Je suis une vieille femme, il me serait difficile de le nier, depuis un certain temps déjà. J’aurais préféré dire vieille dame, mais je crains trop de gommer le drame de la vieillesse en lui accordant des soi-disant lettres de noblesse. Comme si la vieillesse était une sorte d’aristocratie, celle de la sagesse ou d’autre chose, avec une vue privilégiée sur le monde, accordée seule par le nombre des années. Sornette ! Je suis une femme, une femme qui est vieille, dont les forces ne sont plus ce qu’elles étaient, et surtout dont les rêves ne peuvent plus être ce qu’ils étaient. Car même les rêves ont un âge, et c’est certainement ce vieillissement des rêves qui constitue l’aspect le plus douloureux du vieillissement : l’âme se voit privée de ses plaisirs les plus précieux, de ses aspirations les plus désirables. Le conditionnel cède la place à un futur trop immédiat et trop certain. Mais aujourd’hui, je ne veux plus, je ne peux plus me permettre d’entretenir une illusion aussi maladive. Je me pose des questions, beaucoup de questions d’ailleurs ; trop ou pas assez. Où veux-tu aller vieille femme ? Que désires-tu faire des années qui te restent à vivre ? Quel sens prétends-tu donner au passé qui est le tien ? Tu l’abandonnes ce passé, tu l’oublies, ou plutôt tu le transformes à souhait, à tel point que ce qui t’appartient ne t’appartient plus. Ta mémoire ne sait plus que glaner des bribes éparses, qu’elle reconstitue à sa manière. Tu fabriques des mythes. Que te reste-t-il à rejeter, à raturer, à réinventer ? Ton enfance de petite fille gâtée, mal aimée, peut-être ou certainement ; comment savoir ce qu’il en retourne vraiment ? Es-tu cette “princesse”, dont se plaignait ton mari, l’homme qui t’a quittée après des années d’une demi-présence, ou d’une réelle absence ?
Tous malades Il me trouvait insupportable, disait-il, mais je l’aimais, et je crois que je l’aime toujours, même s’il est parti, même s’il est mort. Surtout depuis qu’il est mort, comme si une justice immanente m’avait enfin réuni à lui, comme si la providence réconciliait enfin ceux que la vie avait injustement séparés. Lui aussi m’aimait, quoi qu’il en dise par la suite. Il m’aimait beaucoup, je le sais. J’étais comme une seconde mère pour lui ; la première en vérité : l’autre ne l’aimait pas, il me l’avait avoué. Mais il était fou. C’était un grand malade. Mes enfants aussi sont malades. Ce doit être héréditaire. J’ai préféré couper les ponts avec eux, même si du coup je ne vois plus mes petits-enfants. Il y en a certains, les derniers, que je n’ai jamais vus, que je ne connais même pas. Je parle trop, disent mes enfants, je suis trop emportée. Je voudrais les voir, eux, avec la vie que j’ai menée. Une mère infantile, un père lointain, émotionnellement quand ce n’était pas physiquement. Un frère brimé et jaloux, un mari malade. Un par un, je pense à eux, il n’en est pas un pour rattraper l’autre. Comment ai-je fait pour ne pas moi-même devenir folle ? Peut-être le suis-je ? Mes enfants le disent, mais c’est trop facile. Je ne suis quand même pas embêtante. Pourquoi suis-je entourée de tant de méchanceté ? J’étais une enfant si gracieuse, si rieuse, si agréable. Comment ont-ils pu me rendre ainsi ? Ils y ont mis le temps, certes, à eux tous, et ils ne m’ont pas ménagé les épreuves. Si je me mettais à raconter tout ce qu’ils m’ont fait ! Je préfère encore oublier. Mais je ne peux pas oublier ce qu’ils ont fait de moi. Mon mari était malsain, il avait besoin de moi. Il s’est pratiquement suicidé : il était malade, il a refusé de se soigner. Avant de mourir, il a détruit tous ses papiers d’identité, tout ce qui le concernait personnellement, comme s’il avait voulu annihiler par ce geste les moindres traces de son existence. Que faut-il d’autre comme preuve de son état pathologique ? Et ce n’est pas l’autre, cette pimbêche dont je veux tout ignorer, cette voleuse de mari, qui aurait pu faire quoi que ce soit pour lui. De toute façon, il est mort, et qu’elle ne se fasse pas d’illusion : tout est bien, c’est moi qui l’ai récupéré. Même si cet idiot n’a rien compris. De toute façon, je suis mieux seule. On me laisse tranquille, je fais ce que je veux. Je suis libre.
Trahison du souvenir Nous avons eu de bons moments ensemble, nous nous sommes beaucoup aimés, nous avons beaucoup aimé nos enfants. Pourtant ils en disent, du mal de leur père. Il les frappait, racontent-ils, il s’emportait, il était violent. Voilà les souvenirs, les seuls souvenirs qu’ils en ont, ceux qu’ils racontent à qui veut les entendre. Eux non plus n’ont rien compris. Leur cœur et leur bouche ne connaissent que la médisance. Comment ont-ils pu devenir comme cela ? Nous formions une famille unie, lorsqu’ils étaient petits ! De toute façon, ils n’auront rien de moi. J’ai même vendu la maison familiale, sans leur dire. Je ne voulais pas qu’ils la rachètent. Ce sont mes souvenirs à moi, à personne d’autre. Et je ne leur dois rien, ils sont trop ingrats. Ils m’en ont voulu, ils ont dit que j’avais perdu l’argent au casino. N’importe quoi, vraiment ! Ils sont prêts à dire n’importe quoi pour me désobliger. Que leur ai-je donc fait ? Comme si c’était un péché de jouer au casino. Comme si une vieille femme seule, sans autres consolations, ne pouvait pas s’amuser un peu. Surtout que j’ai gagné au casino, à plusieurs reprises. Les gens que je connais m’aiment bien. La dame qui vient faire le ménage par exemple. Nous nous entendons bien. Elle passe deux fois par semaine, elle a toujours l’air contente de venir me voir. J’ai aussi une vieille amie, nous nous connaissons depuis des années. Elle boit beaucoup la pauvre, elle est bien mal en point. Moi, je ne bois pas. Je ne comprends vraiment pas ce que mes enfants ont contre moi. Mais je préfère ne pas les voir. Les visites finissent toujours mal, on ne peut pas discuter sans que la discussion tourne à la dispute. Ils se moquent de moi. Ils ne savent pas ce que c’est que d’aimer. Moi, je crois que c’est l’amour qui est important, rien d’autre. Très peu de gens comprennent cette vérité primordiale. Lorsque je réfléchis, je me dis que presque personne ne comprend cela, parmi tous les gens que je connais. En tout cas personne parmi mes proches. Ils croient tous que je suis ridicule, une vieille femme ridicule, qui radote. Je ne comprends toujours pas pourquoi mon mari m’a abandonné. Il était malade.
Ce qu’il me plaît J’aime faire plaisir. À moi et aux autres. J’ai toujours été comme cela. Mon mari ne supportait pas : il disait que l’argent me filait entre les doigts. Ma fille me dit que je cherche juste à me faire aimer en faisant des cadeaux. Elle profite de tout pour me critiquer. J’aurais préféré qu’elle n’apprenne pas que la banque m’avait fait interdire de chéquier. Du coup, elle dit que je vais me retrouver à la rue, elle me menace de me faire mettre sous curatelle. Les autres sont d’accord avec elle, bien entendu. La vérité est qu’ils ne sont pas contents, parce que je ne vais rien leur laisser de ce qui venait de leurs grands-parents. Ça, ils ne le digèrent pas. Tant pis pour eux. De toute façon ça m’appartient, c’est à moi, je suis libre, j’en fais ce que j’en veux. J’ai assez souffert dans mon existence ; j’ai bien le droit de faire ce qui me plaît maintenant. Ce n’est pas facile de vieillir. Encore, je ne me plains pas trop : il y a pire. Moi, je crois que j’ai mené une bonne vie. J’ai assez de ressources en moi pour être heureuse ; j’ai la providence avec moi. Comme j’ai coupé les ponts, je suis tranquille, personne pour m’embêter. Mais c’est sûr que parfois je préfèrerais voir mes petits-enfants.
J’avais rencontré Madame G… lors d’un séjour que je fis en 19…, il y a de très nombreuses années, au centre de cure de P… Je tairai les noms, ainsi que la date et le lieu, car l’histoire dont je parle ayant défrayé la chronique à l’époque, il serait très facile d’en retrouver les protagonistes ; or, cette affaire entraînant des répercussions jusqu’à aujourd’hui à travers de sombres intrigues familiales, je ne voudrais pas prendre la responsabilité des conséquences éventuelles que ma narration pourrait provoquer. Je voudrais ici simplement conjurer le psychisme malsain de cette triste aventure, et non pas livrer des révélations, responsabilité que je laisse le soin à la presse qui en a fait sa vocation et son gagne-pain. De plus, je considère que, parfois, certaines injustices valent mieux qu’une vérité dont la lumière violente et aveugle ne ferait qu’éclairer des recoins, tant de la société que de l’âme de l’homme, dont la nature gagnerait à rester cachée. Une lente et patiente observation du genre humain, curiosité que je cultive depuis maintenant de longues années, m’a enseigné qu’il n’y a de pires cachottiers aux secrets inavouables que ceux qui proclament de tous côtés, avec la plus grande sincérité, exposer la plus radicale vérité. C’est là un exemple typique de ces contradictions que la vie nous enseigne, à tel point que l’on ne peut éviter de conclure que ces antinomies font partie du monde, ou sont même la nature intrinsèque des choses, car l’apparence entretient avec l’être des rapports beaucoup plus profonds et complexes qu’on voudrait bien souvent le croire…
Ainsi le désir et la réalité forment un couple fort insolite. Par exemple l’alcoolique désire faire boire les autres afin qu’ils l’imitent, et le bavard, lui, au contraire, même entre deux respirations, n’envisage pas de laisser quiconque parler. Cela tient du caractère propre de leurs vices respectifs, et il serait illusoire de juger sur l’apparence en qualifiant l’un de généreux donateur et l’autre d’éducateur dévoué. Les mots manifestant le vouloir se jouent souvent de nous, comme le toréador se rit du taureau, pauvre animal médusé de ne rencontrer que le vide devant ses cornes acérées ; il était pourtant si confiant… Je peux dire que je ne compris jamais Voltaire avant d’avoir saisi cela. J’avais très jeune été frappé par l’apparence si véridique et si sincère de sa critique sociale. Comme beaucoup de lecteurs, je me laissais tenter par cette pensée acerbe et polémique, bien qu’un certain embarras inconscient retînt toujours un peu mon ardeur. Je devais réaliser plus tard la véritable nature de ce cynisme vantard où il trempait son esprit et sa plume, en découvrant les pages dithyrambiques qu’il écrivit sur le « Grand Siècle », sur Louis XIV, sur cette époque de pompe et de faste arbitraires. Cette admiration si malsaine devenait pour moi la preuve que l’homme prétendant au plus total refus de tout, critiquant sans relâche, particulièrement tout ce qui tenterait de fonder un quelconque idéal, finit toujours, s’il n’a pas commencé par là, par s’accrocher aux pires aberrations. Derrière la suspicion se cache toujours un suspect…
Si j’étais particulièrement sensible aux contradictions inhérentes à chaque individu, le principe général n’ayant aucun intérêt en soi, cela était sans doute dû à mon propre cas. J’étais, déjà enfant, de constitution relativement forte, et même robuste, d’une taille bien au-dessus de la moyenne ; mon ample carrure m’avait naturellement amené à pratiquer rapidement de nombreux sports, d’autant plus que mon esprit était de lui-même assez porté vers l’idée d’accomplissement de soi. Mais cette nature conquérante qui était la mienne fut minée au détour de l’adolescence par la révélation d’une faille profonde : je devenais gravement asmathique. Cette maladie a ceci de fascinant — j’avais longuement médité sur la question —, qu’elle plonge ses racines dans les profondeurs du psychisme, car elle manifeste des symptômes très particuliers chez ceux qui en sont atteints. Aucune autre maladie sans doute, par ces crises aiguës qu’elle provoque, ne procure autant l’impression certaine que l’on est en train de mourir. Qu’y a-t-il de plus immédiat, quelle perception ou sentiment est plus intime à l’être même de la vie, que notre souffle, que cette respiration, le seul mouvement absolument contigu à l’existence, l’unique dont nous ne pouvons jamais avoir conscience qu’il s’arrête parce qu’alors la conscience ne serait plus. Quand l’esprit désire se vider de toutes choses, quand il souhaite s’abstraire même du temps, il ne lui reste que cette unique horloge, cet unique balancier soumis à sa volonté dont il ne peut pourtant se débarrasser, qu’il ne peut arrêter que très temporairement et au prix d’un considérable effort ; ce mouvement lent, plus ou moins régulier mais vital, fait pénétrer en nous le monde environnant pour en aspirer sa substance, nous liant ainsi inexorablement à ce que nous ne sommes pas… Je n’avais guère pu comprendre pourquoi Aristote n’avait jamais voulu unifier ces deux fonctions de l’âme, forme de la vie, que sont la connaissance et l’animation. N’y a-t-il pas une profonde communauté de principe entre la connaissance, cette représentation en nous du monde qui constitue par là notre être en son lieu, et la respiration, ce sentiment primitif de la vie, cette conscience immédiate de l’altérité, ce premier mouvement d’osmose entre le soi et le non-soi, cette prérogative de notre être, ce mouvement instinctif qui nous fait ouvrir tout grand la bouche avant même de connaître la faim ? Aussi n’y a-t-il rien de plus angoissant, de plus terrifiant, que cette expérience horrible, soudaine, de ne presque plus respirer, ou de ne plus respirer du tout… Est-ce alors notre corps qui refuse le monde, ou est-ce le monde qui se refuse à nous ? L’esprit, interloqué, voit peu à peu son corps en train de se recroqueviller sur lui-même, et ressent toute la douleur que peut vivre la feuille détachée de son arbre, en train de se dessécher lentement, de se ratatiner, et de mourir. Notre corps, en son refus de respirer, se contorsionne avec de violents spasmes, rejetant la vie comme il le ferait d’une greffe incompatible avec sa nature ; l’esprit assiste, impuissant, à l’horreur de contempler son être bientôt cyanosé. Blessée en son fondement par cette usante maladie, notre volonté devra s’habituer à ce que le moindre effort, toujours trop coûteux, ne puisse plus être exigé… Au fur et à mesure des années, ces crises, d’abord épisodiques et bénignes, devinrent si fréquentes et si fortes que, malgré les multiples et vains traitements que je subis, je développai un caractère cliniquement pathologique. Étant sujet aux variations d’humeur les plus soudaines, les excitations les plus fortes s’ensuivaient tout aussi rapidement que systématiquement des dépressions les plus violentes, où j’en arrivais à ne plus souhaiter que l’anéantissement de mon propre être ; heureusement, ces états me plongeant dans une totale prostration, je ne pouvais passer aux actes, ne sachant que désespérer et attendre. Ces moments devinrent ceux où commencèrent à jaillir en moi les attentes les plus étranges. La forme que prenaient souvent ces désirs inquiétants était par exemple l’idée que mon âme pût se séparer de mon corps, et fût l’étincelle retournant à son feu originel. J’ajoute qu’avec cette maladie avait grandi en moi une certaine soif de mysticisme ; je désirais accorder à mon esprit l’absolu, cette éternité qui bien évidemment était refusée à mon corps. Le sentiment de mortalité, de finitude, est peut-être ce que l’on peut accepter au crépuscule de l’existence, après une vie bien remplie, quand la fatigue vous emplit les membres. Sans doute alors arrive-t-on à l’accepter comme un légitime aboutissement, mais, dans l’élan de la jeunesse, cette pensée ne saurait être admise et encore moins conçue. Elle y provoque au contraire un vif sentiment d’injustice et d’arbitraire, comme chez l’enfant que l’on oblige à se coucher au moment précis où il commence à s’amuser… Cependant, cette confrontation entre la mort et la fougue de la jeunesse exacerbait au plus haut point la nervosité de mon imagination, tout en accentuant l’instabilité de mon caractère. J’avais entrepris une carrière d’ingénieur, après avoir, malgré cette fièvre quarte qui me rongeait, réussi avec un certain succès mes études. Ma vie professionnelle devait être très prometteuse, si ce n’était justement cette grande irrégularité dans ma motivation pour un travail qui correspondait, hélas, à mon côté rationaliste, à cette partie de mon tempérament restée très calculatrice, méthodique et soigneuse. Avec la nature fantasque qui croissait en moi à cause de la maladie, elle se trouvait de plus en plus réduite à la portion congrue. Mon sens de la proportion, de la nuance, de la mesure, cédait peu à peu le terrain à la passion de l’extrême, à une soif de la démesure et de l’outrance. Comme pour M. Hyde, l’effet de la potion commençait à s’intégrer à mon être, je devenais pour toujours le Dr Jekyll, ma métamorphose avait atteint son point de non-retour… Mon caractère devenait de plus en plus incompatible avec cette activité minutieuse qui me paraissait acquérir, au fur et à mesure que le mal gagnait du terrain, la fadeur écœurante de la quotidienneté et du certain. Je devenais complètement allergique à quoi que ce soit qui ne satisfaisait pas un besoin constant d’exaltation, et me désintéressais de tout ce qui n’atteignait pas l’intensité émotionnelle de mes plus noires pensées. Cet état de choses se dégradant, les médecins n’envisagèrent plus d’autre solution que de m’envoyer dans un établissement de cure, pensant que l’air vif et le ciel bleu des montagnes restaient la seule possibilité de me guérir, ou du moins d’atténuer ces excès de mon tempérament.
Je partis pour la montagne, et m’installai dans une de ces nombreuses résidences toutes blanches qui entourent les thermes des villes d’eau. Rapidement, je ressentis un certain bonheur, une certaine plénitude dans ma nouvelle situation. N’avoir d’autres soucis que lire, étudier, écrire, et me promener, avec pour seule responsabilité d’obéir à la routine des soins, qui consistait à boire mon verre d’eau et à prendre mes bains de vapeurs… Cet état me procurait la plus douillette satisfaction. Je pouvais enfin librement consacrer toute mon énergie mentale aux problèmes qui me préoccupaient et dont le thème commun résidait en tout ce qui détenait un quelconque rapport avec l’infini. Seulement en ce dépassement perpétuel de la notion de limite, aussi impossible fût-il, et sans doute pour cette raison-là, l’âme pouvait trouver le repos convenant à sa nature propre, me semblait-il…
Le lecteur réalisera que j’étais dans un état d’esprit tout à fait propice à être attiré, séduit, dès notre première rencontre, par Madame G… Cette dame avait l’âge de ce que je nomme la vieillesse puissante. J’appelle ainsi ces quelques années, plus ou moins nombreuses selon les personnes, celles de la sagesse, tant que l’âge n’a pas encore commis ses ravages débilitants particulièrement au niveau physique, bien que la vieillesse, en ce qu’elle est une réalité, même si la mode est de l’ignorer et de la mépriser pour des raisons perverses — il n’y a que les situations de profonde dépression culturelle pour ainsi glorifier démesurément la jeunesse —, ait bel et bien commencé. Cette vieillesse puissante apporte un mélange d’expérience et de force qui demeure une période très particulière dans la vie de l’être humain, une espèce de chant du cygne de la vie active, avant que le quotidien ne bascule, faute d’énergie, en une vie plutôt contemplative et distante. L’intensité et la durée de cette période dépendent généralement de la capacité que peut détenir une personne pour mener parallèlement une vie laborieuse et une réflexion passionnée. Cet âge engendrait visiblement chez Madame G… une force très particulière, qui fascinait immédiatement, dès qu’on la rencontrait. Elle ne laissait guère indifférent, elle ne pouvait qu’attirer ou repousser énormément, car elle pouvait inspirer la crainte. Il n’était possible que de la remarquer, que ce fût pour la fuir ou pour l’admirer… Elle avait des yeux noirs et brillants, des cheveux gris bien séparés au sommet de la tête, très bouclés, qui venaient tomber sur ses épaules, ou plutôt vaguement s’y poser. Ils ressemblaient aux fils rigides et bouclés d’une paille de fer, à tel point que l’on n’aurait pas été surpris d’y apercevoir des étincelles d’électricité statique. D’ailleurs, tout était sec en elle : ses traits, tant son nez que sa bouche, ses membres anguleux, ses mains aux doigts longs et mobiles, son dos légèrement voûté, ses épaules pointues, qu’elle réussissait à mouvoir indépendamment l’une de l’autre en une espèce de petit mouvement rotatif vers l’arrière, fort inquiétant, genre de spasme à l’allure incantatoire qui ponctuait de temps à autre ses paroles. Mais quand elle parlait et s’échauffait, toute sa sécheresse apparente tombait comme un voile, ses gestes savaient prendre alors une sorte de rondeur, ils hypnotisaient l’observateur par leur mouvement en traçant dans l’espace des courbes variées ; ses yeux brillaient encore plus profondément et plus violemment qu’avant, ses lèvres, sa bouche dessinaient un sourire étrange exprimant à la fois une forte tension et une jouissance extrême. En ces moments, elle donnait l’impression de savourer la vision qu’elle évoquait pour elle-même tout en s’adressant à son interlocuteur, ou peut-être était-ce le plaisir qu’elle ressentait à capturer l’esprit de l’auditeur qui la faisait ainsi palpiter… Jamais l’image évocatrice de ce que l’on retrouve dans l’idée du « mystère de la femme », remontant fort loin dans le subconscient humain et dans son histoire, celle qui avait inspiré tant de légendes et de contes fantastiques, ne m’avait autant frappé par sa réalité que durant la relation que je devais entretenir avec Madame G…
Plus que tout, ce qui lui attribuait un tel pouvoir de séduction demeurait le thème de prédilection animant ses discours et ses gestes : la mort. À bien y penser, seul ce sujet évoquait pour elle un quelconque intérêt. Elle s’avérait à ce propos intarissable, et d’autant plus avec moi que l’état d’esprit dans lequel je me complaisais à l’époque me rendait un auditeur assidu et très concentré, sinon complètement captif. Le souvenir le plus curieux que je garde de ces entretiens est que, si je devais me rappeler quelle image particulière la mort revêtait chez elle, ce serait assez bizarrement celle d’une personne vivante. Dans sa bouche, la mort ressemblait à un être humain, dans toute sa généralité, et surtout avec toute sa personnalité, avec toute son individualité. Ce que je veux souligner est que la mort était pour elle à la fois universelle et réelle, sinon nécessaire, incarnant aussi une sorte d’existence très spécifique, personnelle, et très différente pour chaque individu. Elle nous décrivait minutieusement les mille et une apparences physiques de la mort ; que ce soit le corps jaune et décharné de certains cancéreux, les os saillants sous une peau trop tendue, que ce soit le corps violacé et bouffi du cardiaque, que ce soit ces vieillards tout blancs et chenus qui meurent simplement d’usure et s’arrêtent comme la luge au bas de la pente, sans même s’en apercevoir, elle rendait aux morts par ses paroles toute la séduction qu’un simple regard, se détournant presque, aurait évidemment omis.
