessités. Sa pratique est frustrante car elle va souvent à l’encontre de nos désirs et de nos attentes, elle nous empêche de penser ce qui nous arrange, de décider selon notre bon plaisir, de faire ce que l’on veut. Le glissement est facile et tentant, entre s’exposer à l’exigence de la raison, et le fait d’avoir raison. On se replie sur soi, on souffre du syndrome du génie, ou celui du prophète, qui seul sait, seul voit, et que nul ne comprend.
Néanmoins, en dépit de toutes ces objections, on la convoque ponctuellement, intuitivement, au moment où l’on pense qu’elle peut jouer un rôle de régulateur des émotions, pour contrer l’excès et rétablir l’équilibre, comme dans le cas de la tristesse, de la crainte, de la honte, de la colère ou autre passion triste, comme les nomme Spinoza, pour ensuite oublier cette pauvre raison dès que les choses sont à peu près rentrées dans l’ordre. Cette vision de la raison peut être qualifiée d’utilitariste, mais pour certains, plus rares, la raison est objet de dévotion, elle est le recours permanent, la fontaine de bien-être, seule capable non seulement de nous guérir du mal moral ou physique, mais aussi de le prévenir, de l’adoucir, de l’accommoder.
Consolation et consolation
Il se trouve dans le concept de consolation un paradoxe, ou une ambiguïté, quant à savoir si le problème disparait réellement, auquel cas il y a guérison, ou si le traitement agit uniquement comme palliatif, c’est-à-dire qu’il attenue la douleur, jusqu’à la faire disparaître, sans pour autant éliminer sa cause. Si la maladie peut se guérir, à moins d’être incurable, la mort par exemple ne le peut pas : on ne peut que calmer les craintes et appréhensions qui l’entourent. Certains philosophes prétendent même que se trouve là l’unique problème de la mort, puisqu’en soi la mort signifie la cessation de tous les problèmes par l’interruption de la vie. Ainsi peut-on se demander si le problème de la mort réside dans sa factualité, le fait que le corps soit désormais privé de vie, ou bien s’il s’agit uniquement de faire disparaître ou atténuer les symptômes psychologiques problématiques, puisque la mort est une issue irréversible. On peut aussi se demander si la maladie peut se confondre avec ses symptômes, s’il peut y avoir une identité totale entre les deux. Ou encore, tout en distinguant les deux phénomènes, on peut aussi se demander si la « consolation », en agissant sur les symptômes, peut guérir la maladie, par une sorte de réversibilité qui se rencontre périodiquement dans le rapport entre traitement physiologique et traitement psychologique. Certaines dynamiques particulières ont été étudiées de manière clinique, comme celle de protéger les symptômes afin de protéger la maladie. Quoi qu’il en soit, si la maladie consiste simplement en une douleur, comme c’est le cas dans bien des maladies psychiques, réduire la douleur signifie réduire la maladie, consoler devient alors guérir. Soulager le chagrin ou la peine peut alors signifier soigner, rétablir, guérir le mal, ou simplement atténuer, cacher, supprimer la douleur qui en est l’expression, au risque de cacher, à tort ou à raison, le mal qui nous afflige.
Philosophie et psychologie nous montrent que la vie humaine est souffrance, tout au moins en une composante significative, prouvant ainsi l’importance de la consolation, dynamique par laquelle on peut expliquer, quand bien même de manière réductionniste, bon nombre de nos activités et préoccupations. Nous pouvons agir directement sur la nature de la douleur, ou chercher à y échapper. Nous pouvons nous y engouffrer, la sublimer, la partager, la réparer, s’en distancier, voire l’oublier. Nous avons tous des préférences quant au type de consolation que nous voulons recevoir ou procurer, parfois de manière contradictoire. Mais ce qui console peut aussi devenir objet de nouvelles souffrances, de nouvelles craintes. Le cas de l’expérience religieuse en est un exemple frappant : la foi console des malheurs du monde tout en engendrant une angoisse spirituelle. Certains traitements sont immédiats, d’autres sont complexes et subtils. Certains moyens sont plus « naturels », d’autres plus « artificiels », tels la philosophie, qui exige un sérieux travail. On peut cependant distinguer divers natures et fonctions de la philosophie : noble, elle incite à la sagesse, académique, elle incite à la connaissance, populaire, elle incite au bon sens. La religion est une forme noble de consolation, désireuse d’être populaire. Ainsi en va-t-il de nombreux schémas politiques ou visions sociales, en dépit de leur aspect pragmatique. La philosophie peut être considérée comme un palliatif, même si elle met en question l’idée même de palliatif ou de thérapie. Sans doute ne peut-elle pas échapper à sa réalité propre, même lorsqu’elle prétend se constituer comme une action libre. Ainsi Kierkegaard soupçonne Spinoza de se consoler à travers une activité de rationalité excessive. Nombreuses sont les douleurs morales qui nous taraudent : jalousie, angoisse, impuissance, solitude, colère, peur, tristesse, etc. Si la psychologie tend de manière générale à privilégier le soulagement par la verbalisation, la philosophie tend à privilégier l’action du sens.
La consolation présuppose la douleur, mais aussi la conscience de la douleur : elle suppose de ne pas être dans l’immédiateté en traitant un problème. Néanmoins, diverses consolations, comme la colère, s’activent de manière plutôt automatique et inconsciente. Sans doute avons-nous là une distinction importante entre les types de consolation : la présence ou l’absence de la conscience, à savoir dans quelle mesure nous réalisons que notre pratique consolatrice est une consolation. La philosophie en ce sens devrait être la consolation consciente par excellence, mais ce n’est que rarement le cas, car bien souvent ceux qui la pratiquent ne souhaitent pas voir la dimension consolatrice de leur activité intellectuelle. Les psychologues aussi seraient à même de le voir, si ce n’était qu’ils prétendent guérir plutôt que consoler. Pourtant, le travail de négativité de la philosophie : position critique, transvaluation, dialectique, fournit des attitudes et des outils tout à fait appropriés pour traiter la douleur, sans parler de la production de sens. La problématisation par exemple, en effectuant ruptures épistémologiques, en induisant troubles ontologiques et changements de paradigmes, peut tout à fait se jouer de la douleur et du malheur. Elle nous invite à déconstruire les présupposés et la nature de la douleur, à nous décentrer, soit en trouvant ce qui n’est pas objet de douleur, soit en remplaçant une douleur par une autre, plus acceptable, plus vivable. Cependant, bien des philosophes nieraient une telle genèse de la philosophie, niant le sujet et ses « besoins », sans s’apercevoir que si la vie était pleinement satisfaisante en soi, l’esprit comblé n’aurait guère besoin d’aller chercher ailleurs et de se torturer intellectuellement.
Toute forme de consolation a une doctrine, quand bien même elle nous paraît très singulière et personnelle. Qu’il s’agisse du recours à la transcendance, à la raison, à la fatalité ou à Dieu, qu’il s’agisse d’oublier, d’accepter ou d’aimer. On peut évoquer ici le « amor fati » de Nietzsche, aimer la fatalité, le recours de Sénèque à l’ataraxie, cette tranquillité de l’âme qui nous accorde liberté et stabilité, puisque nous ne dépendons plus des circonstances, Boèce avec sa raison salvatrice, son souverain bien, ou le Dieu d’Augustin, plénitude qui siège au plus profond de notre âme, ou le bonheur comme émancipation politique, selon Marx, celui d’un individu mature et conscient, responsable de la destinée collective. Que ce soit par le biais de l’amour, qui ne connait pas la solitude et ignore la finitude, par une quelconque accès à l’infini, dans un rapport à l’autre, à la nature ou au cosmos ou à un dieu, par le sacrifice, ou la perte de soi.
Il y a nécessairement « doctrine » parce que la consolation, consciente ou non, est une rationalisation, une quête de compensation ou d’équilibre, une déconstruction, ou une protection, aussi négatif que soit le principe de se voiler la face. « On ne peut rien faire », « Ce n’est rien », ou « Il n’y a pas de bien sans mal », autant de schémas généraux pour occulter une réalité singulière et se sentir mieux. On peut néanmoins se questionner à ce sujet. Suffit-il de dire pour consoler ? Le fait de dire peut-il aussi renforcer la douleur ? Dans quelle mesure une consolation est-elle appropriée, juste ou utile au long terme ? Doit-on nécessairement se soucier du long terme pour se consoler ? Faut-il plutôt combler le manque ou perdre le désir, voire le taire? Faut-il dire le malheur afin de l’exorciser, ou ne pas l’évoquer afin de ne pas le provoquer, afin de l’oublier? « Pas de bien sans mal » justifie le mal. Mais atténue-t-il la douleur? Oui et non, pourra-t-on répondre. L’appel à la raison, à la maturité ou à la dignité, au courage, à la sagesse, à la vertu, psychologique ou morale. Donner du sens, immédiatement ou dans le futur, par espoir, parce qu’un dieu l’a voulu, ou par l’ordre des choses. La souffrance comme moyen d’une finalité : « Il faut souffrir pour être belle », ou bien la souffrance comme condition même de notre humanité : elle nous rend humain parce qu’elle nous permet de voir et de comprendre, telle la punition, cette consolation ambiguë de la faute. La consolation comme valorisation d’un moi tout-puissant, affirmation d’un égocentrisme soutenu, censé nous libérer du conditionnement et de l’aliénation, en vogue dans le postmodernisme ambiant. Le supplément d’âme du New Age ou du développement personnel. Que la douleur soit fondée sur l’impuissance, la passivité, le sentiment d’infériorité, la frustration ou la solitude – nous choisissons notre mal – nous n’y répondrons pas de la même manière. Tour à tour nous pratiquerons la distanciation, la contemplation, la sublimation, ou l’expectative, la suppression, l’invention, la relativisation, le dépassement, l’oubli, le divertissement, l’ivresse, l’exaltation, le devoir, le conformisme, la consécration. Nous nous abandonnerons à la vie organique, individuelle ou reproduction, à la colère, à la production artistique. Nous adoucirons nos maux par la lecture, la musique, la prière, en communiant avec la nature, par divers actes propitiatoires, ascèses, méditations, rituels ou pèlerinages. Nous évangéliserons, quel que soit notre acte de foi, nous implorerons, nous glorifierons, nous nous maitriserons. Nous détesterons, soi ou autrui, nous expierons, nous nous sacrifierons, nous deviendrons le simple objet d’un idéal supérieur. Nous agirons bien, nous serons des êtres moraux, nous nous dévouerons à une cause, éthique, politique ou sociale. Nous nous consacrerons à une réussite matérielle ou sociale. Nous mènerons inlassablement une quête intellectuelle ou spirituelle, nous lirons, afin d’accumuler des connaissances, plus ou moins vaines, ou pour vivre par procuration. Nous travaillerons âprement, par damnation, par utilité, pour sacraliser la douleur ou l’oublier, pour ne pas penser ou afin de créer une diversion. Faire disparaître la cause de la douleur, détruire l’objet du délit, interdire ou vilipender le désir, cette cause du malheur.
La douleur est impuissance, elle est accident, crainte du vide, absence de sens, ou ennui. Pourquoi vivons-nous ? Faut-il agir, penser, ou simplement être ? Peut-on distinguer la consolation de l’existence, ou sont-elles consubstantielles ? Nous nous consolons parce que nous existons, ou nous existons parce que nous nous consolons. Exister, c’est peut-être une vaste tentative pour faire cesser la douleur. L’existence, tout comme la boisson, est peine et plaisir, sous le même mode.
On peut aussi se demander s’il existe de vraies et de fausses consolations, certaines plus substantielles, d’autres plus illusoires. La ligne rouge n’est pas très nette. Faut-il examiner le rendement à long terme ? C’est déjà supposer que la durée, la permanence, est le véritable critère. Pourquoi pas l’intensité, la facilité, ou l’utilité sociale ? La quête de consolation est-elle déjà une consolation ? La complaisance dans la douleur est-elle déjà consolation ? Tout est-il consolation, au risque de l’indifferentiation ?
Les puristes insisteront sur une hiérarchie, mais ils s’appuieront nécessairement sur quelque paradigme plus ou moins dogmatique. Doit-on les accuser de tomber dans l’esprit de sérieux, confondant l’objectif et le subjectif ? Ou bien l’engagement est-il une condition nécessaire, sans laquelle il n’est point de consolation digne de ce nom ? L’acte de foi constituerait la condition de possibilité de la consolation, inévitable fondement et légitimation. Cet ancrage déterminerait ce qui évalue la consolation, son aspect superficiel ou fondamental, temporaire ou permanent, voire éternel, établissant d’une sorte d’axiologie ou hiérarchie du palliatif. Prenons par exemple le fait de savoir si la raison est supérieure ou non au plaisir, si l’amour est supérieur ou non au succès. Le problème reste alors de savoir si une telle valorisation relève entièrement d’un choix personnel, ou s’il existe d’indiscutables critères universels. Certes, le choix de l’excitation à travers une intoxication sera en général critiqué, mais celui du plaisir immédiat sera vanté dans une vision hédoniste, mais récusé dans une perspective religieuse, morale ou rationaliste. Suffit-il de choisir pour rendre opératoire la consolation ? D’expérience, nous pouvons établir qu’il est possible de se tromper. Certaines consolations sont empiriquement plus « efficaces » que d’autres.
Ainsi, lorsqu’une personne se plaint des duretés de la vie, elle se sent mieux. On pourra dire qu’un tel schéma est limité dans le temps, mais aussi qu’il instaure une dépendance. Est-il récusable pour autant s’il fonctionne dans le moment ? Bon nombre de consolations de la sagesse coutumière fonctionnent jusqu’à un certain point. Pensée positive : « Ne t’inquiète pas, tout va bien ! » Patience ou espoir : « Sois patient, tout ira mieux ! » Contrôle de la pensée : « N’y pense pas, tu te sentiras mieux ! » Bien des proverbes nous offrent diverses consolations. Selon quelle aune objective pouvons-nous les juger ? Est-ce en traitant directement le problème, ou est-ce par le biais d’une activité d’un autre ordre. Par exemple, le sentiment d’insécurité matérielle peut être adressé en tranquillisant l’inquiétude en question, en la dédramatisant, ou bien en abandonnant le souci matériel pour se préoccuper d’autre chose, considérée plus substantiel, telle la famille, l’exercice de la pensée, ou la spiritualité, une conversion tout à fait courante lorsque l’âge s’avance. S’agit-il d’appliquer un conseil simple, ou de s’engager dans une ascèse. Sont-ce les mots qui nous consolent, les gestes, ou une activité continue ?
Il n’est pas évident de produire des critères pour déterminer l’efficacité ou la validité d’un mode consolateur. Néanmoins, nous nous y risquerons, après hésitation. Notre difficulté principale étant d’éviter à la fois le dogmatisme du paradigme rigide, et le relativisme paresseux. Voici ce que nous proposons. D’une part en identifiant certains facteurs affermissant la consolation, d’autre part en identifiant ceux qui plutôt l’affaiblissent. Du côté positif, nous mettrons les points suivants : l’intensité de l’engagement, le travail sur soi ou sur l’extérieur, l’accomplissement d’une tâche, l’implication de l’esprit sur le plan de la raison ou de la foi, la prise de conscience de soi et du monde, un abandon de soi, la dimension primordiale du processus long, procurant profondeur, substance et durée à la consolation. Du côté négatif, nous mettrons les points suivants : l’espérance de résultats importants et rapides, la gratification immédiate, peu importe la forme, l’absence de dimension psychique, la dépendance d’autrui, la complaisance, l’inertie, le débordement émotionnel, l’égocentrisme. De manière générale, nous opposerons l’ascèse d’une part, la recette ou le supplément d’âme d’autre part. Néanmoins, toutes les activités consolatrices, quelles qu’elles soit, même parmi les plus nobles, connaissent certaines aberrations. Ainsi la raison est-elle corrompue par le désir d’avoir raison, ou le besoin d’être reconnu. La foi religieuse est corrompue par le pharisianisme et la bonne conscience. La psychothérapie est corrompue par la régression infantile et la complaisance. L’amour est corrompu par la possession et l’utilitarisme, opposition entre eros et agapè. Il en va de même pour toutes formes de consolation, qui connaissent leur propre forme de perversion.
Ecrire de la poésie, consulter un psychologue, faire du sport, voyager, travailler, fréquenter des amis, mener une pratique artistique, comme acteur ou comme spectateur, cultiver son jardin, méditer, lire, assister à des conférences. Tout est bon pour se consoler. Au risque du dilettantisme, vitrine du traiteur des suppléments d’âme, confiserie émotionnelle ou spirituelle. Sans dépasser sa subjectivité immédiate, ses humeurs, ses désirs et ses craintes, sans devenir une ascèse, sans se mettre au défi, sans se laisser déstabiliser, sans devenir une fin en soi et non plus un simple moyen, il n’est de consolation qui semble tenir la route.
Comme nous l’avons vu, il semble que réside au cœur de l’humain une douleur originaire. Douleur du manque, perception d’une finitude radicale, conscience de l’infime, celle d’une singularité saisie sur trame ou fond d’infini. Sentiment d’être perdu, arbitrairement jeté dans le monde, abime de déréliction. Plus radicalement encore, l’appel vertigineux du néant, un sentiment du rien, un vide que nous habitons ou qui nous habite, ou l’incompréhension, celle d’une absurdité que nous habitons ou qui nous habite. Cette impression, ou hantise, ne s’efface jamais totalement, mais elle peut s’amenuiser ou s’oublier un certain temps. Ceci s’accomplit par la fabrication de nouveaux schémas, artificiels, plus ou moins choisis. Ces partis pris existentiels sont accompagnés de projets, d’actions, d’accomplissements, chacun d’entre eux avec son cortège de plaisirs et de nouvelles douleurs, de satisfactions et de frustrations. Parfois c’est le plaisir de la satisfaction qui procure sa force au schéma palliatif, parfois c’est sa dose de douleur qui en constitue la puissance. On pourrait penser parfois que la douleur nécessite la douleur, que seule la douleur peut compenser la douleur. Ainsi certains êtres sont toujours en quête d’une nouvelle douleur, plus fraiche, plus intense. La douleur est à la fois maladie et panacée ; jeu de cache-cache de la douleur, colin-maillard des douleurs.
Ces nouveaux schémas procurent sens et valeur, ils remplissent le vide originaire. Est-ce le contenu existentiel qui nous intéresse, avec son inévitable sous-produit douloureux, ou est-ce la douleur elle-même que nous désirons directement ? La question reste, l’ambiguïté est forte. Mais peu à peu, ces schémas compensatoires s’affaiblissent, s’effritent, s’épuisent. Ils perdent l’attrait de la nouveauté, l’habitude les édulcore, l’exotisme fait long feu, la peine se redouble d’ennui, la nouvelle douleur finit par nous indisposer, par nous contrarier, elle nous accable, elle n’opère plus, elle ne fournit plus de sens, de compensation ou de quelconque palliatif. Elle ne fait qu’aggraver la douleur originaire qu’elle ne sait plus compenser, le néant revient en force. C’est ce que l’on nomme une crise existentielle, qui intervient à divers âges de la vie, selon les circonstances. On veut bien souffrir par amour, jusqu’au jour où l’on ne veut plus souffrir par amour. On veut bien souffrir pour une cause, jusqu’au jour où l’on ne veut plus souffrir pour cette cause. Exemple typique, le concept de sacrifice, qui calme l’angoisse existentielle, jusqu’au moment où il ne peut plus jouer son rôle : il ne fonctionne plus, par fatigue, ou bien parce que le contexte ne le permet plus. Désormais, il joue un rôle amplificateur de la douleur originaire, plutôt que celui de palliatif. Les jeux sont à refaire, mais la donne est plus compliquée, plus pesante. Nous avons perdu notre fraicheur initiale, il est plus difficile d’adhérer, plus ardu de croire. Peut-être avons-nous dès lors l’occasion d’un choix plus éduqué, plus substantiel. Peut-être serait-il même possible, à l’extrême, pour les esprits téméraires, d’envisager un sevrage de la douleur.
