Le dénouement de la pensée

Le dénouement de la pensée

 

« Philosopher c’est d’abord lutter contre la fascination qu’exercent sur nous certaines formes d’expression. »
« La philosophie dénoue des nœuds dans notre pensée ».
Ludwig Wittgenstein

« Le concept de chien n’aboie pas »
“Toute idée qui en nous est absolue, autrement dit adéquate et parfaite, est vraie”
« Toute affirmation est une négation »
Baruch Spinoza

I/ Le concept, condition ou obstacle

IMG_0088 ethiopiaIl est fascinant de voir comment certains termes exercent sur nous une fascination. Que ce soit de manière positive, par attraction, ou négative, par répulsion, certains mots ou expressions semblent produire sur nous de grands effets, ou cristalliser un phénomène psychique intense. On peut généralement les repérer grâce à leur répétition, que ce soit une récurrence dans le discours personnel, ou social, celui d’un groupe élargi, par exemple un peuple, ou celui d’un groupe restreint, professionnel, politique, culturel, familial ou autre. Ils opèrent alors comme une sorte de code, mot-clef, mot de passe, grâce auquel on reconnaît « l’un des nôtres ». Mais ces mots contiennent aussi une valeur magique, ou religieuse : ils invoquent, ils exorcisent, ils attirent les bons esprits et chassent les démons ; ils détiennent une puissance. On s’en aperçoit lorsque l’on voit la charge émotionnelle que mettent derrière ces mots ceux qui les prononcent, quand bien même ils semblent les articuler avec la plus grande rationalité. Des termes comme « amour », « réussite », « richesse », « liberté », « bonheur », « croyance » semblent ainsi dotés d’un grand pouvoir d’attraction. D’une manière inversement identique, certains mots plutôt effraient : ils sont trop forts, « ce mot me gêne » diront certains esprits délicats. La réalité qu’ils recouvrent est trop crue, trop embarrassante, notre « pudeur » préfèrerait les écarter, ils portent malheur dira-t-on même. Ainsi en va-t-il des mots liés à la mort, au corps, à la sexualité, à l’argent, mais aussi des mots étrangement tabous pour notre modernité, par exemple « jugement », « dualité », « rationalité » ou « interprétation », qui se trouvent par d’étranges coups du sort bannis soudain des échanges entre gens « bien pensants » parce qu’ils représentent le mal, sorte de « menace » pour l’identité collective ou personnelle. Le concept de mauvais œil a longue vie, et connaît bien des avatars. Néanmoins, ce qui peut être attirant pour les uns semble repoussant pour les autres. Mais la force est la même, à tel point que certains d’entre eux semblent tout autant constituer une véritable malédiction qu’une excellente raison d’être sans laquelle la vie n’a plus aucun sens ni aucun intérêt.

Quoi qu’il en soit, si l’on en croit Wittgenstein, dans un sens ou dans l’autre, il s’agit de se débarrasser de l’influence néfaste des mots, qui nouent la pensée et la rigidifient. On comprend alors la violente dénonciation de Deleuze, qui dans son Abécédaire, à la lettre W, accuse le philosophe viennois d’être « une catastrophe philosophique », d’avoir « foutu un système de terreur » : « ils cassent tout… C’est des assassins de la philosophie. » Car pour Deleuze, « la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts », quand bien même il ne voudrait pas que l’on en reste là. Et il reste relativement indéniable que la pensée s’élabore autour des concepts, qui en constituent l’armature, ou la pierre angulaire. Bien qu’en même temps, la position critique, si chère à la philosophie tende pourtant, dans un mouvement dialectique ou antinomique, à simultanément produire et à détruire les concepts, en entraînant dans ce processus contradictoire les propositions qui génèrent les concepts, les entourent et leur font prendre sens.