Elle se plaisait à dépeindre avec force détails les diverses positions du corps qu’avait figé la rigidité cadavérique : il y avait ceux qui attendaient la mort, sagement, les mains gentiment posées à plat le long de leur corps allongé, il y avait ceux aux membres tordus, aux gestes chaotiques, dont on pouvait dire qu’ils étaient morts de la terreur de mourir ; il y avait ceux aux poings serrés, au corps crispé, comme s’ils avaient tenté, impuissants, de retenir la vie qui s’enfuyait. Elle nous parlait aussi des visages des cadavres, ce dernier moment pris comme un instantané, l’ultime portrait, figé dans son vol, saisi en ce jugement dernier de l’individu qu’est la mort, là où l’homme ne peut plus mentir, pas plus aux autres qu’à lui-même, et d’ailleurs rares sont ceux pour qui les autres existent encore en cet instant précis, sauf en un rôle purement accessoire. Ce moment-là est celui qui ne ment plus car il ne reste plus rien à prétendre. Quelques secondes avant la mort, peut-être y a-t-il une petite place pour le semblant, pour l’autre, mais le dernier instant, lui, ne peut plus être qu’en et pour lui-même, selon l’expression de Hegel ; cette seconde de vérité ne peut souffrir rien de commun avec le malhabile geste de sortie de l’acteur inexpérimenté. Ainsi l’observateur attentif reconnaîtra, tour à tour, les visages souriants et béats de ceux qui se sentent délivrés, les visages aux yeux distendus emplis de la terrible douleur du muet, les visages durs de ceux qui croyaient que même la mort était négociable, les visages ébahis de ceux qui arrivent à la mort comme un martien sur terre — il se demande ce qu’il peut bien faire là —, et les visages grimaçants de ceux qui meurent en maudissant le monde afin de conjurer la mort. Madame G… avait développé toute une psychologie de la mort, et sa théorie postulait que si les hommes pouvaient se voir mourir, ils se découvriraient eux-mêmes en leur véritable humanité. Par conséquent il devenait nécessaire, afin de ne pas repousser sans cesse, jusqu’au moment où elle devenait inutile, cette soi-connaissance, de déjà mourir, petit à petit, un peu chaque jour, ponctuant de mort les moments de vie, afin de ne plus simplement voir la mort comme une fin de la vie. Voilà en quoi consistait sa contribution au bonheur de l’homme. La mort ne devait plus être la fin redoutée ; vie et mort ne devaient plus s’exclure et s’opposer ; la mort devait s’entrelacer intimement à la vie. Elle devait cesser de ne servir à rien, il fallait mettre fin à ce gaspillage inacceptable de l’être. Pour elle, vivre c’était mourir un peu, et mourir c’était vivre intensément…
J’avais rencontré Madame G… à la modeste librairie qui voisinait avec les thermes, où j’allais chaque jour, vers onze heures, acheter un journal de Paris que me réservait la libraire. Je ne dédaignais pas maintenir un petit aperçu permanent sur les événements du monde, de même que j’étais amusé de suivre les dernières productions littéraires d’une société pourtant tout aussi éloignée pour moi que les antipodes de ce monde. J’étais tombé en même temps qu’elle en arrêt devant un minuscule rayon de cette librairie, où quelques livres un peu surannés se battaient en duel sous une étiquette jaunie intitulée pompeusement : Philosophie-Sociologie-Esotérisme. Nous fîmes connaissance, et elle m’invita à venir prendre le thé à sa résidence, comme elle l’appelait, un charmant manoir entouré d’un parc, ainsi que je le découvris plus tard, qui faisait fonction de petit hospice et qu’elle avait baptisée : Le jardin de Nicajou. Elle me confia après un certain temps, sous le sceau du secret — elle brûlait en vérité de me le révéler — que le nom Nicajou désignait l’allégorie de la mort chez quelque peuple d’indiens nord-américains dont je ne me rappelle plus le nom. Elle ne souhaitait pas que cette confidence s’ébruite et que ses pensionnaires l’apprennent, craignant fortement que la plupart ne comprennent pas pourquoi ils étaient hébergés dans un endroit s’appelant le jardin de la mort. « Les vivants, répétait-elle toujours, sont si pleins de préjugés…» Je devais saisir pleinement le sens de cette remarque, apparemment incongrue, au fur et à mesure de la profonde relation intellectuelle et spirituelle que nous développâmes avec le temps, moi fasciné par elle, elle désireuse de rencontrer enfin une oreille pouvant appréhender l’ampleur d’un dessein qu’elle considérait comme grandiose et historique. J’ai abordé plus haut ses théories concernant l’intimité nécessaire entre la vie et la mort ; en fait, cette doctrine menait beaucoup plus loin : elle croyait véritablement que la mort devait être souhaitée la vie durant, condition indispensable pour réaliser sa pleine dimension et redonner sa véritable ampleur à la vie, lui rendant ce sens pénétrant et caché qu’elle avait depuis si longtemps oublié. La mort devenait la quête du « dé-déguisement », comme elle l’exprimait, cette reconquête de l’être sur lui-même…
Me prenant en confiance, Madame G… me laissa assister aux séances de psychothérapie qu’elle menait elle-même avec une majorité des pensionnaires de l’établissement. J’en fus d’ailleurs le seul témoin, puisqu’elle n’avait jamais toléré quiconque d’autre à ses côtés, pour la raison, comme elle me l’expliqua, que sa théorie et sa pratique, totalement révolutionnaires dans la pratique de la gérontologie, inaugurant une nouvelle ère, en demeuraient encore au stade expérimental, et elle ne voulait pas, pendant ses travaux de recherche et de mise au point, s’embarrasser de gens incapables de comprendre l’ampleur de son projet. Quant à moi, complètement captivé, assister à ses séances devint ma drogue quotidienne. Le principe général de sa thérapie était simple : rendre à la mort sa légitime valeur esthétique et morale, et pour cela amener le patient non pas à simplement accepter la mort, mais à la lui faire désirer. Curieusement, je le comprends seulement maintenant, avec une certaine distance. À l’époque, je l’avais intensément ressenti, toutefois je ne peux pas dire que je l’avais compris, ceci expliquant sans doute cela… Elle nous apprenait à aimer la mort, nous amenant à la désirer comme on désire la chose la plus belle au monde, celle sans laquelle on ne saurait plus vivre. En ces moments où elle arrivait plus particulièrement à nous faire vivre cette vision exaltante, je ne la reconnaissais plus ; tous ses traits, pourtant anguleux comme je l’ai déjà décrit, s’arrondissaient, ses yeux s’illuminaient d’une tendresse inaccoutumée, ses bras mouvants donnaient l’impression de nous caresser bien qu’elle ne touchât jamais personne, sa voix dure devenait envoûtante, et je me demande encore si cette mimique n’engendrait pas un effet d’hypnose sur le patient. En plus, elle avait généralement creusé le passé des malades, leurs croyances religieuses ou autres, et elle savait utiliser les images d’éternité, les descriptions d’états post-mortuaires puisées dans la mythologie et l’iconographie spécifique de chaque culture individuelle, choisissant celle dont ils avaient été imprégnés. Il est surprenant de découvrir à quel point les images les plus lointaines, les plus oubliées depuis la plus tendre enfance, même celles que notre conscience a répudiées, conservent une puissance d’action sur cette partie principale de notre cerveau que l’on nomme l’inconscient.
Sa connaissance des religions et de l’art me laissait aussi pantois et admiratif. En l’écoutant, je me souvenais à nouveau de Hegel, cet auteur qui m’avait tant séduit par sa glorification de la pensée qu’il avait transformée en absolu, quand il écrivait que l’art, contrairement au langage, est le concept sous sa forme propre, non pas traduit en forme étrangère à lui-même. En percevant la captivante harmonie du timbre de Madame G…, on n’entendait plus ses paroles, mais, attentif à sa douce melopée, on vivait intimement toute la beauté de la mort. Je réalisais enfin que le langage prend sa pleine dimension quand il induit l’émotion artistique, auquel cas il cesse d’être une simple imitation et devient l’idée elle-même, ce qu’elle est vraiment, nous la faisant être et non plus simplement comprendre. J’affirmerai que de cette manière, cette femme arrivait à induire chez le patient une relation totalement lascive avec la mort. Il fallait voir ces vieillards, tous aussi différents qu’ils soient, l’écouter avec le plus profond ravissement. Je me souviens encore que certains fermaient les yeux avec une inoubliable expression de béatitude, comme s’ils avaient tenu à mourir immédiatement dans cette extase. D’ailleurs, durant les quelques mois que je passais avec elle, plusieurs pensionnaires disparurent, rapidement remplacés par d’autres. Au bout de cette période, je fus affligé d’une grande langueur, ponctuée de crises de fébrilité aiguë, si bien que, très inquiet, mon médecin traitant me fit aliter. Je restais un bon mois allongé, sans pouvoir visiter mon amie. Au début, je perdis énormément de poids en peu de temps, à tel point que l’on craignît pour ma vie et que l’on me mît sous perfusion. Je devais cependant récupérer, grâce sans doute à ma robuste constitution. Dès que je reçus à nouveau l’autorisation de me lever et de sortir, ma première promenade me conduisit naturellement au Jardin de Nicajou. Je marchais péniblement le petit kilomètre m’en séparant, prenant de petites pauses régulières et forcées. Quelle ne fut pas ma surprise en arrivant là-bas d’apercevoir que dans le parc habituellement si calme et désert, régnait une fiévreuse activité. Plusieurs ambulances stationnaient dans la cour, et y montaient des pensionnaires avec tous leurs bagages. De nombreuses autres voitures faisaient d’ailleurs ressembler le parvis à un parking de supermarché. Des hommes en salopette blanche creusaient des trous par-ci par-là. Des policiers en uniforme traînaient leurs guêtres un peu partout, certains servant de factotum à l’entrée. Quand je tentai de pénétrer dans la résidence, ils m’emmenèrent dans une salle où ceux qui paraissaient être des inspecteurs avaient rassemblé quelques employés à qui ils posaient de nombreuses et répétitives questions. Nulle part je n’apercevais mon amie, et une atmosphère de fin du monde avait envahi la résidence. On m’interrogea longuement à propos de Madame G…, de mes relations avec elle, de tout ce que je pouvais savoir qui les « éclairerait », me dit-on, ce qui me fit sourire, car je me demandais comment ces fonctionnaires auraient pu saisir quoi que ce soit au problème. Je tentai cependant de répondre aux points de détail sur lesquels ils me questionnaient, tout en essayant de comprendre ce qui pouvait bien se passer. Devant mes interrogations, on me répondit sèchement que j’avais seulement à répondre et non à poser des questions. Vu mon état, on ne me garda pas longtemps, et on me ramena à mon hôtel, avec ordre de ne pas sortir de la commune sans autorisation.
Au fur et à mesure, je m’efforçais de me rendre compte de ce qui était réellement arrivé. Je ne voulais pas simplement m’en tenir à la version des journaux, toujours trop heureux d’imprimer du scandaleux, se nourrissant comme les bactéries de détritus humains, surtout par ici où il ne se passe jamais rien, à part la curiste qui se perd de temps à autre dans la montagne et pour qui on organise une battue générale. Je refusais d’admettre chez les journalistes un quelconque souci de vérité. Généralement, ils se placent au niveau du lecteur qui n’a envie que de saliver, faire monter son adrénaline, pleurer, bref, plus intéressé à activer ses fonctions physiologiques qu’à connaître la vérité des choses. Ce que l’on en a rapporté à l’époque était que Madame G… recevait des personnes âgées que leur famille envoyait avec le souci exprès de les voir disparaître sans trop tarder, pour de sombres histoires d’héritage. Ces décès étaient censés apparaître très naturels, et Madame G… touchait pour cela, semble-t-il, des sommes assez rondelettes. Une de ses employées, renvoyée pour vol, serait allée raconter à la gendarmerie, pour se venger, que des méthodes un peu expéditives auraient été utilisées par Madame G… avec des mourants trop récalcitrants, ce qui déclencha une instruction et l’arrestation de Madame G… Le « Jardin de Nicajou » fut fermé, le manoir vendu aux enchères, et je ne devais jamais revoir Madame G… Il paraît qu’elle se suicida en prison avant la fin de son procès. En apprenant cela, je me dis qu’au moins ses actes avaient été à la hauteur de son enseignement. Je restais quand même un peu embarrassé par toute cette histoire, ne sachant trop que penser, d’autant plus que l’affaire fut étouffée, et le procès interrompu à la mort de Madame G… J’en concluais que si les actes des hommes sont parfois étranges, l’explication qu’on leur donne l’est encore plus, quoique de loin le plus abscons soit certainement la motivation de ces actes, suivie de près par la perception que peuvent avoir les autres de ces motivations. De toute façon, je ne restai pas beaucoup plus longtemps en cure, et je regagnai la ville, où je repris bientôt mes obligations professionnelles…
http://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.png00ced95vinhttp://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2017/10/LOGO12-300x90.pngced95vin2017-11-17 10:34:312018-03-23 11:20:46L'ange de la mort
— Allez voir mon frère, à Sonora ! il sera très content de vous recevoir. Vous n’avez qu’à venir de ma part, et comme on dit chez nous, sa maison sera votre maison. Voilà pourquoi depuis deux jours et deux nuits je me trimballe d’un autocar à l’autre. Il faut préciser que j’ai préféré faire un détour pour pouvoir longer le Pacifique au lieu de me rendre directement à destination. J’aime ces cars mexicains. Ils ont une espèce d’atmosphère à eux, surtout quand ils roulent de nuit, que tout le monde s’endort, et qu’avec un peu de chance vous tombez sur quelqu’un qui a toutes sortes d’histoires à raconter à un étranger fort curieux. Durant ce genre de randonnées nocturnes, tout ce que l’on nous raconte prend alors une couleur très particulière. J’avais eu de la chance le premier soir, en partant de Guadalajara. Une vieille femme toute ridée était venue s’asseoir à côté de moi, et, trop contente de l’occasion, avec cet accent nasillard et traînant des gens de la région, m’avait raconté je ne sais plus combien de choses que je regrette maintenant de ne pas avoir notées. Ma vénérable voisine était un véritable recueil d’anecdotes. Dans la nuit, il n’y avait plus que la voix de la vieille, et les phares du car qui balayaient une route dont chaque mètre cachait un tournant, une colline, une descente, en cet interminable zigzag en trois dimensions que sont les routes mexicaines. Le chauffeur, imperturbable, ne cessait de tourner son volant dans toutes les directions, se contentant de se signer chaque fois qu’il passait devant une croix ou une église. Il y a ainsi des lieux où la piété est une solide réalité. Sur le tableau de bord du bus luisait une petite Vierge Marie de plastique bleu qui clignotait, s’allumant et s’éteignant tour à tour, ce qui lui donnait un air fort vivant de miracle permanent. Il y avait aussi un Jésus bénissant, la main levée, les cheveux longs et ondulés, le regard doux, de grands yeux bleus, un gros cœur bien rouge d’où sortaient des rayons dorés peints sur sa poitrine, mais lui restait en permanence illuminé. J’avais été étonné de découvrir ces véritables autels ambulants que sont les cabines des chauffeurs dans les cars mexicains ; c’était avant que je ne connaisse les routes mexicaines et le style de conduite locale. Avec le manque total de visibilité sur ces routes à deux voies étroites et tournicotantes que sont là-bas les principales artères de communication du pays, il faut admirer comment ces autocars doublent sans rien voir des voitures vieilles et poussives ; vivre cela induirait même un sceptique comme moi à vouloir faire son signe de croix à chaque instant. Ainsi, rien ne peut être de trop sur ces chapelles motorisées qui permettent sans doute de s’attirer les très souhaitables bonnes grâces du ciel. On réalise qu’il est des lieux où la providence n’est pas une simple illusion, elle est une nécessité. Celui qui m’avait envoyé dans cette expédition était un chauffeur de taxi que j’avais retenu une semaine afin de me faire visiter la ville et ses alentours. Rapidement nous étions devenus de grands amis, ce qui avait été facile dans la mesure où j’avais accepté de ne pas nier que le Mexique était le plus beau pays du monde, et où je n’avais pas discuté le prix du taxi. Le brave homme avait fort bien compris : je voulais tout voir et tout savoir à propos de ce pays qui me fascinait depuis toujours, et c’est pour cette raison qu’il m’avait envoyé chez son frère qui vivait sur une ejido, une sorte de coopérative agricole, depuis plusieurs années. — Mais attention, il a aussi son morceau de terre à lui ! m’assurait mon cicérone, très fier de son frère propriétaire terrien à qui ce lopin de terre conférait un statut très particulier. Grâce à la réforme agraire, on lui a donné de la terre, et il est parti s’installer là-bas il y a dix ans. Je suis allé le voir il y a trois ans. C’est très dur, mais il est chez lui. C’est ça qui est important ! Sans doute, cela devait l’être… Et tandis qu’il me racontait cela, je regardais le véhicule qui nous transportait, avec ses sièges défoncés dont les dossiers se seraient écroulés si une barre de métal transversale, soudée aux côtés, ne les avait maintenus en place. Le décor intérieur de ce taxi n’avait de comparable que le bruit infernal d’un moteur qui laissait derrière lui une non moins infernale traînée de fumée. Comme pour beaucoup de véhicules de cette ville, on se demandait comment il faisait pour rouler encore. Il devait exister ici des mécaniciens aux pouvoirs miraculeux, des doigts en or qui réussissaient à faire fonctionner n’importe quoi avec rien. Cette voiture, aussi bringuebalante soit-elle, était tout pour cet homme, et la dignité humaine me donna soudain l’impression de ne reposer parfois que sur trois bouts de ficelle et deux ressorts. Je ne sais pas si la foi transporte les montagnes, en tout cas la fierté doit sérieusement les ébranler… J’étais heureux de quitter la ville avant qu’arrivent Noël et le Jour de l’An. Malgré toute l’amitié que j’ai pour cet endroit et ses habitants, il y a une chose à laquelle je ne me ferai jamais : leur frénésie des pétards. Et quand on dit pétards, ce sont de véritables mortiers dont il est question, dont vous sentez à vingt mètres le souffle quand ils explosent. Ils ont aussi ces rouleaux de plusieurs centaines de pétards qu’ils appellent des mitraillettes, qui éclatent les uns après les autres à une folle cadence. Autant j’aime voir les hommes heureux, autant certaines formes d’éxubérance me sont dans leur excès plutôt pénibles. Je me demandais également s’il n’y avait pas un côté sordide à cette joie intempestive, quand on voyait les hommes s’y plonger avec une telle outrance ; n’était-ce pas pour oublier une réalité trop dure ? C’est une ivresse qui devait coûter cher à des gens déjà si appauvris. Je suis un amoureux de la sobriété, et de surcroît cette pratique me rappelait tellement la guerre ; je l’avais connue de trop près pour pouvoir en supporter tout simulacre, même éloigné. Alors me voilà, avalant des kilomètres et des kilomètres, roulant sur des routes chaotiques, à travers des paysages désertiques, apercevant à travers les vitres crasseuses du car des collines rouges ou jaunes aux contours abrupts. Des cactus surgissaient çà et là, levant les bras au ciel, en une espèce de prière éternelle, ou bien était-ce par étonnement, ou bien encore se dressaient-ils ainsi pour jeter aux rares nuages leur cri d’impuissance en leur demandant : comment peut-on de manière aussi cruelle avoir été planté là au milieu de nulle part? Dire que l’on arrive à en tirer la tequila, une boisson censée engendrer la gaîté. L’homme arrive vraiment à faire feu de tout bois ! je ne sais pas si cela veut dire que tout est bon pour lui, ou qu’il n’est pas difficile… De temps à autre, quelque coin où l’eau se montrait plus généreuse laissait pousser une végétation verte, dense et luxuriante comme seuls les tropiques savent le faire. Ici, les plantes, tellement envahissantes, ne donnent pas l’impression de pousser, mais d’éclater, comme un grain de maïs soufflé. Nous nous arrêtions de temps à autre dans des villages