J’ai testé une consultation de philosophie
J’ai testé une consultation de philosophie
http://www.psychologies.com/Culture/Philosophie-et-spiritualite/Savoirs/Articles-et-Dossiers/J-ai-teste-une-consultation-de-philosophie/4#4
Aller chez le philosophe comme d’autres vont chez le psy ? Notre journaliste s’est laissée tenter. Compte-rendu de sa séance avec Oscar Brenifier, un dialogue rigoureux et passionnant.
Olivia Benhamou Psychologie Magazine
Sommaire
OSCAR BRENIFIER
Docteur en philosophie, il a mis au point une méthode qu’il a fait connaître à travers de nombreux articles définissant les principes et le déroulement de la consultation philosophique. Il anime des ateliers de philosophie pour adultes et est l’un des pionniers de la philosophie destinée aux enfants. Il dirige les collections “L’Apprenti philosophe” et “Philozenfants”, chez Nathan.
Internet : www.brenifier.com
J’ai toujours rêvé de rencontrer Socrate
Quand j’ai appris dans le livre du philosophe américain Lou Marinoff, La philosophie, c’est la vie (La Table ronde, 2004), qu’il existait des « consultations » de philosophie – une pratique très répandue aux Etats-Unis –, j’ai tout de suite eu envie d’y aller. En analyse depuis presque trois ans, j’étais encore agitée par de nombreuses questions existentielles. Je ressentais le désir de me frotter à une autre méthode, peut-être moins à la merci de mon inconscient. Il m’a fallu une bonne dose de persévérance pour réussir à trouver ce que je cherchais. Après quelques heures passées sur Internet, j’ai fini par obtenir le moyen de consulter Oscar Brenifier, un homme sans âge et sans adresse puisque joignable uniquement par mail.
Je me suis demandé plusieurs fois s’il ne cherchait pas à me mettre à l’épreuve pour tester ma motivation : il m’a d’abord envoyé deux articles assez ardus expliquant en quinze pages les principes des consultations philosophiques et les difficultés qui pouvaient survenir lors de celles-ci. Après s’être assuré que j’avais bien pris connaissance de ces textes et que j’acceptais de me soumettre à cette façon de procéder, il m’a fixé une date de rendez-vous pour le mois suivant. Apparemment, l’aspect financier n’était pas une priorité pour lui : « Cinquante euros, mais si vous ne pouvez pas, je peux aussi faire la consultation gratuitement.
Le dialogue
Socrate
Fils d’une sage-femme, Socrate était bien placé pour inventer la maïeutique, une méthode « d’accouchement des esprits ». Quatre siècles avant notre ère, il se promenait dans les rues d’Athènes à la recherche d’interlocuteurs disponibles, pour mettre en pratique cette méthode dialectique qui avait pour objectif d’apprendre à raisonner. Tout sujet était bon à explorer pourvu que l’interlocuteur accepte de se soumettre au feu des questions du maître, posées afin de stimuler la pensée et de susciter un raisonnement. Grâce à Platon, son disciple le plus assidu, nous avons aujourd’hui accès à des dizaines de dialogues socratiques sur les thèmes de l’amour, de l’amitié, de la citoyenneté… des textes essentiels pour qui veut apprendre à philosopher.
Un après-midi d’été, je me retrouve devant le portail d’une maison, à Argenteuil, dans le Val-d’Oise. Oscar Brenifier m’attend au dernier étage. Il fait une chaleur intense dans ce bureau qui pourrait être une caverne s’il n’était aménagé sous les combles. C’est un grand monsieur à lunettes, plutôt jovial. Mais je m’aperçois très vite de la rigueur un peu sévère de sa pensée. Pourtant je ne me doute pas encore de la mise à l’épreuve intellectuelle que je m’apprête à vivre. Je m’installe face à lui et la consultation commence.
« Quelle est votre question ? »
« Comment trouver la bonne distance avec mes parents ? »
Il répète mes mots et note tout.
« Alors, il nous faut d’abord éclaircir les éléments de la question. Que signifie “la bonne distance” ? Je n’attends pas de vous que vous me répondiez cinquante mille choses. Je veux que vous définissiez précisément ce que vous entendez comme bonne distance, dans l’absolu, en sortant du contexte de votre question. »
J’ai du mal à me concentrer. Mais je me risque, timidement :
« Une distance raisonnable… ?
– Non ce n’est pas assez précis. Méfions-nous des concepts sans intuition, selon la formule de Kant.
– Un équilibre entre l’autorité et la liberté.
– Voilà, là, on avance. Mais où sont passés vos parents là-dedans ?
– Un équilibre entre l’autorité que mes parents exercent sur moi et ma capacité à être libre.
– J’en déduis que, pour vous, la liberté, c’est la capacité de vous émanciper de vos parents ?
– Oui, c’est ça. »
Je ne comprends pas très bien ce qui se passe. Seulement que le raisonnement progresse, par la grâce mystérieuse d’une dialectique qui me paraissait jusque-là réservée à la théorie. Maintenant, je suis complètement concentrée, et je prends mon temps pour répondre le mieux possible aux questions posées.
« Donc, reformulez ce que vous entendiez au départ par “bonne distance”.
– L’équilibre entre l’autorité et l’émancipation.
– Comment s’articule le problème entre cette autorité et cette émancipation ?
– Mon problème est de savoir quelle valeur je dois attribuer à l’autorité de mes parents.
– Et l’émancipation dans tout ça ? »
Oscar Brenifier est exigeant. La tension monte. Je réalise que, pour avancer, tout doit venir de moi.
« Ce serait la possibilité de vivre avec l’autorité, sans qu’elle soit gênante.
– Et pourquoi serait-elle gênante ?
– Parce que je n’arrive pas à faire avec.
– Bon, alors reprenons. Quelle valeur accorder à l’autorité des parents ?
– Une valeur morale ?
– Cette valeur morale est-elle contestable ?
– Je ne sais pas. Elle doit pouvoir l’être.
– Non, vous devez répondre vraiment. Cette valeur morale est-elle contestable, oui ou non ? »
Est-ce la chaleur, l’intense effort de concentration, l’inhabituelle confrontation avec un interlocuteur attentif au moindre de mes mots ? Je sens subitement les larmes monter. Je crois que je suis au cœur de mon problème, sans même avoir raconté la moindre anecdote personnelle ou le moindre souvenir douloureux. Je n’avais jamais éprouvé de sentiment comparable ailleurs qu’en séance d’analyse. Le temps de sécher mes larmes, de reprendre le fil de ma pensée, et nous enchaînons :
« Donc, cette valeur morale est-elle contestable ?
– Je n’arrive pas à la contester.
– Mais pourquoi vouloir la contester ?
– Parce qu’elle me pèse.
– Mais d’après vous, peut-on vivre sans poids ?
-J’aimerais bien.
– Ce n’est pas une réponse. Je reprends : peut-on vivre sans poids ? »
L’exigence d’une pensée rigoureuse ne peut supporter le moindre compromis. Je poursuis mon effort, péniblement. C’est à ce rythme, cadencé, sans pause que, progressivement, le philosophe va me conduire à l’essentiel.
« Bien. Alors, cet équilibre, il est à trouver entre vos parents et vous, ou entre vous et vous-même ? »
Je rechigne à répondre mais finis par concéder :
« Entre moi et moi-même.
– En effet. Car si vous saviez vous émanciper, le problème de vos parents se poserait-il ?
– Non.
– Alors, comment faire pour réussir à s’émanciper du jugement des autres ?
– Je ne sais pas.
– Posez-vous la question autrement. En quoi un jugement peut-il poser problème ?
– De fait, il conduit au doute.
– Descartes, le doute, ça vous dit quelque chose ? »
Je me souviens vaguement du fameux cogito, mais rien de précis… Il s’explique :
« Selon Descartes, le doute permet de connaître. Vous êtes d’accord ?
– Oui.
– Bon alors, si vous doutez mais que ce doute vous conduit à la connaissance, quel est le problème ? Et y a-t-il vraiment un problème ?
– Mon problème réside dans le fait de bien évaluer le jugement d’autrui sans le surestimer.
– Et pourquoi le surestimeriez-vous ?
– Parce que je manque de confiance en moi.
– Nous y voilà. »
Il marque une pause, puis reprend, visiblement satisfait :
« Voilà votre vraie question : pourquoi est-ce que je manque de confiance en moi. Votre question de départ n’était qu’une question alibi. »
La démonstration est brillante, je n’ai rien à ajouter. Je paie mes cinquante euros sans même y penser. Avec humilité, Oscar Brenifier me demande, avant de nous quitter, de lui dire ce que j’ai pensé de cette consultation. Je suis assez émue et totalement épuisée par cette heure et demie d’une gymnastique de l’esprit particulièrement éprouvante.
Je réussis tout de même à lui exprimer ma gratitude : malgré l’émotion que notre entretien a suscitée en moi, il m’a permis de tenir le fil d’une pensée rigoureuse. Sans forcer, mais sans jamais céder devant mes hésitations, il m’a permis d’envisager ma problématique personnelle sous un jour nouveau, et de révéler à mes mots leur sens caché. Le résultat n’est pas si éloigné de ce que j’ai pu obtenir, parfois, allongée sur le divan. Mais la procédure est totalement différente. A mille lieues de l’entretien psy, au cours duquel l’inconscient s’exprime malgré soi, et tout aussi éloignée du cours de philo, qui donne accès à un savoir figé, la consultation philosophique relève d’une mécanique vivante et subtile de la pensée, qui ne peut se déployer qu’en présence d’un interlocuteur stimulant. Un disciple de Socrate, par exemple.
Etre ou ne pas être consultant
La consultation philosophique est l’occasion d’une mise à l’épreuve de vos idées reçues. Le manque d’écoute, l’incapacité à dérouler lentement le fil d’une réflexion cohérente, le malaise face aux questions que vous posez indiquent que vous avez frappé à la mauvaise porte.
Il existe très peu de véritables consultants en philosophie ; en revanche, certains animateurs de cafés philo reçoivent en « cabinet ». L’un d’eux m’a reçue gentiment. Après avoir pris quelques notes sur ce qui m’a conduit à le consulter, son verdict est tombé : « Dans votre cas, je préconise Epictète et Spinoza ! » Le temps d’un bref topo sur leur pensée, il m’a abreuvée d’exemples pour tenter d’éclaircir mon problème. J’ai eu l’impression d’assister à un cours de philo du lycée, en plus brouillon. A la fin, j’ai eu droit à quelques devoirs : « Prendre cinq maximes du “Manuel” d’Epictète, les reformuler avec vos mots. Justifier tout, puis contredire tout. » Cinquante euros pour cela me paraît excessif… N’est pas « philosophe libéral » qui veut.
Le souci du soi
Le souci du soi
Une vie qui n’est pas examinée ne mérite pas d’être vécue.
Socrate.
Philosopher c’est cesser de vivre
Philosopher, c’est cesser de vivre
« Ceux qui se consacrent à la philosophie de manière appropriée ne font ni plus ni moins que se préparer à mourir et à l’état de mort. » Platon
« Le Tao Te King est si mystérieux qu’on est disposé à mourir aussitôt qu’on l’a entendu. » Confucius
« Changer mon idée ? Biologiquement, je ne peux pas ! » Carmen
Si philosopher signifie apprendre à mourir, apprendre comment mourir, cela ne peut pas se faire autrement qu’en s’entraînant à mourir. Ainsi, notre proposition est que philosopher signifie en fait mourir, afin d’acquérir une véritable expérience de la mort. Nous essaierons donc de montrer dans ce texte que philosopher est cesser de vivre, ou en d’autres termes, comment la philosophie s’oppose à la vie.
DEUX PHILOSOPHIES
« La philosophie est la vie », est une expression que nous entendons communément chez les adeptes d’une philosophie ancrée dans le quotidien. Mais il nous semble qu’en fait, c’est exactement le contraire. C’est d’ailleurs la manière habituelle de procéder des lieux communs : ils tendent à mettre la réalité sens dessus dessous. Probablement en raison de leur intention, de leur raison d’être : ils cachent la réalité pour que leur auteur se sente mieux, plus à l’aise. Et en y pensant un instant, cela pourrait constituer l’une des raisons de la popularité relative que connaît la philosophie ces jours-ci : un désir de bonne conscience, l’espoir que l’esprit se sente confortable et détendu. C’est une conception commune de ladite philosophie : elle vous rend « cool », placide et léger. Il nous semble donc utile, comme souvent, de prendre le contre-pied de ce principe, d’effectuer le renversement du renversement, ne serait-ce que pour mieux examiner l’effet produit par l’opération. Et dans ce cas, comme pour de nombreux autres, cela fonctionne plutôt bien, puisqu’il nous semble que l’expression « philosopher est cesser de vivre » est une formule plutôt sensée et intéressante. Certes, nous avons maintenant une autre signification de la philosophie, opposée à la précédente, mais la philosophie implique de renverser ainsi les idées reçues et d’induire le trouble, au risque d’engendrer l’inquiétude de la mauvaise conscience, une sorte de douleur psychologique liée à une mort symbolique. Nous sommes conscient que nous avons ici opposé et radicalisé deux conceptions classiques de la philosophie. Nous pourrions nommer la première « vulgaire » et l’autre « élitiste ». Sans essayer d’établir une hiérarchie entre elles, car « vulgaire » pourrait devenir « populaire », « pédagogique » ou « opératoire », et « élitiste » pourrait devenir « absconse » ou « inutile ». Mais en guise de défense d’une philosophie « dure », affirmons que si la philosophie était la vie, elle remplirait les stades de football, approvisionnerait les supermarchés, nous la trouverions dans les sondages d’opinion, elle apparaîtrait à la télévision aux heures de grande écoute, et probablement les philosophes établis paraîtraient moins poussiéreux et parleraient à tout le monde. Bien qu’un peu de tout ceci se soit déjà produit au cours des dernières années, pour différentes raisons !
Examinons les différentes manières dont la philosophie s’opposerait à la vie. D’abord, en reprenant le refrain classique que « philosopher c’est apprendre à mourir ». Platon, Cicéron, Montaigne et beaucoup d’autres ont affirmé, écrit et réécrit, que la préparation à la mort constituerait en effet le cœur de l’activité philosophique, l’expérience philosophique par excellence. Évidemment, nous pouvons ici opposer certains philosophes comme Spinoza, avec son concept de conatus : chaque être vivant tend à persévérer dans l’existence, ou sa citation célèbre : « l’homme libre pense à rien moins qu’à la mort ». Ou Nietzsche qui affirme que la vie elle-même est le noyau de la véritable pensée, quand il écrit que le corps est la grande raison et l’esprit uniquement la petite raison. Ou même Sartre, qui, dans les traces des épicuriens, affirme que la mort est extérieure à l’existence, puisqu’elle est absence ou cessation de la vie. De toute façon, par principe, en ce domaine ou sur ces sujets, aucune proposition simple ne pouvant obtenir l’accord unanime des philosophes, nous ne nous tracasserons pas au sujet d’un tel consensus : nous examinerons seulement la viabilité de quelques propositions. D’ailleurs, nous nous réconcilierons très probablement avec nos philosophes de « l’opposition » au cours de notre pérégrination. Déjà parce que chez ces différents philosophes, le concept de finitude est important, et c’est précisément sur cette voie que nous souhaitons convier le lecteur, qui pourrait servir de définition au philosopher : examiner les différents enjeux de la pensée afin de subir et vivre la finitude : existentielle, épistémologique, psychologique…
LE SAGE N’A PAS DE DÉSIRS
Un des obstacles les plus communs au philosopher est le désir, quoique le désir lui-même se rencontre au cœur de la dynamique philosophique , comme chez Platon. Mais pour ce dernier, la perversion de la philosophie s’effectue justement dans le processus d’inversion de l’érotique. Quand le désir abandonne son objet le plus légitime pour un philosophe : la vérité ou la beauté, afin de chercher des satisfactions plus immédiates, tels que le plaisir des sens, la poursuite du pouvoir et de la gloire, l’accumulation de richesses ou de connaissances, la convoitise, etc. Ce n’est pas tellement que l’âme cesse alors toute activité intellectuelle, mais ces buts « terrestres » n’entrant pas dans le cadre de sa vocation « normale », de nature « céleste », son activité est pervertie par des considérations de nature inférieure : lorsque ce philosophe, de par cette perversion devenu un sophiste, obtient l’accord de la majorité ou devient populaire parmi ses concitoyens, c’est uniquement parce que le commun des mortels ne sait pas à quoi ressemble un « vrai » philosophe. Le profane est impressionné par les apparences simples, par le simulacre de pensée, il est émerveillé des sauts périlleux effectués par celui qui, pour Platon, n’est rien d’autre qu’un jongleur, un simulacre de philosophe.
La vie a fort à faire avec le désir parce que la vie se compose de besoins, elle se consacre à la poursuite des nombreux objets qui satisferont ces besoins, elle souffre de l’angoisse de ne pas obtenir les objets qui satisferaient à ces besoins, de la douleur qui survient même lorsque les besoins sont satisfaits, à travers la crainte du manque et de la perte. Même le futur est un souci, l’espoir frôlant toujours le désespoir. Il semble que la vie a une étonnante capacité à créer de nouveaux besoins et donc de nouvelles douleurs, en particulier chez l’humain, dont la portée existentielle est beaucoup plus vaste que celle des autres espèces : l’esprit humain peut même envisager l’infini, vision passionnante en effet, mais qui peut devenir un véritable cauchemar en sa capacité de produire une liste infinie de désirs inassouvis. Désirs qui surgissent parfois uniquement pour la simple et bonne raison qu’ils sont totalement impossibles à réaliser. Si la plupart des espèces satisfont les besoins particuliers propres à leur nature – la poule ne désire pas aller sous l’eau, l’éléphant ne prétend pas voler -, le genre humain ne connaît aucune frontière à ses prétentions, à ses volontés, à ses ambitions, et de ce fait ne connaît aucune limite à ses douleurs. On pourrait soutenir l’argument que l’homme satisfait plus de désirs que toute autre espèce et pourrait donc se sentir plus satisfait, mais il semble que son imagination et sa convoitise surpassent de loin ses propres capacités à être satisfait. L’existence humaine est en cela un problème en soi, bien que préoccupés par notre survie et notre bonheur nous entretenons une certaine phobie du problème, tandis que le philosopher se réjouit de ces problèmes.