On retrouve différentes manières ou styles par lesquels cette opération critique s’articule ; critique au double sens de l’importance et de la négativité. Ce peut être la vision d’Héraclite, selon laquelle la lutte des opposés constitue la réalité ou la substance de l’être. Le questionnement socratique, qui refuse les évidences de toute nature et les questionne sans relâche, jusque parfois atteindre l’insupportable pour ses interlocuteurs. La méthode cartésienne, qui refuse tout argument d’autorité en distillant le doute et en cherchant une manière infaillible d’établir des certitudes. Le principe de conjecture, qui selon Nicolas de Cues, est la seule manière de concevoir un énoncé, aussi fondé soit-il. Les antinomies de Kant, qui établissent que tout énoncé se fonde sur des conditions de possibilité déterminées, et donc opposables.
Quand bien même on s’aperçoit que cette dimension critique est intrinsèque au philosopher, on doit tout de même accorder un statut spécial, en son côté systématique, à la dialectique selon Hegel. Pour ce philosophe, il est moment crucial de la pensée, qu’il appelle travail de « négativité », nécessaire au processus dialectique. Une fois une thèse énoncée, il s’agit d’en cerner les limites, les failles, les imperfections, afin que la pensée ne s’y cantonne pas et progresse plus avant. Il ne s’agit pas nécessairement de détruire la thèse en question, mais de la transformer, ou de relativiser son contenu, pour élever le niveau de la pensée. Ce dépassement dialectique permet une synthèse plus complète, plus universelle.
En même temps, il ne s’agit pas ici pour nous de soutenir une sorte de « méta philosophie » accomplie, comme son auteur l’aurait souhaité, ou prétendu, Hegel rencontrera d’ailleurs sur ce plan diverses objections. Nietzsche en critiqua le côté laborieux et académique, pesant, alors que lui-même prône une philosophie de légèreté, dansante. De même, il utilise le concept hégélien de « mauvaise conscience » pour le retourner contre son auteur : il soupçonne le travail de négativité de trouver sa source dans une dimension pathologique de l’esprit humain, d’être une philosophie morbide et nihiliste, force de réaction plutôt que philosophie de vie. La dialectique serait l’idéologie du ressentiment, liée à la philosophie idéaliste : cette dernière prônant des « arrières mondes » servant d’alibi à un refus du réel. Néanmoins, tout en prônant une philosophie de l’affirmation, Nietzsche prône la pratique de la transvaluation, qui consiste à renverser la valeur des valeurs, car dans ce renversement il entrevoit l’abolition du nihilisme, la promesse d’une vie nouvelle et l’avènement du surhomme. Schelling, farouche ennemi de Hegel, dénonça le désir de toute puissance et la prétention d’absolu qui animait ce dernier.

II/ Le coup de force du concept     

Mais revenons au concept en lui-même. Nous trouvons chez Spinoza une autre manière de voir le problème. Une idée adéquate, ou vraie, doit tout d’abord se déterminer dans un rapport à elle-même et non à un objet extérieur. En cela elle doit être claire, distincte et déterminée, c’est-à-dire excluante. Ce faisant, elle sera unique, puisqu’il ne pourra y avoir qu’une seule idée vraie pour une réalité donnée. Autre conséquence, elle sera douée de fécondité, elle pourra engendrer et s’enchaîner avec d’autres idées adéquates : elle pourra par exemple être rapportée adéquatement à ses implications et ses effets. Une idée vraie est donc une idée claire et distincte, nous dit-il. Et bien entendu, les idées les plus vraies sont les plus simples, car ne dépassant pas la limite du concept auxquelles elles appartiennent, elles ne peuvent pas être fausses. L’idée est une synthèse intellectuelle qui s’énonce à travers une définition. Sa fécondité repose sur les conséquences implicites et impliquées, contenues dans la proposition initiale, ce qui permet en conséquence de poser un certain nombre de jugements et de lois générales, par un enchaînement de vérités rationnelles.

Mais le mot n’est pas la chose, tient à rappeler Spinoza. Le concept de chien n’aboie pas, le concept de feu ne brûle pas, on peut même dire que le concept de chien ou de feu n’existe pas. Le concept est une abstraction. En partant d’une réalité physique, on retire – abstrait – toute la réalité matérielle et particulière pour ne plus retenir que certaines caractéristiques générales considérées essentielles à définir l’objet de pensée en question. Cette généralisation peut légitimement être taxée d’opération réductrice, dans la mesure où s’effectue une dissolution de la matérialité et de la singularité, voire de l’expérience de la chose en question. Mais en revanche, elle permet efficacement de penser sans s’encombrer de détails secondaires et de communiquer avec autrui de la manière la plus simple, en évitant les énoncés complexes : je peux dire « automobile» au lieu de « véhicule muni de roues et destiné au transport possédant un moteur de propulsion ». On peut aussi éviter les listes à rallonges : je peux dire « les êtres humains », au lieu de dire « Pierre, Paul, Marie, etc. ».