à l’air toujours si triste. À chaque fois nous y trouvions quelques enfants, quelques animaux, quelques paysans à la tête baissée. Toujours les mêmes scènes. Dans chaque village traînaient ces chiens efflanqués au pelage jaunâtre, très craintifs, qui n’appartiennent à personne ; on se demande comment ils survivent. Dans ces endroits où le superflu n’existe pas, l’homme ne peut pas se permettre d’adopter ces animaux qui ne produisent rien. Le matin du troisième jour, à peine le soleil levé nous arrivons à destination. C’est une petite ville toute blanche, aux rues tirées bien droites, à la règle et à l’équerre. On voit que l’espace n’est pas cher, ces rues feraient pâlir d’envie plus d’une de nos grandes villes modernes. Il existe différents genres de luxe ; il faut savoir en profiter quand ils sont là… Suivant les instructions données par celui qui m’avait envoyé en cette expédition, après le car il fallait prendre un taxi pour terminer le périple, ce qui ne devait pas me coûter grand-chose ; « quoique, méfiez-vous des taxis, avait ajouté mon cicérone chauffeur, il y en a de sérieux et d’autres qui le sont moins. » Je me risquai toutefois dans un taxi, et bientôt nous sortîmes de la petite ville blanche, avançant sur une route de poussière dont je n’arrivais même pas à distinguer les contours. Comment faisait mon chauffeur pour savoir où il allait? J’avais l’impression de rouler en plein milieu du désert. On dit que les marins voient les vagues tracer le chemin devant eux, c’était peut-être pareil ici. On pense toujours que pour voir les choses il n’y a qu’à ouvrir les yeux, mais une fois de plus je me rendais compte que pour voir il fallait apprendre… Mon chauffeur n’avait pas l’air de se poser beaucoup de questions à ce sujet. Il ne regardait pratiquement pas la soi-disant route, trop occupé à me dévisager et à m’interroger avec une grande curiosité, tentant de savoir ce que je pouvais bien vouloir faire dans ce trou perdu où je lui avais demandé de m’emmener. Peut-être pensait-il me faire rebrousser chemin en m’avertissant : — Vous savez, là-bas, ils n’ont même pas l’eau, ni l’électricité. Il parut très peiné du fait que cette révélation ne suscitait pas un grand intérêt de ma part. II me répéta cette information à trois reprises différentes, se disant que si je ne réagissais pas à de tels renseignements, c’était qu’étant étranger, je ne devais pas comprendre ce qu’il me disait. Il est vrai que mon espagnol n’était pas de premier ordre. Ne rencontrant guère de succès, il tenta ensuite de me vendre les mérites de la discothèque locale, où il y avait de l’action m’assurait-il. Il me vanta aussi un hôtel bien et pas cher où il y avait des douches, la télé couleur, dont il connaissait personnellement le patron. Mais comme les arguments habituels qu’il servait aux quelques rares étrangers de passage ne fonctionnaient pas, je le vis bientôt se résigner et se plonger dans une profonde méditation, qui dut l’amener à conclure que bien étranges sont les étrangers. Le silence religieux qui suivit son babillage ne fut plus entrecoupé que par des grognements occasionnels dont le son ressemblait vaguement à « gringo loco », ce qu’il ponctuait en remuant la tête et en soufflant de l’air par les narines. Sa méditation intempestive fut rapidement interrompue car nous arrivâmes à destination, comme je le déduisis d’après un panneau de bois planté en terre, où une main malhabile avait tracé au pinceau le nom du village. Cela se trouvait juste avant une vingtaine de petits cubes blancs éparpillés qui ressemblaient à des habitations : je voyais qu’ils étaient percés de petites ouvertures de la taille d’une porte. — Je vous laisse là ? me demanda une ultime fois mon chauffeur, comme pour me donner une dernière chance maintenant que j’avais vu où nous étions. Il prit le billet que je lui tendais et fit demi-tour sans rien ajouter de plus. Une dizaine d’enfants, attirés sans doute par le bruit du moteur, étaient arrivés en courant et m’observaient sans rien dire, les yeux tout écarquillés. Je sus que je devais être arrivé dans un endroit où ne viennent pas les touristes, car, à ma grande surprise, aucun de ces enfants ne me demanda de lui acheter quelques babioles, ni ne me quémanda de l’argent, ni même ne me proposa de porter ma valise en échange de quelque menue monnaie. Je leur annonçai le nom de mon futur hôte afin qu’ils m’indiquent sa maison, et toute la troupe se fit un plaisir de m’y accompagner dans la plus grande liesse. En tête du cortège, fier comme Artaban, menait celui qui, d’après ce que je compris plus tard, était le fils de mon hôte. Une fois que nous fûmes arrivés devant la porte, il appela son père qui sortit, et à qui je me présentai. Bien entendu, ce dernier n’avait pas reçu la lettre de son frère, mais une fois les explications faites, il me donna l’accolade, à la fois tout heureux d’accueillir un ami de son frère et très honoré de recevoir quelqu’un qui arrivait de si loin. Il me fit entrer dans la maison, un cube qui se contentait d’être séparé en deux, avec d’un côté la cuisine et de l’autre la chambre unique où tout le monde dormait. C’était plutôt sombre, aucune fenêtre ne laissant entrer la lumière. On m’expliqua plus tard que pour seule ouverture il n’y avait que la porte, autrement le sable rentrait trop dans la maison. Le maître de maison me fit asseoir à la table de la cuisine, poussant une femme assise à cette place, qui alla sans dire un mot s’asseoir par terre dans un coin. Il me servit un verre d’un infâme brûle-gueule que j’avalai malgré tout ; je ne pouvais refuser de trinquer, cela aurait été sans doute très mal pris. Il me dit que j’arrivais au bon moment car ils allaient justement manger. On me servit une assiette de gros haricots rouges, ainsi qu’une espèce de légume bouilli que je ne connaissais pas. J’avalai le tout, bien que ce ne fût pas très bon ; j’avais plutôt faim, ayant mangé assez frugalement pendant mes deux jours et deux nuits d’autocar. Ce modeste repas terminé, mon hôte m’annonça fièrement qu’il allait me faire visiter l’ejido, la coopérative. Il m’emmena d’abord derrière sa maison, vers un petit enclos où il élevait une quinzaine de chèvres. — C’est cette semaine qu’elles mettent bas ! m’annonça-t-il. En effet, deux chèvres se faisaient déjà téter par des nouveau-nés, tout branlants sur leurs frêles pattes. La plupart des autres femelles, au ventre très enflé, étaient visiblement prêtes à mettre bas. Dans un coin, il y en avait une en train de s’accroupir, et on vit quelque chose commencer à saillir sous elle. — Je vais aller l’aider, dit mon nouvel ami, et il enjamba la barrière afin d’aider la bique à donner naissance, devant mes yeux de citadin ébahi. En revenant il me dit avec orgueil : — À Pâques, nous mangerons le plus beau. C’est le moment de venir, ce sera la fête ! Il prit une mine gourmande et un regard prometteur pour m’annoncer cet événement. Mon sentiment d’émoi devant ces chevreaux nouveau-nés au milieu du désert, devant cette vie s’éveillant au milieu de presque rien, devant cette espèce de miracle renouvelé de la nature se produisant sous mes yeux, fut très choqué, se sentit dévoyé par cette promesse de bacchanale qui me parut presque criminelle. Enfin, je pouvais comprendre que dans le contexte, l’émotion étant souvent liée à ce qui nous arrive peu souvent, à l’inhabituel, nous n’avions pas les mêmes susceptibilités lui et moi. Il m’emmena ensuite faire le tour des différents petits cubes blancs, où je rencontrai tous ses compagnons de coopérative, des hommes plutôt chaleureux, assez bavards, extrêmement curieux d’apprendre toutes sortes de choses à propos de l’endroit d’où je venais. Ils restèrent très surpris de savoir que nous n’utilisions des haricots que très occasionnellement dans la cuisine, et que les meilleurs cuisiniers étaient des hommes. Ils furent très suspicieux quand je leur affirmai que c’était également le cas chez eux dans les grandes villes. Nous abordâmes aussi de nombreux autres sujets prêtant beaucoup moins à la controverse. Ils me racontèrent avec humour toutes les difficultés de cette vie d’isolement qu’ils menaient. Je fus surpris de les entendre en rire ainsi. Leur dernière aventure était l’installation d’une énorme pompe alimentée par un générateur de puissance, censée aller chercher l’eau à plus de cent mètres sous le sol. Toutes les économies engrangées difficilement depuis plusieurs années étaient passées dans cet investissement, et en plus ils avaient dû emprunter. L’opération réussit. Quand l’eau commença à jaillir du sol, ce fut la fête, la liesse générale. Ils étaient sauvés. Au bout d’un an, ils furent catastrophés. Ils venaient de se rendre compte que l’eau douce utilisée pour tous leurs besoins, vidant les nappes phréatiques, était peu à peu remplacée dans le sous-sol par l’eau venant de la mer. Quand ils virent que l’eau qui coulait de la pompe était désormais salée, ce fut la consternation. Ils rendirent tout l’équipement pour tenter de payer les dettes qu’ils avaient accumulées, mais ce fut loin du compte. L’un d’entre eux lâcha à la fin de l’histoire une boutade : — Dommage qu’on ait abandonné, les légumes auraient pu pousser déjà salés… Ayant fini notre petite tournée, devenant un peu plus familier avec mon hôte, je lui posai enfin la question qui me brûlait les lèvres depuis quelque temps. — Mais finalement, pourquoi êtes-vous venus vous installer ici ? Il n’y a rien ! C’est le désert ! Et il n’y a ni eau ni électricité. Que pouvez-vous bien faire ici ? Qu’espérez-vous d’un tel endroit ? m’exclamai-je en tentant de nuancer un tantinet mes paroles, afin de ne pas heurter sa sensibilité. Il esquissa un mystérieux petit sourire, hochant légèrement la tête avec l’air inspiré de celui qui sait, de celui qui a vu. Il me posa la main sur l’épaule, prit un air empreint de commisération, presque protecteur, me serra un peu le bras, et me confia : — Je ne vous dis rien, mais demain matin, vous verrez ! Puis, comme si rien ne s’était passé, nous restâmes le reste de la journée avec les chèvres dont au moins quatre mirent bas avant la nuit. Après, nous retournâmes à la maison, où l’on nous servit les mêmes haricots et les mêmes drôles de légumes bouillis, que je mangeai cette fois avec moins d’entrain. Cela fit prononcer à la femme de mon hôte les premiers mots qu’elle m’eut encore adressés : — Vous ne mangez pas ! Vous n’aimez pas les haricots ? Le lendemain matin, il faisait encore fort sombre quand mon hôte vint me réveiller en secouant mon épaule endolorie de cette demi-nuit couché par terre. On m’avait réservé la pièce cuisine pour moi tout seul, avec deux couvertures posées sur le sol, et deux autres pour me protéger du froid, mais j’avais pourtant souffert de ce matelas très dur et de cette nuit glaciale. — Allons-y. Nous sortîmes dehors où régnait une profonde obscurité, et nous approchâmes d’un vieux camion à ridelles qui, bien que l’on distinguât encore très mal, me parut avoir atteint un âge canonique. — C’est le camion de la coopérative, annonça-t-il fièrement. Nous roulâmes trois heures, toujours dans le désert, rien que du désert. À perte de vue, ce n’étaient que de petites collines, du sable et des cactus. Le lever du soleil sur ce panorama fut magnifique, et cette indescriptible demi-teinte qui emplit rapidement tout l’horizon devait rester une des plus belles images de toute ma vie. Je m’extasiai ; mon chauffeur parla très peu. Pendant tout le voyage il ne cessa d’arborer son mystérieux sourire. Son esprit était ailleurs, il nous précédait. Au bout de ce temps assez long, nous nous arrêtâmes en une zone plutôt plate, et il vint se garer derrière un monticule de terre visiblement érigé par des hommes. — Venez voir! m’ordonna-t-il. Nous descendîmes de voiture, grimpâmes sur le monticule ; quelle ne fut pas ma surprise ! Creusée au beau milieu du désert, juste sous mes pieds, apparaissait devant moi une énorme tranchée. Elle devait bien faire vingt mètres de large et un kilomètre de long. Mon guide étendit le bras, et traçant dans les airs un ample mouvement circulaire en vue de me faire embrasser de la vue tout ce panorama, il me dit simplement : — Voilà !… Il rayonnait. La couleur de son visage en avait changé. Après un long silence admiratif, il ajouta : — Bientôt, grâce à ce canal, on ne reconnaîtra plus l’endroit où nous vivons. Ce sera le paradis ! Il m’expliqua ensuite que cette énorme tranchée faisait partie intégrante d’un système de canaux qui amènerait l’eau en traversant plusieurs centaines de kilomètres, si bien que toutes les zones ainsi parcourues en seraient bouleversées. — Car où il y a l’eau, il y a la vie… conclut-il doctement, avec toujours ce même sourire. Il était radieux. Il me nomma tous les endroits où avaient ainsi été creusés des bouts de tranchée, et bien que je ne fusse pas très calé sur la géographie du pays, il me sembla qu’il manquait de grands bouts à ce fameux canal. Mais je ne rétorquai rien. Il était trop heureux. Je lui demandai simplement depuis quand ce bout de canal avait été creusé, car la terre du monticule me semblait bien tassée, on y voyait même quelques profondes rigoles, de celles creusées par les fortes pluies tropicales. Il répondit très évasivement en tournant la tête, si bien que je ne compris pas vraiment la réponse ; je n’osai pourtant pas la lui faire répéter. J’appris plus tard que ce bout de canal avait été creusé plus de dix ans auparavant, avant même que ces familles ne s’installent par ici. Cette grosse tranchée était devenue pour tous la preuve flagrante que l’eau arriverait bientôt jusque là, transformant complètement la face de ce territoire. C’est pour cela qu’ils avaient immigré ici. Depuis, lui et tous les autres attendent l’eau ; ils attendent que les travaux se terminent. Ils attendent comme on sait attendre dans cette partie du monde, avec tout le peu d’étonnement de voir que le temps est quelque chose de si irréel et tellement fantaisiste. Alors, bien sûr, on ne vit pas de cette attente, mais on vit comme on peut, et on attend un peu. Ceci n’empêche pas l’espoir, lui, d’être si présent et si réel. Et mon ami, comme tous les autres, se disait qu’il avait bien fait de venir s’installer ici. Le retour fut aussi silencieux que l’aller, pour des raisons différentes. Mon ami avait perdu toute la verve de ses explications. Il avait le regard paisible de ceux que la vision des sens a confirmé dans leur foi : il y avait bel et bien quelque chose que l’on pouvait voir, du tangible, une preuve irréfutable de la vérité, et cette vision, cette certitude tactile, boutait toute ombre de doute hors de la pensée. Je n’ouvris pas la bouche, ne lui posai aucune question, mais il me répondit quand même : — Vous verrez un jour… Une fois de retour, il ne descendit pas tout de suite de voiture. Comprenant qu’il voulait me parler, j’attendis aussi, un peu gêné de mes propres pensées, trop grossièrement évidentes. Finalement il se décida à ouvrir la bouche, et prononça lentement, avec une extrême gravité : — Je vais vous raconter quelque chose. Quand j’étais plus jeune, j’aimais beaucoup aller à l’église. Ce que j’y aimais plus que tout, c’était chaque année le grand événement de la procession de la vierge. Alors là, c’était vraiment la fête. Il y avait de la musique, des chants, des pétards, et on buvait, on dansait, on s’amusait et tout le monde était heureux. Le moment le plus important de cette journée, c’était le matin, le grand défilé, avec en tête le chariot qui portait la statue de la vierge, toute habillée de dentelle blanche cousue de fils d’or et d’argent. C’était la plus belle vierge de Guadalupe que vous n’ayiez jamais vue. Et moi, j’étais un de ceux qui portaient sur leurs épaules les tréteaux où était posée la vierge. J’étais vraiment très fier, chaque année, ce jour-là de défiler ainsi devant toute la ville. Nul n’était alors plus heureux que moi. À ce moment-là, j’étais presque comme le fils de la Vierge. Or, une année, pendant que j’avais les deux mains occupées à porter la Madone, et que toute une foule grouillait autour de nous, nous bousculant parfois un peu, quelqu’un vola dans les poches de ma veste l’argent que j’avais économisé pour cette fête. Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point j’étais furieux. J’en voulus à tout le monde, et même à la Vierge. Je l’injuriai, l’accusant de ne pas m’avoir protégé au moment précis où moi, j’étais en train de la porter. Après cela, pendant cinq ans, je ne mis plus les pieds une seule fois dans une église. Mais un beau jour, réfléchissant à tout cela, je me dis à moi-même : « Et si la vierge avait agi ainsi pour voir si tu l’aimais vraiment ? » Vous savez, ce jour-là, j’ai eu honte, j’ai eu honte de moi, j’ai eu vraiment honte. J’étais tout seul, et pourtant je sentis une grande rougeur monter à mes joues. Dès le lendemain matin je me précipitai à l’église ; je priai longuement à genoux pour demander pardon à notre Sainte-Mère, et je lui offris cinq cierges, les plus gros qu’il y avait, un par année où je n’étais venu ni la voir ni la porter… Le mois suivant, j’étais de retour chez moi. Je rendis visite à un de mes amis fort au fait des projets de développement dans le Tiers-monde. Je lui demandai s’il était au courant de mon fameux projet d’irrigation. Il eut un petit rire, et me répondit : — Ah ce truc-là ! C’est l’éléphant blanc ! Ça devait faire la révolution là-bas. Mais voilà au moins dix ans que le projet a été abandonné, et qu’ils ont arrêté de creuser. La Banque Mondiale avait fait un rapport démontrant que ce projet reviendrait trop cher, et qu’il ne valait pas la peine de le financer. J’ai eu des nouvelles de mon ami mexicain deux ans plus tard, quand je suis retourné là-bas. Il vit désormais dans la capitale, chez son frère. Il conduit aussi le taxi. Un le conduit le jour, et l’autre la nuit…
À maintes reprises, j’ai voulu raconter cette histoire ; or à chaque fois, par quelque remords aux calculs étranges, ma main se paralysait, mon bras ne savait plus m’obéir. Pourtant, il fallait qu’un jour ces événements qui troublèrent toute ma vie soient connus, afin que mon existence n’ait pas été vaine ; mais il est de ces découvertes, de ces connaissances, de ces révélations, qui s’avèrent si dévastatrices qu’elles ne laissent aucune parcelle de notre conscience intacte. Aussi, je frémissais à l’idée de léguer ce fardeau à quelque lecteur un peu trop curieux, qui lirait ces lignes par inadvertance, et ne se rendrait compte de leur effet que plus tard, trop tard, en réalisant, impuissant, l’effet terrible de ces quelques phrases sur ses réflexions et gestes quotidiens. Néanmoins pouvais-je prendre la responsabilité de celer au monde ce qu’un auteur inconnu m’avait fait découvrir? L’ignorance n’est-elle pas un tribut beaucoup trop lourd à payer au bonheur, le plus complet soit-il, en admettant qu’une félicité dépourvue de toute ombre soit pour l’homme un état concevable ? Voilà pourquoi, au crépuscule de ma vie, lorsque loin d’avoir résolu ce dilemme, la mort dans l’âme, je me résolus à coucher ces pensées, je pris comme alibi, pour atténuer les appréhensions de ma conscience, l’argument que, comme pour une bouteille jetée à l’eau par le naufragé, le hasard se chargerait, avec son index vacillant, de désigner le nouveau dépositaire de ce savoir. Le lecteur me pardonnera cette lâcheté que s’accorde un homme à qui reste peu de temps à vivre, et qui verra venir la mort comme une douce délivrance…
Vers le terme de mon enfance, à l’orée de l’adolescence, à cet âge où l’on émerge des limbes de l’amour parental pour pénétrer peu à peu un monde qui révèle l’immensité de son existence, je découvris un grand et beau livre dans le grenier de ma grand-mère. Étant devenu orphelin très jeune, ma curiosité, par la force des choses, s’était développée assez rapidement, avec toute l’intensité presque maladive qui accompagne les transformations prématurées. Je vivais seul avec ma grand-mère, une douce et brave femme qui m’avait recueilli à la mort de mes parents. Je fus donc fasciné le jour où, dans le grenier, en fouillant des coffres remplis de vieilleries poussiéreuses, je mis la main sur un livre, une ancienne édition à la couverture épaisse, d’un bleu et or tout défraîchi, un de ces livres emplis de gravures à la pointe comme cela se pratiquait à l’époque. Le titre n’en était pas moins attirant que l’apparence, il s’intitulait : Les secrets de l’histoire.