Quoique la philosophie ait, à travers l’espace et le temps, parcouru différents chemins, qu’elle ait proposé de nombreux et différents arrangements avec le réel et la subjectivité, il existe néanmoins une certaine concordance entre les différentes façons dont les philosophes ont tenté de résoudre la capacité excessive de l’homme à se rendre malheureux. Nous appellerons ce terrain d’entente « réconciliation avec soi-même ». Que ce soit avec le carpe diem épicurien, qui invite chacun à apprécier le moment présent. Ou avec le plaisir pur et idéaliste de penser et de raisonner. Ou avec la perspective d’un monde ou d’une réalité extraterrestre qui modère, retient ou annihile les désirs communs, ce que nous trouvons également dans le schéma religieux. Ou dans l’engagement d’accepter humblement la réalité, malgré sa rudesse ou grâce à elle. Ou dans l’amour des concepts transcendants tels que la vérité, le bon ou la beauté, contemplation qui sublime toutes les douleurs et satisfait l’âme. Ou dans la projection de chacun dans un avenir proche ou reculé. Ou dans la jouissance de l’action pure, physique ou mentale, transformatrice de soi ou du monde. Ou encore en se libérant de tout espoir de gratification. À travers ces multiples propositions, les philosophes ont essayé de fournir aux hommes diverses recettes pour connaître ce qu’on pourrait appeler une « meilleure vie ». Évidemment, on sautera sur l’occasion pour s’exclamer : « Vous voyez, la philosophie est la vie ! Vous l’avez dit vous-même : la philosophie nous aide à vivre une meilleure vie ! ». Mais notre critique oublie ici une chose fondamentale. Posons-lui les questions suivantes. Pourquoi ces philosophes ont-ils eu si peu de succès? Pourquoi ces philosophies sont-elles si difficiles à suivre ? Les philosophies n’offrent-elles pas des propositions opposées à la conception commune de la vie ? À tel point que les religions de masse doivent se rendre compte que les messages qu’elles émettent, même lorsqu’ils sont reconnus comme des paroles divines, peuvent difficilement être obéis et suivis à la lettre. Heureusement sans doute, car la radicalité de leur discours implique que leur fonction est celle d’un aiguillon critique plutôt qu’un guide pratique de l’existence. L’humanité n’aurait pas survécu à l’application intransigeante de leurs préceptes…
Examinons pourquoi les philosophes ne sont pas aussi facilement suivis, pour dire le moins. Comme réponse globale à cette question, nous pouvons proposer l’hypothèse suivante. Les philosophes nous demandent d’abandonner ce qui est le plus cher à notre coeur, ou plutôt à nos entrailles. De quelle manière le demandent-ils ? La caractérisation commune de leur demande est de nous inviter à abandonner l’évident ou l’immédiat, en faveur d’autre chose, d’une autre réalité, comparativement plus éloignée, plus impalpable, plus imperceptible et plus difficile à expliquer. Que ce soit le juste milieu, la voie moyenne, la sagesse, l’autonomie, la perfection, la réalité, l’amour, la conscience, l’absolu, l’altérité ou l’essence, tous ces concepts peuvent ne constituer que de simples mots, difficiles à poursuivre, très éthérés, en comparaison à la nourriture, au plaisir, à la danse, à la distraction, à travailler pour vivre, à la reproduction, à l’apparence, à la gloire, à l’ivresse, à la popularité, etc. Même l’injonction de vivre dans le moment présent, qui pourrait sembler quelque chose de facile à réaliser, puisque nous ne devrions plus nous inquiéter d’autre chose que de l’immédiat, est une tâche réellement ascétique et exigeante, car l’homme dépense une grande partie de son énergie à regretter un passé merveilleux, à pleurer quelque paradis perdu, ou à être inquiet au sujet du futur et de son imprévisibilité. Ainsi, vivre le moment présent durera naturellement peu de temps, car sous un bref délai, d’autres dimensions du temps, y compris le désir d’éternité, frapperont à la porte de manière insistante. Il en va de même avec l’amour, qui semble si éternellement populaire. Car, quand nous regardons de plus près ses manifestations courantes, nous identifions toutes sortes de calculs sordides, ressentiments, jalousies, désirs de possession et autres comportements grossiers ou perversions humaines du concept archétypal de l’amour, dont l’essence est selon la coutume romantique et idéale.
De surcroît, nous obtenons une vue intéressante du problème, de ce décalage entre vie et philosophie, lorsque nous nous penchons sur la vie de nos philosophes officiels : l’incroyable génie de Leibniz, à l’enterrement duquel personne n’est venu, Kant vivant seul toute sa vie avec son serviteur, Wittgenstein vivant en ermite, Nietzsche devenu fou, Socrate tué par ses concitoyens, Bruno condamné au bûcher, bien que, nous devons l’admettre, certains aient atteint renommée, gloire et aisance, à l’image de Hume ou Aristote.
Examinons maintenant d’autres aspects de notre affirmation que philosopher est cesser de vivre.
ARRÊTER LA NARRATION
La vie est une séquence, une suite de faits, une série d’événements. Quand quelqu’un raconte sa vie à ses amis ou lorsqu’il écrit une biographie, il raconte une histoire : ceci s’est passé, ensuite cela, et enfin quelque chose d’autre, ce qui conclut la narration. En général, les humains aiment se raconter mutuellement « l’histoire de leur vie », sous forme d’anecdotes, parfois parce que des choses importantes se sont produites, mais le plus souvent pour donner un compte-rendu des détails les plus triviaux et les plus inintéressants, simplement pour le plaisir de converser avec ses voisins, exister un peu plus, et penser un peu moins diront les mauvaises langues. Le principe est identique dans le fait de vouloir connaître et d’écouter « l’histoire de vie » des autres, comme le montrent les commérages sur les voisins ou sur les célébrités, cette propension insatiable pour le voyeurisme. Une autre habitude où nous nous apercevons que notre vie est une immense narration est la façon dont nous concevons nos activités, souvent répertoriées dans un agenda, qui établit ce que nous devons faire tel jour, à telle heure, par exemple une liste de tâches ménagères, tout comme se lever, travailler, courir les magasins, assurer divers rendez-vous, et même l’indispensable programme de télévision, qui rythme souvent la vie familiale. Tout comme nous nous inquiétons de ce que nous n’avons pas fait, devrions faire et probablement ne ferons jamais ! Autant de choses qui doivent s’inscrire d’une quelconque manière dans la liste infinie qui compose notre existence, dont le temps devient de fait le principal et ultime paramètre, et l’alibi par excellence. C’est une des raisons pour lesquelles il est si facile de se sentir éternel ou d’oublier notre propre finitude : nos désirs résistent et conspirent avec force contre une telle limite. Si j’avais le temps, qu’est-ce que je ne ferais pas ! L’existence s’énonce donc comme une large liste d’événements plus ou moins insignifiants et une liste encore plus longue d’espoirs, d’attentes, et de craintes.
Comment la philosophie s’oppose-t-elle à l’idée d’un récit ? Là encore, quelques philosophes surtout contemporains voudront défendre une vision plus phénoménologique de l’existence et promouvoir le récit. Pourtant, une des grandes révolutions de l’avènement philosophique, comme cela est apparu dans le « moment » grec antique que certains considèrent – à tort ou à raison – comme la naissance de la philosophie, était de passer du mythe au discours abstrait.
Jusque-là, tout, que ce soit la création du monde, l’existence de l’homme, les phénomènes naturels, les problèmes moraux et intellectuels, était expliqué sous forme d’histoires que nous, esprits modernes et « éclairés », appellerions des mythes. Si nous ne prenions pas en considération le facteur de qualité ou d’originalité de ces textes, nous pourrions très bien les appeler des romans-feuilletons. Pour expliquer le monde, ces mythes fantastiques ont eu besoin d’acteurs, toutes sortes de créatures ont été invoquées, convoquées et imaginées pour commettre les actions expliquant les différents phénomènes cosmiques ou non expliqués. Ainsi les poètes, comme ils se sont fait appeler, ces créateurs de l’univers, comme Hésiode ou Homère pour les Grecs, Virgile ou Ovide pour les Romains, ont composé avec perspicacité des contes séduisants qui ont donné une cohérence et des explications au monde. On a inventé des cosmogonies, des théogonies, des épopées, tous les genres d’histoires imaginables pour éduquer et instruire la population, lui inculquer des principes en lui suggérant qu’il y a un sens à l’univers auquel les événements quotidiens sont directement liés. Pour que l’édifice existentiel et cosmique soit cohérent, la plupart de nos minutes vécues à l’échelle humaine doivent faire écho à ces grands exploits « historiques », car nous devrions pouvoir faire s’entrelacer nos petits mythes quotidiens avec ceux plus vastes de l’univers, dans une espèce de relation causale. Par conséquent l’univers dans son ensemble et tous les éléments le composant ont une importance, une signification, des règles et des principes, le tout sous forme d’« histoires ». Ceci garantit une part de prévisibilité pour nous consoler des difficultés de la vie, même si c’est en racontant un accès de colère ou l’histoire d’amour de quelque Dieu étrange. Ainsi, les petites histoires reflétaient les grandes histoires, mais tout n’était qu’histoires. Ce fut le cas non seulement en Grèce et à Rome, mais aussi en Égypte, en Chine et en Inde, pour mentionner certaines des cultures les plus célèbres et les moins éphémères, car ces mythes sont réellement fondateurs de civilisation. Comme nous pouvons le voir encore aujourd’hui dans certains pays, par exemple en Afrique, ces histoires remplissent une fonction éducative très importante, puisque des modèles émergent, ce que certains appellent des archétypes, qui nous permettent de percevoir les événements nous affectant non seulement comme des occurrences particulières, mais aussi comme des manifestations ou des évocations de quelques principes plus fondamentaux, de quelques leitmotivs universels.
L’apparition du logos, du discours abstrait, eût lieu non seulement en Grèce, où ce bouleversement marqua profondément au moins l’histoire occidentale, mais aussi ailleurs, par exemple en Chine et en Inde. Ce renversement consiste à transformer, au moins partiellement, une culture « qui raconte une histoire » en une culture d’« explication », que certains appellent « rationalité » ou « abstraction ». Le principe général du logos est d’ajouter aux « narrations » des raisons et des règles, des procédures et des méthodes, ou carrément d’abandonner les histoires pour ne conserver que le discours abstrait. Ceci implique qu’on peut s’éloigner des situations concrètes, particulières ou universelles, pour les remplacer par des idées, qui ont pour spécificité d’être hors du temps et de l’espace : la causalité échappe à la chronologie. Ces idées peuvent être organisées et formalisées pour créer des systèmes, employées pour produire de nouvelles connaissances, formuler des principes généraux ou utilisées pour examiner de façon critique des pensées et même des faits. La logique est une façon particulière de pousser à ses limites un tel fonctionnement intellectuel. Les mathématiques et l’astronomie sont, dans de nombreuses cultures antiques ou traditionnelles, les formes les plus évidentes et les plus élémentaires de tels efforts, de même que, parfois, la médecine et la physique. Et ces nouvelles « sciences » permettent une compréhension du présent et du passé et de prévoir le futur. La connaissance n’est plus uniquement basée sur des données empiriques, mais aussi sur des abstractions et des constructions intellectuelles. Des lois émergent, non seulement descriptives, expliquant ce que nous percevons, mais aussi prescriptives, nous indiquant comment nous devrions agir. La raison pour laquelle nous mettons entre guillemets les termes « explication », « rationalité » et « abstraction », est que la culture du mythe tentait déjà de le faire, à sa manière. Par exemple, l’Afrique contemporaine est agitée par un débat qui tente de déterminer s’il y a – avait – ou non une philosophie africaine, si le rôle des conteurs ou « griots », ces bardes traditionnels, peut être considéré ou non comme de la philosophie. Les intellectuels africains « pro-occidentaux » affirment que cette activité n’est pas philosophique, principalement parce qu’elle ne comporte aucun système conceptuel et appareil critique, qu’elle n’explicite donc pas son propre potentiel philosophique. Pour eux, l’explicitation, la conceptualisation et l’analyse critique sont les éléments constitutifs du philosopher. L’autre camp, celui des ethno-philosophes, affirme que ces histoires, en tant qu’histoires, posent des questions, analysent et problématisent, en particulier l’existence humaine, sur des points existentiels, sociaux et moraux, produisent du sens, et en ce sens sont philosophiques. Rappelons ici comment Shelling, philosophe romantique allemand, a pris le contre-pied de la « philosophie première », la métaphysique de la tradition aristotélicienne, avec une « philosophie seconde », qui est le récit, la narration d’une histoire, bien que cette dernière philosophie soit en fait chronologiquement la première. Il est vrai que toutes les sociétés sont fondées sur de grands mythes, qui incarnent l’essence, la nature, la raison d’être, le but, la spécificité d’une société donnée. C’est pourquoi la littérature, sous forme de théâtre, poésie ou autre, est une institution cruciale, aux côtés de la philosophie, pour expliquer qui nous sommes, ce qu’est le monde. Et Shelling n’est pas le seul philosophe qui critique l’abandon du récit comme forme essentielle du philosopher. Plus récemment, la critique de la « philosophie des systèmes », du principe de « méthode », des concepts « transcendantaux », voire de toute forme d’abstraction, a fait florès chez certains philosophes.
Parallèlement aux grands mythes, sur le même principe, de nombreux contes, antiques ou récents, contribuent à créer l’identité de ceux qui les racontent et de ceux qui les écoutent. Que ce soit les histoires qui se perpétuent au sein des familles, ou le mythe que chacun s’élabore pour lui-même. N’avons-nous pas tous quelque histoire au sujet de notre petite personne, que nous avons racontée à de nombreuses reprises, changée et embellie à chaque fois, cette histoire que d’autres répètent comme nous, ou en la modifiant, cette histoire que notre entourage est parfois fatigué d’entendre, mais que nous continuons à raconter parce qu’elle est ce que nous sommes ? À moins que nous soyons ou devenions ce qu’elle est ? Nous jurons qu’elle est vraie, aussi incroyable soit-elle, mais dans un certain sens, une histoire ne peut pas être vraie, puisqu’elle décrit subjectivement, d’une manière spécifique et biaisée, un événement qui échappe en soi à n’importe quelle description, verbale ou autre. Une histoire est au mieux le résumé hyper condensé d’une série d’événements dont nous choisissons les points saillants et la manière de les décrire. C’est ainsi que l’homme est le seul animal qui s’invente !
Pour clarifier notre idée de la philosophie comme rupture avec la vie, cette dernière étant définie comme une séquence d’événements, récapitulons les points suivants. Raconter une histoire est plus facile et plus naturel qu’expliquer ; c’est plus concret, cela parle davantage à chacun. Les exemples viennent plus aisément à l’esprit que les explications. Les histoires semblent plus vraies que les explications, puisqu’elles consistent apparemment à décrire des faits plutôt que donner des interprétations « subjectives » et une analyse nécessairement « biaisée », car émanant d’un parti pris. Les histoires sont plus gratifiantes, car nous pouvons nous sentir bien, grâce à quelques paroles simples et plaisantes, qui ne nécessitent pas d’effort particulier de l’esprit. Les histoires donnent plus d’espace à l’imagination que la raison, cette dernière étant beaucoup plus stricte. Les histoires sont plus agréables à l’oreille que les pensées abstraites : même les enfants les apprécient, puisqu’elles ont une dimension esthétique dont manquent souvent les explications et les idées. La philosophie a une image plus aride, elle n’est pas aussi facilement satisfaisante, puisqu’elle implique un travail de compréhension, bien plus que le récit ne l’exige. Mais ces hypothèses de travail ne sont nullement incontestables, elles tentent seulement de fournir quelques généralités à propos des perceptions générales, qui déjà ne sont pas valides pour beaucoup de philosophes, la plupart d’entre eux se nourrissant de ce que le commun des mortels n’apprécie guère. En ce sens le philosophe est d’une certaine manière, aux yeux de l’opinion générale, quelqu’un qui a en quelque sorte abandonné la vie. Il semble ne pas être intéressé par la « réalité » : il lui préfère les idées absconses. Ce qui nous porte à notre prochain point : la qualité ascétique des idées.
L’ASCÉTISME DU CONCEPT
Cette aridité du discours philosophique nous porte directement à une autre facette de l’opposition entre la vie et la philosophie : la dimension ascétique du concept. Le concept est un outil crucial de la pensée, sinon le principal, comme c’est généralement accepté en philosophie, en particulier depuis Hegel. Et ce depuis que le philosophe allemand a proposé cet « outil » comme attestant de la « scientificité » de notre activité mentale. C’est pourquoi il rejette le récit, qui, pour lui, n’est absolument pas philosophique, même lorsqu’on le rencontre chez un philosophe « patenté » tel que Platon, qui se « laisse aller » à raconter des histoires, comme le perçoit Hegel, alors que pour Platon le mythe a toujours un rôle important dans la fondation de la pensée.
Qu’est-ce un concept ? C’est une représentation intellectuelle, généralement un mot, qui capture le thème ou l’idée saillante dans un discours donné ; nous pourrions aussi bien l’appeler « le mot clé » ou « le terme principal ». De façon plus moderne, il peut indiquer une fonction opératoire plutôt qu’un « objet ». Il peut être inclus dans le discours, ou induit par lui. Il peut être considéré comme une catégorie, un nom commun qui renvoie à une multiplicité d’objets. « Pomme » est un concept défini qui se réfère de façon abstraite à une infinité d’objets de formes, tailles et couleurs différentes, mais qui ont néanmoins certains traits en commun leur permettant d’entrer dans la catégorie de « pomme » : le concept à la fois rassemble et définit les objets qui lui correspondent. C’est le résultat d’une double opération. Une abstraction, puisqu’elle retient certaines caractéristiques d’objets et pas d’autres. Par exemple, une pomme ne peut pas être longiligne ou carrée, mais doit être à peu près ronde. De même le critère de « maturité » n’entre pas dans la définition de la pomme, quoique cela nous concerne lorsque nous voulons manger une pomme : une pomme pas encore mûre est déjà une pomme. Et une généralisation, puisque les caractéristiques prises en compte s’appliquent à tous les objets qui appartiennent à la catégorie. C’est un objet mental avec une double dimension, d’une part la compréhension : totalité des caractéristiques constitutives, d’autre part l’extension : totalité des objets auxquels ces caractéristiques peuvent être appliquées. Par conséquent, le concept est court – généralement un mot, parfois deux ou trois, rarement plus – abstrait ou général, puisqu’il ne se rapporte pas à une chose individuelle, concrète et spécifique. Pour montrer le processus et les degrés d’abstraction, Kant fait au demeurant une distinction intéressante entre les concepts empiriques, qui se rapportent à des objets que nous pouvons percevoir, et les concepts dérivés, que nous ne pouvons pas percevoir, puisqu’ils se réfèrent au rapport entre les objets, et les qualifient. « Trou » ou « homme » seraient des concepts empiriques, « égalité » ou « différence » seraient des concepts dérivés.
En fait, ce n’est pas tellement le concept qui nous intéresse ici, mais la dynamique en elle-même de conceptualisation, ou production de concepts. Comme Hegel l’indique dans son schéma réaliste – celui pour lequel les idées sont vraies -, le concept ne doit pas être déterminé simplement par son objet, c’est-à-dire être le concept de quelque chose, où la réalité serait externe à la pensée, mais nous devons plutôt viser un concept qui est l’objet lui-même de la pensée : quelque chose comme concept, où la réalité est engendrée par la pensée. C’est cette activité de conceptualisation qui pose problème à l’homme, ce processus de construction, avec son exigence de cohérence, lorsque l’on doit raisonner, plus que le concept lui-même, qui, comme objet mental virtuel et passif ne représente aucune menace concrète : donner et employer un nom, arbitrairement, représente une activité qui n’implique aucun accomplissement intellectuel particulier.