Le concept est puissant : il est doté d’une rigueur froide et économique. À travers de l’opération de l’acte d’abstraction, il choisit, tranche et dissèque. Il prend l’option radicale du rationnel, c’est-à-dire de la disjonction : d’une part dans la séparation des objets de pensée entre eux, mais aussi dans la distinction entre le sujet et l’objet, ce que l’on peut nommer le paradigme cartésien, copieusement décrié aujourd’hui. Par ce biais, l’homme se tient à distance du monde, bien que le concept, à travers son opérativité lui permette d’agir sur ce monde. Certes, on peut accuser l’homme de construire et d’inventer un monde abstrait et irréel au travers du langage, un monde auquel il finit par croire, un monde dans lequel il s’accorde une autonomie et une puissance à la fois réelle et fantasmatique, où se mêlent puissance et imagination.

Conceptualiser, c’est opérer un coup de force. C’est décider plus ou moins arbitrairement de déterminer l’ordre du monde, d’arracher au réel des bribes qui nous semblent en saisir l’essence, de rassembler et collectionner d’innombrables multiplicités sous des formes uniques, à commencer par la totalité de l’univers lui-même, prétendument capturé sous la réalité de ce simple nom qui nous semble une vérité indubitable : « univers ». Et pourquoi pas, dans la mesure où nous restons conscients que ces coups de force restent au niveau de conjectures, quand bien même ils nous permettent de mener à bien diverses opérations psychologiques ou pratiques. Car il ne faut pas oublier, comme nous le voyons avec les concepts physiques par exemple, que ces émanations de l’esprit humain lui permettent tout de même de remodeler le monde qui l’entoure, d’agir sur lui, faisant de notre espèce la seule qui peut à ce point imprimer sa marque sur son environnement, au point de le dénaturer ou même de le détruire de façon quasi indélébile. Maître et possesseur de la nature, nous dit Descartes, conséquence logique du pouvoir attribué au concept, ce modèle scientifique de la pensée. Certes, comme toute opération particulière, mue par une volonté spécifique, l’acte de conceptualisation, incluant ce qu’il entraîne, implique un certain réductionnisme, puisqu’il s’agit de faire des choix. Et comme tout choix, il s’agit en même temps de s’y donner pleinement, de s’y abandonner, et pourtant de rester capable d’en voir les limites, c’est-à-dire d’être à la fois dedans et dehors : il faut à la fois juger et suspendre son jugement.

Cette double perspective présente une difficulté à la fois cognitive et psychologique. Perspective cognitive, car il s’agit de penser à travers deux perspectives parallèles, l’une réduite et engagée, l’autre élargie et relativisante. Perspective psychologique, car le mode émotionnel de l’une et l’autre dimensions sont loin de coïncider : le jugement, la décision, tout comme l’action, implique une certitude, une forme ou une autre d’immédiateté, tandis que la suspension de ce jugement implique de différer, de prendre du champ, de se distancier sans se soucier de contraintes ou de conséquences.

III/ Le concept comme pratique

Conceptualiser, c’est travailler sur les mots, en les cernant au plus près. Il est différentes manières de concevoir le travail de conceptualisation. Il s’agit d’inventer des termes, soit en accordant à des mots existant un sens nouveau, soit en fabriquant des néologismes, en général afin de répondre à un problème, ou encore afin d’identifier un objet, un être ou un phénomène. Il s’agit aussi de définir les termes, activité si chère aux professeurs de philosophie qui en font souvent le préalable indispensable au travail philosophique, de manière quasi sacralisée. De toute façon, on peut considérer qu’il existe plusieurs manières de définir : énoncer une définition, fournir des synonymes, donner des exemples, ou simplement montrer en pointant du doigt, chacun de ces « subterfuges » possédant ses avantages et inconvénients. Conceptualiser, c’est aussi identifier les mots-clés, ceux qui structurent un discours ou une idée, ceux qui touchent à l’essentiel de la thèse soutenue, dans la mesure où ils sont explicitement prononcés. Ou alors il s’agit d’aller chercher ces mots-clés, de les convoquer dans la mesure où ils n’ont pas encore été prononcés, conceptualisation qui permet de clarifier le sens du discours ou de l’idée. Il s’agit encore d’utiliser les concepts évoqués, de les mettre en œuvre au sein d’une proposition, de produire une mise en scène qui les clarifie et leur donne sens à travers l’établissement d’un contexte.