Ici, avant de continuer ma propre biographie, je dois tenter de vous raconter à peu près ce que je trouvai en ce livre, en cette exploration qui devait perturber ma conscience naissante. Il me faut conter cela de mémoire, car j’ai depuis longtemps, à travers mes multiples pérégrinations, égaré cet ouvrage ; mais mon esprit est de toute façon devenu le dépositaire vivant de l’essentiel de son contenu. Cette histoire très particulière s’intitulait Caïn. L’écrivain avait eu comme dessein de rapporter la véritable histoire de Caïn, prétendant que l’on avait altéré la vérité au cours des siècles afin de ne pas trop effrayer les hommes. Toute la vie de cet homme avait consisté en une longue et pénible quête pour découvrir et révéler la vérité à ce sujet. Au cours de ses recherches, il avait mis la main sur de vieux grimoires traitant de la question. Leurs auteurs, dépositaires d’une antique tradition d’initiés, tenaient à ce que la vérité ne disparaisse pas, même si elle restait exclusivement l’apanage d’un nombre restreint d’esprits éclairés désignés par le sort. Philon d’Alexandrie, nous relatait le livre — la seule évocation de ce nom, le simple fait de prononcer ces quelques syllabes, emplissait déjà mon imagination de toute une saveur particulière —, Philon d’Alexandrie est un des plus anciens sages à nous révéler que Caïn n’est jamais mort, car il a, pour châtiment du meurtre de son frère Abel, été condamné à l’errance, à la fuite, à l’exil perpétuel, à une mort sans fin. Caïn n’a jamais disparu, il erre depuis le début, et pour longtemps, à travers le monde…
Une fois divulgué ce secret chargé d’implications bouleversantes, une grave question était alors soulevée : n’existait-il pas fondamentalement une injustice dans cette histoire ? Si Abel était resté confiant et amoureux de Dieu, contrairement à Caïn qui avait défié son Seigneur, c’est parce que Abel se savait mortel, et vivait en sachant qu’un jour il retournerait au sein de son Créateur, alors que Caïn se savait immortel par le hasard des choses, et se voyait, lui, condamné pour toujours à se nourrir à la sueur de son front sans jamais pouvoir contempler la face de Dieu. Il était facile pour Abel de rester calme et pacifique ; il se contentait de récolter ce que la nature offrait, faisait paître ses brebis, et remerciait chaque jour pour sa bonté la généreuse Cause de toute chose, tandis que Caïn, le cœur plein de rage, devait travailler sans relâche à transformer la nature par son ardeur et son industrie afin de pouvoir vivre l’implacable éternité à laquelle il se voyait condamné. Voilà ce qui explique la jalousie qui dévorait Caïn, ce qui finit par l’aveugler au point qu’il en perdit foi en son créateur ; il en arriva à oublier que rien ne peut exister hors de la divine Providence. Il n’inclut même plus son propre être dans le tout-puissant dessein ; ne comprenant pas, il douta, et voulut refuser le rôle qui lui était imparti. Un jour, excédé devant ce qui lui semblait d’une cruelle partialité, il désira annihiler l’objet sur lequel se greffait sa rage, la forme qu’elle prenait à ses yeux, et il tua son frère Abel. Dans sa fureur, aveuglé de colère, Caïn ne vit pas qu’il se bornait par cet acte à commettre ce qui était prévu de toute éternité : il ne voulait plus voir cette différence qui le torturait, et pour l’éviter, il accomplit précisément ce en quoi consistait cette différence…
L’homme réalisait ainsi pleinement la contradiction de son être. Et, depuis cette époque lointaine, Caïn erre, sous toutes les formes il se terre ; dans tous les pays, à toutes les époques, sous toutes les fonctions et tous les déguisements, habité par l’angoisse du néant, il se cache. Il est celui qui, sachant qu’il ne peut pas mourir, voudrait mourir, mais hanté, depuis le meurtre d’Abel, par la peur de rencontrer son juge, il a peur de mourir, bien qu’il ne le puisse pas. Ainsi il se cache en cette immortalité qu’il haïssait tant. Il est le premier de ces hommes qui souhaitent ardemment la fin, car ils souffrent de la vie, tout en espérant que le dernier jour, celui où l’histoire nous juge, ne viendra jamais ; leur volonté et leur désir s’opposent à tout jamais, ils en condamnent Dieu. Caïn en devient celui qui veut tuer la vie elle-même, afin que ce don divin s’avère dénué de tout sens… Voilà ce que je trouvai dans ce livre au grenier. J’y découvris de surcroît que Caïn, devenu immortel, depuis la nuit des temps se cachait sous toutes les formes humaines. En apprenant cela mon sang ne fit qu’un seul tour : sans aucune hésitation je reconnus Caïn sous les traits du Monsieur qui habitait le sixième étage de notre immeuble. Déjà, avant d’avoir découvert ce livre, je l’avais trouvé très bizarre. Il était assez âgé, les cheveux poivre et sel tirés vers l’arrière de la tête, toujours vêtu de couleurs sombres et ternes, éternellement l’air d’être en deuil de lui-même. Quand il nous rencontrait, ma grand-mère et moi, il ne manquait jamais de nous saluer et de nous adresser quelques mots. Parfois il lançait tristement, sans que je saisisse trop pourquoi : — Ah! vous avez bien de la chance Madame Chaumont d’être à la retraite. C’est là que l’on commence vraiment à vivre !
Et il s’étendait d’une voix morne sur ces obligations qui rendent la vie beaucoup trop pénible. Je le suspectais sans encore en déterminer la raison ; aussi, dès que je lus ces pages accusatrices, je sus que Caïn, c’était lui ! Je me rappelle ces paroles qui nous avertissaient : Caïn avait vécu sous toutes les formes, depuis les origines de l’humanité, souvent sous les apparences auxquelles on pouvait le moins s’attendre. L’auteur provoquait à ce propos une terrifiante interrogation : quel grand conquérant responsable de la mort de millions d’hommes avait pu être Caïn, quel meurtrier à l’œil illuminé, quel chef cannibale avait pu lui prêter son aspect, et il mettait en garde le lecteur en ces termes : « Restez sur vos gardes ! il se cache toujours, sous les dehors les plus inattendus, prêt à agir, à surgir, patientant comme un papillon en sa chenille, n’attendant que son heure, sans se faire remarquer, avant de reprendre son envol dévastateur. Il est alors l’homme qui attend, car il est très vieux Caïn, et il a appris à attendre, vivant une attente sans fin, et il peut passer de longues années, tapi, guettant le moment propice, celui où il pourra perpétrer les actes que commande la rage inassouvie de celui qui est condamné à vivre. Caïn, c’est l’homme qui sans cesse attend, tout comme le fauve est toujours prêt à bondir. Il attend en espérant que le regard de Dieu se détournera suffisamment longtemps de lui, afin qu’il puisse vivre, dans le meurtre et la destruction ; en se vengeant ainsi, il sera vraiment lui-même. Caïn n’attend plus rien du temps, il guette l’instant… »
— Grand-mère, le Monsieur du sixième étage, c’est Caïn !
Je n’y tenais plus ! Il fallait que je révèle l’abominable secret à quelqu’un ! Je ne pouvais plus garder pour moi ce terrible savoir, d’autant plus terrible et pesant si je ne le divulguais pas ! Et je ne voyais personne d’autre que ma grand-mère susceptible de comprendre l’ampleur de ma découverte.
— Tu as fait tes devoirs? Tu vas encore attraper un zéro !…
Je croyais rêver! C’est tout ce qu’elle trouvait à répondre ! Je fus ce jour-là, et ce ne fut hélas pas le dernier, profondément déçu par ma grand-mère. Je reçus à cette occasion une leçon, car jamais plus je ne devais être heurté aussi durement, de plein fouet, par l’incompréhension entre les êtres, par l’aveuglement devant la vérité, par le recul devant le dévoilement du savoir. J’en conclus que la peur transforme profondément les grand-mères — y avait-il une autre explication plausible? — et sans doute les hommes en général. Quand même, dans cette attitude de ma grand-mère à moi, je ressentis une trahison, et je lui en voulus plusieurs jours.
Un peu plus tard, je retournai au livre, ce qui me permit de calmer ma douleur et d’atténuer ma déception. Je me rendis compte à ce moment-là de la profondeur de cet ouvrage : il avait prévu exactement ce qui m’était arrivé. « Les hommes ne te croiront pas, et quand tu parleras, même tes proches détourneront leur regard ! » écrivait l’auteur. Quelle sagacité ! Il décrivait dans ce passage comment les détenteurs de grandes vérités finissent toujours par remarquer un certain vide qui se forme autour d’eux. Je pensai alors à Madame Michaud, une amie de ma grand-mère : dès qu’elle approche, tout le monde s’enfuit, de peur qu’elle ne vienne raconter ses histoires. Ce n’est pas tellement qu’elle radote, elle a toujours de nouvelles histoires, mais ses histoires n’en finissent jamais. Et elle les débite invariablement sur un ton égal et monocorde, sans aucune pause ni ponctuation, comme si pendant une heure ou plus elle tricotait une phrase unique. Un jour où elle causait avec ma grand-mère dans l’escalier, tandis que je l’observais, je me suis demandé comment elle arrivait à respirer, puisqu’elle n’arrêtait pas une seule seconde de parler, toujours sur un rythme identique ; je fus très impressionné quand je me rendis compte qu’une fois lancée, elle n’avait pas besoin de respirer. Je tentai immédiatement de l’imiter, dès que je me retrouvai seul dans ma chambre, mais j’eus beau insister, je n’arrivai pas retenir mon souffle très longtemps. Je me consolais en concluant qu’à son âge elle devait s’être beaucoup entraînée, un peu comme ces grosses dames dans les opéras de ma grand-mère.
Madame Michaud détenait un intérêt certain dans l’affaire qui me préoccupait. On rapportait qu’elle connaissait tout sur tout le monde, et qu’elle savait même ce qu’elle ne savait pas, et même ce qui n’était pas vrai. Ma grand-mère disait qu’elle racontait n’importe quoi, mais je savais maintenant le genre de personne que ma grand-mère était réellement. Peut-être en effet que Mme Michaud détenait d’importants secrets qui se devaient d’être divulgués. On rapportait aussi que rien qu’à voir les vêtements étendus sur la corde à linge, elle pouvait deviner ce qui se passait chez les gens ! Elle savait ainsi des tas de choses… Si la robe bleue de Madame Marin était pendue : cette dernière s’était réconciliée avec son mari, et ils étaient sortis ensemble. Si on ne voyait pas les caleçons de Monsieur Léger : il était parti en voyage d’affaires ; si les caleçons étaient neufs : il avait une nouvelle maîtresse. Et si l’on apercevait un nouveau chemisier chez Mademoiselle Laviolette : celle-ci venait de trouver un nouvel emploi. Peut-être que Mme Michaud savait des choses sur le Monsieur du sixième étage…
Dès que cette idée géniale me traversa l’esprit, je courus immédiatement la trouver, décidé à être patient et à écouter attentivement tout ce qu’elle me raconterait, persuadé que c’était une épreuve dont je devais sortir vainqueur. Je montai à son appartement ; elle en fut ravie, personne ne la visitait jamais. Il paraît, d’après ma grand-mère, que ses neveux, ses seuls héritiers, l’avaient baptisée « la bouche à moteur », et qu’ils se rendaient chez elle le moins possible. Elle me reçut fort bien, m’affirma que j’étais un charmant garçon, et que je devenais un beau jeune homme. Ensuite, elle me demanda si j’avais envie d’une tasse de chocolat et de biscuits. Mes expériences récentes m’avaient enseigné à me méfier de tout et de tous, mais j’acceptai, malgré le danger ; je restai toutefois circonspect, car qui sait ? elle pouvait fort bien me verser subrepticement une étrange potion dans la nourriture. Une fois servi, je concentrai entièrement mon attention sur mes papilles gustatives en mâchouillant un petit coin du biscuit et en suçotant un peu de chocolat chaud, et ne trouvant ni à l’un, ni à l’autre, un goût suspect, j’enfournai le tout. Pendant ce temps, Madame Michaud me débitait tout sur sa famille, ses voisins, les voisins de sa famille, la famille de ses voisins, etc. Je crois que je m’endormis un peu, bien que le canapé fût plutôt dur… Quand je me réveillai, Madame Michaud discourait toujours… Je tentai alors de lancer un grand coup, et lui annonçai tout de go : — Le Monsieur du sixième étage, c’est Caïn, celui qui a tué son frère dans la Bible.
Je remarquai bien un petit mouvement dans les yeux de Madame Michaud, mais sa bouche, elle, ne manifesta aucune velléité de s’arrêter, ni même de fléchir un seul instant sur sa lancée, continuant méthodiquement et consciencieusement, avec toute la précision d’un automate, à aligner les mots les uns à la suite des autres, comme la moissonneuse batteuse que j’avais admirée l’été dernier à la campagne, qui alignait derrière elle des balles de foin bien droites et carrées, toutes ficelées, avec une saisissante régularité. Réalisant finalement que je ne pourrais tirer d’elle rien d’intéressant, ni même la faire écouter, je m’esquivai doucement. Elle ne s’aperçut de rien. D’ailleurs, plus tard, alors que j’étais rentré à la maison depuis déjà une heure, ma grand-mère s’exclama : — Mais à qui donc cause Madame Michaud? J’entends sa voix par sa fenêtre ouverte depuis le début de l’après-midi!
Je me cachai longtemps de Caïn. Mais un beau matin, ne pouvant en rester là, rassemblant tout le courage et l’inconsciente détermination propre à l’enfance, je décidai de monter jusqu’au sixième étage, d’aller voir, de confronter Monsieur Caïn. Je devais accomplir mon destin, il ne pouvait en être autrement. Je n’ai guère besoin de narrer en détail ce que représenta la lente ascension qui me mena, marche après marche, jusqu’au dernier étage. Qu’il me suffise de souligner que, par une étrange distorsion, de celles qu’effectuent les émotions sur les sens, jamais l’escalier, que pourtant je gravissais tous les jours depuis des années et qui constituait pour ainsi dire mon territoire de jeux, ne m’avait paru aussi vaste et aussi tortueux que ce jour-là. Les marches en devenaient anormalement hautes, à cause de la lourdeur de mes jambes, et très inégales, à cause du rythme effréné et chaotique de ma respiration; je ne les montai, fait exceptionnel, que une à une, éprouvant une difficulté impressionnante et inhabituelle à avancer, craignant sans cesse de dégringoler, comme ces cyclistes qui font du sur place à la télévision. Pendant ce temps, mon cœur s’emballait lui-même de sa propre frayeur. Mais mon futur était scellé : je devais y aller…
Arrivé en haut de l’escalier, en piteux état, je m’enfonçai dans le couloir de gauche, à peine éclairé, la porte de l’appartement se trouvant tout au fond. J’imaginais le pire, et les quelques pas qui m’y conduirent prirent une presque inimaginable ampleur, proportionnée uniquement à la pesanteur de mon corps, à sa rigidité, et à la moiteur qui m’avait envahi. Je cognai enfin à la porte, me retenant moi-même sur place pour m’empêcher de décamper. J’attendis sur le paillasson, pas très fier, et finalement j’entendis de l’autre côté des pas traînants : je crus reconnaître des pantoufles glisser sur le plancher. Puis je perçus plus près de la porte un souffle un peu bruyant : c’était lui, grand-mère affirmait qu’il avait de l’emphysème. Il se rapprocha de la porte et fit cliqueter la gâche. Quand la porte s’ouvrit, je le vis, avec son air tout triste, enveloppé dans une robe de chambre en flanelle marron qu’il avait attachée sur son ventre avec une vieille ficelle. Il se tenait là, devant moi, debout dans ses énormes pantoufles usées, l’œil terne, les cheveux gris et gras, lissés vers l’arrière de son crâne, les mains décharnées tombant sans but le long de son corps. Il me regarda, l’air un peu étonné, d’autant plus que je ne pipais mot. Il restait immobile, le regard un peu en biais. Je ne savais pas exactement ce que j’attendais, mais avant de monter il m’avait paru tellement évident qu’en m’apercevant là il saurait que j’avais tout compris, qu’il ne m’était absolument pas venu à l’idée que j’aurais à prononcer quoi que ce soit. Sachant qu’il devait savoir, en me voyant, que j’avais compris, qu’aurais-je bien pu, de toute façon, lui demander ? Je ne m’imaginais pas très bien en train de déclamer, d’un ton dramatique, comme au théâtre : « Ah, fourbe ! vous êtes démasqué ! » Ou avec plus de style et de mystère : « Et qui croyez-vous tromper, beau masque ? » (J’avais entendu cela dans un film de cape et d’épée…), ou encore, vraiment terrible et menaçant : « Cessez! Je sais tout ! »
Alors, il n’aurait plus eu qu’à fuir en tremblant, implorer ma pitié, ou plutôt — en fait c’est ce que je craignais — tenter de m’étrangler, pour ensuite cacher mon corps dans un vieux coffre, ou autre maléfique invention, pendant qu’il continuerait à faire ses politesses à ma grand-mère éperdue de douleur, prétendant comme un hypocrite la consoler : « Ah, mais c’était un si charmant garçon ! Qui aurait bien pu lui vouloir du mal… »
Hélas ! Obnubilé par la difficulté du geste, emporté par ma détermination à agir, j’avais oublié de me demander comment agir… Je restais planté devant lui comme une vache devant un train ; j’avais cru depuis le début que les paroles n’auraient guère lieu d’être et je continuais malgré tout à espérer : peut-être n’aurais-je à en prononcer aucune ? Et s’il eut fallu articuler quoi que ce soit, l’aurais-je pu ? De toute façon mon regard était censé s’y substituer largement… Lui aussi m’observait, de ses grands yeux moroses, et je sus qu’il savait que je savais ; peut-être se demandait-il si je savais vraiment tout, et s’il devait m’ignorer afin de me mettre à l’épreuve. Cet argument reste pour moi le plus probant ; il établissait la preuve irréfutable de son aveu, car je devais repenser longuement par la suite à notre première confrontation. Il s’était trahi en ne me demandant jamais pourquoi j’étais venu le voir, ce qui aurait été pourtant la question la plus légitime s’il avait eu la conscience tranquille. Trop préoccupé à calculer sa défense, à me tromper, il avait omis d’agir de la manière qui aurait été la plus évidente et la plus dépourvue d’arrière-pensée. Souvent les criminels se laissent ainsi démasquer par de bons détectives, car ils réfléchissent trop à leurs actes ; ils ignorent la simplicité de la personne qui, ne prétendant rien défendre ni cacher, agit très simplement et spontanément, sans hésiter. Je me rappellerai toujours cette phrase d’un de mes héros favoris, un détective, qui avait déclaré au criminel génial, médusé d’avoir été découvert : « Jackson, il n’y a que la vérité que l’on puisse toujours dire sans jamais se tromper. C’est pour cela que tu es fait comme un cancrelat ! » Interrompant cette pause qui s’éternisait, le vieil homme me proposa de sa voix un peu cassée, celle-là même, inquiétante, que je lui connaissais bien : — Tu veux entrer ?
En acceptant, je me surpris moi-même, mais je n’étais plus à cela près. Je devais être trop paralysé pour faire autre chose que lui obéir, ou bien encore étais-je subjugué par son pouvoir ? Je hochai simplement la tête et m’avançai vers lui, pénétrant son antre. Il m’invita à le suivre et nous longeâmes un long couloir qui lui servait d’entrée. Je remarquai que tout comme dans la rue ou dans l’escalier, chez lui il rasait les murs, un peu de côté, comme pour ne pas être surpris, trahissant son désir de vivre caché. Cela me rassura un peu et me rendit confiance en moi-même, de le découvrir aussi timide et gêné, même sur son propre territoire, et pourtant, je le savais, les criminels pouvaient être fourbes et pleins de surprises… Il me fit entrer et asseoir dans une petite pièce, très poussiéreuse, remplie de vieilleries et de livres. — J’habite ici depuis très longtemps.
Il affectait de vouloir s’excuser. Je pris cela comme un nouvel aveu voilé, conscient ou inconscient de sa part. Il pouvait bien habiter ici depuis longtemps, puisqu’il était lui-même vieux de milliers d’années ! — Assieds-toi !
Il pointa du doigt vers un grand fauteuil. Sur le point de m’y asseoir, je vis que reposait dessus un gros livre ouvert. Je le ramassai. Il se précipita en s’écriant : — Excuse-moi, j’étais en train de lire quand tu es arrivé !
Il m’enleva tellement vite le livre des mains que j’eus à peine le temps de remarquer le titre sur la couverture : Dictionnaire Woloff-Français. Je dus arborer un air surpris, car il murmura, embarrassé : — C’est une langue africaine le Woloff.
Je le regardais toujours, très intrigué — mon esprit tournait à deux cents à l’heure —, me demandant quel sale coup il tramait en Afrique, pour étudier ainsi l’africain. Il ne veut quand même pas se faire passer pour un noir, pensai-je, contemplant son teint jaunâtre et son corps rabougri. Un japonais, passe encore… et j’en aurais presque ri si je n’avais été aussi inquiet. — C’est peut-être bizarre de lire un dictionnaire, mais c’est mon passe-temps, je les lis et les apprends par cœur… continua-t-il.
— Vous les apprenez par cœur… répétai-je bêtement, tout en m’inquiétant de cette nouveauté. Quelle pouvait être cette invention diabolique que d’apprendre un dictionnaire par cœur ? Déjà, je trouvais particulièrement pénibles les quelques lignes de par cœur avec lesquelles je me colletais pour l’école, cette idée de dictionnaire me sembla totalement absurde. Cependant, je tenais une bonne piste : son embarras n’avait pas diminué, il ne s’exprimait qu’en bafouillant, pour s’excuser, il en marmonnait presque.
— J’en ai lu beaucoup comme ça. Il esquissa vaguement un geste vers la bibliothèque où s’entassaient en effet une collection de livres assez volumineux, et les couvertures que j’arrivais à déchiffrer étaient bien celles de dictionnaires.
— Et vous en avez appris plusieurs par cœur? — Tous ceux qui sont là !
Je m’enhardis à me lever et à m’approcher de la bibliothèque où je relevai quelques titres : Dictionnaire technique de l’industrie chimique, Dictionnaire des synonymes, Dictionnaire étymologique, Dictionnaire grec-français – français-grec, Dictionnaire du sport, et ainsi de suite. — Vous les connaissez vraiment par cœur ? — Bien sûr, tu peux me poser des questions si tu veux. — D’accord, je veux bien.