Qu’est-ce que la conceptualisation ? C’est l’activité d’identifier, de produire, de définir ou d’utiliser des concepts, intégrés dans un processus de pensée globale. Chacun des quatre aspects de la conceptualisation présente une certaine difficulté et constitue les raisons de notre résistance à la conceptualisation. Mais d’une manière générale, le problème avec la conceptualisation est qu’elle agit par une action de réduction : elle réduit, elle rétrécit et de ce fait elle véhicule une connotation sèche et dure. En conceptualisant, nous allons du concret à l’abstrait, du multiple au simple, du réel au virtuel, du perceptible au pensable, des entités inscrites dans le temps, la matière et l’espace, aux entités acosmiques, immatérielles et intemporelles : nous entrons au royaume des idées pures, le royaume du penser de la pensée. Et si le plus souvent l’idée de réduction véhicule une connotation négative, nous devrions rappeler au lecteur qu’en philosophie, elle peut être au contraire une activité positive et utile, comme dans le concept de « réduction phénoménologique », proposé par Husserl. C’est un processus mental où nous sommes invités à mettre entre parenthèses le monde et à suspendre un jugement fondé en subjectivité, afin de saisir la réalité intérieure d’un phénomène, en lui-même, objectivement, comme il apparaît. Bien sûr, nous devons abandonner toute réalité environnante, afin de contempler les objets de notre perception mentale déconnectée de leur contexte. Ce phénomène peut se produire naturellement, par exemple quand nous sommes étonnés, car nous voyons alors uniquement l’objet de notre étonnement, mais le processus de la réduction phénoménologique nous demande en général de recréer artificiellement une telle occurrence, peu courante, une tâche très artificielle et exigeante, qui nous permet de saisir l’essence intérieure d’un objet de la pensée en abandonnant, dans la mesure du possible, notre vue du monde pré-établie, qui biaise subjectivement notre pensée, engluant l’objet pensé dans sa propre matrice. Le procédé de réduction peut aussi se produire en observant les variations apparentes d’un objet donné, afin d’abandonner les caractéristiques contingentes et de conserver seulement le nécessaire, l’essence d’une chose, ainsi révélée.
Identifier un concept, dans notre discours ou celui d’un autre, est difficile parce que nous devons choisir, parmi tous les mots prononcés, lesquels sont au centre du modèle de pensée exprimé par le discours donné. C’est un processus difficile, puisque nous devons éliminer de nombreux mots, en fait la plupart d’entre eux, pour en garder seulement un, ou quelques-uns. Nous perdons la perspective narrative ou l’explication globale en pointant du doigt, avec un simple mot.
La production d’un concept est difficile parce que nous devons utiliser un terme qui dépasse une réalité donnée, qui pourtant est en deçà de cette réalité. Nous devons désigner par un terme unique l’entité qui unifie une pluralité dans une détermination simple. Nous devons diviser une totalité d’objets indéterminés par un processus de dénomination qui implique de créer des catégories déterminées. Ou encore nous devons qualifier l’ensemble d’une réalité globale par un mot spécifique, que l’on peut nommer « qualification », acte qui, pour Platon, touche à l’essence des choses. Mais là, il nous semble souvent que notre propre langue nous échappe, que cette réalité est au-delà de notre capacité de la penser.
De même, la définition d’un concept est difficile parce que nous devons déterminer la réalité que ce terme recouvre. Nous donnerions plus naturellement des exemples, puisque le concret ou le particulier viennent plus facilement à l’esprit que l’abstrait et le général. Définir signifie toucher à l’essence d’une réalité, déterminer et décrire sa nature sans prendre en compte la contingence, c’est un exercice mental des plus exigeants. Une autre manière simple et commune de définir est de produire des synonymes ; même si cela peut s’avérer utile, le problème demeure : ce geste mental n’indique pas comment déterminer la nature de la réalité en question, il ne fournit que des indices. Autre problème, certains concepts d’une nature fortement transcendantale sont en général employés pour déterminer ou qualifier d’autres concepts : ils semblent se référer seulement à eux-mêmes, en tant qu’entités évidentes en soi. C’est le cas par exemple pour « bon », « beau », « vrai », etc. Par conséquent, ils semblent échapper à toute définition, et toute tentative d’en produire une apparaîtra toujours comme réductrice, parcellaire et incertaine.
Utiliser un concept est probablement l’aspect le plus facile de la conceptualisation, car celle-ci peut s’effectuer sous un mode plus intuitif et moins formel. Néanmoins déterminer si un concept a été employé de façon appropriée fait partie de cette utilisation, ce qui en constitue la partie la plus difficile, voire rébarbative ou ingrate, puisque nous devons évaluer notre propre pensée. Pour une telle analyse, nous devons avoir en tête une idée plutôt claire et consciente de la signification d’un concept. Toutefois, l’intuition s’avère aussi assez fiable ; après tout, la langue nous est enseignée sous un mode plutôt « naturel » ou itératif, comme une pratique quotidienne répétitive, plus que comme un processus conscient et analysé. La réticence commune des écoliers pour étudier la grammaire et un certain abandon de son enseignement dans la pédagogie moderne apportent un éclairage à notre propos, concernant la nature « artificielle » de cette activité formelle. Bien que de notre point de vue, « artificielle » ne soit nullement contradictoire avec nécessaire.
Afin de synthétiser ce qui est ascétique et désagréable dans la conceptualisation – et donc contraire à la vie -, voici ses exigences. Devoir choisir et abandonner, alors que nous voulons tout. Convoquer des termes spécifiques ayant une fonction spécifique, car cette rigueur nous semble formelle, compliquée, pointilleuse, or nous préférons ce qui est facile. Traiter des abstractions qui n’ont aucune réalité empirique immédiate, car elles nous apparaissent inutiles et vaines. Analyser notre pensée et en devenir conscient, parce que c’est ascétique et effrayant. On pourrait objecter à notre idée que la conceptualisation est une cessation de la vie en répliquant que ce que nous venons de décrire est simplement un travail intellectuel, que le travail fait partie de la vie, et que si certains n’aiment pas travailler, d’autres y trouvent leur compte. Nous voudrions répondre à cette objection en deux temps. D’abord nous traiterons de l’aspect du travail, puis de l’aspect intellectuel.
LE TRAVAIL
Parmi les cultures et les penseurs, il existe différentes visions du travail. Nous ne voulons pas nous engager dans une vaste étude sur le sujet, mais uniquement fournir quelques exemples sur la façon dont fonctionne l’opposition entre la « vie » et le « travail ». Pour commencer, nous pourrions mentionner le fait que le mot « travail » lui-même, dans certaines langues comme le français ou l’espagnol (trabajo), vient du mot latin tripalium, qui désignait à Rome un instrument de torture, ou un objet pour immobiliser des animaux, alors que les animaux sont définis précisément par leur mobilité. Contrairement à la vie qui est une liberté de mouvement, le travail est lié à la contrainte, et donc à la douleur. Negotium est un autre mot latin qui réfère au travail : il signifie l’absence de repos, de loisirs, l’absence de ce qu’on appelle en français « le temps de vivre » ; le negotium (d’où vient le mot « négoce », est la négation de l’oisiveté, ce privilège de l’élite, ce luxe d’une société qui a les moyens du superflu. Pour cette raison, Aristote recommande de ne pas donner la citoyenneté à l’ouvrier. Dans la même veine, Rousseau critique l’agitation et le tourment inhérents au travail, Pascal prétend que nous utilisons cette activité pour ne pas penser à nous-mêmes, Nietzsche considère que le travail est une police mentale utilisée pour contrôler la conscience afin d’enrayer le développement de la raison, du désir et de l’indépendance. Le concept d’aliénation est une autre accusation contre l’idée du travail, selon Marx et bien d’autres. Le concept de « travail » a aussi ses inconditionnels. Arendt pense que le travail fournit plaisir et bonne santé, Comte affirme qu’il engendre la cohésion sociale, Voltaire écrit qu’il nous protège contre trois fléaux terribles : l’ennui, le vice et le besoin. Nous noterons que la défense du travail ne repose pas simplement sur son utilité pratique, mais également sur le fait qu’il contribue au développement existentiel. Nous mentionnons ici ces auteurs « opposés » à notre thèse pour prouver que, d’aucune manière, nous prenons nos idées pour des absolus de la pensée : elles constituent simplement des hypothèses de travail.
On pourrait aussi critiquer le fait que nous ne distinguons pas les diverses acceptions du terme, que nous confondons les différentes significations du mot « travail » : comme fonction sociale, comme moyen de gagner sa vie, comme activité, etc. Par exemple nous ne distinguons pas l’activité plaisante et libre du penseur de l’activité physique et douloureuse du travailleur manutentionnaire.
Nous plaiderons coupable sur ce compte, car nous ne voulons pas opposer un travail intellectuel « noble » à un travail physique « vulgaire », nous trouvons intéressant de ne pas opposer ces deux conceptions, puisqu’elles s’inversent facilement, surtout aujourd’hui, même si cette opposition peut encore être très vraie dans beaucoup de circonstances. En effet, un intellectuel peut écrire un livre pour des raisons économiques et pour maintenir son statut – par exemple le fameux « publish or perish » des universitaires américains – comme une sorte de nécessité, tandis que le maçon peut construire une maison pour le seul plaisir de construire quelque chose. De la même façon, nous n’entrerons pas dans le débat de la nature de l’homme en tant que « homo faber » (homme fabricant), qui essaie naturellement d’accomplir quelque chose dans sa vie, contre une conception paresseuse de l’homme, ce « pécheur » qui tombe dans l’ignominie de la paresse, cet être qui cherche autant qu’il peut à échapper à sa part de travail pour la bonne raison que le travail est tout bonnement la punition à laquelle nous sommes condamnés à cause du péché originel. Nous voulons uniquement fournir quelques indications pour illustrer notre vision de la résistance existentielle au travail, pour justifier et donner du sens à la thèse de l’incompatibilité entre la vie et le travail, en rappelant que le travail est souvent accompli sous la contrainte de la nécessité – « gagner sa vie », – qu’il est un effort, et que souvent, sinon très souvent, les hommes l’éviteraient si on leur demandait de choisir librement et sans aucune contrainte le déroulement de leur quotidien. Ceci pourrait expliquer pourquoi la philosophie, pratique qui implique un travail assez conséquent, dans l’apprentissage d’une culture, dans l’acquisition de compétences et en se confrontant à soi-même, sans espèce de nécessité immédiate ou de récompense facile – ce n’est pas le moyen le plus évident de gagner sa vie ou de devenir riche – n’a jamais rempli les stades de football. Évidemment, si la philosophie est une simple discussion au sujet de la vie et du bonheur, le genre d’échange plaisant que nous aurions naturellement en prenant une boisson au café du coin, ce serait alors une toute autre affaire. C’est d’ailleurs la direction que prennent quelques philosophes dans le but de rendre la philosophie plus populaire, en produisant un prêt à penser. Mais si la philosophie est un travail, une lutte avec soi-même et autrui, afin de produire des concepts ou exister, elle tendra à être rejetée par la majorité comme un obstacle à la « bonne vie ».
Le travail s’oppose souvent à la vie, car il est une obligation, tandis que la vie est avant tout un désir. Friedrich Schiller, à la fois philosophe, poète et dramaturge, n’appréciait pas le dualisme plutôt kantien entre ce qu’il appelait « instinct sensuel » ou désir, et « instinct formel » ou obligation, une opposition qu’il a voulu résoudre par une troisième entité : « l’instinct de jeu ». Il affirme que lorsque le philosophe repoussera son auditeur par l’aridité de son discours, il pourra le ramener à lui par cet « instinct du jeu » : l’homme aime jouer, avec les idées par exemple. Mais ceci implique que les émotions soient éduquées par la raison, que nous apprenions à échapper au « besoin » de l’immédiat, or nos désirs résistent à un tel effort ; c’est néanmoins possible, sinon, comment les enfants pourraient-ils se développer et grandir ? Pour l’humaniste allemand, dans « l’âme belle », le devoir et l’inclination n’entrent plus en conflit l’un avec l’autre. L’expression de soi-même ne doit pas être liée aux sentiments banals et primitifs, mais peut être reliée aux émotions plus évoluées, en particulier à l’amour de la beauté ou de la vérité. La liberté humaine s’exprime donc comme une capacité d’aller au-delà des instincts animaux. Mais, bien sûr, ceci implique un certain travail, car un tel accomplissement ne jaillit pas naturellement. Si cette émotion peut devenir naturelle, c’est par une nature acquise, une spécificité de l’homme qui s’appelle aussi la culture, une culture qui en ce sens est toujours un travail, comme nous le voyons dans l’origine même du terme « culture », en son sens premier.
LA RAISON
Examinons le problème « intellectuel » de la philosophie. Pour commencer, nous pouvons rappeler au lecteur l’histoire célèbre de Thalès et de la servante, racontée par Platon. Apparemment, Thalès, philosophe et astronome, regardait les étoiles, et ne voyant pas où il mettait ses pieds, il tomba dans un puits. Une servante qui observait la scène se mit à rire bruyamment : comment un tel énergumène, si occupé avec « les sphères éthérées », peut-il ainsi ignorer la réalité toute proche de lui ? La question qui s’impose d’elle-même à l’esprit philosophique, ce qui d’après l’anecdote ne concerne assurément pas la servante, est de savoir si le puits, le trou dans la terre, la présence physique immédiate, est dotée de plus de réalité que les cieux éloignés que Thalès s’appliquait à contempler. Cette histoire capture bien la vision générale du philosophe, la perspective de l’activité philosophique, quoiqu’elle s’articule autour d’une sorte de cliché. Mais après tout, un cliché est un mot qui, à l’origine, désigne la photo prise par un appareil, montrant de manière figée ce qui est visible immédiatement ; malgré son action réductrice, il y a de la réalité dans le cliché. Ainsi le philosophe, en affirmant qu’il y a une réalité autre qu’immédiate et évidente, se concentre sur cette réalité cachée, il est obnubilé par elle, il est hanté par son secret, et ne voit plus ce qui est visible à « l’autre », au « non philosophe ». Ceci nous ramène à Platon et à l’Allégorie de la caverne, où le héros, après avoir d’abord été aveuglé par la « lumière de la vérité », après s’y être habitué et l’avoir vue, est de nouveau aveuglé lors de son retour dans la caverne sombre, et il ne peut plus participer aux jeux du commun, qui pour lui n’ont plus de sens. Son comportement étrange provoquera d’abord le rire chez ses concitoyens, puis une rage qui les mènera à le tuer.
Un autre point de divergence apparaît entre vie et philosophie, lorsque nous pensons à Thalès et à la servante : la question du corps. En effet, il semble que la domestique habite son corps, contrairement au philosophe. Nous pourrions penser à lui – et à de nombreux philosophes – comme un pur esprit monté sur pattes, son corps étant uniquement le moyen de transport de sa tête, comme sur les dessins enfantins, ces hommes sans corps que les maîtresses appellent des têtards. La servante est un être de chair, et Thalès est presque un ectoplasme. Contrairement à elle, il ne s’inquiète pas de ce qui arrive à son corps, c’est pourquoi il tombe. L’immédiateté des sens n’a aucune signification réelle, car chez Thalès, l’activité de ces derniers est totalement distendue, son regard est perché dans le ciel, occupé à contempler les étoiles, tant et si bien que la vision ne se distingue plus réellement de l’activité mentale. Tandis que la domestique semble être dotée de ce qu’on appelle « gros bon sens », de « sens commun », cette rationalité très empirique, si étroitement liée à la perception sensorielle. Elle fait confiance à ses yeux et à son esprit – à sa vision immédiate – pour ce qu’ils lui indiquent, alors que le philosophe doute, dissèque et essaie toujours d’aller au-delà. Elle est vivante, elle existe, lui n’est qu’un esprit. Il incarne la thèse intellectualiste classique : le corps est une prison pour l’âme, une âme qui essaie continuellement d’atteindre l’illimité, l’inconditionnel, mais que le corps humilie constamment, en lui rappelant sa finitude. Ainsi l’âme dédaigne ce morceau ridicule de chair appelé corps. La vie est sale et impure. C’est la raison pour laquelle Lucifer ne peut pas comprendre pourquoi Dieu ne préfère pas les anges magnifiques, créatures de lumière, plutôt que ces humains fangeux et maladroits. Lucifer en tant que « saint patron » des philosophes… Même lorsque le philosophe se soucie du corps, ce dernier n’est jamais qu’un concept. Par ailleurs, l’autre corps souvent ignoré ou dédaigné par le philosophe est le corps social. De même que le corps physique et personnel, le corps social est contraignant, lourd, banal, grossier, malpropre, brut, immédiat, etc. Ce qui est commun est mauvais, l’opinion par exemple, est bon ce qui est « spécial ».
Ce qui est éloigné est beau, la laideur caractérise la proximité. Ce qui est matériel est déterminé, ce qui ressort de la pensée est liberté. Une fois encore, un tel schéma « intellectualisant » ne peut prétendre d’aucune manière établir un prisme absolu, mais cela fonctionne assez bien comme approximation générale, et cette vision est utile pour comprendre notre propre fonctionnement. Il s’agit simplement d’un de ces dualismes classiques qui régissent l’existence de l’homme. Il permet par exemple de comprendre cette tendance intellectualisante tout à fait banale et commune, qui nous incite à ne croire personne d’autre que nous-même, cette méfiance fondamentale contre l’opinion d’autrui, cette suspicion qui habite à différents degrés les esprits dès qu’ils se targuent de penser de manière originale.
Enfin et surtout, l’autre façon dont l’intellect nie la vie est dans son rapport aux sentiments. Prenons-en un, commun, qui souvent est prétexte à ne pas philosopher : l’empathie. C’est une des raisons invoquées régulièrement pour nous empêcher de questionner autrui lorsque nous l’invitons à penser. L’empathie, comme la compassion, l’amour, la pitié et d’autres, est de ces sentiments sociaux qui nous rendent humains, vivables. Mais l’intellect, comme tout fonctionnement mental, en favorisant sa propre activité, tend à ignorer, diminuer, nier, frustrer ou supprimer les autres types d’activités, particulièrement s’ils ne sont pas de même nature. En effet, analyser et conceptualiser, exiger de quelqu’un d’autre qu’il en fasse autant, demander qu’il recherche et expose la vérité, qu’il s’interroge, constitue une injonction troublante et douloureuse, contraire aux sentiments sociaux dont le principe est de faciliter autant que faire se peut la vie pour soi-même et notre prochain, afin de ne pas susciter de situation tendue, inquiétante ou conflictuelle. À ce point, les partisans de « la totalité de l’être », thèse qui incarne une autre forme de toute-puissance ancrée dans la tendance « new age », ou bien des personnes adeptes d’un certain psychologisme, affirmeront que l’intellect et les sentiments sont tout à fait complémentaires et se combinent très bien. Mais à partir de notre propre expérience, nous en concluons qu’il s’agit uniquement d’une stratégie de protection de soi, d’une certaine « misologie », une peur de penser, une crainte de la rencontre intellectuelle. Il nous semble que ces « humanistes » qui prétendent protéger autrui de l’âpreté de la pensée tendent à projeter leurs propres craintes et préventions sur les personnes – adultes ou enfants – auxquels ils ont affaire, exprimant plus que toute autre chose un manque de confiance envers leur propre identité intellectuelle. Ils manifestent une appréhension du « tragique » et de là, une méfiance envers l’identité intellectuelle de tout un chacun, phénomène tout à fait commun, très humain. Les sentiments semblent à nouveau constituer un principe fondamental de la vie, une manière commune de se comporter, et la philosophie prend l’aspect d’une activité forcée et artificielle, dotée d’une connotation exigeante, dure et brutale. On oublie que la philosophie, comme tout art martial, ne peut pas empêcher de trébucher, de tomber ou de se meurtrir. C’est probablement ainsi qu’elle nous enseigne à nous développer, en nous incitant à nous engager dans un corps à corps avec la réalité.
