J’ai testé une consultation de philosophie
J’ai testé une consultation de philosophie
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Aller chez le philosophe comme d’autres vont chez le psy ? Notre journaliste s’est laissée tenter. Compte-rendu de sa séance avec Oscar Brenifier, un dialogue rigoureux et passionnant.
Olivia Benhamou Psychologie Magazine
Sommaire
OSCAR BRENIFIER
Docteur en philosophie, il a mis au point une méthode qu’il a fait connaître à travers de nombreux articles définissant les principes et le déroulement de la consultation philosophique. Il anime des ateliers de philosophie pour adultes et est l’un des pionniers de la philosophie destinée aux enfants. Il dirige les collections “L’Apprenti philosophe” et “Philozenfants”, chez Nathan.
Internet : www.brenifier.com
J’ai toujours rêvé de rencontrer Socrate
Quand j’ai appris dans le livre du philosophe américain Lou Marinoff, La philosophie, c’est la vie (La Table ronde, 2004), qu’il existait des « consultations » de philosophie – une pratique très répandue aux Etats-Unis –, j’ai tout de suite eu envie d’y aller. En analyse depuis presque trois ans, j’étais encore agitée par de nombreuses questions existentielles. Je ressentais le désir de me frotter à une autre méthode, peut-être moins à la merci de mon inconscient. Il m’a fallu une bonne dose de persévérance pour réussir à trouver ce que je cherchais. Après quelques heures passées sur Internet, j’ai fini par obtenir le moyen de consulter Oscar Brenifier, un homme sans âge et sans adresse puisque joignable uniquement par mail.
Je me suis demandé plusieurs fois s’il ne cherchait pas à me mettre à l’épreuve pour tester ma motivation : il m’a d’abord envoyé deux articles assez ardus expliquant en quinze pages les principes des consultations philosophiques et les difficultés qui pouvaient survenir lors de celles-ci. Après s’être assuré que j’avais bien pris connaissance de ces textes et que j’acceptais de me soumettre à cette façon de procéder, il m’a fixé une date de rendez-vous pour le mois suivant. Apparemment, l’aspect financier n’était pas une priorité pour lui : « Cinquante euros, mais si vous ne pouvez pas, je peux aussi faire la consultation gratuitement.
Le dialogue
Socrate
Fils d’une sage-femme, Socrate était bien placé pour inventer la maïeutique, une méthode « d’accouchement des esprits ». Quatre siècles avant notre ère, il se promenait dans les rues d’Athènes à la recherche d’interlocuteurs disponibles, pour mettre en pratique cette méthode dialectique qui avait pour objectif d’apprendre à raisonner. Tout sujet était bon à explorer pourvu que l’interlocuteur accepte de se soumettre au feu des questions du maître, posées afin de stimuler la pensée et de susciter un raisonnement. Grâce à Platon, son disciple le plus assidu, nous avons aujourd’hui accès à des dizaines de dialogues socratiques sur les thèmes de l’amour, de l’amitié, de la citoyenneté… des textes essentiels pour qui veut apprendre à philosopher.
Un après-midi d’été, je me retrouve devant le portail d’une maison, à Argenteuil, dans le Val-d’Oise. Oscar Brenifier m’attend au dernier étage. Il fait une chaleur intense dans ce bureau qui pourrait être une caverne s’il n’était aménagé sous les combles. C’est un grand monsieur à lunettes, plutôt jovial. Mais je m’aperçois très vite de la rigueur un peu sévère de sa pensée. Pourtant je ne me doute pas encore de la mise à l’épreuve intellectuelle que je m’apprête à vivre. Je m’installe face à lui et la consultation commence.
« Quelle est votre question ? »
« Comment trouver la bonne distance avec mes parents ? »
Il répète mes mots et note tout.
« Alors, il nous faut d’abord éclaircir les éléments de la question. Que signifie “la bonne distance” ? Je n’attends pas de vous que vous me répondiez cinquante mille choses. Je veux que vous définissiez précisément ce que vous entendez comme bonne distance, dans l’absolu, en sortant du contexte de votre question. »
J’ai du mal à me concentrer. Mais je me risque, timidement :
« Une distance raisonnable… ?
– Non ce n’est pas assez précis. Méfions-nous des concepts sans intuition, selon la formule de Kant.
– Un équilibre entre l’autorité et la liberté.
– Voilà, là, on avance. Mais où sont passés vos parents là-dedans ?
– Un équilibre entre l’autorité que mes parents exercent sur moi et ma capacité à être libre.
– J’en déduis que, pour vous, la liberté, c’est la capacité de vous émanciper de vos parents ?
– Oui, c’est ça. »
Je ne comprends pas très bien ce qui se passe. Seulement que le raisonnement progresse, par la grâce mystérieuse d’une dialectique qui me paraissait jusque-là réservée à la théorie. Maintenant, je suis complètement concentrée, et je prends mon temps pour répondre le mieux possible aux questions posées.
« Donc, reformulez ce que vous entendiez au départ par “bonne distance”.
– L’équilibre entre l’autorité et l’émancipation.
– Comment s’articule le problème entre cette autorité et cette émancipation ?
– Mon problème est de savoir quelle valeur je dois attribuer à l’autorité de mes parents.
– Et l’émancipation dans tout ça ? »
Oscar Brenifier est exigeant. La tension monte. Je réalise que, pour avancer, tout doit venir de moi.