Je saisis le Dictionnaire des Synonymes, l’ouvris, et cherchai le mot « Mensonge », puis lui en demandai les synonymes. Il marqua un moment d’hésitation devant mon choix. Je notai bien qu’il accusait le coup, il comprenait qu’il ne me dupait pas. Mais il avait du cran, et à ma grande surprise, il récita la liste intégrale que j’avais sous les yeux : — Assertion fausse, Affirmation mensongère, Tromperie, Menterie, Mystification, Imposture, Inexactitude (volontaire), il ajouta même « entre parenthèses ». Il continua la liste : « Boniment (fam.) », là aussi il ajouta « entre parenthèses » ; il signala d’ailleurs chaque indication particulière du dictionnaire, expliquant de surcroît que “fam.” était l’abréviation pour « familier ». Il est vrai que je me demandais en quoi boniment pouvait bien être une femme, et il avait remarqué ma surprise. Il reprit : — Bobard (fam.), Conte, Fable, Craque (pop.). Je me mis à rire en entendant « crac pop », pensant à une publicité que j’avais entendue à la télé, mais il continuait, imperturbable, expliquant que (pop.) était l’abréviation de populaire. Il poursuivit: — Invention, Artifice, Blague (fam.) Bourrage de crâne, Propagande, Version officielle, Baratin, Blablabla, ou Blabla, Salade (s), Duplicité, Dissimulation, Comédie (pej.), qui signifiait péjoratif précisa-t-il, Hypocrisie, Calomnie. La liste était complète. Il me proposa ensuite les antonymes, dont le simple nom me fascina. Avant même que j’eusse répondu, il les énonça : — Vérité, Franchise, Fidélité, Menstrues… Il s’interrompit. — Ah non, excuse-moi, je me suis trompé, je suis allé trop loin, Menstrues n’est pas un antonyme de Mensonge, c’est le mot qui vient après Mensonge. Je n’avais pas très bien compris cette dernière partie, mais peu importe, j’étais anéanti ! Cet exploit dépassait tout ce que j’avais pu imaginer ! Même Jojo Leblanc, le chouchou de tous les professeurs, celui qui était toujours capable de réciter ses leçons par cœur, se trouvait bien en-dessous de ça ! J’étais certain que lui ne connaissait pas un seul minuscule dictionnaire tout entier… Je l’observais attentivement. Je devais avoir l’air complètement ébahi, et remarquant ma bouche béante d’admiration et de perplexité, il me lança : — Tu veux sans doute que je t’explique pourquoi je lis et apprends des dictionnaires par cœur, plutôt qu’autre chose ? Je hochai mécaniquement la tête ; quoiqu’il m’eût demandé, je n’aurais su agir autrement, j’étais trop médusé. — Eh bien, tu vois mon garçon, les homme sont tous des menteurs; ils ne font qu’inventer, par erreur ou par ruse, par ignorance ou par vice, par débordement ou par manque d’imagination, mais les seules réalités qui restent vraies, ce sont les noms. Un nom reste toujours un nom. Seule son utilisation peut s’avérer fausse ou mauvaise, mais un nom, lui, reste toujours un nom… Je me renfrognai un peu, signalant par une grimace mon incompréhension. — Tu ne me crois pas ? Pourtant, depuis toujours, les hommes se mentent, à eux-mêmes et aux autres ; là se trouve la véritable cause de tous les malheurs et de toutes les guerres. L’homme est le seul animal à savoir mentir, alors il ment, et même contre son propre gré, il ne peut s’empêcher de mentir. Alors, tu sais, la moindre phrase n’est que fausseté ! Mais le nom, le nom, le nom, voilà ce qui demeure éternellement vrai ! C’est la seule bouée de l’homme ! Si quelqu’un est appelé Paul, Paul c’est lui, et cela reste toujours vrai. Mais dès que l’on dit : Paul fait ceci ou cela, Paul est comme ci ou comme ça, là on peut mentir. L’homme est un menteur tu vois, et puis en plus, l’homme est un orgueilleux, il veut toujours être ce qu’il n’est pas… L’animal, lui, reste toujours à sa place… Sa place, il la connaît mieux que l’homme… De temps en temps aussi, chez les bêtes, surgit quelque individu qui s’est mis en tête de dominer les autres, mais la dispute ne dure que peu de temps, et elle est rarement sanglante. De plus, après la lutte, elles ignorent le ressentiment, elles savent accepter la réalité des faits. Mais l’homme, il n’est qu’un orgueilleux, il ne sait pas accepter l’état des choses. Il va jusqu’à tuer pour se fuir, pour ne plus être lui-même. Le fond du problème est que l’homme tue pour oublier… Et là encore, si les animaux tuent, c’est seulement pour se remplir le ventre, alors que l’homme tue en croyant se remplir l’âme, souhaitant assouvir ses multiples ambitions… C’est pour cette raison que l’homme ne connaît que la démesure: contrairement au ventre de l’animal qui peut être rassasié, l’âme humaine, elle, est totalement insatiable ! Là, je dois avouer que je pris peur, car même si j’étais trop jeune encore pour saisir tout ce qu’il me débitait, je sentais avec certitude que Caïn était en train de se dévoiler, qu’il jetait bas le masque, et qu’il se justifiait, exactement comme ces meurtriers qui, tout en avouant leurs crimes, expliquent qu’ils n’avaient pas d’autre choix devant eux. Je me levai précipitamment, et m’enfuis presque en courant, bredouillant : — Je dois partir, ma grand-mère m’attend, et elle est au courant que je suis chez vous. Je bluffai pour éviter qu’il ne m’empêche de partir, et cela dut réussir, car il ne bougea pas de son siège, me lançant simplement, alors que dans mon élan je passais presque le seuil de la porte : — Reviens me voir de temps en temps! Tu es un très gentil garçon ! Je dévalai les marches quatre à quatre, et retrouvai grand-mère, qui, remarquant mon air égaré, s’enquit de l’endroit où j’avais bien pu passer. J’ouvris tout grand la bouche et aspirai un bon coup afin de lui dévoiler fièrement, d’une seule traite, le succès de ma première enquête importante, mais le souvenir de la cuisante douleur que m’avait causé sa fermeture d’esprit me retint à temps, et je restai là, suspendu, avec mon air de poisson rouge. Heureusement ! Car déjà elle me déclarait, démontrant une fois de plus ses préjugés : — Oui, eh bien, au lieu de raconter encore une de tes inventions aussi grosse que l’immeuble, va donc te laver les mains avant de te mettre à table ! J’étais soulagé, c’était mieux ainsi. Je dormis peu cette nuit-là. Et mon sommeil fut sans cesse agité par des rêves, tous plus incongrus les uns que les autres : ils étaient peuplés d’animaux se traitant de menteurs, d’une souris qui mangeait des dictionnaires plus gros qu’elle, du Monsieur du sixième étage qui me montrait le couteau suisse avec lequel il avait tué son frère Abel, d’hommes qui voulaient être des éléphants, et ainsi de suite, jusqu’à l’aube. Le lendemain matin, je ne me sentais vraiment pas bien, et grand-mère me laissa rester à la maison. Je ne remontai pas au sixième étage, aussi fasciné que je fusse ; ce n’était pas que l’envie m’en manquât, mais j’étais trop apeuré. Parfois, je montais silencieusement les escaliers jusqu’à sa porte, et tâchais d’écouter les bruits, mais aucun son intéressant ne transpirait, sauf occasionnellement le pas traînant du vieil homme, et par moment sa respiration un peu forte et embarrassée. Quant au trou de la serrure par lequel je tentais d’épier, je n’y surprenais que les ténèbres du couloir. Toujours intrigué, je décidai de lier connaissance avec la mère Durand, parce qu’elle habitait juste en face : je pourrais épier de ses fenêtres qui donnaient sur celles de Caïn. De là, je pus donc le surveiller, toujours assis dans son fauteuil, courbé sur ses livres, presque immobile, bougeant seulement pour tourner périodiquement les pages, comme une horloge qui dans le silence marque le passage du temps… La mère Durand finit par se poser des questions, et alla raconter à ma grand-mère que je passais des heures devant la fenêtre de son salon, à fixer sans cesse dehors, comme si j’avais voulu sauter pour me suicider. Bien sûr ma grand-mère, qui ne cherchait que les occasions d’une bonne inquiétude, m’interdit de remonter chez la mère Durand, se plaignant du fait que mes lubies allaient de mal en pis, et que si je continuais, je finirais à l’asile, et elle aussi. — Si tu fais le fou et qu’un jour le vent tourne, me cria-t-elle, tu resteras fou !
Une des phobies de ma grand-mère était qu’un jour le vent tourne. Je n’avais jamais osé lui demander ce que cela voulait dire, tellement elle paraissait en avoir peur, et il est vrai que l’idée en avait l’air un peu effrayante. Je m’imaginais une de ces tornades qui arrachent tout sur leur passage en tournant sur elles-mêmes. Je pensais que ma pauvre grand-mère n’avait rien à craindre, puisque c’était seulement dans les pays chauds et lointains qu’il y en avait. Mais je ne crois pas que cet argument aurait calmé sa frayeur des vents tournants !
Même si je ne retournai pas au sixième étage, mon destin devait se croiser fatalement avec celui de Caïn ; désormais je le nommais ainsi, convaincu de sa véritable identité. Je le rencontrai deux mois plus tard, pendant que je déambulais dans le parc, endroit où j’étais convaincu que se tramaient les plus odieux complots. J’étais en train d’observer deux hommes au comportement étrange qui discutaient, chacun d’entre eux tenant à la main un grand sac : ils négociaient sans doute avant de passer à l’échange. Il survint par derrière et me frappa doucement sur l’épaule, ce qui me fit sursauter. Je fus presque rassuré en réalisant que ce n’était que lui et non pas un complice des truands chargé de faire le guet.
— Bonjour, comment vas-tu? Tu ne viens plus me voir ? — J’allais rentrer à la maison, bredouillai-je. — Eh bien, moi aussi ! Marchons ensemble si tu veux bien.
J’étais piégé comme un rat, je ne pouvais pas m’échapper, mais je me rassurais en calculant que ici, de toute façon, devant tout le monde, je ne risquais rien il n’oserait rien faire. Nous rentrâmes donc ensemble, lentement, car il marchait avec beaucoup de difficulté, s’arrêtant périodiquement, s’appuyant de temps à autre sur les rebords des fenêtres devant lesquelles nous passions. Il émettait un bruit inhabituel ; cela venait de l’intérieur de sa poitrine, une espèce de sifflement qui résonnait. Ce devait être son fameux emphysème qui produisait plus de bruit que d’habitude. J’imaginais qu’à son âge, ce n’était pas étonnant qu’il fût dans cet état. Il parla un peu durant notre retour. Il m’expliqua qu’il se promenait souvent, malgré sa condition physique, qu’il aimait d’ailleurs beaucoup cela, car c’était un bon moyen de passer le temps, et de savoir passer le temps était très important pour les hommes.
— Le temps peut être tellement long, et l’homme s’ennuie si facilement ! se plaignait-il. Il ajouta que les hommes ont du mal à être heureux, car trop souvent ils ne se fixent pas de but. Quoique, voulut-il préciser, ce ne soit pas que se donner des buts puisse en soi les rendre heureux, mais au moins, cela les empêche de penser au fait qu’ils ne sont guère heureux. Il m’expliqua que c’était pour cela qu’il s’imposait des promenades et qu’il apprenait par cœur des dictionnaires. — De cette manière, je vis toujours en attendant d’avoir terminé quelque chose, j’ai toujours un but, et toujours un autre qui vient derrière, car la vie, me confia-t-il d’un ton dramatique en me fixant droit dans les yeux, ce n’est rien d’autre que de savoir passer le temps, et remplir les espaces vides qui le composent. Il n’y a d’autre vie que dans l’attente, car tout détient une fin, ou presque…
Bientôt il cessa de discourir… Malgré tout le besoin que je sentais qu’il en avait, ses poumons se donnaient déjà trop de mal à simplement respirer sans tenter en plus de parler. Lentement, nous arrivâmes à la maison. Là, malgré la terreur qui m’habitait, je ne pus résister à l’accompagner jusqu’au sixième étage, lui tenant le bras, le soutenant, l’aidant à marcher, saisi de compassion pour son piteux état. Cette ascension dura un temps infini, marquée par de longues pauses à chaque palier. À notre arrivée devant sa porte, je l’aidai à entrer chez lui et à s’asseoir sur son fauteuil, où il s’effondra presque. Il avait fermé les yeux. Il était extrêmement pâle. J’étais inquiet. J’attendis. Il les rouvrit quelques instants plus tard, et chuchota d’une voix faible, la tête reposant en arrière sur le dossier du fauteuil, cette phrase qui paraissait brûler ses lèvres exsangues: — Mon garçon, le seul moyen d’échapper à la souffrance, c’est d’être sourd et aveugle. Voilà le dilemme impitoyable que nous offre la vie… Je ressortis dès qu’il eut paru s’être endormi dans son fauteuil. Quinze jours plus tard, ma grand-mère m’annonça qu’il était mort. Je marmonnai que cela était impossible, sans m’en persuader complètement. Cette idée me causait en réalité une certaine peine, comme lorsque j’avais retrouvé mon canari mort, un jour, tout raide au fond de sa cage, ce qui m’avait fait beaucoup pleurer ; je n’aurais jamais imaginé que mon canari, cette boule si douce, si légère, toute chaude et si vivante puisse un jour mourir. J’étais fort étonné, là aussi, pour Caïn ; comment Caïn pouvait-il mourir ? Ou bien n’était-il qu’un peu mort, en attendant ? Autrement, toute mon hypothèse, dont j’étais pourtant si sûr, s’écroulait. Cela aurait été vexant…
Afin de me consoler, je retournai à mon livre, et quelle ne fut pas mon plaisir et mon étonnement, en allant jusqu’à la fin de l’histoire, que je n’avais en fait jamais terminée, d’y découvrir le passage suivant : « Si un jour Caïn parvient à mettre fin à la fois à la douleur que lui cause son immortalité et au sillage de mort et de destruction qu’à cause de cette douleur il engendre derrière lui, c’est qu’il aura trouvé l’âme auprès de laquelle il aura pu avouer ses crimes et exprimer son désir de repentir. C’est là la seule chance de salut que Dieu lui ait laissée. » J’étais heureux, bien qu’un doute persistât toujours en mon esprit : Caïn demeurait l’as de la tromperie, devais-je me rappeler. Bientôt ce fut la rentrée, je retournai à l’école. J’eus comme professeur Monsieur Mirol. Un beau jour, Monsieur Mirol nous raconta que l’homme était fondamentalement, depuis son origine, son histoire le prouvait, un destructeur. — En tout ce qu’il fait, il brise et détruit, déclarait-il pompeusement.
Quand j’entendis ceci, je lui fis un sourire en coin. Il dut remarquer que j’avais compris l’horrible vérité : Caïn n’était pas mort, il était pour l’instant mon professeur de sciences naturelles. Cependant, ce n’était qu’une occurrence immédiate et passagère de ma hantise, car je devais retrouver Caïn sur mon chemin, à de nombreuses reprises, tout au long de ma vie…
“ Brûlons les livres, le cœur joyeux. Détruisons les œuvres du passé, les œuvres accomplies et terminées, dans l’allégresse d’une flamme retrouvée. ” Il est de ces phrases qui nous tiennent à cœur, qui nous hantent, et que nous n’osons pourtant jamais confesser. Nous n’osons pas, par crainte du regard qui les jugera, et surtout par crainte de l’inopportunité de leur prononciation. De toute façon, il n’est jamais temps de publier de telles paroles, ou de les murmurer, il ne sera jamais temps de le faire, bien que leur aveu relève de la plus grande nécessité…
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Vieille femme
Lettre à une vieille femme
Je suis une vieille femme, il me serait difficile de le nier, depuis un certain temps déjà. J’aurais préféré dire vieille dame, mais je crains trop de gommer le drame de la vieillesse en lui accordant des soi-disant lettres de noblesse. Comme si la vieillesse était une sorte d’aristocratie, celle de la sagesse ou d’autre chose, avec une vue privilégiée sur le monde, accordée seule par le nombre des années. Sornette !
Je suis une femme, une femme qui est vieille, dont les forces ne sont plus ce qu’elles étaient, et surtout dont les rêves ne peuvent plus être ce qu’ils étaient. Car même les rêves ont un âge, et c’est certainement ce vieillissement des rêves qui constitue l’aspect le plus douloureux du vieillissement : l’âme se voit privée de ses plaisirs les plus précieux, de ses aspirations les plus désirables. Le conditionnel cède la place à un futur trop immédiat et trop certain.
Mais aujourd’hui, je ne veux plus, je ne peux plus me permettre d’entretenir une illusion aussi maladive. Je me pose des questions, beaucoup de questions d’ailleurs ; trop ou pas assez. Où veux-tu aller vieille femme ? Que désires-tu faire des années qui te restent à vivre ? Quel sens prétends-tu donner au passé qui est le tien ? Tu l’abandonnes ce passé, tu l’oublies, ou plutôt tu le transformes à souhait, à tel point que ce qui t’appartient ne t’appartient plus. Ta mémoire ne sait plus que glaner des bribes éparses, qu’elle reconstitue à sa manière. Tu fabriques des mythes. Que te reste-t-il à rejeter, à raturer, à réinventer ? Ton enfance de petite fille gâtée, mal aimée, peut-être ou certainement ; comment savoir ce qu’il en retourne vraiment ? Es-tu cette “princesse”, dont se plaignait ton mari, l’homme qui t’a quittée après des années d’une demi-présence, ou d’une réelle absence ?
Tous malades
Il me trouvait insupportable, disait-il, mais je l’aimais, et je crois que je l’aime toujours, même s’il est parti, même s’il est mort. Surtout depuis qu’il est mort, comme si une justice immanente m’avait enfin réuni à lui, comme si la providence réconciliait enfin ceux que la vie avait injustement séparés.
Lui aussi m’aimait, quoi qu’il en dise par la suite. Il m’aimait beaucoup, je le sais. J’étais comme une seconde mère pour lui ; la première en vérité : l’autre ne l’aimait pas, il me l’avait avoué. Mais il était fou. C’était un grand malade. Mes enfants aussi sont malades. Ce doit être héréditaire. J’ai préféré couper les ponts avec eux, même si du coup je ne vois plus mes petits-enfants. Il y en a certains, les derniers, que je n’ai jamais vus, que je ne connais même pas. Je parle trop, disent mes enfants, je suis trop emportée. Je voudrais les voir, eux, avec la vie que j’ai menée. Une mère infantile, un père lointain, émotionnellement quand ce n’était pas physiquement. Un frère brimé et jaloux, un mari malade. Un par un, je pense à eux, il n’en est pas un pour rattraper l’autre. Comment ai-je fait pour ne pas moi-même devenir folle ? Peut-être le suis-je ? Mes enfants le disent, mais c’est trop facile. Je ne suis quand même pas embêtante. Pourquoi suis-je entourée de tant de méchanceté ?
J’étais une enfant si gracieuse, si rieuse, si agréable. Comment ont-ils pu me rendre ainsi ? Ils y ont mis le temps, certes, à eux tous, et ils ne m’ont pas ménagé les épreuves. Si je me mettais à raconter tout ce qu’ils m’ont fait ! Je préfère encore oublier. Mais je ne peux pas oublier ce qu’ils ont fait de moi. Mon mari était malsain, il avait besoin de moi. Il s’est pratiquement suicidé : il était malade, il a refusé de se soigner. Avant de mourir, il a détruit tous ses papiers d’identité, tout ce qui le concernait personnellement, comme s’il avait voulu annihiler par ce geste les moindres traces de son existence. Que faut-il d’autre comme preuve de son état pathologique ? Et ce n’est pas l’autre, cette pimbêche dont je veux tout ignorer, cette voleuse de mari, qui aurait pu faire quoi que ce soit pour lui. De toute façon, il est mort, et qu’elle ne se fasse pas d’illusion : tout est bien, c’est moi qui l’ai récupéré. Même si cet idiot n’a rien compris. De toute façon, je suis mieux seule. On me laisse tranquille, je fais ce que je veux. Je suis libre.
Trahison du souvenir
Nous avons eu de bons moments ensemble, nous nous sommes beaucoup aimés, nous avons beaucoup aimé nos enfants. Pourtant ils en disent, du mal de leur père. Il les frappait, racontent-ils, il s’emportait, il était violent. Voilà les souvenirs, les seuls souvenirs qu’ils en ont, ceux qu’ils racontent à qui veut les entendre. Eux non plus n’ont rien compris. Leur cœur et leur bouche ne connaissent que la médisance. Comment ont-ils pu devenir comme cela ? Nous formions une famille unie, lorsqu’ils étaient petits ! De toute façon, ils n’auront rien de moi. J’ai même vendu la maison familiale, sans leur dire. Je ne voulais pas qu’ils la rachètent. Ce sont mes souvenirs à moi, à personne d’autre. Et je ne leur dois rien, ils sont trop ingrats. Ils m’en ont voulu, ils ont dit que j’avais perdu l’argent au casino. N’importe quoi, vraiment ! Ils sont prêts à dire n’importe quoi pour me désobliger. Que leur ai-je donc fait ? Comme si c’était un péché de jouer au casino. Comme si une vieille femme seule, sans autres consolations, ne pouvait pas s’amuser un peu. Surtout que j’ai gagné au casino, à plusieurs reprises.