Ces spécificités de l’intellect peuvent être regroupées dans un concept existentiel qui nous est cher : l’authenticité. Or, malgré sa connotation existentielle, l’authenticité est une forme de mort. Être authentique signifie radicaliser notre position, oser l’articuler, l’accomplir sans regarder constamment par-dessus notre épaule, aller jusqu’au bout sans tressaillir, se risquer sans frémir au débordement et à l’excès : l’authenticité n’a pas besoin de se justifier. Cette apparente absence de doute offre une bonne raison à autrui de la qualifier de hautaine et d’arrogante. Cette singularisation extrême est une des raisons principales expliquant l’ostracisme qui se manifeste contre les philosophes, phénomène dont ces derniers abusent facilement pour glorifier leur position et leur être. Les cyniques sont un exemple intéressant de ce cas de figure : ils osent exprimer ce qu’ils pensent, ils osent penser ce qu’ils pensent, sans aucune considération pour les coutumes, principes, morales et opinions établis. Ils montrent de l’irrévérence pour tout ce qui est considéré comme sacré par leur entourage et leurs concitoyens, ce qui les mène naturellement à la confrontation ou à l’isolement. Ils apparaissent comme rigides et dogmatiques, alors que théoriquement, pour survivre, on doit plutôt être flexible et s’adapter aux circonstances, aux événements et au milieu. On peut donc les accuser de basculer dans un comportement pathologique, suicidaire, au moins sur le plan symbolique. Or, s’ils sont accusés de hacher menu leurs interlocuteurs, on ne doit pas ignorer qu’ils agissent pareillement avec eux-mêmes. Déjà à cause de l’état de guerre perpétuel dans lequel ils sont de fait engagés, bien que cette « guerre » ne soit pas leur véritable finalité : cette situation conflictuelle découle simplement de leur incapacité à feindre et à jouer les jeux sociaux. De même, parce que leur propre personne est mise au second plan en faveur de quelque chose de plus important, un certain concept transcendant, que ce soit la vérité, la nature ou autre chose, concept pour lequel ils sont disposés à tout sacrifier, y compris leur propre personne. Une des raisons pour lesquelles ces personnages restent incompris et étranges, est que bien souvent ils ne prononcent pas le concept même qui les anime, car, pour le cynique, les mots sont en deçà de toute vérité : ils ne sont que mensonges et illusions. Ils apparaissent donc comme des hors-la-loi, des infidèles, des personnages incongrus et intransigeants qui n’acceptent ni les demi-mesures ni les compromis, tout en offrant le spectacle d’une radicalité absurde, suspecte, voire malodorante. Il est vrai que lorsque nous observons les thèmes habituels de conversation, ce que l’on nomme le quotidien, nous nous rendons compte que la plupart des échanges se composent de trois ingrédients principaux : la causette à propos du temps ou les commérages, un discours d’autoglorification et d’autojustification, et diverses stratégies pour obtenir quelque chose de quelqu’un. L’authenticité du philosophe est dans une rupture totale avec cet arrangement conventionnel : la petite conversation est ennuyeuse, théoriquement il n’y a nul besoin de se glorifier ou de se justifier, et a priori le dialogue ne devrait traiter que de préoccupations fondamentales. Sinon, il vaut mieux garder le silence et faire taire l’interlocuteur, position violente s’il en est une.
L’Allégorie de la caverne capture bien deux attitudes fréquentes et distinctes que l’homme populaire de la rue adopte envers le philosophe : le rire et la colère. Le rire parce que celui-ci agit d’une manière étrange, comme chez la servante de Thalès, et la colère provoquée par le soupçon – ou la certitude – qu’il sait quelque chose que les autres ne savent pas. On pourrait aussi parler d’envie, de jalousie. Cette description renvoie au philosophe défini en tant qu’une autre personne, mais qu’en est-il du philosophe à l’intérieur de soi-même ? Quel rapport entretenons-nous avec lui ? Examinons comment ce philosophe intérieur, ce démon comme Socrate l’appelle, nous empêche de vivre. Nous pouvons répondre à cette question indirectement en argumentant qu’en général, au cours du processus éducatif, les parents n’encouragent guère le type de préoccupation que nous nommerions philosophique : ils nourrissent peu, voire pas du tout, une telle vision du monde chez leur progéniture. Il est une raison simple à cette prévention : un enfant doté de ce type de comportement sera perçu comme affligé d’une sorte de handicap : il serait maladroit, distrait, sans esprit pratique, gênant, ennuyeux, etc. En d’autres termes, il ne semblerait pas se préparer à la lutte qu’est la vie, vision commune de l’existence, même lorsque cela ne s’avoue pas ouvertement. On doit s’adapter, on doit être pratique, on doit hurler avec les loups, nous vivons dans une culture de résultats. Surtout aujourd’hui, à une époque où la concurrence économique fait rage, où l’on entreprend des études avant tout parce que cette activité nous procurera un métier digne de ce nom, c’est-à-dire rentable. S’engager dans des préoccupations philosophiques ne semble donc pas fournir la préparation la plus adéquate à la vie. Il semble que c’est au mieux un luxe, au pire une menace. Nous observons ceci fréquemment dans notre travail avec les enfants, à travers diverses objections contre la pratique philosophique, dont la principale est qu’apprendre à penser prend du temps et qu’il y a des sujets plus pressants à traiter. Pour rester dans la même veine, nous pouvons ajouter une seconde objection, tout aussi importante : la crainte que l’enfant soit déstabilisé ou troublé par ce genre d’exercice. Sa vie d’enfant serait inhibée par la pratique de la pensée, ce qui pourrait seulement provoquer de l’angoisse, du doute et ébranler son être. Certains adultes considèrent que la vie est déjà assez dure, sans devoir, de surcroît, penser aux choses terribles : « Laissez donc l’enfant être un enfant », s’écrient-ils… Et l’adulte aussi, sans doute par la même occasion… Ainsi, en plus des difficultés réelles dans l’acte de penser, comme nous l’avons déjà examiné, se trouve la suspicion que certains types de pensée susceptibles de surgir seraient menaçants ou destructeurs. Ce qui est très probablement vrai. Une piste qui nous emmène vers la prochaine contradiction entre la vie et la philosophie : la question de la problématisation.
PENSER L’IMPENSABLE
Une des compétences importantes de la philosophie est la capacité à problématiser. Au travers des questions et des objections, on est censé examiner de façon critique des idées ou des thèses données, afin d’échapper au piège de l’évidence. Cette « évidence » est constituée par un ensemble de connaissances et de croyances que les philosophes appellent des « opinions » : des idées qui ne sont pas raisonnées, qui sont établies simplement par habitude, rumeur ou tradition. Ainsi, en s’engageant dans le processus philosophique, on doit examiner les limites et la fausseté de toute opinion donnée et envisager d’autres chemins de pensée, ce qui, à première vue ou à la pensée commune, semble bizarre, absurde ou même dangereux. On doit suspendre son jugement, comme Descartes nous invite à le faire, et ne pas se fier à des émotions et à des convictions habituelles. Voire même, par sa « Méthode », il nous demande de subir un certain processus mental qui, pour lui, garantit d’obtenir une sorte de connaissance plus fiable, qu’il appelle aussi « évidence », en opposition à une opinion « établie », qu’elle soit vulgaire ou savante. Afin d’être fiable, cette « évidence » doit pouvoir supporter le doute, il faut pour cela prévenir la précipitation et le préjugé, et la pensée doit prendre des formes claires et distinctes. Avec la méthode dialectique, que ce soit chez Platon, Hegel ou autre, le travail de la critique ou de la négativité va plus loin, puisqu’il est nécessaire de pouvoir penser le contraire d’une proposition afin de la comprendre et l’évaluer : pour penser une idée il est nécessaire d’aller au-delà de cette idée, et toute possibilité d’« évidence » tend naturellement à disparaître. Mais pour mettre en œuvre de telles procédures cognitives, nous devons être dans un certain état mental, adopter une attitude spécifique, composée de distanciation et de perspective critique. Ce procédé est très exigeant, il rencontre de nombreux obstacles. La sincérité est un des obstacles courants à cette attitude, ainsi que la bonne conscience et la subjectivité qui doivent abandonner leur emprise tenace sur l’esprit. Plus radicalement, les principes moraux, les postulats cognitifs et les besoins psychologiques qui nous guident dans la vie doivent être mis entre parenthèses, être soumis à une critique âpre, et même être rejetés, ce qui ne se produit pas naturellement puisque cela génère de la douleur et de l’angoisse, travail qui exige une grande capacité de se distancier avec soi-même. Se dédoubler – ainsi qu’Hegel le suggère – comme condition au penser vrai, comme condition de la conscience. Et afin d’accomplir un tel changement d’attitude, on doit en fait « mourir à soi », « lâcher prise », on doit abandonner ne serait-ce que momentanément ce qui nous est le plus cher, sur le plan des idées et sur le plan des émotions les plus profondes. « Biologiquement, je ne peux pas le faire! » me répondit une fois un professeur espagnol, quand je lui demandais de problématiser sa position sur un certain sujet. Visiblement, elle avait plutôt bien perçu le problème, sans pour autant prendre vraiment conscience des conséquences intellectuelles de sa résistance ou de son refus. Notre vie, notre être, semblent fondés sur certains principes établis que nous considérons non négociables. Alors, si la pensée implique de problématiser, si le travail de négativité représente une condition indispensable à une réflexion digne de ce nom, il s’agit donc de mourir afin de penser. En observant la façon dont les personnes impliquées dans une discussion s’échauffent lorsqu’on les contredit, comment elles ont recours à des positions et des stratégies extrêmes afin de défendre leurs idées, y compris la plus flagrante mauvaise foi, on peut en conclure en effet, qu’abandonner ses propres idées représente bien une sorte de « petite mort ».
On peut se demander pourquoi nous refusons de manière rigide d’abandonner « notre » idée même pour un instant, pourquoi nous résistons tant à un exercice de problématisation, aussi court soit-il, comme nous le rencontrons régulièrement lorsque nous formulons une telle demande. C’est certainement le cas pour les adultes, cela semble moins poser un problème aux enfants, car ces derniers sont nettement moins conscients des implications et des conséquences d’envisager une quelconque contre-proposition, même au travers d’un artifice comme celui du simple exercice. Un indice que nous possédons sur ce sujet nous est fourni par Heidegger, qui déclare que : « Le langage est la maison de l’être ». Pour lui, parler est faire apparaître quelque chose en son être même, nous pourrions donc extrapoler que la parole engendre l’existence. Pour l’homme, être de langage par excellence, ce constat est plutôt évident, bien que cette perspective soit souvent rejetée, comme le montre par exemple l’objection commune : « Ce sont seulement des mots ». Sans histoires, sans mythes, sans récits, sans dialogues, que serions-nous ? Certainement pas des êtres humains ! Tout ce que nous énonçons à propos de nous-mêmes, que ce soit sous forme de récit – mythos – ou sous forme d’idées et d’explications – logos – nous est indispensable et précieux. Pour montrer l’importance de la parole, nous avons seulement à observer combien nous nous sentons menacés lorsque notre discours est ignoré ou contredit ; nous prétendons tout à coup être très préoccupés par la vérité ! En fait, notre vrai souci se porte sur notre propre image, sur cette personne que nous avons laborieusement et soigneusement construite, une individualité désireuse de maîtriser sa propre définition, un être singulier animés de grandes ambitions, car il prétend sans l’avouer détenir la connaissance, l’expérience, la raison, bref un individu de valeur…
Notre image est une idole à laquelle nous sommes disposés à tout sacrifier ; aucun don n’est trop grand pour elle. Ainsi, lorsque la philosophie ou un philosophe spécifique nous invite à examiner la facticité, l’absurdité ou la vanité de nos propres pensées, notre être entier réagit violemment, instinctivement, sans même avoir à y penser, comme pure réaction de survie. Le conatus spinozien, notre désir de persévérer dans l’existence, dépasse notre soif pour la vérité ; notre désir d’être spécifique – l’existence – est prêt à nier toute forme d’altérité qui lui semblerait représenter une quelconque menace, y compris la raison elle-même. La personne, cet individu construit empiriquement, se sent menacée dans son existence même, par l’être transcendant, sans visage et sans identité. C’est l’opposition que pose Carl Jung entre la « persona », cet être d’apparence, plutôt fonctionnel, et « l’anima », l’individu au sens profond du terme, transcendantal, capable de distanciation et de critique face à l’être empirique. Problématiser nos plus pensées les plus intimes, nos principes fondamentaux, abandonner temporairement ou examiner librement les postulats que nous avons souvent énoncés, que nous défendons âprement, parfois durant de nombreuses années, devient une position intolérable. Nos idées sont nous-mêmes, nous sommes nos idées. Un tel modus vivendi ne devrait-il pas être perçu comme une forme d’obstination pathologique ? Cependant, admettons-le, comment pourrions-nous nous situer dans la société et agir en son sein si nous n’éprouvions pas un tel attachement ? Comment pourrions-nous nous investir dans un projet de vie, si nous ne nous soumettions pas à quelques principes fondamentaux ? Comment existerions-nous, sans quelques idéaux normatifs guidant notre vie, bien que nous soyons loin de les réaliser ? Si l’homme est un être de pensée, il est un être d’idées, donc de rigidité et de préjugés. Car bien que les idées soient des outils pour la pensée, trop souvent le moyen est pris pour la fin, et de ce fait l’idée devient un obstacle à la pensée. Problématiser signifie tenter de rétablir la primauté de la pensée sur les idées, une tâche qu’il n’est pas facile à accomplir, puisque l’individu empirique éprouve des difficultés à céder à l’être transcendant. Abandonner des idées spécifiques, nos idées spécifiques, est une forme de mort : penser est donc comparable à mourir.
QUE FAIRE ?
Dans certaines cultures, le philosophe bénéficie d’un vrai statut : il est admiré, pour sa connaissance, pour sa sagesse, pour sa profondeur, parce qu’il semble avoir accès à une réalité refusée au commun des mortels. Dans d’autres ambiances culturelles, au contraire, il est perçu comme un être inutile, suspect, maladroit ou même pervers. Pour en revenir à Thalès et à la servante, certaines sociétés accordent une place plus prépondérante à la perspective céleste, d’autres accordent leur crédit à une vision plus terre à terre. Le second cas se manifeste sous différentes formes. Première possibilité : la philosophie reste relativement absente de la matrice culturelle, elle est réduite au strict minimum en terme d’importance dans la psyché collective. Deuxième possibilité : la philosophie est perçue comme un ennemi, puisqu’elle mine les postulats et les principes guidant cette société, en introduisant le doute et la pensée critique. Troisième possibilité : la philosophie s’adapte à la matrice culturelle, s’ancre elle-même dans la préoccupation matérielle, afin d’inhiber l’élan de la pensée dans son évasion vers une réalité plus éthérée, Ces trois aspects peuvent facilement être combinés, la culture anglo-américaine étant un bon exemple de cet ancrage. Que ce soit aux Etats-Unis ou en Angleterre, la philosophie représente une composante culturelle plutôt faible. Elle est souvent considérée comme une menace contre les postulats politiques, économiques et religieux établis. La tradition philosophique spécifique de ces pays tend à se cantonner à la réalité empirique et matérielle, comme nous l’observons historiquement dans les courants tels que l’empirisme, l’utilitarisme et le pragmatisme.
Ce troisième aspect, la forme spécifique du philosopher, n’est donc pas accidentelle : il s’agit d’un problème d’axiologie. Quelles sont les valeurs d’une société donnée? Quelle est la hiérarchie des valeurs autour desquelles cette société est organisée? Souvenons-nous de la célèbre peinture de Raphaël : l’école d’Athènes, qui montre Platon tendant le doigt vers le ciel et Aristote montrant la terre, tandis que divers philosophes semblent intéressés par différents problèmes. L’histoire de la philosophie n’est rien moins qu’une série d’affirmations et de réfutations, accompagnées de quelques considérations épistémologiques sur les méthodes et les procédures employées pour établir ces différents points. Par conséquent, la critique de la philosophie ou son rejet opère encore dans le cadre de la philosophie, car il s’agit toujours d’une critique ou d’un rejet d’une forme spécifique et particulière de la philosophie, critique ou rejet qui prend aussi une forme philosophique particulière. La philosophie produit sa propre critique et œuvre sur sa propre critique. C’est la raison pour laquelle la philosophie peut se réclamer comme la forme même de l’antiphilosophie ; que cette antiphilosophie soit de nature religieuse, scientifique, psychologique, politique, traditionnelle, littéraire, ou autre, elle reste philosophique. Nous sommes donc obligés de postuler, aussi subjectivement soit-il, que l’homme ne peut guère échapper à la philosophie, pas plus qu’il ne peut échapper à la foi ou à l’art. Les seuls paramètres qui changent sont les valeurs adoptées, les méthodes employées, les attitudes entretenues et le degré de conscience. L’humain crée sa propre réalité, et cette production de réalité a un contenu philosophique. Les accomplissements de l’homme peuvent changer de signification, son désir de déterminer la réalité peut se modifier, son rapport à la réalité peut varier, l’importance relative donnée à la « signification » peut s’opposer à l’importance donnée aux observations « factuelles », mais quoi que nous fassions, nous ne pouvons pas échapper à l’acte de signifier, parce que l’homme est un animal raisonnable et il ne peut pas échapper à la raison, une raison qui est productrice de sens, expression de sens. Ceci signifie que naturellement l’homme interprète, juge, évalue, décide subjectivement quel degré de réalité et quelle nature il accorde à la réalité, il fixe la norme pour ce qu’est la vérité. Nous pouvons aussi déclarer que la réalité et la vérité ne sont rien que des concepts, de simples constructions humaines ou des inventions. Même lorsque l’homme décrète que la réalité lui échappe totalement, parce qu’elle est matériellement déterminée, objectivement définie ou donnée par Dieu, il prend un engagement, il s’engage dans un ensemble défini de valeurs.
En d’autres termes, la servante est un interlocuteur aussi valable – en un sens, elle est également philosophe – que Thalès, quoiqu’elle ressemble beaucoup à notre voisin de palier. Ce qui nous ramène de nouveau à la question de la philosophie « vulgaire » et de la philosophie « élitiste ». La philosophie est une tentative « d’écart », de faire un pas au-delà, mais ces transformations spatiales sont dépourvues de sens sans « l’en deçà », car le « là-bas » n’est rien sans le « ici et maintenant ». Le personnage de Thalès prend tout son sens dans son rapport à sa servante, il a besoin d’elle : assez étrangement elle est son « alter ego » : elle est un autre « moi » ! Sans dialogue et tension entre ces deux positions, Thalès perd son intérêt, la fille devient inintéressante. Rapprochons cette tension de l’Allégorie de la caverne. Pourquoi dans ce mythe de Platon, le philosophe revient-il à l’intérieur après son évasion réussie? Il revient pour mourir ! Il ne peut pas rester dehors, à contempler la pure lumière, bien qu’il se soit écrié en un premier temps qu’il préférerait être l’esclave d’un pauvre laboureur en ce monde lumineux plutôt que de revenir dans les ténèbres. Mais Platon ne peut pas empêcher le retour, il ne peut pas ne pas proposer de ramener cet homme dans la caverne, comme si la fatalité l’obligeait à ce « dialogue » forcé, à cette confrontation, à cette mort. Il n’est pas de philosophie sans « agon », affirme Nietzsche. L’agon étant dans la tragédie grecque le moment de la confrontation, du drame, de la tension. Cet instant est, de façon ambiguë et paradoxale, destructif et constructif. La pensée est un dialogue avec soi-même, écrit Platon, et il ne peut pas y avoir de dialogue s’il n’y a pas distance et opposition : sans écart, sans intervalle, il n’y a pas de confrontation.