Mais arrêtons-nous un instant sur la position de Wittgenstein, qui critique l’idée de définition, en préférant à cette dernière le principe de ce qu’il nomme établir « un air de famille », c’est-à-dire de travailler les termes à travers des utilisations multiples qui seules peuvent rendre compte du concept en question de manière adéquate. Position que nous pourrions nommer anti-essentialiste, contrairement à la définition qui chercherait à cerner l’essence des choses. D’après Wittgenstein, les définitions renvoient de toute façon sans cesse à d’autres définitions – puis qu’il faut expliquer les mots qui expliquent – en une sorte de régression à l’infini qui n’ajoute rien à la compréhension, et qui de surcroît laisserait croire à une illusoire « essence » des mots, alors les mots trouvent leur sens uniquement dans le processus langagier, à travers une utilisation, polysémique et mouvante. Il en va de même pour la définition ostensive, qui sert à rendre le sens d’un terme en montrant l’objet qui lui correspond, car trop de mots échappent à cette désignation empirique. De surcroît, en utilisant le mot plutôt qu’en le définissant, on rend visible et compréhensible le lien entre le langage et le quotidien de l’homme : un mot est nécessairement engagé dans un processus, dans un contexte, de quelque nature que soit ce processus ou ce contexte. C’est ce que Wittgenstein nomme les « jeux de langage ».
Les « jeux de langage » sont les formes spécifiques d’entraînement à la parole par lesquelles un enfant commence à utiliser les mots. Il s’agit par exemple : d’apprendre à « donner des ordres et obéir, poser des questions et y répondre ; décrire un événement ; inventer une histoire ; raconter une blague ; décrire une expérience immédiate ; faire des conjectures sur des événements du monde physique ; faire des hypothèses et des théories scientifiques ; saluer quelqu’un …» À travers cette pratique, l’enfant apprend à reconnaître les « airs de famille », il affine sa compréhension ainsi que sa maîtrise des mots et des expressions. Ces jeux de langage peuvent soit être naturels, ou fabriqués en guise d’expérience, afin d’élaborer et d’évaluer des idées. Cette pratique trouve son origine dans le principe « d’expérience de pensée », telle que Galilée l’avait énoncé comme méthode de recherche scientifique. Il ne s’agit pas d’affirmer une quelconque vérité, mais d’émettre une hypothèse de travail face à un problème quelconque, puis de trouver et formuler une quelconque objection, et de mettre à l’épreuve l’hypothèse, pour en évaluer le résultat. Schéma scientifique qui ressemble à s’y méprendre à la dialectique philosophique. La seule différence serait de se demander s’il s’agit uniquement de sanctionner l’hypothèse, ou bien de l’enrichir. L’objection participe-t-elle de l’élaboration, comme dans le processus dialectique, ou n’est-elle qu’une mise à l’épreuve, une vérification ?
Dans le sens restrictif d’une expérience « artificielle », les jeux de langage mettent en scène l’usage déterminé d’un ou plusieurs mots. Ils serviront de modèles, car ils initieront le lecteur à la « méthode » du « jeu de langage », en lui faisant découvrir les enjeux du langage. Car durant ces exercices se révèle le fonctionnement de la langue qui est celui de la pensée. À travers tout cela, il s’agit aussi de clarifier ce que nous disons, ce dont nous parlons, et en clarifiant les problèmes, montrer comment nous nous enfermons dans notre propre discours, afin de ne plus s’empêtrer dans ces impasses inextricables dont nous faisons notre enfer personnel. En ce sens, il s’agit d’une thérapie du langage, ou d’une thérapie par le langage, en devenant conscient de nos propres rigidités et confusions.
La comparaison au jeu, qui reste pour Wittgenstein le paradigme par excellence du langage, nous engage dans une vision performative du langage, où il s’agit de s’exercer, et non de théoriser et de justifier. Les actions auxquelles il nous invite sont comme des « coups » au jeu, qui n’ont de sens qu’à l’intérieur du jeu, sans chercher à leur attribuer une quelconque valeur ontologique, anthropologique ou autre absolu. On évalue ces « coups » par rapport à un contexte, par rapport à une situation concrète, par rapport à un problème spécifique donné. Et c’est dans ce cadre déterminé que les mots prennent leur véritable sens, conjoncturel et conjecturel. Nous apprenons à parler comme nous apprenons un sport, à travers des gestes spécifiques et l’art de les poser.