Les gens que je connais m’aiment bien. La dame qui vient faire le ménage par exemple. Nous nous entendons bien. Elle passe deux fois par semaine, elle a toujours l’air contente de venir me voir. J’ai aussi une vieille amie, nous nous connaissons depuis des années. Elle boit beaucoup la pauvre, elle est bien mal en point. Moi, je ne bois pas. Je ne comprends vraiment pas ce que mes enfants ont contre moi. Mais je préfère ne pas les voir. Les visites finissent toujours mal, on ne peut pas discuter sans que la discussion tourne à la dispute. Ils se moquent de moi. Ils ne savent pas ce que c’est que d’aimer. Moi, je crois que c’est l’amour qui est important, rien d’autre. Très peu de gens comprennent cette vérité primordiale. Lorsque je réfléchis, je me dis que presque personne ne comprend cela, parmi tous les gens que je connais. En tout cas personne parmi mes proches. Ils croient tous que je suis ridicule, une vieille femme ridicule, qui radote. Je ne comprends toujours pas pourquoi mon mari m’a abandonné. Il était malade.
Ce qu’il me plaît
J’aime faire plaisir. À moi et aux autres. J’ai toujours été comme cela. Mon mari ne supportait pas : il disait que l’argent me filait entre les doigts. Ma fille me dit que je cherche juste à me faire aimer en faisant des cadeaux. Elle profite de tout pour me critiquer. J’aurais préféré qu’elle n’apprenne pas que la banque m’avait fait interdire de chéquier. Du coup, elle dit que je vais me retrouver à la rue, elle me menace de me faire mettre sous curatelle. Les autres sont d’accord avec elle, bien entendu. La vérité est qu’ils ne sont pas contents, parce que je ne vais rien leur laisser de ce qui venait de leurs grands-parents. Ça, ils ne le digèrent pas. Tant pis pour eux. De toute façon ça m’appartient, c’est à moi, je suis libre, j’en fais ce que j’en veux. J’ai assez souffert dans mon existence ; j’ai bien le droit de faire ce qui me plaît maintenant.
Ce n’est pas facile de vieillir. Encore, je ne me plains pas trop : il y a pire. Moi, je crois que j’ai mené une bonne vie. J’ai assez de ressources en moi pour être heureuse ; j’ai la providence avec moi. Comme j’ai coupé les ponts, je suis tranquille, personne pour m’embêter. Mais c’est sûr que parfois je préfèrerais voir mes petits-enfants.
L’ange de la mort
L’ Ange de la mort
J’avais rencontré Madame G… lors d’un séjour que je fis en 19…, il y a de très nombreuses années, au centre de cure de P… Je tairai les noms, ainsi que la date et le lieu, car l’histoire dont je parle ayant défrayé la chronique à l’époque, il serait très facile d’en retrouver les protagonistes ; or, cette affaire entraînant des répercussions jusqu’à aujourd’hui à travers de sombres intrigues familiales, je ne voudrais pas prendre la responsabilité des conséquences éventuelles que ma narration pourrait provoquer. Je voudrais ici simplement conjurer le psychisme malsain de cette triste aventure, et non pas livrer des révélations, responsabilité que je laisse le soin à la presse qui en a fait sa vocation et son gagne-pain. De plus, je considère que, parfois, certaines injustices valent mieux qu’une vérité dont la lumière violente et aveugle ne ferait qu’éclairer des recoins, tant de la société que de l’âme de l’homme, dont la nature gagnerait à rester cachée. Une lente et patiente observation du genre humain, curiosité que je cultive depuis maintenant de longues années, m’a enseigné qu’il n’y a de pires cachottiers aux secrets inavouables que ceux qui proclament de tous côtés, avec la plus grande sincérité, exposer la plus radicale vérité. C’est là un exemple typique de ces contradictions que la vie nous enseigne, à tel point que l’on ne peut éviter de conclure que ces antinomies font partie du monde, ou sont même la nature intrinsèque des choses, car l’apparence entretient avec l’être des rapports beaucoup plus profonds et complexes qu’on voudrait bien souvent le croire…
Ainsi le désir et la réalité forment un couple fort insolite. Par exemple l’alcoolique désire faire boire les autres afin qu’ils l’imitent, et le bavard, lui, au contraire, même entre deux respirations, n’envisage pas de laisser quiconque parler. Cela tient du caractère propre de leurs vices respectifs, et il serait illusoire de juger sur l’apparence en qualifiant l’un de généreux donateur et l’autre d’éducateur dévoué. Les mots manifestant le vouloir se jouent souvent de nous, comme le toréador se rit du taureau, pauvre animal médusé de ne rencontrer que le vide devant ses cornes acérées ; il était pourtant si confiant… Je peux dire que je ne compris jamais Voltaire avant d’avoir saisi cela. J’avais très jeune été frappé par l’apparence si véridique et si sincère de sa critique sociale. Comme beaucoup de lecteurs, je me laissais tenter par cette pensée acerbe et polémique, bien qu’un certain embarras inconscient retînt toujours un peu mon ardeur. Je devais réaliser plus tard la véritable nature de ce cynisme vantard où il trempait son esprit et sa plume, en découvrant les pages dithyrambiques qu’il écrivit sur le « Grand Siècle », sur Louis XIV, sur cette époque de pompe et de faste arbitraires. Cette admiration si malsaine devenait pour moi la preuve que l’homme prétendant au plus total refus de tout, critiquant sans relâche, particulièrement tout ce qui tenterait de fonder un quelconque idéal, finit toujours, s’il n’a pas commencé par là, par s’accrocher aux pires aberrations. Derrière la suspicion se cache toujours un suspect…
Si j’étais particulièrement sensible aux contradictions inhérentes à chaque individu, le principe général n’ayant aucun intérêt en soi, cela était sans doute dû à mon propre cas. J’étais, déjà enfant, de constitution relativement forte, et même robuste, d’une taille bien au-dessus de la moyenne ; mon ample carrure m’avait naturellement amené à pratiquer rapidement de nombreux sports, d’autant plus que mon esprit était de lui-même assez porté vers l’idée d’accomplissement de soi. Mais cette nature conquérante qui était la mienne fut minée au détour de l’adolescence par la révélation d’une faille profonde : je devenais gravement asmathique. Cette maladie a ceci de fascinant — j’avais longuement médité sur la question —, qu’elle plonge ses racines dans les profondeurs du psychisme, car elle manifeste des symptômes très particuliers chez ceux qui en sont atteints. Aucune autre maladie sans doute, par ces crises aiguës qu’elle provoque, ne procure autant l’impression certaine que l’on est en train de mourir. Qu’y a-t-il de plus immédiat, quelle perception ou sentiment est plus intime à l’être même de la vie, que notre souffle, que cette respiration, le seul mouvement absolument contigu à l’existence, l’unique dont nous ne pouvons jamais avoir conscience qu’il s’arrête parce qu’alors la conscience ne serait plus. Quand l’esprit désire se vider de toutes choses, quand il souhaite s’abstraire même du temps, il ne lui reste que cette unique horloge, cet unique balancier soumis à sa volonté dont il ne peut pourtant se débarrasser, qu’il ne peut arrêter que très temporairement et au prix d’un considérable effort ; ce mouvement lent, plus ou moins régulier mais vital, fait pénétrer en nous le monde environnant pour en aspirer sa substance, nous liant ainsi inexorablement à ce que nous ne sommes pas…
Je n’avais guère pu comprendre pourquoi Aristote n’avait jamais voulu unifier ces deux fonctions de l’âme, forme de la vie, que sont la connaissance et l’animation. N’y a-t-il pas une profonde communauté de principe entre la connaissance, cette représentation en nous du monde qui constitue par là notre être en son lieu, et la respiration, ce sentiment primitif de la vie, cette conscience immédiate de l’altérité, ce premier mouvement d’osmose entre le soi et le non-soi, cette prérogative de notre être, ce mouvement instinctif qui nous fait ouvrir tout grand la bouche avant même de connaître la faim ? Aussi n’y a-t-il rien de plus angoissant, de plus terrifiant, que cette expérience horrible, soudaine, de ne presque plus respirer, ou de ne plus respirer du tout… Est-ce alors notre corps qui refuse le monde, ou est-ce le monde qui se refuse à nous ? L’esprit, interloqué, voit peu à peu son corps en train de se recroqueviller sur lui-même, et ressent toute la douleur que peut vivre la feuille détachée de son arbre, en train de se dessécher lentement, de se ratatiner, et de mourir. Notre corps, en son refus de respirer, se contorsionne avec de violents spasmes, rejetant la vie comme il le ferait d’une greffe incompatible avec sa nature ; l’esprit assiste, impuissant, à l’horreur de contempler son être bientôt cyanosé. Blessée en son fondement par cette usante maladie, notre volonté devra s’habituer à ce que le moindre effort, toujours trop coûteux, ne puisse plus être exigé…
Au fur et à mesure des années, ces crises, d’abord épisodiques et bénignes, devinrent si fréquentes et si fortes que, malgré les multiples et vains traitements que je subis, je développai un caractère cliniquement pathologique. Étant sujet aux variations d’humeur les plus soudaines, les excitations les plus fortes s’ensuivaient tout aussi rapidement que systématiquement des dépressions les plus violentes, où j’en arrivais à ne plus souhaiter que l’anéantissement de mon propre être ; heureusement, ces états me plongeant dans une totale prostration, je ne pouvais passer aux actes, ne sachant que désespérer et attendre. Ces moments devinrent ceux où commencèrent à jaillir en moi les attentes les plus étranges. La forme que prenaient souvent ces désirs inquiétants était par exemple l’idée que mon âme pût se séparer de mon corps, et fût l’étincelle retournant à son feu originel. J’ajoute qu’avec cette maladie avait grandi en moi une certaine soif de mysticisme ; je désirais accorder à mon esprit l’absolu, cette éternité qui bien évidemment était refusée à mon corps. Le sentiment de mortalité, de finitude, est peut-être ce que l’on peut accepter au crépuscule de l’existence, après une vie bien remplie, quand la fatigue vous emplit les membres. Sans doute alors arrive-t-on à l’accepter comme un légitime aboutissement, mais, dans l’élan de la jeunesse, cette pensée ne saurait être admise et encore moins conçue. Elle y provoque au contraire un vif sentiment d’injustice et d’arbitraire, comme chez l’enfant que l’on oblige à se coucher au moment précis où il commence à s’amuser…
Cependant, cette confrontation entre la mort et la fougue de la jeunesse exacerbait au plus haut point la nervosité de mon imagination, tout en accentuant l’instabilité de mon caractère. J’avais entrepris une carrière d’ingénieur, après avoir, malgré cette fièvre quarte qui me rongeait, réussi avec un certain succès mes études. Ma vie professionnelle devait être très prometteuse, si ce n’était justement cette grande irrégularité dans ma motivation pour un travail qui correspondait, hélas, à mon côté rationaliste, à cette partie de mon tempérament restée très calculatrice, méthodique et soigneuse. Avec la nature fantasque qui croissait en moi à cause de la maladie, elle se trouvait de plus en plus réduite à la portion congrue. Mon sens de la proportion, de la nuance, de la mesure, cédait peu à peu le terrain à la passion de l’extrême, à une soif de la démesure et de l’outrance. Comme pour M. Hyde, l’effet de la potion commençait à s’intégrer à mon être, je devenais pour toujours le Dr Jekyll, ma métamorphose avait atteint son point de non-retour… Mon caractère devenait de plus en plus incompatible avec cette activité minutieuse qui me paraissait acquérir, au fur et à mesure que le mal gagnait du terrain, la fadeur écœurante de la quotidienneté et du certain. Je devenais complètement allergique à quoi que ce soit qui ne satisfaisait pas un besoin constant d’exaltation, et me désintéressais de tout ce qui n’atteignait pas l’intensité émotionnelle de mes plus noires pensées. Cet état de choses se dégradant, les médecins n’envisagèrent plus d’autre solution que de m’envoyer dans un établissement de cure, pensant que l’air vif et le ciel bleu des montagnes restaient la seule possibilité de me guérir, ou du moins d’atténuer ces excès de mon tempérament.
Je partis pour la montagne, et m’installai dans une de ces nombreuses résidences toutes blanches qui entourent les thermes des villes d’eau. Rapidement, je ressentis un certain bonheur, une certaine plénitude dans ma nouvelle situation. N’avoir d’autres soucis que lire, étudier, écrire, et me promener, avec pour seule responsabilité d’obéir à la routine des soins, qui consistait à boire mon verre d’eau et à prendre mes bains de vapeurs… Cet état me procurait la plus douillette satisfaction. Je pouvais enfin librement consacrer toute mon énergie mentale aux problèmes qui me préoccupaient et dont le thème commun résidait en tout ce qui détenait un quelconque rapport avec l’infini. Seulement en ce dépassement perpétuel de la notion de limite, aussi impossible fût-il, et sans doute pour cette raison-là, l’âme pouvait trouver le repos convenant à sa nature propre, me semblait-il…
Le lecteur réalisera que j’étais dans un état d’esprit tout à fait propice à être attiré, séduit, dès notre première rencontre, par Madame G… Cette dame avait l’âge de ce que je nomme la vieillesse puissante. J’appelle ainsi ces quelques années, plus ou moins nombreuses selon les personnes, celles de la sagesse, tant que l’âge n’a pas encore commis ses ravages débilitants particulièrement au niveau physique, bien que la vieillesse, en ce qu’elle est une réalité, même si la mode est de l’ignorer et de la mépriser pour des raisons perverses — il n’y a que les situations de profonde dépression culturelle pour ainsi glorifier démesurément la jeunesse —, ait bel et bien commencé. Cette vieillesse puissante apporte un mélange d’expérience et de force qui demeure une période très particulière dans la vie de l’être humain, une espèce de chant du cygne de la vie active, avant que le quotidien ne bascule, faute d’énergie, en une vie plutôt contemplative et distante. L’intensité et la durée de cette période dépendent généralement de la capacité que peut détenir une personne pour mener parallèlement une vie laborieuse et une réflexion passionnée. Cet âge engendrait visiblement chez Madame G… une force très particulière, qui fascinait immédiatement, dès qu’on la rencontrait. Elle ne laissait guère indifférent, elle ne pouvait qu’attirer ou repousser énormément, car elle pouvait inspirer la crainte. Il n’était possible que de la remarquer, que ce fût pour la fuir ou pour l’admirer…
Elle avait des yeux noirs et brillants, des cheveux gris bien séparés au sommet de la tête, très bouclés, qui venaient tomber sur ses épaules, ou plutôt vaguement s’y poser. Ils ressemblaient aux fils rigides et bouclés d’une paille de fer, à tel point que l’on n’aurait pas été surpris d’y apercevoir des étincelles d’électricité statique. D’ailleurs, tout était sec en elle : ses traits, tant son nez que sa bouche, ses membres anguleux, ses mains aux doigts longs et mobiles, son dos légèrement voûté, ses épaules pointues, qu’elle réussissait à mouvoir indépendamment l’une de l’autre en une espèce de petit mouvement rotatif vers l’arrière, fort inquiétant, genre de spasme à l’allure incantatoire qui ponctuait de temps à autre ses paroles. Mais quand elle parlait et s’échauffait, toute sa sécheresse apparente tombait comme un voile, ses gestes savaient prendre alors une sorte de rondeur, ils hypnotisaient l’observateur par leur mouvement en traçant dans l’espace des courbes variées ; ses yeux brillaient encore plus profondément et plus violemment qu’avant, ses lèvres, sa bouche dessinaient un sourire étrange exprimant à la fois une forte tension et une jouissance extrême. En ces moments, elle donnait l’impression de savourer la vision qu’elle évoquait pour elle-même tout en s’adressant à son interlocuteur, ou peut-être était-ce le plaisir qu’elle ressentait à capturer l’esprit de l’auditeur qui la faisait ainsi palpiter… Jamais l’image évocatrice de ce que l’on retrouve dans l’idée du « mystère de la femme », remontant fort loin dans le subconscient humain et dans son histoire, celle qui avait inspiré tant de légendes et de contes fantastiques, ne m’avait autant frappé par sa réalité que durant la relation que je devais entretenir avec Madame G…
Plus que tout, ce qui lui attribuait un tel pouvoir de séduction demeurait le thème de prédilection animant ses discours et ses gestes : la mort. À bien y penser, seul ce sujet évoquait pour elle un quelconque intérêt. Elle s’avérait à ce propos intarissable, et d’autant plus avec moi que l’état d’esprit dans lequel je me complaisais à l’époque me rendait un auditeur assidu et très concentré, sinon complètement captif. Le souvenir le plus curieux que je garde de ces entretiens est que, si je devais me rappeler quelle image particulière la mort revêtait chez elle, ce serait assez bizarrement celle d’une personne vivante. Dans sa bouche, la mort ressemblait à un être humain, dans toute sa généralité, et surtout avec toute sa personnalité, avec toute son individualité. Ce que je veux souligner est que la mort était pour elle à la fois universelle et réelle, sinon nécessaire, incarnant aussi une sorte d’existence très spécifique, personnelle, et très différente pour chaque individu. Elle nous décrivait minutieusement les mille et une apparences physiques de la mort ; que ce soit le corps jaune et décharné de certains cancéreux, les os saillants sous une peau trop tendue, que ce soit le corps violacé et bouffi du cardiaque, que ce soit ces vieillards tout blancs et chenus qui meurent simplement d’usure et s’arrêtent comme la luge au bas de la pente, sans même s’en apercevoir, elle rendait aux morts par ses paroles toute la séduction qu’un simple regard, se détournant presque, aurait évidemment omis.
Elle se plaisait à dépeindre avec force détails les diverses positions du corps qu’avait figé la rigidité cadavérique : il y avait ceux qui attendaient la mort, sagement, les mains gentiment posées à plat le long de leur corps allongé, il y avait ceux aux membres tordus, aux gestes chaotiques, dont on pouvait dire qu’ils étaient morts de la terreur de mourir ; il y avait ceux aux poings serrés, au corps crispé, comme s’ils avaient tenté, impuissants, de retenir la vie qui s’enfuyait. Elle nous parlait aussi des visages des cadavres, ce dernier moment pris comme un instantané, l’ultime portrait, figé dans son vol, saisi en ce jugement dernier de l’individu qu’est la mort, là où l’homme ne peut plus mentir, pas plus aux autres qu’à lui-même, et d’ailleurs rares sont ceux pour qui les autres existent encore en cet instant précis, sauf en un rôle purement accessoire. Ce moment-là est celui qui ne ment plus car il ne reste plus rien à prétendre. Quelques secondes avant la mort, peut-être y a-t-il une petite place pour le semblant, pour l’autre, mais le dernier instant, lui, ne peut plus être qu’en et pour lui-même, selon l’expression de Hegel ; cette seconde de vérité ne peut souffrir rien de commun avec le malhabile geste de sortie de l’acteur inexpérimenté. Ainsi l’observateur attentif reconnaîtra, tour à tour, les visages souriants et béats de ceux qui se sentent délivrés, les visages aux yeux distendus emplis de la terrible douleur du muet, les visages durs de ceux qui croyaient que même la mort était négociable, les visages ébahis de ceux qui arrivent à la mort comme un martien sur terre — il se demande ce qu’il peut bien faire là —, et les visages grimaçants de ceux qui meurent en maudissant le monde afin de conjurer la mort. Madame G… avait développé toute une psychologie de la mort, et sa théorie postulait que si les hommes pouvaient se voir mourir, ils se découvriraient eux-mêmes en leur véritable humanité. Par conséquent il devenait nécessaire, afin de ne pas repousser sans cesse, jusqu’au moment où elle devenait inutile, cette soi-connaissance, de déjà mourir, petit à petit, un peu chaque jour, ponctuant de mort les moments de vie, afin de ne plus simplement voir la mort comme une fin de la vie. Voilà en quoi consistait sa contribution au bonheur de l’homme. La mort ne devait plus être la fin redoutée ; vie et mort ne devaient plus s’exclure et s’opposer ; la mort devait s’entrelacer intimement à la vie. Elle devait cesser de ne servir à rien, il fallait mettre fin à ce gaspillage inacceptable de l’être. Pour elle, vivre c’était mourir un peu, et mourir c’était vivre intensément…
J’avais rencontré Madame G… à la modeste librairie qui voisinait avec les thermes, où j’allais chaque jour, vers onze heures, acheter un journal de Paris que me réservait la libraire. Je ne dédaignais pas maintenir un petit aperçu permanent sur les événements du monde, de même que j’étais amusé de suivre les dernières productions littéraires d’une société pourtant tout aussi éloignée pour moi que les antipodes de ce monde. J’étais tombé en même temps qu’elle en arrêt devant un minuscule rayon de cette librairie, où quelques livres un peu surannés se battaient en duel sous une étiquette jaunie intitulée pompeusement : Philosophie-Sociologie-Esotérisme. Nous fîmes connaissance, et elle m’invita à venir prendre le thé à sa résidence, comme elle l’appelait, un charmant manoir entouré d’un parc, ainsi que je le découvris plus tard, qui faisait fonction de petit hospice et qu’elle avait baptisée : Le jardin de Nicajou.