Notre thèse est qu’en affirmant qu’il y a des choses plus importantes ou plus pressantes à faire que la philosophie, nous sommes déjà dans la discussion philosophique. Même en oubliant que la philosophie existe, nous sommes déjà dans le domaine philosophique. Le rôle du philosophe, comme celui de l’artiste, est de faire remarquer, de montrer, de pointer du doigt. Foucault écrivit que si le scientifique rend visible l’invisible, le philosophe rend visible le visible. Une fois que quelqu’un a vu, il peut accepter d’avoir vu, il peut nier avoir vu, il peut oublier avoir vu, mais quoi qu’il dise ou fasse, ses yeux ne sont plus les mêmes, le monde n’est plus le même : on ne peut plus prétendre « retourner » à une quelconque virginité. La philosophie fait feu de tout bois. Dans le dialogue, le philosophe « gagne » toujours, uniquement parce qu’il s’engage dans le dialogue avec autrui. Il ne gagne pas à la manière du rhétoricien : ne confondons pas la philosophie et l’éristique, car dans cette dernière il s’agit de l’emporter dans un débat, de persuader et même de convaincre. Dans le dialogue, le philosophe « gagne » de deux façons : en obtenant de l’autre qu’il voie quelque chose et en voyant lui-même ce que l’autre voit. C’est pourquoi le dialogue est si crucial pour la philosophie. C’est pourquoi Socrate a si résolument et implacablement poursuivi ses semblables dans les rues d’Athènes et n’a pas envisagé d’intérêt plus fondamental pour la vie que d’examiner l’esprit de ses semblables en fouillant leur âme. C’est en ce lieu unique, l’âme d’autrui, qu’il trouvait la vérité. Comment est-ce possible ? Etait-il entouré exclusivement de prophètes et de sages ? Visiblement pas, si nous lisons les dialogues, où Socrate paraît en général beaucoup plus « intelligent » que ses interlocuteurs. Notre proposition est que Socrate a trouvé la vérité dans ces personnes parce qu’elles lui ont donné la possibilité d’abandonner sa propre pensée, en pénétrant la leur, ils lui ont permis de mourir à lui-même. En s’aventurant dans ces âmes étrangères et étranges, il pouvait se confronter à lui-même, en une sorte d’ascèse : tout comme le lutteur ou le soldat a besoin d’un adversaire pour se défier lui-même, pour se dépasser, pour devenir lui-même, pour mourir à soi.
Si nous examinons l’histoire de la philosophie, nous avons une autre lecture de cette affaire. À son origine, la philosophie recouvrait la connaissance de tout ce qui nous concernait, elle traitait tous les champs du savoir « abstrait »: sciences de la nature, religion, mathématique, sagesse, éthique et même la technique. On trouvait là une connotation importante de toute-puissance, à la fois en terme de théorie et de savoir pratique. Souvenons-nous de Hippias le sophiste annonçant à Socrate que tout ce qu’il portait sur lui, il l’avait fabriqué lui-même. Ou Calliclès, qui explique que par son art de la rhétorique, le fort pourra toujours supplanter le faible, ou encore Gorgias, qui prétend pouvoir convaincre n’importe qui de n’importe quoi. Assez naturellement, il n’y a pas de limites aux prétentions intellectuelles : « l’hybris » règne, la démesure caractérise le porteur de parole. La vérité n’a pas toujours un véritable statut, pas plus que la raison, ni autre principe régulateur et limitatif ; seule la loi de la jungle – ou du besoin – y trouve son compte. La réalité unique du discours est le sujet et son désir. Évidemment, l’érudit critiquera de telles paroles, argumentant que la philosophie est née du rejet de telles conceptions, qu’elle est la recherche du vrai et du bien, il nous accusera de confondre délibérément le philosophe et le sophiste. Nous répondrons en premier lieu que la sophistique est une école spécifique de la philosophie, où Socrate fit ses armes, et que le mode de fonctionnement des sophistes mis en scène par Platon ressemble assez à nos intellectuels modernes, en moins sophistiqués. Par exemple, les attitudes relativistes et amoralistes – ou immoralistes – proclamées par ce courant de pensée en font les précurseurs de nombreuses voies contemporaines de la pensée. La prétention à la toute-puissance des sophistes, qui prit plus tard d’autres formes, est demeurée une caractéristique typique du philosophe, caractérisée par un ego surdimensionné, ce qu’en son temps Socrate essayait d’affronter par le dialogue, au moyen de la raison. En dénonçant ces sophistes comme n’étant pas des philosophes, de notre point de vue, Platon avait raison sur le fond, mais il se trompait sur le plan formel. Il le savait dans doute, car il a reconnu la proximité de ces deux « espèces », comme l’indique sa fameuse analogie du dialogue sur les sophistes, où il déclare que le philosophe se compare au sophiste comme le chien au loup, ou le loup au chien.
Au cours de l’Histoire, la philosophie a « perdu » de nombreux champs du savoir, tant dans les sciences de la nature – physique, astronomie, biologie, etc. – que dans les sciences de l’esprit – psychologie, sociologie, politologie, linguistique, grammaire, logique, etc. Notons que dès qu’un champ particulier a voulu exprimer son savoir de manière plus certaine, il a abandonné la philosophie et s’est établi comme ce qu’on appelle maintenant une science, un savoir constitué, doté d’une évidence objective « irréfutable », fondée sur des faits et des nombres, et si possible utilisant l’observation et l’expérimentation. La philosophie pourra uniquement se réclamer de ce que Kant nomme le mode « problématique » : ce qui relève de l’ordre du possible, et non du nécessaire. Néanmoins les philosophes, comme leurs ancêtres les sophistes, ne veulent pas abandonner les certitudes. Ces fameuses certitudes qui leur restent et qu’ils ne se lassent pas d’exprimer, sont de trois sortes : celles qui relève de la vision du monde, avec leur contenu politique, social, spirituel ou autre, celles de la connaissance historique, plus académiques, à propos des idées, des écoles et des auteurs, et celles portant sur la façon de penser, c’est-à-dire la méthode et l’épistémologie. Même le post-modernisme, avec son rejet de toute universalité ou de toute transcendance, est simplement parvenu à créer un « nouveau » type de certitude : la figure toute puissante de la subjectivité, à nouveau très proche de celle du sophiste.
À travers tout ceci, essayons de justifier comment et pourquoi le principe de l’« agon » est consubstantiel à l’activité philosophique, comme on le voit dans le concept dérivé de l’« agonie », cette mort à soi-même, lente et sans fin. Même si beaucoup de « moments » de l’histoire philosophique ont prétendu fournir une espèce de réponse définitive au sempiternel débat sur l’homme et le monde, ou sur la méthode, surgit toujours une « nouvelle » objection, prête « à tuer » cette thèse « définitive ». Hegel a forgé le concept de « moment » pour rendre compte du processus de pensée contradictoire qui nous habite, dans la chronologie historique autant que personnelle, en essayant de nous montrer comment chaque « moment », en suivant et réfutant le moment précédent, est une étape indispensable pour accéder à un certain « absolu », idéal régulateur qu’il avait pu lui-même évidemment discerner. On peut d’ailleurs s’étonner de sa détermination de l’absolu, lui qui avait critiqué Schelling sous l’accusation de : « s’inviter trop vite à la table du divin », mais cette tentative fait sans doute partie intégrante de la démarche, l’extension de la pensée à l’infini en est un élément moteur. Il en va de même pour la critique lancée par Marx à Hegel et ses disciples, contre cette dialectique hyper idéaliste : elle est une réaction tout simplement légitime et nécessaire. L’autre réaction opposée à une vision si absolutiste fut celle du pragmatisme américain. Et si ces deux écoles de pensée ont considérablement influencé le futur de l’humanité, intellectuellement, culturellement, politiquement, etc. ce dernier est encore aujourd’hui dominant. Mais si nous souhaitons retenir un critère commun aux deux avatars inversés de la philosophie « traditionnelle », nous choisirons leur soutien de la raison « commune », une raison qui appartient à un processus immanent et non à une puissance transcendante. Une fois encore, le philosophe devait mourir : il ne peut pas se réclamer d’une puissance « tombée du ciel » ou provenant du « Saint-Esprit», il doit répondre à une certaine capacité qui appartient à chacun, comme Descartes l’a énoncé en écrivant que « la raison est la chose du monde la mieux partagée ». Cet anti-élitisme est probablement, lorsqu’il y est confronté, l’une des expériences les plus humiliantes et inhumaines pour le philosophe. Et, pour la même raison, probablement, l’une des expériences philosophiques les plus fondamentales. Désapprendre, comme l’a nommée Socrate. Philosopher avec un marteau, selon Nietzsche. Cela pourrait s’appeler : « Le triomphe de la servante ».
ÊTRE PERSONNE
Ulysse est un vrai héros pour Socrate, sans doute son préféré, thèse qu’il défend dans le dialogue de Platon Hippias Mineur. La raison principale de son apologie est que le nom d’Ulysse est « Personne », « Je suis Personne », comme il le dit lui-même au cyclope Polyphème. Personnage complexe et polymorphe, comme nous le voyons dans son Odyssée, il est toujours à la fois quelque part et nulle part, il fait affaire avec les hommes et avec les dieux, qui combattent au-dessus de lui, il est ingénieux mais à la merci de forces puissantes, c’est à la fois un chef et un homme seul, il désire toujours ardemment être ce qu’il n’est pas, il est fugace, même pour lui-même, sa vie est constamment sur le fil du rasoir. Il semble être la version méditerranéenne de la vision taoïste de l’existence, que nous pouvons résumer de la façon suivante : celui qui se préoccupe surtout de sa vie et se trouve trop attaché à elle, non seulement ne vit pas, parce que ce souci mine sa joie de vivre, mais aussi parce que cette préoccupation inhibera et corrompra sa vitalité, la vraie source de la vie. Cette idée que la vie – cortège sans fin de petites préoccupations, tensions et rigidités au sujet des « petites choses » – est un obstacle à la vitalité, offre l’équivalent existentiel à l’affirmation selon laquelle les idées sont un obstacle à la pensée. La vitalité ne s’enchaîne pas à la vie ; la pensée ne s’attache pas aux idées. Nous trouvons un autre écho à ce principe dans la figure du Christ : fils de l’homme, fils de personne et de chacun, né pour mourir, n’ayant pas même une pierre pour poser sa tête, comme il l’annonce à l’homme qui souhaite le suivre.
Ainsi l’essence de la philosophie est dynamique, tragique et paradoxale. Que ce soit dans la tonalité occidentale passionnée ou dans la version orientale détachée, le défi relevé par l’homme à travers sa vie et la philosophie, doit être de savoir lâcher prise sans pour autant abandonner. Mais la vie telle que nous la connaissons nourrit une certaine aversion au lâcher prise, elle promeut une posture crispée pour laquelle la seule alternative est de tout abandonner. Ainsi la vie se résume souvent à une série de cycles maniaco-dépressifs chroniques, qui finit heureusement ou malheureusement avec la mort, l’état maniaque ou dépressif ultime, selon les humeurs et les circonstances.
L’expérience philosophique fondamentale est une expérience d’altérité, l’expérience d’un « au-delà », qui peut être vécu seulement du point de vue d’un « en deçà ». Le fossé, l’abîme, la fracture de l’être, la tension entre le fini et l’infini, entre la réalité et le désir, entre l’affirmation et la négation, entre la volonté et l’acceptation, sont autant de formes de cette même expérience. Même le beau, cette perception de l’unité radicale ou de l’harmonie, s’inscrit dans la douleur du sublime. On pourrait résumer le philosopher par l’éternelle interaction entre la singularité, la totalité et la transcendance. Et l’on peut tout autant décrire ce qui conduit l’homme à penser et à explorer que montrer comment il tente d’obscurcir et de nier ce qu’il recherche. Assez étrangement, l’histoire de la philosophie se compose d’une superposition de visions et de systèmes où les philosophes du moment prétendent accomplir, expliquer ou rejeter les thèses de leurs prédécesseurs. Tous les textes de la tradition philosophique européenne sont de simples annotations au texte de Platon, d’après le philosophe anglais Whitehead. Et si nous analysons l’œuvre de Platon, elle capture déjà le paradoxe de la philosophie. Le but initial du travail de ce philosophe est de témoigner de l’histoire d’un homme qui a interrogé plus qu’il n’a énoncé, un homme qui n’aurait apparemment jamais écrit une ligne. Or Platon affirme sans vergogne, il fonde une théorie et une méthodologie sur le travail de cet homme, ou inspirées par lui, et il a beaucoup écrit. Vient immédiatement après un autre disciple de cette tradition : Aristote, qui, à notre avis, mettra en place l’ossature de la future philosophie occidentale, sorte d’encyclopédie raisonnée de la connaissance, incluant l’ensemble du savoir : sciences naturelles, sciences politiques, psychologie, éthique, etc. Quelque chose de solide et de fiable, redoublement de la trahison… Mais comme Socrate, nous pensons que la philosophie ne se lit pas ou ne s’écrit pas, car une telle activité se réalise avec de simples objets – des livres – tandis que la philosophie a pour but principal d’aborder l’âme humaine, de traiter l’âme et non de traiter de l’âme. Alors pourquoi écrivez-vous des livres, si vous êtes contre les livres, nous a judicieusement objecté quelqu’un par le passé ? Que répondre ? Mais comment pouvez-vous désapprendre si vous n’avez pas appris ? Comment pouvez-vous brûler des livres, si vous ne les avez pas écrits ? Comment pouvez-vous mourir si vous n’avez pas vécu ? Et avec l’inversion dialectique si commune à la philosophie, demandons ensuite : Comment pouvez-vous apprendre si vous n’avez pas désappris ? Comment pouvez-vous écrire des livres si vous ne les avez pas brûlés ? Comment pouvez-vous vivre si vous n’êtes pas mort ?
Le seul problème avec les philosophes, comme avec tous les êtres humains, c’est qu’ils confondent ou inversent les moyens et les fins. La raison en est très simple : le moyen est plus proche de nous que la fin. Être un professeur, avoir la connaissance, écrire des livres, avoir un titre, avoir des idées, être célèbre ou important, être brillant, être respecté, être reconnu, autant de conséquences possibles au philosopher, autant de motivations du philosopher, mais aussi autant d’obstacles au philosopher. Parce que les philosophes, comme tous les hommes, veulent exister, comme philosophes. C’est probablement ce qui motive Socrate à citer Euripide dans sa discussion avec Gorgias le sophiste, quand il dit : « Qui sait si vivre n’est pas mourir, et si de l’autre côté mourir n’est pas vivre ? ».
Que philosopher est mourir au monde, est une idée plutôt commune. Que philosopher est mourir à soi-même, est déjà plus rare et étrange. Mais si, en outre, nous déclarons que la philosophie implique la mort de la philosophie, nous tombons bien dans l’absurde, où peu de personnes voudront nous accompagner. Mais nous pensons que c’est là que se trouve la philosophie, là où elle meurt. C’est probablement la meilleure définition que nous pourrions donner à la philosophie comme pratique, bien que cela ne veuille pas dire grand-chose.
Certains philosophes critiquent le concept de pratique philosophique et ont raison lorsqu’ils affirment que la philosophie n’est de toute façon rien d’autre qu’une pratique. Quoique multiples et contradictoires puissent être les formes de cette pratique. Mais la vérité de cette critique est que les philosophes académiques rejettent la pratique philosophique parce qu’elle défie l’individu et interroge la personne, avec si peu de respect pour elle.
Mais laissons ceci au stade de conclusion momentanée, en proposant l’idée que l’essence de la pratique philosophique est de s’inviter à penser ce qui n’est pas pensé, de penser ce qui se refuse à la pensée, quoi que nous pensions. Idéal régulateur invivable, et donc philosophique.
Le dénouement de la pensée
Le dénouement de la pensée
« Philosopher c’est d’abord lutter contre la fascination qu’exercent sur nous certaines formes d’expression. »
« La philosophie dénoue des nœuds dans notre pensée ».
Ludwig Wittgenstein
« Le concept de chien n’aboie pas »
“Toute idée qui en nous est absolue, autrement dit adéquate et parfaite, est vraie”
« Toute affirmation est une négation »
Baruch Spinoza
I/ Le concept, condition ou obstacle
Il est fascinant de voir comment certains termes exercent sur nous une fascination. Que ce soit de manière positive, par attraction, ou négative, par répulsion, certains mots ou expressions semblent produire sur nous de grands effets, ou cristalliser un phénomène psychique intense. On peut généralement les repérer grâce à leur répétition, que ce soit une récurrence dans le discours personnel, ou social, celui d’un groupe élargi, par exemple un peuple, ou celui d’un groupe restreint, professionnel, politique, culturel, familial ou autre. Ils opèrent alors comme une sorte de code, mot-clef, mot de passe, grâce auquel on reconnaît « l’un des nôtres ». Mais ces mots contiennent aussi une valeur magique, ou religieuse : ils invoquent, ils exorcisent, ils attirent les bons esprits et chassent les démons ; ils détiennent une puissance. On s’en aperçoit lorsque l’on voit la charge émotionnelle que mettent derrière ces mots ceux qui les prononcent, quand bien même ils semblent les articuler avec la plus grande rationalité. Des termes comme « amour », « réussite », « richesse », « liberté », « bonheur », « croyance » semblent ainsi dotés d’un grand pouvoir d’attraction. D’une manière inversement identique, certains mots plutôt effraient : ils sont trop forts, « ce mot me gêne » diront certains esprits délicats. La réalité qu’ils recouvrent est trop crue, trop embarrassante, notre « pudeur » préfèrerait les écarter, ils portent malheur dira-t-on même. Ainsi en va-t-il des mots liés à la mort, au corps, à la sexualité, à l’argent, mais aussi des mots étrangement tabous pour notre modernité, par exemple « jugement », « dualité », « rationalité » ou « interprétation », qui se trouvent par d’étranges coups du sort bannis soudain des échanges entre gens « bien pensants » parce qu’ils représentent le mal, sorte de « menace » pour l’identité collective ou personnelle. Le concept de mauvais œil a longue vie, et connaît bien des avatars. Néanmoins, ce qui peut être attirant pour les uns semble repoussant pour les autres. Mais la force est la même, à tel point que certains d’entre eux semblent tout autant constituer une véritable malédiction qu’une excellente raison d’être sans laquelle la vie n’a plus aucun sens ni aucun intérêt.
Quoi qu’il en soit, si l’on en croit Wittgenstein, dans un sens ou dans l’autre, il s’agit de se débarrasser de l’influence néfaste des mots, qui nouent la pensée et la rigidifient. On comprend alors la violente dénonciation de Deleuze, qui dans son Abécédaire, à la lettre W, accuse le philosophe viennois d’être « une catastrophe philosophique », d’avoir « foutu un système de terreur » : « ils cassent tout… C’est des assassins de la philosophie. » Car pour Deleuze, « la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts », quand bien même il ne voudrait pas que l’on en reste là. Et il reste relativement indéniable que la pensée s’élabore autour des concepts, qui en constituent l’armature, ou la pierre angulaire. Bien qu’en même temps, la position critique, si chère à la philosophie tende pourtant, dans un mouvement dialectique ou antinomique, à simultanément produire et à détruire les concepts, en entraînant dans ce processus contradictoire les propositions qui génèrent les concepts, les entourent et leur font prendre sens.
On retrouve différentes manières ou styles par lesquels cette opération critique s’articule ; critique au double sens de l’importance et de la négativité. Ce peut être la vision d’Héraclite, selon laquelle la lutte des opposés constitue la réalité ou la substance de l’être. Le questionnement socratique, qui refuse les évidences de toute nature et les questionne sans relâche, jusque parfois atteindre l’insupportable pour ses interlocuteurs. La méthode cartésienne, qui refuse tout argument d’autorité en distillant le doute et en cherchant une manière infaillible d’établir des certitudes. Le principe de conjecture, qui selon Nicolas de Cues, est la seule manière de concevoir un énoncé, aussi fondé soit-il. Les antinomies de Kant, qui établissent que tout énoncé se fonde sur des conditions de possibilité déterminées, et donc opposables.