IV/ La vérité comme clarté

De ce point de vue, l’ennemi, c’est la théorie, les schémas établis, les concepts prédéterminés et figés. « Quoi que l’on me dise qui soit théorie, je dirai : non, non, cela ne m’intéresse pas. Même si la théorie était vraie, elle ne m’intéresserait pas, elle ne serait jamais ce après quoi je cherche. » C’est le « quoi » qui intéresse Wittgenstein, et non le « pourquoi ». « Je ne fais jamais qu’attirer l’attention de l’autre sur ce qu’il fait véritablement et je m’abstiens de toute affirmation ». Il s’agit de décrire, et pour cela de savoir observer, plutôt que d’expliquer, de justifier, de chercher des causes, comme il est coutumier, en particulier dans le monde intellectuel. « …Cela ne peut jamais être notre tâche de réduire quoi que ce soit à quoi que ce soit, ou d’expliquer quoi que ce soit. La philosophie est réellement purement descriptive. » Et il prend à ce sujet une option très radicale : « Je veux dire ici que l’explication est dévastatrice en philosophie, comme dans une approche thérapeutique, dans la mesure où elle crée de nouveaux problèmes en plus des problèmes qu’elle entend résoudre. »

Comme chez Spinoza, comme nous l’avons vu, dans un contexte différent, il s’agit donc de clarifier. S’il y a une vérité, c’est dans la production d’une perception claire qu’elle s’articule et offre sa véracité. La différence se trouve entre le rationalisme de l’un et l’empirisme de l’autre. Car pour Spinoza, la raison doit œuvrer pour clarifier une idée ou un concept, et en découvrir l’essence, alors que chez Wittgenstein, il s’agit d’apprendre à voir, et de reconnaître les similarités, sans plus ni moins. Choquante position pour ceux qui recherchent la profondeur philosophique ! Car pour le philosophe autrichien, tout est là, devant nous : ce que nous avons sous les yeux est le plus difficile à voir et pourtant le plus porteur de sens, le plus réel, en faisant fi du mythe de l’intériorité, du « au fond ». Il s’agit de bien poser le problème, non pas pour le résoudre, mais pour le faire disparaître, forme plus réelle de résolution du problème. Ce n’est pas le vrai et le faux qui nous intéressent, mais l’intelligible et le confus. Car nous projetons si bien la confusion de notre langage et de notre pensée sur le monde, un monde que nous qualifions alors de complexe.

C’est en ce sens que le concept métaphorique de nœud trouve son intérêt. Désormais, il s’agit de rétablir la fluidité de la pensée, car le nœud, en nouant, resserre et empêche la respiration naturelle des choses : le nœud étrangle. Il entremêle ce qui devrait être démêlé, et l’on ne s’y retrouve plus, comme un fil à pêche dont on ne reconnaît ni le début ni la fin. Le nœud accroche, il ne se déroule pas de manière fluide. Malheureusement, le nœud aussi décore, ou bien on croit qu’il décore, tout comme le ruban noué est censé embellir le cadeau et le rendre plus attirant encore. C’est ainsi que le « nœud » de la pensée est souvent produit, offert et entretenu, car il semble accorder une certaine esthétique à notre existence ou à notre pensée, qui sans cela serait trop lisse et sans accroc. C’est ainsi que l’on adore se fabriquer des problèmes, pour mieux les raconter, pour mieux se les raconter, pour mieux avoir l’impression ainsi d’être spécial et de surexister. Le nœud devient d’ailleurs le point crucial de toute l’affaire, là vers quoi tout tend, en particulier l’incompréhension et le mystère, l’impossibilité et la douleur, autant de raisons d’empêcher la dissolution du nœud : il est devenu « inquiétude » et « raison de vivre ». Le nœud est aussi un croisement : on a l’impression d’être moins seul. Bien que si l’on y regarde de plus près on s’aperçoive qu’il s’agit de la répétition obsessive d’une même chose qui se replie sur elle-même et s’entrecroise elle-même. Impression de plein qui n’est que confusion. Le nœud de la question, c’est le cœur, le noyau, la partie la plus résistante et la plus insoluble de la question. Le nœud de l’intrigue, c’est la partie la plus compliquée, la plus irréductible, la plus dramatique de l’intrigue. Le nœud, c’est le point névralgique, le lieu de croisement, là où diverses choses s’entremêlent, qui n’ont d’ailleurs peut-être ou sans doute rien à voir ensemble mais qui se retrouvent soudain artificiellement et indissociablement liées. Quel art magnifique que celui de produire la confusion ! Le nœud, c’est là où le tronc s’épaissit et se durcit, là où il résiste à la scie ou à la hache : c’est la dimension de notre existence qui semble la plus résistance à toute dissolution, c’est donc là que semble résider notre raison d’être. Comment ne pas y tenir ! Le nœud, c’est le gonflement, la saillie, la partie visible, certains nomment cela notre personnalité, notre caractère, ce qui est visible et donc nous fait être, aux yeux d’autrui et aux nôtres. Le nœud, c’est l’amas de cellules ayant une fonction bien définie, un agenda spécifique, qui les distingue du reste de l’organisme, et ce nœud peut modifier le développement de tout l’organisme qui l’héberge, voire en devenir le centre névralgique. Il en va de même pour ces nœuds de l’esprit, fonctionnement spécifique ou obsession particulière autour duquel semble se constituer ou se déformer la totalité de notre pensée et de notre être. Le nœud, c’est l’articulation, ce autour de quoi tout gravite, ce qui devient le centre de gravité de notre existence, ce qui est le plus grave et le plus sérieux, pour la bonne raison que nous lui accordons gravité et sérieux, quand bien même ce nœud alourdit et embarrasse notre existence. Le nœud, c’est l’attachement, le lien, l’enchaînement, le lieu intense et compact qui empêche tout lâcher prise, tout abandon, toute distance. Le nœud est une sensation d’étranglement, une émotion qui asphyxie, un étouffement de l’être. Voilà pourquoi dénouer constitue une perspective redoutable à laquelle nous tentons coûte que coûte de résister.