Elle me confia après un certain temps, sous le sceau du secret — elle brûlait en vérité de me le révéler — que le nom Nicajou désignait l’allégorie de la mort chez quelque peuple d’indiens nord-américains dont je ne me rappelle plus le nom. Elle ne souhaitait pas que cette confidence s’ébruite et que ses pensionnaires l’apprennent, craignant fortement que la plupart ne comprennent pas pourquoi ils étaient hébergés dans un endroit s’appelant le jardin de la mort. « Les vivants, répétait-elle toujours, sont si pleins de préjugés…» Je devais saisir pleinement le sens de cette remarque, apparemment incongrue, au fur et à mesure de la profonde relation intellectuelle et spirituelle que nous développâmes avec le temps, moi fasciné par elle, elle désireuse de rencontrer enfin une oreille pouvant appréhender l’ampleur d’un dessein qu’elle considérait comme grandiose et historique. J’ai abordé plus haut ses théories concernant l’intimité nécessaire entre la vie et la mort ; en fait, cette doctrine menait beaucoup plus loin : elle croyait véritablement que la mort devait être souhaitée la vie durant, condition indispensable pour réaliser sa pleine dimension et redonner sa véritable ampleur à la vie, lui rendant ce sens pénétrant et caché qu’elle avait depuis si longtemps oublié. La mort devenait la quête du « dé-déguisement », comme elle l’exprimait, cette reconquête de l’être sur lui-même…
Me prenant en confiance, Madame G… me laissa assister aux séances de psychothérapie qu’elle menait elle-même avec une majorité des pensionnaires de l’établissement. J’en fus d’ailleurs le seul témoin, puisqu’elle n’avait jamais toléré quiconque d’autre à ses côtés, pour la raison, comme elle me l’expliqua, que sa théorie et sa pratique, totalement révolutionnaires dans la pratique de la gérontologie, inaugurant une nouvelle ère, en demeuraient encore au stade expérimental, et elle ne voulait pas, pendant ses travaux de recherche et de mise au point, s’embarrasser de gens incapables de comprendre l’ampleur de son projet. Quant à moi, complètement captivé, assister à ses séances devint ma drogue quotidienne. Le principe général de sa thérapie était simple : rendre à la mort sa légitime valeur esthétique et morale, et pour cela amener le patient non pas à simplement accepter la mort, mais à la lui faire désirer. Curieusement, je le comprends seulement maintenant, avec une certaine distance. À l’époque, je l’avais intensément ressenti, toutefois je ne peux pas dire que je l’avais compris, ceci expliquant sans doute cela…
Elle nous apprenait à aimer la mort, nous amenant à la désirer comme on désire la chose la plus belle au monde, celle sans laquelle on ne saurait plus vivre. En ces moments où elle arrivait plus particulièrement à nous faire vivre cette vision exaltante, je ne la reconnaissais plus ; tous ses traits, pourtant anguleux comme je l’ai déjà décrit, s’arrondissaient, ses yeux s’illuminaient d’une tendresse inaccoutumée, ses bras mouvants donnaient l’impression de nous caresser bien qu’elle ne touchât jamais personne, sa voix dure devenait envoûtante, et je me demande encore si cette mimique n’engendrait pas un effet d’hypnose sur le patient. En plus, elle avait généralement creusé le passé des malades, leurs croyances religieuses ou autres, et elle savait utiliser les images d’éternité, les descriptions d’états post-mortuaires puisées dans la mythologie et l’iconographie spécifique de chaque culture individuelle, choisissant celle dont ils avaient été imprégnés. Il est surprenant de découvrir à quel point les images les plus lointaines, les plus oubliées depuis la plus tendre enfance, même celles que notre conscience a répudiées, conservent une puissance d’action sur cette partie principale de notre cerveau que l’on nomme l’inconscient.
Sa connaissance des religions et de l’art me laissait aussi pantois et admiratif. En l’écoutant, je me souvenais à nouveau de Hegel, cet auteur qui m’avait tant séduit par sa glorification de la pensée qu’il avait transformée en absolu, quand il écrivait que l’art, contrairement au langage, est le concept sous sa forme propre, non pas traduit en forme étrangère à lui-même. En percevant la captivante harmonie du timbre de Madame G…, on n’entendait plus ses paroles, mais, attentif à sa douce melopée, on vivait intimement toute la beauté de la mort. Je réalisais enfin que le langage prend sa pleine dimension quand il induit l’émotion artistique, auquel cas il cesse d’être une simple imitation et devient l’idée elle-même, ce qu’elle est vraiment, nous la faisant être et non plus simplement comprendre. J’affirmerai que de cette manière, cette femme arrivait à induire chez le patient une relation totalement lascive avec la mort. Il fallait voir ces vieillards, tous aussi différents qu’ils soient, l’écouter avec le plus profond ravissement. Je me souviens encore que certains fermaient les yeux avec une inoubliable expression de béatitude, comme s’ils avaient tenu à mourir immédiatement dans cette extase. D’ailleurs, durant les quelques mois que je passais avec elle, plusieurs pensionnaires disparurent, rapidement remplacés par d’autres.
Au bout de cette période, je fus affligé d’une grande langueur, ponctuée de crises de fébrilité aiguë, si bien que, très inquiet, mon médecin traitant me fit aliter. Je restais un bon mois allongé, sans pouvoir visiter mon amie. Au début, je perdis énormément de poids en peu de temps, à tel point que l’on craignît pour ma vie et que l’on me mît sous perfusion. Je devais cependant récupérer, grâce sans doute à ma robuste constitution. Dès que je reçus à nouveau l’autorisation de me lever et de sortir, ma première promenade me conduisit naturellement au Jardin de Nicajou. Je marchais péniblement le petit kilomètre m’en séparant, prenant de petites pauses régulières et forcées. Quelle ne fut pas ma surprise en arrivant là-bas d’apercevoir que dans le parc habituellement si calme et désert, régnait une fiévreuse activité. Plusieurs ambulances stationnaient dans la cour, et y montaient des pensionnaires avec tous leurs bagages. De nombreuses autres voitures faisaient d’ailleurs ressembler le parvis à un parking de supermarché. Des hommes en salopette blanche creusaient des trous par-ci par-là. Des policiers en uniforme traînaient leurs guêtres un peu partout, certains servant de factotum à l’entrée.
Quand je tentai de pénétrer dans la résidence, ils m’emmenèrent dans une salle où ceux qui paraissaient être des inspecteurs avaient rassemblé quelques employés à qui ils posaient de nombreuses et répétitives questions. Nulle part je n’apercevais mon amie, et une atmosphère de fin du monde avait envahi la résidence. On m’interrogea longuement à propos de Madame G…, de mes relations avec elle, de tout ce que je pouvais savoir qui les « éclairerait », me dit-on, ce qui me fit sourire, car je me demandais comment ces fonctionnaires auraient pu saisir quoi que ce soit au problème. Je tentai cependant de répondre aux points de détail sur lesquels ils me questionnaient, tout en essayant de comprendre ce qui pouvait bien se passer. Devant mes interrogations, on me répondit sèchement que j’avais seulement à répondre et non à poser des questions. Vu mon état, on ne me garda pas longtemps, et on me ramena à mon hôtel, avec ordre de ne pas sortir de la commune sans autorisation.
Au fur et à mesure, je m’efforçais de me rendre compte de ce qui était réellement arrivé. Je ne voulais pas simplement m’en tenir à la version des journaux, toujours trop heureux d’imprimer du scandaleux, se nourrissant comme les bactéries de détritus humains, surtout par ici où il ne se passe jamais rien, à part la curiste qui se perd de temps à autre dans la montagne et pour qui on organise une battue générale. Je refusais d’admettre chez les journalistes un quelconque souci de vérité. Généralement, ils se placent au niveau du lecteur qui n’a envie que de saliver, faire monter son adrénaline, pleurer, bref, plus intéressé à activer ses fonctions physiologiques qu’à connaître la vérité des choses. Ce que l’on en a rapporté à l’époque était que Madame G… recevait des personnes âgées que leur famille envoyait avec le souci exprès de les voir disparaître sans trop tarder, pour de sombres histoires d’héritage. Ces décès étaient censés apparaître très naturels, et Madame G… touchait pour cela, semble-t-il, des sommes assez rondelettes. Une de ses employées, renvoyée pour vol, serait allée raconter à la gendarmerie, pour se venger, que des méthodes un peu expéditives auraient été utilisées par Madame G… avec des mourants trop récalcitrants, ce qui déclencha une instruction et l’arrestation de Madame G…
Le « Jardin de Nicajou » fut fermé, le manoir vendu aux enchères, et je ne devais jamais revoir Madame G… Il paraît qu’elle se suicida en prison avant la fin de son procès. En apprenant cela, je me dis qu’au moins ses actes avaient été à la hauteur de son enseignement. Je restais quand même un peu embarrassé par toute cette histoire, ne sachant trop que penser, d’autant plus que l’affaire fut étouffée, et le procès interrompu à la mort de Madame G… J’en concluais que si les actes des hommes sont parfois étranges, l’explication qu’on leur donne l’est encore plus, quoique de loin le plus abscons soit certainement la motivation de ces actes, suivie de près par la perception que peuvent avoir les autres de ces motivations. De toute façon, je ne restai pas beaucoup plus longtemps en cure, et je regagnai la ville, où je repris bientôt mes obligations professionnelles…
En attendant l’eau
En attendant l’eau
— Allez voir mon frère, à Sonora ! il sera très content de vous recevoir. Vous n’avez qu’à venir de ma part, et comme on dit chez nous, sa maison sera votre maison.
Voilà pourquoi depuis deux jours et deux nuits je me trimballe d’un autocar à l’autre. Il faut préciser que j’ai préféré faire un détour pour pouvoir longer le Pacifique au lieu de me rendre directement à destination. J’aime ces cars mexicains. Ils ont une espèce d’atmosphère à eux, surtout quand ils roulent de nuit, que tout le monde s’endort, et qu’avec un peu de chance vous tombez sur quelqu’un qui a toutes sortes d’histoires à raconter à un étranger fort curieux. Durant ce genre de randonnées nocturnes, tout ce que l’on nous raconte prend alors une couleur très particulière. J’avais eu de la chance le premier soir, en partant de Guadalajara. Une vieille femme toute ridée était venue s’asseoir à côté de moi, et, trop contente de l’occasion, avec cet accent nasillard et traînant des gens de la région, m’avait raconté je ne sais plus combien de choses que je regrette maintenant de ne pas avoir notées. Ma vénérable voisine était un véritable recueil d’anecdotes.
Dans la nuit, il n’y avait plus que la voix de la vieille, et les phares du car qui balayaient une route dont chaque mètre cachait un tournant, une colline, une descente, en cet interminable zigzag en trois dimensions que sont les routes mexicaines. Le chauffeur, imperturbable, ne cessait de tourner son volant dans toutes les directions, se contentant de se signer chaque fois qu’il passait devant une croix ou une église. Il y a ainsi des lieux où la piété est une solide réalité. Sur le tableau de bord du bus luisait une petite Vierge Marie de plastique bleu qui clignotait, s’allumant et s’éteignant tour à tour, ce qui lui donnait un air fort vivant de miracle permanent. Il y avait aussi un Jésus bénissant, la main levée, les cheveux longs et ondulés, le regard doux, de grands yeux bleus, un gros cœur bien rouge d’où sortaient des rayons dorés peints sur sa poitrine, mais lui restait en permanence illuminé.
J’avais été étonné de découvrir ces véritables autels ambulants que sont les cabines des chauffeurs dans les cars mexicains ; c’était avant que je ne connaisse les routes mexicaines et le style de conduite locale. Avec le manque total de visibilité sur ces routes à deux voies étroites et tournicotantes que sont là-bas les principales artères de communication du pays, il faut admirer comment ces autocars doublent sans rien voir des voitures vieilles et poussives ; vivre cela induirait même un sceptique comme moi à vouloir faire son signe de croix à chaque instant. Ainsi, rien ne peut être de trop sur ces chapelles motorisées qui permettent sans doute de s’attirer les très souhaitables bonnes grâces du ciel. On réalise qu’il est des lieux où la providence n’est pas une simple illusion, elle est une nécessité.
Celui qui m’avait envoyé dans cette expédition était un chauffeur de taxi que j’avais retenu une semaine afin de me faire visiter la ville et ses alentours. Rapidement nous étions devenus de grands amis, ce qui avait été facile dans la mesure où j’avais accepté de ne pas nier que le Mexique était le plus beau pays du monde, et où je n’avais pas discuté le prix du taxi. Le brave homme avait fort bien compris : je voulais tout voir et tout savoir à propos de ce pays qui me fascinait depuis toujours, et c’est pour cette raison qu’il m’avait envoyé chez son frère qui vivait sur une ejido, une sorte de coopérative agricole, depuis plusieurs années.
— Mais attention, il a aussi son morceau de terre à lui ! m’assurait mon cicérone, très fier de son frère propriétaire terrien à qui ce lopin de terre conférait un statut très particulier. Grâce à la réforme agraire, on lui a donné de la terre, et il est parti s’installer là-bas il y a dix ans. Je suis allé le voir il y a trois ans. C’est très dur, mais il est chez lui. C’est ça qui est important !
Sans doute, cela devait l’être… Et tandis qu’il me racontait cela, je regardais le véhicule qui nous transportait, avec ses sièges défoncés dont les dossiers se seraient écroulés si une barre de métal transversale, soudée aux côtés, ne les avait maintenus en place. Le décor intérieur de ce taxi n’avait de comparable que le bruit infernal d’un moteur qui laissait derrière lui une non moins infernale traînée de fumée. Comme pour beaucoup de véhicules de cette ville, on se demandait comment il faisait pour rouler encore. Il devait exister ici des mécaniciens aux pouvoirs miraculeux, des doigts en or qui réussissaient à faire fonctionner n’importe quoi avec rien. Cette voiture, aussi bringuebalante soit-elle, était tout pour cet homme, et la dignité humaine me donna soudain l’impression de ne reposer parfois que sur trois bouts de ficelle et deux ressorts. Je ne sais pas si la foi transporte les montagnes, en tout cas la fierté doit sérieusement les ébranler…
J’étais heureux de quitter la ville avant qu’arrivent Noël et le Jour de l’An. Malgré toute l’amitié que j’ai pour cet endroit et ses habitants, il y a une chose à laquelle je ne me ferai jamais : leur frénésie des pétards. Et quand on dit pétards, ce sont de véritables mortiers dont il est question, dont vous sentez à vingt mètres le souffle quand ils explosent. Ils ont aussi ces rouleaux de plusieurs centaines de pétards qu’ils appellent des mitraillettes, qui éclatent les uns après les autres à une folle cadence. Autant j’aime voir les hommes heureux, autant certaines formes d’éxubérance me sont dans leur excès plutôt pénibles. Je me demandais également s’il n’y avait pas un côté sordide à cette joie intempestive, quand on voyait les hommes s’y plonger avec une telle outrance ; n’était-ce pas pour oublier une réalité trop dure ? C’est une ivresse qui devait coûter cher à des gens déjà si appauvris. Je suis un amoureux de la sobriété, et de surcroît cette pratique me rappelait tellement la guerre ; je l’avais connue de trop près pour pouvoir en supporter tout simulacre, même éloigné.
Alors me voilà, avalant des kilomètres et des kilomètres, roulant sur des routes chaotiques, à travers des paysages désertiques, apercevant à travers les vitres crasseuses du car des collines rouges ou jaunes aux contours abrupts. Des cactus surgissaient çà et là, levant les bras au ciel, en une espèce de prière éternelle, ou bien était-ce par étonnement, ou bien encore se dressaient-ils ainsi pour jeter aux rares nuages leur cri d’impuissance en leur demandant : comment peut-on de manière aussi cruelle avoir été planté là au milieu de nulle part? Dire que l’on arrive à en tirer la tequila, une boisson censée engendrer la gaîté. L’homme arrive vraiment à faire feu de tout bois ! je ne sais pas si cela veut dire que tout est bon pour lui, ou qu’il n’est pas difficile…
De temps à autre, quelque coin où l’eau se montrait plus généreuse laissait pousser une végétation verte, dense et luxuriante comme seuls les tropiques savent le faire. Ici, les plantes, tellement envahissantes, ne donnent pas l’impression de pousser, mais d’éclater, comme un grain de maïs soufflé. Nous nous arrêtions de temps à autre dans des villages à l’air toujours si triste. À chaque fois nous y trouvions quelques enfants, quelques animaux, quelques paysans à la tête baissée. Toujours les mêmes scènes. Dans chaque village traînaient ces chiens efflanqués au pelage jaunâtre, très craintifs, qui n’appartiennent à personne ; on se demande comment ils survivent. Dans ces endroits où le superflu n’existe pas, l’homme ne peut pas se permettre d’adopter ces animaux qui ne produisent rien.
Le matin du troisième jour, à peine le soleil levé nous arrivons à destination. C’est une petite ville toute blanche, aux rues tirées bien droites, à la règle et à l’équerre. On voit que l’espace n’est pas cher, ces rues feraient pâlir d’envie plus d’une de nos grandes villes modernes. Il existe différents genres de luxe ; il faut savoir en profiter quand ils sont là… Suivant les instructions données par celui qui m’avait envoyé en cette expédition, après le car il fallait prendre un taxi pour terminer le périple, ce qui ne devait pas me coûter grand-chose ; « quoique, méfiez-vous des taxis, avait ajouté mon cicérone chauffeur, il y en a de sérieux et d’autres qui le sont moins. »
Je me risquai toutefois dans un taxi, et bientôt nous sortîmes de la petite ville blanche, avançant sur une route de poussière dont je n’arrivais même pas à distinguer les contours. Comment faisait mon chauffeur pour savoir où il allait? J’avais l’impression de rouler en plein milieu du désert. On dit que les marins voient les vagues tracer le chemin devant eux, c’était peut-être pareil ici. On pense toujours que pour voir les choses il n’y a qu’à ouvrir les yeux, mais une fois de plus je me rendais compte que pour voir il fallait apprendre…
Mon chauffeur n’avait pas l’air de se poser beaucoup de questions à ce sujet. Il ne regardait pratiquement pas la soi-disant route, trop occupé à me dévisager et à m’interroger avec une grande curiosité, tentant de savoir ce que je pouvais bien vouloir faire dans ce trou perdu où je lui avais demandé de m’emmener. Peut-être pensait-il me faire rebrousser chemin en m’avertissant :
— Vous savez, là-bas, ils n’ont même pas l’eau, ni l’électricité.
Il parut très peiné du fait que cette révélation ne suscitait pas un grand intérêt de ma part. II me répéta cette information à trois reprises différentes, se disant que si je ne réagissais pas à de tels renseignements, c’était qu’étant étranger, je ne devais pas comprendre ce qu’il me disait. Il est vrai que mon espagnol n’était pas de premier ordre. Ne rencontrant guère de succès, il tenta ensuite de me vendre les mérites de la discothèque locale, où il y avait de l’action m’assurait-il. Il me vanta aussi un hôtel bien et pas cher où il y avait des douches, la télé couleur, dont il connaissait personnellement le patron. Mais comme les arguments habituels qu’il servait aux quelques rares étrangers de passage ne fonctionnaient pas, je le vis bientôt se résigner et se plonger dans une profonde méditation, qui dut l’amener à conclure que bien étranges sont les étrangers. Le silence religieux qui suivit son babillage ne fut plus entrecoupé que par des grognements occasionnels dont le son ressemblait vaguement à « gringo loco », ce qu’il ponctuait en remuant la tête et en soufflant de l’air par les narines.
Sa méditation intempestive fut rapidement interrompue car nous arrivâmes à destination, comme je le déduisis d’après un panneau de bois planté en terre, où une main malhabile avait tracé au pinceau le nom du village. Cela se trouvait juste avant une vingtaine de petits cubes blancs éparpillés qui ressemblaient à des habitations : je voyais qu’ils étaient percés de petites ouvertures de la taille d’une porte.
— Je vous laisse là ? me demanda une ultime fois mon chauffeur, comme pour me donner une dernière chance maintenant que j’avais vu où nous étions.
Il prit le billet que je lui tendais et fit demi-tour sans rien ajouter de plus. Une dizaine d’enfants, attirés sans doute par le bruit du moteur, étaient arrivés en courant et m’observaient sans rien dire, les yeux tout écarquillés. Je sus que je devais être arrivé dans un endroit où ne viennent pas les touristes, car, à ma grande surprise, aucun de ces enfants ne me demanda de lui acheter quelques babioles, ni ne me quémanda de l’argent, ni même ne me proposa de porter ma valise en échange de quelque menue monnaie.
Je leur annonçai le nom de mon futur hôte afin qu’ils m’indiquent sa maison, et toute la troupe se fit un plaisir de m’y accompagner dans la plus grande liesse. En tête du cortège, fier comme Artaban, menait celui qui, d’après ce que je compris plus tard, était le fils de mon hôte. Une fois que nous fûmes arrivés devant la porte, il appela son père qui sortit, et à qui je me présentai. Bien entendu, ce dernier n’avait pas reçu la lettre de son frère, mais une fois les explications faites, il me donna l’accolade, à la fois tout heureux d’accueillir un ami de son frère et très honoré de recevoir quelqu’un qui arrivait de si loin. Il me fit entrer dans la maison, un cube qui se contentait d’être séparé en deux, avec d’un côté la cuisine et de l’autre la chambre unique où tout le monde dormait.
C’était plutôt sombre, aucune fenêtre ne laissant entrer la lumière. On m’expliqua plus tard que pour seule ouverture il n’y avait que la porte, autrement le sable rentrait trop dans la maison. Le maître de maison me fit asseoir à la table de la cuisine, poussant une femme assise à cette place, qui alla sans dire un mot s’asseoir par terre dans un coin. Il me servit un verre d’un infâme brûle-gueule que j’avalai malgré tout ; je ne pouvais refuser de trinquer, cela aurait été sans doute très mal pris. Il me dit que j’arrivais au bon moment car ils allaient justement manger. On me servit une assiette de gros haricots rouges, ainsi qu’une espèce de légume bouilli que je ne connaissais pas. J’avalai le tout, bien que ce ne fût pas très bon ; j’avais plutôt faim, ayant mangé assez frugalement pendant mes deux jours et deux nuits d’autocar.
Ce modeste repas terminé, mon hôte m’annonça fièrement qu’il allait me faire visiter l’ejido, la coopérative. Il m’emmena d’abord derrière sa maison, vers un petit enclos où il élevait une quinzaine de chèvres.