« Ce serait la possibilité de vivre avec l’autorité, sans qu’elle soit gênante.
– Et pourquoi serait-elle gênante ?
– Parce que je n’arrive pas à faire avec.
– Bon, alors reprenons. Quelle valeur accorder à l’autorité des parents ?
– Une valeur morale ?
– Cette valeur morale est-elle contestable ?
– Je ne sais pas. Elle doit pouvoir l’être.
– Non, vous devez répondre vraiment. Cette valeur morale est-elle contestable, oui ou non ? »
Est-ce la chaleur, l’intense effort de concentration, l’inhabituelle confrontation avec un interlocuteur attentif au moindre de mes mots ? Je sens subitement les larmes monter. Je crois que je suis au cœur de mon problème, sans même avoir raconté la moindre anecdote personnelle ou le moindre souvenir douloureux. Je n’avais jamais éprouvé de sentiment comparable ailleurs qu’en séance d’analyse. Le temps de sécher mes larmes, de reprendre le fil de ma pensée, et nous enchaînons :
« Donc, cette valeur morale est-elle contestable ?
– Je n’arrive pas à la contester.
– Mais pourquoi vouloir la contester ?
– Parce qu’elle me pèse.
– Mais d’après vous, peut-on vivre sans poids ?
-J’aimerais bien.
– Ce n’est pas une réponse. Je reprends : peut-on vivre sans poids ? »
L’exigence d’une pensée rigoureuse ne peut supporter le moindre compromis. Je poursuis mon effort, péniblement. C’est à ce rythme, cadencé, sans pause que, progressivement, le philosophe va me conduire à l’essentiel.
« Bien. Alors, cet équilibre, il est à trouver entre vos parents et vous, ou entre vous et vous-même ? »
Je rechigne à répondre mais finis par concéder :
« Entre moi et moi-même.
– En effet. Car si vous saviez vous émanciper, le problème de vos parents se poserait-il ?
– Non.
– Alors, comment faire pour réussir à s’émanciper du jugement des autres ?
– Je ne sais pas.
– Posez-vous la question autrement. En quoi un jugement peut-il poser problème ?
– De fait, il conduit au doute.
– Descartes, le doute, ça vous dit quelque chose ? »
Je me souviens vaguement du fameux cogito, mais rien de précis… Il s’explique :
« Selon Descartes, le doute permet de connaître. Vous êtes d’accord ?
– Oui.
– Bon alors, si vous doutez mais que ce doute vous conduit à la connaissance, quel est le problème ? Et y a-t-il vraiment un problème ?
– Mon problème réside dans le fait de bien évaluer le jugement d’autrui sans le surestimer.
– Et pourquoi le surestimeriez-vous ?
– Parce que je manque de confiance en moi.
– Nous y voilà. »
Il marque une pause, puis reprend, visiblement satisfait :
« Voilà votre vraie question : pourquoi est-ce que je manque de confiance en moi. Votre question de départ n’était qu’une question alibi. »
La démonstration est brillante, je n’ai rien à ajouter. Je paie mes cinquante euros sans même y penser. Avec humilité, Oscar Brenifier me demande, avant de nous quitter, de lui dire ce que j’ai pensé de cette consultation. Je suis assez émue et totalement épuisée par cette heure et demie d’une gymnastique de l’esprit particulièrement éprouvante.
Je réussis tout de même à lui exprimer ma gratitude : malgré l’émotion que notre entretien a suscitée en moi, il m’a permis de tenir le fil d’une pensée rigoureuse. Sans forcer, mais sans jamais céder devant mes hésitations, il m’a permis d’envisager ma problématique personnelle sous un jour nouveau, et de révéler à mes mots leur sens caché. Le résultat n’est pas si éloigné de ce que j’ai pu obtenir, parfois, allongée sur le divan. Mais la procédure est totalement différente. A mille lieues de l’entretien psy, au cours duquel l’inconscient s’exprime malgré soi, et tout aussi éloignée du cours de philo, qui donne accès à un savoir figé, la consultation philosophique relève d’une mécanique vivante et subtile de la pensée, qui ne peut se déployer qu’en présence d’un interlocuteur stimulant. Un disciple de Socrate, par exemple.
Etre ou ne pas être consultant
La consultation philosophique est l’occasion d’une mise à l’épreuve de vos idées reçues. Le manque d’écoute, l’incapacité à dérouler lentement le fil d’une réflexion cohérente, le malaise face aux questions que vous posez indiquent que vous avez frappé à la mauvaise porte.
Il existe très peu de véritables consultants en philosophie ; en revanche, certains animateurs de cafés philo reçoivent en « cabinet ». L’un d’eux m’a reçue gentiment. Après avoir pris quelques notes sur ce qui m’a conduit à le consulter, son verdict est tombé : « Dans votre cas, je préconise Epictète et Spinoza ! » Le temps d’un bref topo sur leur pensée, il m’a abreuvée d’exemples pour tenter d’éclaircir mon problème. J’ai eu l’impression d’assister à un cours de philo du lycée, en plus brouillon. A la fin, j’ai eu droit à quelques devoirs : « Prendre cinq maximes du “Manuel” d’Epictète, les reformuler avec vos mots. Justifier tout, puis contredire tout. » Cinquante euros pour cela me paraît excessif… N’est pas « philosophe libéral » qui veut.