V/ Dénouer ou trancher

Le nœud fait l’objet d’un mythe célèbre qui remonte à l’Antiquité grecque. Selon la légende, le timon du char du roi Midas était lié par le fameux « nœud gordien », dont la prophétie annonçait que quiconque parviendrait à le dénouer deviendrait le maître de l’Asie. C’est à Alexandre le Grand que revint cet exploit. Ne pouvant trouver une extrémité pour défaire ce nœud – impatient sans doute car ayant fort à faire pour conquérir le monde -, il le trancha d’un simple coup d’épée. Les héros sont justement ceux qui osent penser et osent agir, sans accepter les données du problème telles qu’elles sont présentées. Parce qu’ils ne respectent pas l’énoncé, parce que le problème n’est d’une certaine manière pas pour eux un problème, ils peuvent émerger du contexte et remettre en perspective et repenser le problème pour en clarifier les enjeux. Alexandre refusa de respecter le nœud et le trancha, sans autre forme de procès, démontrant ainsi sa puissance, et donc sa légitimité à devenir maître de l’Asie.

Défaire le nœud, c’est refuser les apparences et les démonter : dénouer, c’est déconstruire. C’est à la fois un problème esthétique, pratique, psychologique, métaphysique, moral et existentiel. Le nœud touche à la totalité de l’être, il en constitue la substance arbitraire. Le nœud est à la fois l’être et l’apparence, il est doté d’une nature polymorphe. Nature esthétique du nœud, car il s’agit de l’image que l’on produit des choses, la combinaison qui nous rend attrayant à nous-même et aux autres : la réalité devient acceptable en reformulant, en mélangeant, en combinant jusqu’à ce que le bouquet flatte le palais. Mais c’est en ignorant un principe crucial : on ne joue pas impunément avec la réalité du monde, cette dernière nous rattrape toujours, fidèle et cruelle. Nature pratique du nœud, parce que le nœud, en nous fabriquant une identité, nous adapte au monde, à ses codes, à ses fourches caudines, à ses critères de réussite et de faillite. Mais c’est au coût d’une aliénation, d’une corruption, d’une incessante comédie. Nature psychologique du nœud, parce qu’on finit par croire à ce nœud, bien qu’il nous pèse, en nous chargeant d’un ressentiment garanti. Nature métaphysique du nœud, car nous lui accordons une valeur ontologique certaine, nous en dérivons l’essence de notre être et celle de la réalité du monde, nous condamnant ainsi à nous clouer nous-même à des certitudes fondatrices et inamovibles. Nature morale du nœud, car si nous choyons ce nœud afin de mieux nous sentir, c’est au prix d’une culpabilité, celle du mensonge et de la mauvaise conscience. Nature existentielle du nœud, car c’est ainsi que nous prétendons construire une identité, élaborer un projet, en risquant à tout instant d’en découvrir la facticité, par soi-même ou par le regard d’autrui, ce qui nous rend la vie impossible. En fin de compte, l’imbroglio du nœud constitue cette trame confuse qui guide nos préoccupations et nos actes au quotidien.