Quand bien même on s’aperçoit que cette dimension critique est intrinsèque au philosopher, on doit tout de même accorder un statut spécial, en son côté systématique, à la dialectique selon Hegel. Pour ce philosophe, il est moment crucial de la pensée, qu’il appelle travail de « négativité », nécessaire au processus dialectique. Une fois une thèse énoncée, il s’agit d’en cerner les limites, les failles, les imperfections, afin que la pensée ne s’y cantonne pas et progresse plus avant. Il ne s’agit pas nécessairement de détruire la thèse en question, mais de la transformer, ou de relativiser son contenu, pour élever le niveau de la pensée. Ce dépassement dialectique permet une synthèse plus complète, plus universelle.
En même temps, il ne s’agit pas ici pour nous de soutenir une sorte de « méta philosophie » accomplie, comme son auteur l’aurait souhaité, ou prétendu, Hegel rencontrera d’ailleurs sur ce plan diverses objections. Nietzsche en critiqua le côté laborieux et académique, pesant, alors que lui-même prône une philosophie de légèreté, dansante. De même, il utilise le concept hégélien de « mauvaise conscience » pour le retourner contre son auteur : il soupçonne le travail de négativité de trouver sa source dans une dimension pathologique de l’esprit humain, d’être une philosophie morbide et nihiliste, force de réaction plutôt que philosophie de vie. La dialectique serait l’idéologie du ressentiment, liée à la philosophie idéaliste : cette dernière prônant des « arrières mondes » servant d’alibi à un refus du réel. Néanmoins, tout en prônant une philosophie de l’affirmation, Nietzsche prône la pratique de la transvaluation, qui consiste à renverser la valeur des valeurs, car dans ce renversement il entrevoit l’abolition du nihilisme, la promesse d’une vie nouvelle et l’avènement du surhomme. Schelling, farouche ennemi de Hegel, dénonça le désir de toute puissance et la prétention d’absolu qui animait ce dernier.
II/ Le coup de force du concept
Mais revenons au concept en lui-même. Nous trouvons chez Spinoza une autre manière de voir le problème. Une idée adéquate, ou vraie, doit tout d’abord se déterminer dans un rapport à elle-même et non à un objet extérieur. En cela elle doit être claire, distincte et déterminée, c’est-à-dire excluante. Ce faisant, elle sera unique, puisqu’il ne pourra y avoir qu’une seule idée vraie pour une réalité donnée. Autre conséquence, elle sera douée de fécondité, elle pourra engendrer et s’enchaîner avec d’autres idées adéquates : elle pourra par exemple être rapportée adéquatement à ses implications et ses effets. Une idée vraie est donc une idée claire et distincte, nous dit-il. Et bien entendu, les idées les plus vraies sont les plus simples, car ne dépassant pas la limite du concept auxquelles elles appartiennent, elles ne peuvent pas être fausses. L’idée est une synthèse intellectuelle qui s’énonce à travers une définition. Sa fécondité repose sur les conséquences implicites et impliquées, contenues dans la proposition initiale, ce qui permet en conséquence de poser un certain nombre de jugements et de lois générales, par un enchaînement de vérités rationnelles.
Mais le mot n’est pas la chose, tient à rappeler Spinoza. Le concept de chien n’aboie pas, le concept de feu ne brûle pas, on peut même dire que le concept de chien ou de feu n’existe pas. Le concept est une abstraction. En partant d’une réalité physique, on retire – abstrait – toute la réalité matérielle et particulière pour ne plus retenir que certaines caractéristiques générales considérées essentielles à définir l’objet de pensée en question. Cette généralisation peut légitimement être taxée d’opération réductrice, dans la mesure où s’effectue une dissolution de la matérialité et de la singularité, voire de l’expérience de la chose en question. Mais en revanche, elle permet efficacement de penser sans s’encombrer de détails secondaires et de communiquer avec autrui de la manière la plus simple, en évitant les énoncés complexes : je peux dire « automobile» au lieu de « véhicule muni de roues et destiné au transport possédant un moteur de propulsion ». On peut aussi éviter les listes à rallonges : je peux dire « les êtres humains », au lieu de dire « Pierre, Paul, Marie, etc. ».
Le concept est puissant : il est doté d’une rigueur froide et économique. À travers de l’opération de l’acte d’abstraction, il choisit, tranche et dissèque. Il prend l’option radicale du rationnel, c’est-à-dire de la disjonction : d’une part dans la séparation des objets de pensée entre eux, mais aussi dans la distinction entre le sujet et l’objet, ce que l’on peut nommer le paradigme cartésien, copieusement décrié aujourd’hui. Par ce biais, l’homme se tient à distance du monde, bien que le concept, à travers son opérativité lui permette d’agir sur ce monde. Certes, on peut accuser l’homme de construire et d’inventer un monde abstrait et irréel au travers du langage, un monde auquel il finit par croire, un monde dans lequel il s’accorde une autonomie et une puissance à la fois réelle et fantasmatique, où se mêlent puissance et imagination.
Conceptualiser, c’est opérer un coup de force. C’est décider plus ou moins arbitrairement de déterminer l’ordre du monde, d’arracher au réel des bribes qui nous semblent en saisir l’essence, de rassembler et collectionner d’innombrables multiplicités sous des formes uniques, à commencer par la totalité de l’univers lui-même, prétendument capturé sous la réalité de ce simple nom qui nous semble une vérité indubitable : « univers ». Et pourquoi pas, dans la mesure où nous restons conscients que ces coups de force restent au niveau de conjectures, quand bien même ils nous permettent de mener à bien diverses opérations psychologiques ou pratiques. Car il ne faut pas oublier, comme nous le voyons avec les concepts physiques par exemple, que ces émanations de l’esprit humain lui permettent tout de même de remodeler le monde qui l’entoure, d’agir sur lui, faisant de notre espèce la seule qui peut à ce point imprimer sa marque sur son environnement, au point de le dénaturer ou même de le détruire de façon quasi indélébile. Maître et possesseur de la nature, nous dit Descartes, conséquence logique du pouvoir attribué au concept, ce modèle scientifique de la pensée. Certes, comme toute opération particulière, mue par une volonté spécifique, l’acte de conceptualisation, incluant ce qu’il entraîne, implique un certain réductionnisme, puisqu’il s’agit de faire des choix. Et comme tout choix, il s’agit en même temps de s’y donner pleinement, de s’y abandonner, et pourtant de rester capable d’en voir les limites, c’est-à-dire d’être à la fois dedans et dehors : il faut à la fois juger et suspendre son jugement.
Cette double perspective présente une difficulté à la fois cognitive et psychologique. Perspective cognitive, car il s’agit de penser à travers deux perspectives parallèles, l’une réduite et engagée, l’autre élargie et relativisante. Perspective psychologique, car le mode émotionnel de l’une et l’autre dimensions sont loin de coïncider : le jugement, la décision, tout comme l’action, implique une certitude, une forme ou une autre d’immédiateté, tandis que la suspension de ce jugement implique de différer, de prendre du champ, de se distancier sans se soucier de contraintes ou de conséquences.
III/ Le concept comme pratique
Conceptualiser, c’est travailler sur les mots, en les cernant au plus près. Il est différentes manières de concevoir le travail de conceptualisation. Il s’agit d’inventer des termes, soit en accordant à des mots existant un sens nouveau, soit en fabriquant des néologismes, en général afin de répondre à un problème, ou encore afin d’identifier un objet, un être ou un phénomène. Il s’agit aussi de définir les termes, activité si chère aux professeurs de philosophie qui en font souvent le préalable indispensable au travail philosophique, de manière quasi sacralisée. De toute façon, on peut considérer qu’il existe plusieurs manières de définir : énoncer une définition, fournir des synonymes, donner des exemples, ou simplement montrer en pointant du doigt, chacun de ces « subterfuges » possédant ses avantages et inconvénients. Conceptualiser, c’est aussi identifier les mots-clés, ceux qui structurent un discours ou une idée, ceux qui touchent à l’essentiel de la thèse soutenue, dans la mesure où ils sont explicitement prononcés. Ou alors il s’agit d’aller chercher ces mots-clés, de les convoquer dans la mesure où ils n’ont pas encore été prononcés, conceptualisation qui permet de clarifier le sens du discours ou de l’idée. Il s’agit encore d’utiliser les concepts évoqués, de les mettre en œuvre au sein d’une proposition, de produire une mise en scène qui les clarifie et leur donne sens à travers l’établissement d’un contexte.
Mais arrêtons-nous un instant sur la position de Wittgenstein, qui critique l’idée de définition, en préférant à cette dernière le principe de ce qu’il nomme établir « un air de famille », c’est-à-dire de travailler les termes à travers des utilisations multiples qui seules peuvent rendre compte du concept en question de manière adéquate. Position que nous pourrions nommer anti-essentialiste, contrairement à la définition qui chercherait à cerner l’essence des choses. D’après Wittgenstein, les définitions renvoient de toute façon sans cesse à d’autres définitions – puis qu’il faut expliquer les mots qui expliquent – en une sorte de régression à l’infini qui n’ajoute rien à la compréhension, et qui de surcroît laisserait croire à une illusoire « essence » des mots, alors les mots trouvent leur sens uniquement dans le processus langagier, à travers une utilisation, polysémique et mouvante. Il en va de même pour la définition ostensive, qui sert à rendre le sens d’un terme en montrant l’objet qui lui correspond, car trop de mots échappent à cette désignation empirique. De surcroît, en utilisant le mot plutôt qu’en le définissant, on rend visible et compréhensible le lien entre le langage et le quotidien de l’homme : un mot est nécessairement engagé dans un processus, dans un contexte, de quelque nature que soit ce processus ou ce contexte. C’est ce que Wittgenstein nomme les « jeux de langage ».
Les « jeux de langage » sont les formes spécifiques d’entraînement à la parole par lesquelles un enfant commence à utiliser les mots. Il s’agit par exemple : d’apprendre à « donner des ordres et obéir, poser des questions et y répondre ; décrire un événement ; inventer une histoire ; raconter une blague ; décrire une expérience immédiate ; faire des conjectures sur des événements du monde physique ; faire des hypothèses et des théories scientifiques ; saluer quelqu’un …» À travers cette pratique, l’enfant apprend à reconnaître les « airs de famille », il affine sa compréhension ainsi que sa maîtrise des mots et des expressions. Ces jeux de langage peuvent soit être naturels, ou fabriqués en guise d’expérience, afin d’élaborer et d’évaluer des idées. Cette pratique trouve son origine dans le principe « d’expérience de pensée », telle que Galilée l’avait énoncé comme méthode de recherche scientifique. Il ne s’agit pas d’affirmer une quelconque vérité, mais d’émettre une hypothèse de travail face à un problème quelconque, puis de trouver et formuler une quelconque objection, et de mettre à l’épreuve l’hypothèse, pour en évaluer le résultat. Schéma scientifique qui ressemble à s’y méprendre à la dialectique philosophique. La seule différence serait de se demander s’il s’agit uniquement de sanctionner l’hypothèse, ou bien de l’enrichir. L’objection participe-t-elle de l’élaboration, comme dans le processus dialectique, ou n’est-elle qu’une mise à l’épreuve, une vérification ?
Dans le sens restrictif d’une expérience « artificielle », les jeux de langage mettent en scène l’usage déterminé d’un ou plusieurs mots. Ils serviront de modèles, car ils initieront le lecteur à la « méthode » du « jeu de langage », en lui faisant découvrir les enjeux du langage. Car durant ces exercices se révèle le fonctionnement de la langue qui est celui de la pensée. À travers tout cela, il s’agit aussi de clarifier ce que nous disons, ce dont nous parlons, et en clarifiant les problèmes, montrer comment nous nous enfermons dans notre propre discours, afin de ne plus s’empêtrer dans ces impasses inextricables dont nous faisons notre enfer personnel. En ce sens, il s’agit d’une thérapie du langage, ou d’une thérapie par le langage, en devenant conscient de nos propres rigidités et confusions.
La comparaison au jeu, qui reste pour Wittgenstein le paradigme par excellence du langage, nous engage dans une vision performative du langage, où il s’agit de s’exercer, et non de théoriser et de justifier. Les actions auxquelles il nous invite sont comme des « coups » au jeu, qui n’ont de sens qu’à l’intérieur du jeu, sans chercher à leur attribuer une quelconque valeur ontologique, anthropologique ou autre absolu. On évalue ces « coups » par rapport à un contexte, par rapport à une situation concrète, par rapport à un problème spécifique donné. Et c’est dans ce cadre déterminé que les mots prennent leur véritable sens, conjoncturel et conjecturel. Nous apprenons à parler comme nous apprenons un sport, à travers des gestes spécifiques et l’art de les poser.
IV/ La vérité comme clarté
De ce point de vue, l’ennemi, c’est la théorie, les schémas établis, les concepts prédéterminés et figés. « Quoi que l’on me dise qui soit théorie, je dirai : non, non, cela ne m’intéresse pas. Même si la théorie était vraie, elle ne m’intéresserait pas, elle ne serait jamais ce après quoi je cherche. » C’est le « quoi » qui intéresse Wittgenstein, et non le « pourquoi ». « Je ne fais jamais qu’attirer l’attention de l’autre sur ce qu’il fait véritablement et je m’abstiens de toute affirmation ». Il s’agit de décrire, et pour cela de savoir observer, plutôt que d’expliquer, de justifier, de chercher des causes, comme il est coutumier, en particulier dans le monde intellectuel. « …Cela ne peut jamais être notre tâche de réduire quoi que ce soit à quoi que ce soit, ou d’expliquer quoi que ce soit. La philosophie est réellement purement descriptive. » Et il prend à ce sujet une option très radicale : « Je veux dire ici que l’explication est dévastatrice en philosophie, comme dans une approche thérapeutique, dans la mesure où elle crée de nouveaux problèmes en plus des problèmes qu’elle entend résoudre. »
Comme chez Spinoza, comme nous l’avons vu, dans un contexte différent, il s’agit donc de clarifier. S’il y a une vérité, c’est dans la production d’une perception claire qu’elle s’articule et offre sa véracité. La différence se trouve entre le rationalisme de l’un et l’empirisme de l’autre. Car pour Spinoza, la raison doit œuvrer pour clarifier une idée ou un concept, et en découvrir l’essence, alors que chez Wittgenstein, il s’agit d’apprendre à voir, et de reconnaître les similarités, sans plus ni moins. Choquante position pour ceux qui recherchent la profondeur philosophique ! Car pour le philosophe autrichien, tout est là, devant nous : ce que nous avons sous les yeux est le plus difficile à voir et pourtant le plus porteur de sens, le plus réel, en faisant fi du mythe de l’intériorité, du « au fond ». Il s’agit de bien poser le problème, non pas pour le résoudre, mais pour le faire disparaître, forme plus réelle de résolution du problème. Ce n’est pas le vrai et le faux qui nous intéressent, mais l’intelligible et le confus. Car nous projetons si bien la confusion de notre langage et de notre pensée sur le monde, un monde que nous qualifions alors de complexe.
C’est en ce sens que le concept métaphorique de nœud trouve son intérêt. Désormais, il s’agit de rétablir la fluidité de la pensée, car le nœud, en nouant, resserre et empêche la respiration naturelle des choses : le nœud étrangle. Il entremêle ce qui devrait être démêlé, et l’on ne s’y retrouve plus, comme un fil à pêche dont on ne reconnaît ni le début ni la fin. Le nœud accroche, il ne se déroule pas de manière fluide. Malheureusement, le nœud aussi décore, ou bien on croit qu’il décore, tout comme le ruban noué est censé embellir le cadeau et le rendre plus attirant encore. C’est ainsi que le « nœud » de la pensée est souvent produit, offert et entretenu, car il semble accorder une certaine esthétique à notre existence ou à notre pensée, qui sans cela serait trop lisse et sans accroc. C’est ainsi que l’on adore se fabriquer des problèmes, pour mieux les raconter, pour mieux se les raconter, pour mieux avoir l’impression ainsi d’être spécial et de surexister. Le nœud devient d’ailleurs le point crucial de toute l’affaire, là vers quoi tout tend, en particulier l’incompréhension et le mystère, l’impossibilité et la douleur, autant de raisons d’empêcher la dissolution du nœud : il est devenu « inquiétude » et « raison de vivre ». Le nœud est aussi un croisement : on a l’impression d’être moins seul. Bien que si l’on y regarde de plus près on s’aperçoive qu’il s’agit de la répétition obsessive d’une même chose qui se replie sur elle-même et s’entrecroise elle-même. Impression de plein qui n’est que confusion. Le nœud de la question, c’est le cœur, le noyau, la partie la plus résistante et la plus insoluble de la question. Le nœud de l’intrigue, c’est la partie la plus compliquée, la plus irréductible, la plus dramatique de l’intrigue. Le nœud, c’est le point névralgique, le lieu de croisement, là où diverses choses s’entremêlent, qui n’ont d’ailleurs peut-être ou sans doute rien à voir ensemble mais qui se retrouvent soudain artificiellement et indissociablement liées. Quel art magnifique que celui de produire la confusion ! Le nœud, c’est là où le tronc s’épaissit et se durcit, là où il résiste à la scie ou à la hache : c’est la dimension de notre existence qui semble la plus résistance à toute dissolution, c’est donc là que semble résider notre raison d’être. Comment ne pas y tenir ! Le nœud, c’est le gonflement, la saillie, la partie visible, certains nomment cela notre personnalité, notre caractère, ce qui est visible et donc nous fait être, aux yeux d’autrui et aux nôtres. Le nœud, c’est l’amas de cellules ayant une fonction bien définie, un agenda spécifique, qui les distingue du reste de l’organisme, et ce nœud peut modifier le développement de tout l’organisme qui l’héberge, voire en devenir le centre névralgique. Il en va de même pour ces nœuds de l’esprit, fonctionnement spécifique ou obsession particulière autour duquel semble se constituer ou se déformer la totalité de notre pensée et de notre être. Le nœud, c’est l’articulation, ce autour de quoi tout gravite, ce qui devient le centre de gravité de notre existence, ce qui est le plus grave et le plus sérieux, pour la bonne raison que nous lui accordons gravité et sérieux, quand bien même ce nœud alourdit et embarrasse notre existence. Le nœud, c’est l’attachement, le lien, l’enchaînement, le lieu intense et compact qui empêche tout lâcher prise, tout abandon, toute distance. Le nœud est une sensation d’étranglement, une émotion qui asphyxie, un étouffement de l’être. Voilà pourquoi dénouer constitue une perspective redoutable à laquelle nous tentons coûte que coûte de résister.
V/ Dénouer ou trancher
Le nœud fait l’objet d’un mythe célèbre qui remonte à l’Antiquité grecque. Selon la légende, le timon du char du roi Midas était lié par le fameux « nœud gordien », dont la prophétie annonçait que quiconque parviendrait à le dénouer deviendrait le maître de l’Asie. C’est à Alexandre le Grand que revint cet exploit. Ne pouvant trouver une extrémité pour défaire ce nœud – impatient sans doute car ayant fort à faire pour conquérir le monde -, il le trancha d’un simple coup d’épée. Les héros sont justement ceux qui osent penser et osent agir, sans accepter les données du problème telles qu’elles sont présentées. Parce qu’ils ne respectent pas l’énoncé, parce que le problème n’est d’une certaine manière pas pour eux un problème, ils peuvent émerger du contexte et remettre en perspective et repenser le problème pour en clarifier les enjeux. Alexandre refusa de respecter le nœud et le trancha, sans autre forme de procès, démontrant ainsi sa puissance, et donc sa légitimité à devenir maître de l’Asie.
Défaire le nœud, c’est refuser les apparences et les démonter : dénouer, c’est déconstruire. C’est à la fois un problème esthétique, pratique, psychologique, métaphysique, moral et existentiel. Le nœud touche à la totalité de l’être, il en constitue la substance arbitraire. Le nœud est à la fois l’être et l’apparence, il est doté d’une nature polymorphe. Nature esthétique du nœud, car il s’agit de l’image que l’on produit des choses, la combinaison qui nous rend attrayant à nous-même et aux autres : la réalité devient acceptable en reformulant, en mélangeant, en combinant jusqu’à ce que le bouquet flatte le palais. Mais c’est en ignorant un principe crucial : on ne joue pas impunément avec la réalité du monde, cette dernière nous rattrape toujours, fidèle et cruelle. Nature pratique du nœud, parce que le nœud, en nous fabriquant une identité, nous adapte au monde, à ses codes, à ses fourches caudines, à ses critères de réussite et de faillite. Mais c’est au coût d’une aliénation, d’une corruption, d’une incessante comédie. Nature psychologique du nœud, parce qu’on finit par croire à ce nœud, bien qu’il nous pèse, en nous chargeant d’un ressentiment garanti. Nature métaphysique du nœud, car nous lui accordons une valeur ontologique certaine, nous en dérivons l’essence de notre être et celle de la réalité du monde, nous condamnant ainsi à nous clouer nous-même à des certitudes fondatrices et inamovibles. Nature morale du nœud, car si nous choyons ce nœud afin de mieux nous sentir, c’est au prix d’une culpabilité, celle du mensonge et de la mauvaise conscience. Nature existentielle du nœud, car c’est ainsi que nous prétendons construire une identité, élaborer un projet, en risquant à tout instant d’en découvrir la facticité, par soi-même ou par le regard d’autrui, ce qui nous rend la vie impossible. En fin de compte, l’imbroglio du nœud constitue cette trame confuse qui guide nos préoccupations et nos actes au quotidien.
Le nœud fait tenir, le chignon ou les souliers. Parfois il sert plutôt d’ornement, parfois il est plutôt pratique, parfois les deux. Soit il ne tient que lui-même, il n’est que sa propre finalité, parfois il tient quelque chose, ou même tout un ensemble : dans ces cas repose sur lui un singulier échafaudage, impressionnant de déséquilibre et de précarité. Lorsqu’il a une fonction esthétique, le nœud sert à ne pas montrer, en montrant quelque chose de bien visible, l’arbre immense qui cache la forêt. Le nœud décore : il n’est rien pour le cadeau, il ne fait pas partie de l’offrande, pourtant sans lui le cadeau n’est plus un cadeau, mais un simple objet que l’on donne, un objet de nature quasi utilitaire. Un cadeau qui n’est pas rendu attirant n’est plus un cadeau. Bizarrement, quand bien même le nœud n’est pas le cadeau, le nœud est pourtant le cadeau, dans l’empire des apparences, des signes et des symboles où nous évoluons.
Pour fonctionner, pour tenir, le nœud doit être serré. De ce fait, il est difficile à défaire. Plus il tient, plus il est serré, plus il est difficile et douloureux de le défaire. Sauf pour ces personnes douées qui savent fabriquer des nœuds que l’on peut défaire d’un simple geste des doigts ; ceux-là sont des artistes, de véritables comédiens : ils ont aussi leur propre tragédie, leur propre épée de Damoclès, puisqu’ils nouent sans nouer. Pour les autres, les nœuds doivent être surveillés en permanence : parfois ils se resserrent à l’utilisation, parfois ils se relâchent au cours du temps. Lorsqu’ils se resserrent, il devient très difficile de les dénouer. Les ongles s’y épuisent, les dents aussi parfois, alors on abandonne, on laisse, ou alors on tranche ce nœud trop dense et épais. Les nœuds ont leur propre vie, leur propre nature et leur propre susceptibilité. Pour les défaire, il faut parfois les prendre avec délicatesse, parfois tirer d’un coup sec. Trancher n’est pas toujours approprié, lorsque le nœud est vital, comme on croit souvent qu’il l’est. Il faut alors ne rien vouloir, ne rien attendre, et être patient : il s’agit de jouer tranquillement avec le nœud, comme si de rien n’était, le temps qu’il s’assouplisse et desserre son étreinte sur lui-même. Les nœuds rendent leur détenteur fébrile, ils instaurent une dépendance, une frustration : il nous donne envie de les arracher, mais nous ne pouvons pas, ou ne voulons pas : les conséquences en sont trop pénibles.
Comme dans les drames, il semble que les nœuds attendent toujours leur dénouement, même lorsque ces derniers n’arrivent jamais, ou tardent singulièrement. Que cache ce nœud, quelque chose, ou rien ? Est-il utile, décore-t-il, ou est-il pure facticité : il est là parce qu’il est là. Nous nus accrochons aux nœuds de notre âme, comme s’il s’agissait de notre âme elle-même. Sac de nœuds, dira-t-on parfois. L’âme alors n’est plus que nœud, plus que nœuds : un ensemble de nœuds bien soudés n’est plus qu’un seul nœud ; on ne distingue plus le contenant et le contenu. Il n’y a plus que nœud et nœuds, plus de nœud ni de nœuds : on ne distingue plus le singulier et le pluriel, comme si le nœud n’était plus qu’une matière, brute, inchoative et indistincte. La matière nouée.
VI/ Le nœud et le lien
Cessons de filer la métaphore, pour autant qu’elle soit métaphore, et revenons de plain-pied dans le nœud psychique. On pourrait croire qu’il n’y a rien à chercher derrière le nœud qui nous est présenté. Mais on s’aperçoit qu’un nœud en entraîne un autre. Nous savons que nos nœuds, aussi serrés soit-il, aussi resserrés soient-ils, sont toujours fragiles, qu’ils ne sont là que pour compenser la fragilité de l’être, pour protéger sa susceptibilité. L’être est toujours menacé de néant, autour de l’être rode le non-être, qui le fascine et l’attire, tout en le repoussant. Tout est contenu dans le nœud : les éléments constitutifs de la pensée, les concepts, les prédicats, les liens conceptuels, les axiologies : tout est là, l’être est là, mais de manière confuse, chaotique, indistincte et compacte : il ressemble à s’y méprendre au non-être. Nul interstice de respiration n’est autorisé, il n’y a plus de place pour l’altérité, pour la respiration, pour le rythme. Dans l’absolu, il suffirait de réagencer, de remanier, de réorganiser. Un nouveau sens émergerait alors, ou faut-il dire tout simplement, le sens émergerait alors : apparaîtrait un contexte, des possibilités, de l’universalité, de la béance, de la distinction et du lien.
Paradoxe étrange, le nœud n’autorise pas le lien : il est trop raide, trop possessif, trop tendu pour que se tisse quoi que soit de clair. Ni trame, ni chaîne, ni points, aucun des éléments nécessaires au tissage n’est autorisé : c’est le règne du chaos protecteur. Il s’agirait alors, pour la pensée, pour la conscience, de clarifier, de formuler, d’utiliser, de jouer, afin de reconnaître, afin d’articuler. Ce sont les jeux de langage, selon Wittgenstein. On pourrait tout aussi bien dire, c’est la dialectique selon Hegel, c’est la pensée claire selon Descartes, Spinoza ou Leibniz. Car c’est dans la conscience que le monde nous apparaît, comme le pense Kant, et cette conscience a besoin de défaire les nœuds pour s’y retrouver. Il s’agit de tisser, nous dit Platon, pour qui cet art antique est la métaphore par excellence de la pensée.
Ainsi en dénouant les paroles, par les questions comme Socrate, par les jeux de langages comme Wittgenstein, par la décomposition comme Descartes, les problèmes disparaîtraient : ils se dissoudraient où imposeraient une solution qui irait de soi. Des liens seraient établis, ou rétablis, qui ramèneraient les problèmes à leur juste mesure : à celle d’un non-problème. Mais pour cela, faut-il encore accepter les données nouvelles qui surgissent, les rapports étranges qui émergent, les changements de paradigme qui s’imposent, les élargissements ou les restrictions qui nous dérangent. Cela peut aussi s’appeler le principe de vie, de raison, ou de nécessité. Tout devient visible, redevient négociable : la syntaxe, la grammaire, la morphologie, la logique sont convoquées et mises en jeu. Bien entendu, les opinions, les émotions, les postulats et tout autre forme de certitude sont remis sur la table. Dans ce travail archéologique, ou travail anagogique, on reprend le fil, or démonte l’architecture, pour reconstruire la pensée et abandonner les déchets. Mais pour laisser place au sens, il ne faut pas avoir peur de l’absurdité.
On peut à ce propos inclure dans ce développement la manière dont Montaigne aborde le problème du nœud. Pour cet auteur, il faut savoir dénouer les fausses raisons, se réclamer des preuves et des raisons qui ne peuvent être dénouées, et savoir trancher en mettant fin aux inextricables et vaines discussions. Sa démarche consiste à montrer les nœuds primaires, les brins et extrémités élémentaires de l’expérience, en coupant court aux vaines et verbeuses ratiocinations. Sa démarche consiste à « chercher le nœud du débat », « le nœud de la cause », en dénouant ce qui est dépourvu de sens. Il y aurait donc des vrais nœuds, qui nouent légitimement, et de faux nœuds, qui méritent d’être dénoués. Il accorde ainsi un statut ontologique au nœud, qui selon leur légitimité relèveraient de l’être ou du non-être.
Dans ce que nous venons de voir, nous devons en conclure que la philosophie fait œuvre thérapeutique. Un terme que nous trouverons explicitement au moins chez Platon et chez Wittgenstein, implicitement chez les autres auteurs cités. Ensorcellement, confusion, aveuglement, dogmatisme, émotivité, passivité, sont autant de pathologies dénoncées par les philosophes, ces praticiens de l’âme, de l’esprit, ou du corps pensant. Plus que de la sagesse ou de la connaissance, c’est de la maladie dont il est alors question. Et face à ces maladies universelles et communes, ou cette unique maladie polymorphe, – « humaine, trop humaine », dirait Nietzsche, c’est bien de la raison dont on parle, cette raison qui semble être la clef, quand bien même cette faculté s’articule sous des formes différentes ou prend des noms différents, pour des raisons historiques, pour des raisons de connotations, si chère aux philosophes, qui tiennent toujours à se démarquer du voisin. Pathologie de singularisation, qui semble être la pathologie philosophique par excellence, le désir d’être spécial, d’être original, voire d’être inouï ou incompréhensible. Ce désir est très présent, très prégnant chez ces « êtres pensants », quand bien même on trouvera la critique d’un tel désir chez certains. Car ces grands esprits semblent toujours trouver au sein de la poursuite effrénée d’une particularisation leur sens et leur essence, même lorsqu’ils se gaussent du sens, de l’essence et de la particularité. Nœud philosophique, pourrait-on dire en guise de conclusion.
Apologie de la métaphysique
Apologie de la métaphysique
La métaphysique, écrivait Voltaire, est une chose bien vide. Et cette vue reste fort commune. Elle connaît en tout cas un franc succès à notre époque. Pour quelques-uns la métaphysique n’est que songe creux, pure spéculation, gratuite et dépourvue d’une quelconque substantialité, presque de la pseudo-religion. Pour d’autres, elle est une intervention prétentieuse et factice du raisonnement humain dans le domaine du sacré. Dans tous les cas, sa réalité est mise en doute, soit face à une matérialité qui reste comme le critère unique et l’aboutissement final de toute idée, soit face à une transcendance qui surgit aux yeux des mortels déjà complètement bardée de ses métaphores obligatoires, défendue par une panoplie restrictive de concepts, soit encore face à une individualité pour qui la pensée se résume à la subjectivité limitative du sentiment et du raisonnement personnel.
Demandons-nous, à titre de pure curiosité, comment il reste encore possible aujourd’hui de défendre la métaphysique. Ce genre de jeu gratuit, exercice apparemment dépourvu de but, luxe inaccessible à l’homme pressé, détient un énorme avantage: avant de nous forcer à nous écrier «Au fait!», il nous autorise à une pensée sinueuse qui se risque à penser l’impensable. Cet impensable qui exige d’être pensé, comme unique garantie de notre liberté d’être. Car si une apologie de la métaphysique reste jouable, c’est là qu’elle trouvera son assise. Gratuité et distance seront les maîtres mots de sa plaidoirie.
La métaphysique, c’est avant tout le passage à l’infini, sorte de projection de notre pensée sur fond de sa propre éternité. Au-delà du temps, de l’espace, de la matière, au-delà même de l’enchaînement causal, au-delà d’une logique linéaire et studieuse, au-delà d’un soi posé comme évidence première, au-delà de toute formule se croyant le mot de passe d’un au-delà conçu jusqu’alors comme une chasse gardée. C’est cette mise en abîme de toute attache solide qui provoque l’effroi inhérent à la métaphysique. Mais, nous objectera-t-on, comment l’individu, avec tout son cortège de médiocrités, de rationalités inconscientes et de bassesses pourrait-il avoir accès à de telles vérités? N’est-il pas complètement exclu de permettre à la pensée d’affirmer quoi que ce soit d’universel quand elle se perd si facilement dans les vastes marécages nauséabonds qui constituent le soubassement de ses propres articulations? Car si au dessous se trouvent les égouts, on habite de préférence dans les étages supérieurs. Et quand par nécessité il nous faut y descendre, il ne s’agit pas d’en tirer une fierté, ni prétendre en rapporter une quelconque vérité.
C’est quand même dans cette direction que nous voulons cheminer. Et la nature de la métaphore choisie a son importance. On pourrait être choqué par ce que nous venons d’exprimer, sacrilège qui d’un coup de baguette magique extirpe brutalement la métaphysique de son ciel étoilé, pour la transformer en une sorte de Cendrillon à rebours. Et comment ce fameux au-delà qui se prend pour un infini pourrait-il trouver les moyens d’évoluer dans un endroit si restreint et si dépourvu de toute dignité? Un inconscient morbide et impudique, à la rigueur! mais pas la métaphysique… Même celui pour qui la pauvre vieille métaphysique est une galéjade se voile la face et se rebiffe devant une telle incongruité.
Néanmoins, c’est de ce brouillard chtonien que nous tirions enfants des fantômes peuplant l’obscurité, que nous nous inventions des jeux, que nous nous métamorphosions en chevaliers, en rois et en reines; notre imagination courait librement sans que nous nous préoccupassions de vérifier par quelque stratagème malin les fruits de notre pensée. Mais en grandissant, nous nous sommes laissés absorber par ce que communément nous nommons réalité. Et lentement cette réalité qui n’était qu’une mise à l’épreuve a pris le pas sur toute autre fonction mentale, une censure sévère s’est installée, interdisant le jeu qui consistait à laisser émerger de notre esprit les réalités qui le constituaient, prohibant par le même décret toute pensée librement déterminée. Il fallait dès lors qu’une pensée «colle», mais qu’elle «colle» à quoi, sinon au déterminisme du banal et du quotidien. Plus moyen de questionner; seuls comptaient à présent les critères de l’évidence, ce fameux bon sens accessible «naturellement» à chacun qui permet soi-disant de ne pas errer dans le labyrinthe de l’illusion et de la subjectivité.
En réponse à une telle oppression, des réponses ont fusé, proposant d’abandonner cette réalité de brimades et d’ennui, pour retourner vers le paradis perdu d’une enfance oubliée. «Trêve de cette réalité au nom de laquelle nous serions des obligés; nous avons nos désirs, nous voulons les exprimer.» Et de ces désirs ils ont fait des maîtres, puisqu’ils ne voulaient pas les questionner. D’autres, dépités, ont prétendu que cette réalité-là était fausse, vide et maligne; ailleurs existaient des écrits sacrés qui eux au moins manifestaient la vérité. Ces réponses-là non plus ne voulaient pas se questionner. D’autres, en réaction aux premiers, ou par simple inertie, s’installèrent piteusement dans le monde qui leur était proposé; «Nous ferons au mieux» se dirent-ils, et ils considérèrent qu’une telle perspective leur éviterait les excès auxquels ils avaient assisté.
Et la métaphysique alors? A priori elle ne refuse aucun chemin, elle est prête à tout voir, à tout écouter, elle laisse venir à elle toute réalité, elle n’exige aucun billet d’entrée, mais une fois un objet happé par sa toile, elle n’a de cesse de le questionner. Sans relâche elle interroge. Prenant le parti du sujet elle questionne l’objet, puis elle inverse les rôles. De la même manière elle organise un débat entre le tout et la partie, l’unité et la multiplicité, la cause et l’effet, la matière et l’idée, la liberté et la nécessité, le fini et l’infini, le singulier et l’universel, et autres billevesées. Rien ne l’arrête, elle ne s’arrête sur rien, sinon un bref instant, le temps de reprendre haleine, le temps de se questionner elle-même, le temps de questionner les outils qu’elle s’est lentement et péniblement forgés. Elle ne nie pas la mise à l’épreuve, elle refuse simplement qu’on en dresse des fourches caudines qui sous le prétexte d’une exigence de vérité servent à forcer la victime malheureuse à s’imposer à elle-même une réalité préfabriquée.
La métaphysique ne prétend pas capturer à elle seule l’essence de la réalité. Pour cette raison tous ses sens se maintiennent en éveil, prêts à bondir à la moindre alerte, à la moindre expression dont elle pourrait se nourrir et s’ériger. Comme Archimède elle cherche un point d’appui, et pour ce faire toute hypothèse lui est pensable. Si cette hypothèse n’existe pas, elle devrait exister. Ni l’imagination foisonnante, ni l’exigeante raison ne lui sont étrangères. Elle n’a rien à défendre, elle est prête à tout troquer, à tout délester, pour la moindre ouverture qui lui permettra de mieux respirer.
Alors si la métaphysique paraît parfois rendre l’homme étranger à lui-même, semble lui faire oublier quelque peu ses propres envies et ses propres nécessités, il ne faudrait peut-être pas s’en étonner. Car cette distanciation, cet éloignement, ce passage à l’infini que la métaphysique commande, fort difficile à manipuler, provoque parfois la rupture, la mise en abîme complète de l’être, le plongeon dans le trou noir du non-être, autre niche reposante où l’âme complaisante peut se perdre à jamais. Mais cette dernière posture n’est-elle pas le simple risque de l’excès, inhérent à toute démarche périlleuse? Pouvons-nous accepter que la constatation de ces débordements périodiques serve d’argument, argument abusif utilisé encore et encore par ceux qui frileusement sont restés calfeutrés chez eux, engoncés dans quelque houppelande de la pensée ?
Que l’esprit humain se décentre de son propre ancrage, qu’il s’aliène de ses propres formulations, qu’il abandonne un instant les oppositions et les distinctions dont il fait le fourrage de son quotidien, voilà une mesure qui ne peut que s’avérer salutaire. Que de cette cime vertigineuse il contemple la vallée de son petit monde et qu’il en perçoive tout le dérisoire, qu’il en refonde les articulations en d’inquiétantes généralités qui ignorent toute la subtilité des nuances — car d’aussi loin ces dernières s’estompent —, quoi de plus souhaitable! Qu’il laisse remonter les images qui surgissent de nulle part et appuie son regard sur l’évanescent d’un insaisissable horizon pour mieux prendre à bras-le-corps la réalité rigoureuse et imposante de la proximité, quoi de plus indispensable! Et que pour toute utilité il questionne l’idée même d’utilité, quoi de plus utile!