Le nœud fait tenir, le chignon ou les souliers. Parfois il sert plutôt d’ornement, parfois il est plutôt pratique, parfois les deux. Soit il ne tient que lui-même, il n’est que sa propre finalité, parfois il tient quelque chose, ou même tout un ensemble : dans ces cas repose sur lui un singulier échafaudage, impressionnant de déséquilibre et de précarité. Lorsqu’il a une fonction esthétique, le nœud sert à ne pas montrer, en montrant quelque chose de bien visible, l’arbre immense qui cache la forêt. Le nœud décore : il n’est rien pour le cadeau, il ne fait pas partie de l’offrande, pourtant sans lui le cadeau n’est plus un cadeau, mais un simple objet que l’on donne, un objet de nature quasi utilitaire. Un cadeau qui n’est pas rendu attirant n’est plus un cadeau. Bizarrement, quand bien même le nœud n’est pas le cadeau, le nœud est pourtant le cadeau, dans l’empire des apparences, des signes et des symboles où nous évoluons.
Pour fonctionner, pour tenir, le nœud doit être serré. De ce fait, il est difficile à défaire. Plus il tient, plus il est serré, plus il est difficile et douloureux de le défaire. Sauf pour ces personnes douées qui savent fabriquer des nœuds que l’on peut défaire d’un simple geste des doigts ; ceux-là sont des artistes, de véritables comédiens : ils ont aussi leur propre tragédie, leur propre épée de Damoclès, puisqu’ils nouent sans nouer. Pour les autres, les nœuds doivent être surveillés en permanence : parfois ils se resserrent à l’utilisation, parfois ils se relâchent au cours du temps. Lorsqu’ils se resserrent, il devient très difficile de les dénouer. Les ongles s’y épuisent, les dents aussi parfois, alors on abandonne, on laisse, ou alors on tranche ce nœud trop dense et épais. Les nœuds ont leur propre vie, leur propre nature et leur propre susceptibilité. Pour les défaire, il faut parfois les prendre avec délicatesse, parfois tirer d’un coup sec. Trancher n’est pas toujours approprié, lorsque le nœud est vital, comme on croit souvent qu’il l’est. Il faut alors ne rien vouloir, ne rien attendre, et être patient : il s’agit de jouer tranquillement avec le nœud, comme si de rien n’était, le temps qu’il s’assouplisse et desserre son étreinte sur lui-même. Les nœuds rendent leur détenteur fébrile, ils instaurent une dépendance, une frustration : il nous donne envie de les arracher, mais nous ne pouvons pas, ou ne voulons pas : les conséquences en sont trop pénibles.
Comme dans les drames, il semble que les nœuds attendent toujours leur dénouement, même lorsque ces derniers n’arrivent jamais, ou tardent singulièrement. Que cache ce nœud, quelque chose, ou rien ? Est-il utile, décore-t-il, ou est-il pure facticité : il est là parce qu’il est là. Nous nus accrochons aux nœuds de notre âme, comme s’il s’agissait de notre âme elle-même. Sac de nœuds, dira-t-on parfois. L’âme alors n’est plus que nœud, plus que nœuds : un ensemble de nœuds bien soudés n’est plus qu’un seul nœud ; on ne distingue plus le contenant et le contenu. Il n’y a plus que nœud et nœuds, plus de nœud ni de nœuds : on ne distingue plus le singulier et le pluriel, comme si le nœud n’était plus qu’une matière, brute, inchoative et indistincte. La matière nouée.

VI/ Le nœud et le lien

Cessons de filer la métaphore, pour autant qu’elle soit métaphore, et revenons de plain-pied dans le nœud psychique. On pourrait croire qu’il n’y a rien à chercher derrière le nœud qui nous est présenté. Mais on s’aperçoit qu’un nœud en entraîne un autre. Nous savons que nos nœuds, aussi serrés soit-il, aussi resserrés soient-ils, sont toujours fragiles, qu’ils ne sont là que pour compenser la fragilité de l’être, pour protéger sa susceptibilité. L’être est toujours menacé de néant, autour de l’être rode le non-être, qui le fascine et l’attire, tout en le repoussant. Tout est contenu dans le nœud : les éléments constitutifs de la pensée, les concepts, les prédicats, les liens conceptuels, les axiologies : tout est là, l’être est là, mais de manière confuse, chaotique, indistincte et compacte : il ressemble à s’y méprendre au non-être. Nul interstice de respiration n’est autorisé, il n’y a plus de place pour l’altérité, pour la respiration, pour le rythme. Dans l’absolu, il suffirait de réagencer, de remanier, de réorganiser. Un nouveau sens émergerait alors, ou faut-il dire tout simplement, le sens émergerait alors : apparaîtrait un contexte, des possibilités, de l’universalité, de la béance, de la distinction et du lien.
Paradoxe étrange, le nœud n’autorise pas le lien : il est trop raide, trop possessif, trop tendu pour que se tisse quoi que soit de clair. Ni trame, ni chaîne, ni points, aucun des éléments nécessaires au tissage n’est autorisé : c’est le règne du chaos protecteur. Il s’agirait alors, pour la pensée, pour la conscience, de clarifier, de formuler, d’utiliser, de jouer, afin de reconnaître, afin d’articuler. Ce sont les jeux de langage, selon Wittgenstein. On pourrait tout aussi bien dire, c’est la dialectique selon Hegel, c’est la pensée claire selon Descartes, Spinoza ou Leibniz. Car c’est dans la conscience que le monde nous apparaît, comme le pense Kant, et cette conscience a besoin de défaire les nœuds pour s’y retrouver. Il s’agit de tisser, nous dit Platon, pour qui cet art antique est la métaphore par excellence de la pensée.

Ainsi en dénouant les paroles, par les questions comme Socrate, par les jeux de langages comme Wittgenstein, par la décomposition comme Descartes, les problèmes disparaîtraient : ils se dissoudraient où imposeraient une solution qui irait de soi. Des liens seraient établis, ou rétablis, qui ramèneraient les problèmes à leur juste mesure : à celle d’un non-problème. Mais pour cela, faut-il encore accepter les données nouvelles qui surgissent, les rapports étranges qui émergent, les changements de paradigme qui s’imposent, les élargissements ou les restrictions qui nous dérangent. Cela peut aussi s’appeler le principe de vie, de raison, ou de nécessité. Tout devient visible, redevient négociable : la syntaxe, la grammaire, la morphologie, la logique sont convoquées et mises en jeu. Bien entendu, les opinions, les émotions, les postulats et tout autre forme de certitude sont remis sur la table. Dans ce travail archéologique, ou travail anagogique, on reprend le fil, or démonte l’architecture, pour reconstruire la pensée et abandonner les déchets. Mais pour laisser place au sens, il ne faut pas avoir peur de l’absurdité.
On peut à ce propos inclure dans ce développement la manière dont Montaigne aborde le problème du nœud. Pour cet auteur, il faut savoir dénouer les fausses raisons, se réclamer des preuves et des raisons qui ne peuvent être dénouées, et savoir trancher en mettant fin aux inextricables et vaines discussions. Sa démarche consiste à montrer les nœuds primaires, les brins et extrémités élémentaires de l’expérience, en coupant court aux vaines et verbeuses ratiocinations. Sa démarche consiste à « chercher le nœud du débat », « le nœud de la cause », en dénouant ce qui est dépourvu de sens. Il y aurait donc des vrais nœuds, qui nouent légitimement, et de faux nœuds, qui méritent d’être dénoués. Il accorde ainsi un statut ontologique au nœud, qui selon leur légitimité relèveraient de l’être ou du non-être.

Dans ce que nous venons de voir, nous devons en conclure que la philosophie fait œuvre thérapeutique. Un terme que nous trouverons explicitement au moins chez Platon et chez Wittgenstein, implicitement chez les autres auteurs cités. Ensorcellement, confusion, aveuglement, dogmatisme, émotivité, passivité, sont autant de pathologies dénoncées par les philosophes, ces praticiens de l’âme, de l’esprit, ou du corps pensant. Plus que de la sagesse ou de la connaissance, c’est de la maladie dont il est alors question. Et face à ces maladies universelles et communes, ou cette unique maladie polymorphe, – « humaine, trop humaine », dirait Nietzsche, c’est bien de la raison dont on parle, cette raison qui semble être la clef, quand bien même cette faculté s’articule sous des formes différentes ou prend des noms différents, pour des raisons historiques, pour des raisons de connotations, si chère aux philosophes, qui tiennent toujours à se démarquer du voisin. Pathologie de singularisation, qui semble être la pathologie philosophique par excellence, le désir d’être spécial, d’être original, voire d’être inouï ou incompréhensible. Ce désir est très présent, très prégnant chez ces « êtres pensants », quand bien même on trouvera la critique d’un tel désir chez certains. Car ces grands esprits semblent toujours trouver au sein de la poursuite effrénée d’une particularisation leur sens et leur essence, même lorsqu’ils se gaussent du sens, de l’essence et de la particularité. Nœud philosophique, pourrait-on dire en guise de conclusion.