— C’est cette semaine qu’elles mettent bas ! m’annonça-t-il.
En effet, deux chèvres se faisaient déjà téter par des nouveau-nés, tout branlants sur leurs frêles pattes. La plupart des autres femelles, au ventre très enflé, étaient visiblement prêtes à mettre bas. Dans un coin, il y en avait une en train de s’accroupir, et on vit quelque chose commencer à saillir sous elle.
— Je vais aller l’aider, dit mon nouvel ami, et il enjamba la barrière afin d’aider la bique à donner naissance, devant mes yeux de citadin ébahi.
En revenant il me dit avec orgueil :
— À Pâques, nous mangerons le plus beau. C’est le moment de venir, ce sera la fête !
Il prit une mine gourmande et un regard prometteur pour m’annoncer cet événement. Mon sentiment d’émoi devant ces chevreaux nouveau-nés au milieu du désert, devant cette vie s’éveillant au milieu de presque rien, devant cette espèce de miracle renouvelé de la nature se produisant sous mes yeux, fut très choqué, se sentit dévoyé par cette promesse de bacchanale qui me parut presque criminelle. Enfin, je pouvais comprendre que dans le contexte, l’émotion étant souvent liée à ce qui nous arrive peu souvent, à l’inhabituel, nous n’avions pas les mêmes susceptibilités lui et moi.
Il m’emmena ensuite faire le tour des différents petits cubes blancs, où je rencontrai tous ses compagnons de coopérative, des hommes plutôt chaleureux, assez bavards, extrêmement curieux d’apprendre toutes sortes de choses à propos de l’endroit d’où je venais. Ils restèrent très surpris de savoir que nous n’utilisions des haricots que très occasionnellement dans la cuisine, et que les meilleurs cuisiniers étaient des hommes. Ils furent très suspicieux quand je leur affirmai que c’était également le cas chez eux dans les grandes villes. Nous abordâmes aussi de nombreux autres sujets prêtant beaucoup moins à la controverse. Ils me racontèrent avec humour toutes les difficultés de cette vie d’isolement qu’ils menaient. Je fus surpris de les entendre en rire ainsi.
Leur dernière aventure était l’installation d’une énorme pompe alimentée par un générateur de puissance, censée aller chercher l’eau à plus de cent mètres sous le sol. Toutes les économies engrangées difficilement depuis plusieurs années étaient passées dans cet investissement, et en plus ils avaient dû emprunter. L’opération réussit. Quand l’eau commença à jaillir du sol, ce fut la fête, la liesse générale. Ils étaient sauvés. Au bout d’un an, ils furent catastrophés. Ils venaient de se rendre compte que l’eau douce utilisée pour tous leurs besoins, vidant les nappes phréatiques, était peu à peu remplacée dans le sous-sol par l’eau venant de la mer. Quand ils virent que l’eau qui coulait de la pompe était désormais salée, ce fut la consternation. Ils rendirent tout l’équipement pour tenter de payer les dettes qu’ils avaient accumulées, mais ce fut loin du compte. L’un d’entre eux lâcha à la fin de l’histoire une boutade :
— Dommage qu’on ait abandonné, les légumes auraient pu pousser déjà salés…
Ayant fini notre petite tournée, devenant un peu plus familier avec mon hôte, je lui posai enfin la question qui me brûlait les lèvres depuis quelque temps.
— Mais finalement, pourquoi êtes-vous venus vous installer ici ? Il n’y a rien ! C’est le désert ! Et il n’y a ni eau ni électricité. Que pouvez-vous bien faire ici ? Qu’espérez-vous d’un tel endroit ? m’exclamai-je en tentant de nuancer un tantinet mes paroles, afin de ne pas heurter sa sensibilité.
Il esquissa un mystérieux petit sourire, hochant légèrement la tête avec l’air inspiré de celui qui sait, de celui qui a vu. Il me posa la main sur l’épaule, prit un air empreint de commisération, presque protecteur, me serra un peu le bras, et me confia :
— Je ne vous dis rien, mais demain matin, vous verrez !
Puis, comme si rien ne s’était passé, nous restâmes le reste de la journée avec les chèvres dont au moins quatre mirent bas avant la nuit. Après, nous retournâmes à la maison, où l’on nous servit les mêmes haricots et les mêmes drôles de légumes bouillis, que je mangeai cette fois avec moins d’entrain. Cela fit prononcer à la femme de mon hôte les premiers mots qu’elle m’eut encore adressés :
— Vous ne mangez pas ! Vous n’aimez pas les haricots ?
Le lendemain matin, il faisait encore fort sombre quand mon hôte vint me réveiller en secouant mon épaule endolorie de cette demi-nuit couché par terre. On m’avait réservé la pièce cuisine pour moi tout seul, avec deux couvertures posées sur le sol, et deux autres pour me protéger du froid, mais j’avais pourtant souffert de ce matelas très dur et de cette nuit glaciale.
— Allons-y.
Nous sortîmes dehors où régnait une profonde obscurité, et nous approchâmes d’un vieux camion à ridelles qui, bien que l’on distinguât encore très mal, me parut avoir atteint un âge canonique.
— C’est le camion de la coopérative, annonça-t-il fièrement.
Nous roulâmes trois heures, toujours dans le désert, rien que du désert. À perte de vue, ce n’étaient que de petites collines, du sable et des cactus. Le lever du soleil sur ce panorama fut magnifique, et cette indescriptible demi-teinte qui emplit rapidement tout l’horizon devait rester une des plus belles images de toute ma vie. Je m’extasiai ; mon chauffeur parla très peu. Pendant tout le voyage il ne cessa d’arborer son mystérieux sourire. Son esprit était ailleurs, il nous précédait. Au bout de ce temps assez long, nous nous arrêtâmes en une zone plutôt plate, et il vint se garer derrière un monticule de terre visiblement érigé par des hommes.
— Venez voir! m’ordonna-t-il.
Nous descendîmes de voiture, grimpâmes sur le monticule ; quelle ne fut pas ma surprise ! Creusée au beau milieu du désert, juste sous mes pieds, apparaissait devant moi une énorme tranchée. Elle devait bien faire vingt mètres de large et un kilomètre de long. Mon guide étendit le bras, et traçant dans les airs un ample mouvement circulaire en vue de me faire embrasser de la vue tout ce panorama, il me dit simplement :
— Voilà !…
Il rayonnait. La couleur de son visage en avait changé. Après un long silence admiratif, il ajouta :
— Bientôt, grâce à ce canal, on ne reconnaîtra plus l’endroit où nous vivons. Ce sera le paradis !
Il m’expliqua ensuite que cette énorme tranchée faisait partie intégrante d’un système de canaux qui amènerait l’eau en traversant plusieurs centaines de kilomètres, si bien que toutes les zones ainsi parcourues en seraient bouleversées.
— Car où il y a l’eau, il y a la vie… conclut-il doctement, avec toujours ce même sourire.
Il était radieux. Il me nomma tous les endroits où avaient ainsi été creusés des bouts de tranchée, et bien que je ne fusse pas très calé sur la géographie du pays, il me sembla qu’il manquait de grands bouts à ce fameux canal. Mais je ne rétorquai rien. Il était trop heureux. Je lui demandai simplement depuis quand ce bout de canal avait été creusé, car la terre du monticule me semblait bien tassée, on y voyait même quelques profondes rigoles, de celles creusées par les fortes pluies tropicales. Il répondit très évasivement en tournant la tête, si bien que je ne compris pas vraiment la réponse ; je n’osai pourtant pas la lui faire répéter.
J’appris plus tard que ce bout de canal avait été creusé plus de dix ans auparavant, avant même que ces familles ne s’installent par ici. Cette grosse tranchée était devenue pour tous la preuve flagrante que l’eau arriverait bientôt jusque là, transformant complètement la face de ce territoire. C’est pour cela qu’ils avaient immigré ici. Depuis, lui et tous les autres attendent l’eau ; ils attendent que les travaux se terminent. Ils attendent comme on sait attendre dans cette partie du monde, avec tout le peu d’étonnement de voir que le temps est quelque chose de si irréel et tellement fantaisiste. Alors, bien sûr, on ne vit pas de cette attente, mais on vit comme on peut, et on attend un peu. Ceci n’empêche pas l’espoir, lui, d’être si présent et si réel. Et mon ami, comme tous les autres, se disait qu’il avait bien fait de venir s’installer ici.
Le retour fut aussi silencieux que l’aller, pour des raisons différentes. Mon ami avait perdu toute la verve de ses explications. Il avait le regard paisible de ceux que la vision des sens a confirmé dans leur foi : il y avait bel et bien quelque chose que l’on pouvait voir, du tangible, une preuve irréfutable de la vérité, et cette vision, cette certitude tactile, boutait toute ombre de doute hors de la pensée. Je n’ouvris pas la bouche, ne lui posai aucune question, mais il me répondit quand même :
— Vous verrez un jour…
Une fois de retour, il ne descendit pas tout de suite de voiture.
Comprenant qu’il voulait me parler, j’attendis aussi, un peu gêné de mes propres pensées, trop grossièrement évidentes. Finalement il se décida à ouvrir la bouche, et prononça lentement, avec une extrême gravité :
— Je vais vous raconter quelque chose. Quand j’étais plus jeune, j’aimais beaucoup aller à l’église. Ce que j’y aimais plus que tout, c’était chaque année le grand événement de la procession de la vierge. Alors là, c’était vraiment la fête. Il y avait de la musique, des chants, des pétards, et on buvait, on dansait, on s’amusait et tout le monde était heureux. Le moment le plus important de cette journée, c’était le matin, le grand défilé, avec en tête le chariot qui portait la statue de la vierge, toute habillée de dentelle blanche cousue de fils d’or et d’argent. C’était la plus belle vierge de Guadalupe que vous n’ayiez jamais vue. Et moi, j’étais un de ceux qui portaient sur leurs épaules les tréteaux où était posée la vierge. J’étais vraiment très fier, chaque année, ce jour-là de défiler ainsi devant toute la ville. Nul n’était alors plus heureux que moi. À ce moment-là, j’étais presque comme le fils de la Vierge.
Or, une année, pendant que j’avais les deux mains occupées à porter la Madone, et que toute une foule grouillait autour de nous, nous bousculant parfois un peu, quelqu’un vola dans les poches de ma veste l’argent que j’avais économisé pour cette fête. Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point j’étais furieux. J’en voulus à tout le monde, et même à la Vierge. Je l’injuriai, l’accusant de ne pas m’avoir protégé au moment précis où moi, j’étais en train de la porter. Après cela, pendant cinq ans, je ne mis plus les pieds une seule fois dans une église. Mais un beau jour, réfléchissant à tout cela, je me dis à moi-même : « Et si la vierge avait agi ainsi pour voir si tu l’aimais vraiment ? »
Vous savez, ce jour-là, j’ai eu honte, j’ai eu honte de moi, j’ai eu vraiment honte. J’étais tout seul, et pourtant je sentis une grande rougeur monter à mes joues. Dès le lendemain matin je me précipitai à l’église ; je priai longuement à genoux pour demander pardon à notre Sainte-Mère, et je lui offris cinq cierges, les plus gros qu’il y avait, un par année où je n’étais venu ni la voir ni la porter…
Le mois suivant, j’étais de retour chez moi. Je rendis visite à un de mes amis fort au fait des projets de développement dans le Tiers-monde. Je lui demandai s’il était au courant de mon fameux projet d’irrigation. Il eut un petit rire, et me répondit :
— Ah ce truc-là ! C’est l’éléphant blanc ! Ça devait faire la révolution là-bas. Mais voilà au moins dix ans que le projet a été abandonné, et qu’ils ont arrêté de creuser. La Banque Mondiale avait fait un rapport démontrant que ce projet reviendrait trop cher, et qu’il ne valait pas la peine de le financer.
J’ai eu des nouvelles de mon ami mexicain deux ans plus tard, quand je suis retourné là-bas. Il vit désormais dans la capitale, chez son frère. Il conduit aussi le taxi. Un le conduit le jour, et l’autre la nuit…
Contes
Caïn
À maintes reprises, j’ai voulu raconter cette histoire ; or à chaque fois, par quelque remords aux calculs étranges, ma main se paralysait, mon bras ne savait plus m’obéir. Pourtant, il fallait qu’un jour ces événements qui troublèrent toute ma vie soient connus, afin que mon existence n’ait pas été vaine ; mais il est de ces découvertes, de ces connaissances, de ces révélations, qui s’avèrent si dévastatrices qu’elles ne laissent aucune parcelle de notre conscience intacte. Aussi, je frémissais à l’idée de léguer ce fardeau à quelque lecteur un peu trop curieux, qui lirait ces lignes par inadvertance, et ne se rendrait compte de leur effet que plus tard, trop tard, en réalisant, impuissant, l’effet terrible de ces quelques phrases sur ses réflexions et gestes quotidiens. Néanmoins pouvais-je prendre la responsabilité de celer au monde ce qu’un auteur inconnu m’avait fait découvrir? L’ignorance n’est-elle pas un tribut beaucoup trop lourd à payer au bonheur, le plus complet soit-il, en admettant qu’une félicité dépourvue de toute ombre soit pour l’homme un état concevable ? Voilà pourquoi, au crépuscule de ma vie, lorsque loin d’avoir résolu ce dilemme, la mort dans l’âme, je me résolus à coucher ces pensées, je pris comme alibi, pour atténuer les appréhensions de ma conscience, l’argument que, comme pour une bouteille jetée à l’eau par le naufragé, le hasard se chargerait, avec son index vacillant, de désigner le nouveau dépositaire de ce savoir. Le lecteur me pardonnera cette lâcheté que s’accorde un homme à qui reste peu de temps à vivre, et qui verra venir la mort comme une douce délivrance…
Vers le terme de mon enfance, à l’orée de l’adolescence, à cet âge où l’on émerge des limbes de l’amour parental pour pénétrer peu à peu un monde qui révèle l’immensité de son existence, je découvris un grand et beau livre dans le grenier de ma grand-mère. Étant devenu orphelin très jeune, ma curiosité, par la force des choses, s’était développée assez rapidement, avec toute l’intensité presque maladive qui accompagne les transformations prématurées. Je vivais seul avec ma grand-mère, une douce et brave femme qui m’avait recueilli à la mort de mes parents. Je fus donc fasciné le jour où, dans le grenier, en fouillant des coffres remplis de vieilleries poussiéreuses, je mis la main sur un livre, une ancienne édition à la couverture épaisse, d’un bleu et or tout défraîchi, un de ces livres emplis de gravures à la pointe comme cela se pratiquait à l’époque. Le titre n’en était pas moins attirant que l’apparence, il s’intitulait : Les secrets de l’histoire.
Ici, avant de continuer ma propre biographie, je dois tenter de vous raconter à peu près ce que je trouvai en ce livre, en cette exploration qui devait perturber ma conscience naissante. Il me faut conter cela de mémoire, car j’ai depuis longtemps, à travers mes multiples pérégrinations, égaré cet ouvrage ; mais mon esprit est de toute façon devenu le dépositaire vivant de l’essentiel de son contenu. Cette histoire très particulière s’intitulait Caïn. L’écrivain avait eu comme dessein de rapporter la véritable histoire de Caïn, prétendant que l’on avait altéré la vérité au cours des siècles afin de ne pas trop effrayer les hommes. Toute la vie de cet homme avait consisté en une longue et pénible quête pour découvrir et révéler la vérité à ce sujet. Au cours de ses recherches, il avait mis la main sur de vieux grimoires traitant de la question. Leurs auteurs, dépositaires d’une antique tradition d’initiés, tenaient à ce que la vérité ne disparaisse pas, même si elle restait exclusivement l’apanage d’un nombre restreint d’esprits éclairés désignés par le sort. Philon d’Alexandrie, nous relatait le livre — la seule évocation de ce nom, le simple fait de prononcer ces quelques syllabes, emplissait déjà mon imagination de toute une saveur particulière —, Philon d’Alexandrie est un des plus anciens sages à nous révéler que Caïn n’est jamais mort, car il a, pour châtiment du meurtre de son frère Abel, été condamné à l’errance, à la fuite, à l’exil perpétuel, à une mort sans fin. Caïn n’a jamais disparu, il erre depuis le début, et pour longtemps, à travers le monde…
Une fois divulgué ce secret chargé d’implications bouleversantes, une grave question était alors soulevée : n’existait-il pas fondamentalement une injustice dans cette histoire ? Si Abel était resté confiant et amoureux de Dieu, contrairement à Caïn qui avait défié son Seigneur, c’est parce que Abel se savait mortel, et vivait en sachant qu’un jour il retournerait au sein de son Créateur, alors que Caïn se savait immortel par le hasard des choses, et se voyait, lui, condamné pour toujours à se nourrir à la sueur de son front sans jamais pouvoir contempler la face de Dieu. Il était facile pour Abel de rester calme et pacifique ; il se contentait de récolter ce que la nature offrait, faisait paître ses brebis, et remerciait chaque jour pour sa bonté la généreuse Cause de toute chose, tandis que Caïn, le cœur plein de rage, devait travailler sans relâche à transformer la nature par son ardeur et son industrie afin de pouvoir vivre l’implacable éternité à laquelle il se voyait condamné. Voilà ce qui explique la jalousie qui dévorait Caïn, ce qui finit par l’aveugler au point qu’il en perdit foi en son créateur ; il en arriva à oublier que rien ne peut exister hors de la divine Providence. Il n’inclut même plus son propre être dans le tout-puissant dessein ; ne comprenant pas, il douta, et voulut refuser le rôle qui lui était imparti. Un jour, excédé devant ce qui lui semblait d’une cruelle partialité, il désira annihiler l’objet sur lequel se greffait sa rage, la forme qu’elle prenait à ses yeux, et il tua son frère Abel. Dans sa fureur, aveuglé de colère, Caïn ne vit pas qu’il se bornait par cet acte à commettre ce qui était prévu de toute éternité : il ne voulait plus voir cette différence qui le torturait, et pour l’éviter, il accomplit précisément ce en quoi consistait cette différence…
L’homme réalisait ainsi pleinement la contradiction de son être. Et, depuis cette époque lointaine, Caïn erre, sous toutes les formes il se terre ; dans tous les pays, à toutes les époques, sous toutes les fonctions et tous les déguisements, habité par l’angoisse du néant, il se cache. Il est celui qui, sachant qu’il ne peut pas mourir, voudrait mourir, mais hanté, depuis le meurtre d’Abel, par la peur de rencontrer son juge, il a peur de mourir, bien qu’il ne le puisse pas. Ainsi il se cache en cette immortalité qu’il haïssait tant. Il est le premier de ces hommes qui souhaitent ardemment la fin, car ils souffrent de la vie, tout en espérant que le dernier jour, celui où l’histoire nous juge, ne viendra jamais ; leur volonté et leur désir s’opposent à tout jamais, ils en condamnent Dieu. Caïn en devient celui qui veut tuer la vie elle-même, afin que ce don divin s’avère dénué de tout sens…
Voilà ce que je trouvai dans ce livre au grenier. J’y découvris de surcroît que Caïn, devenu immortel, depuis la nuit des temps se cachait sous toutes les formes humaines. En apprenant cela mon sang ne fit qu’un seul tour : sans aucune hésitation je reconnus Caïn sous les traits du Monsieur qui habitait le sixième étage de notre immeuble. Déjà, avant d’avoir découvert ce livre, je l’avais trouvé très bizarre. Il était assez âgé, les cheveux poivre et sel tirés vers l’arrière de la tête, toujours vêtu de couleurs sombres et ternes, éternellement l’air d’être en deuil de lui-même. Quand il nous rencontrait, ma grand-mère et moi, il ne manquait jamais de nous saluer et de nous adresser quelques mots. Parfois il lançait tristement, sans que je saisisse trop pourquoi :
— Ah! vous avez bien de la chance Madame Chaumont d’être à la retraite. C’est là que l’on commence vraiment à vivre !
Et il s’étendait d’une voix morne sur ces obligations qui rendent la vie beaucoup trop pénible. Je le suspectais sans encore en déterminer la raison ; aussi, dès que je lus ces pages accusatrices, je sus que Caïn, c’était lui ! Je me rappelle ces paroles qui nous avertissaient : Caïn avait vécu sous toutes les formes, depuis les origines de l’humanité, souvent sous les apparences auxquelles on pouvait le moins s’attendre. L’auteur provoquait à ce propos une terrifiante interrogation : quel grand conquérant responsable de la mort de millions d’hommes avait pu être Caïn, quel meurtrier à l’œil illuminé, quel chef cannibale avait pu lui prêter son aspect, et il mettait en garde le lecteur en ces termes : « Restez sur vos gardes ! il se cache toujours, sous les dehors les plus inattendus, prêt à agir, à surgir, patientant comme un papillon en sa chenille, n’attendant que son heure, sans se faire remarquer, avant de reprendre son envol dévastateur. Il est alors l’homme qui attend, car il est très vieux Caïn, et il a appris à attendre, vivant une attente sans fin, et il peut passer de longues années, tapi, guettant le moment propice, celui où il pourra perpétrer les actes que commande la rage inassouvie de celui qui est condamné à vivre. Caïn, c’est l’homme qui sans cesse attend, tout comme le fauve est toujours prêt à bondir. Il attend en espérant que le regard de Dieu se détournera suffisamment longtemps de lui, afin qu’il puisse vivre, dans le meurtre et la destruction ; en se vengeant ainsi, il sera vraiment lui-même. Caïn n’attend plus rien du temps, il guette l’instant… »
— Grand-mère, le Monsieur du sixième étage, c’est Caïn !
Je n’y tenais plus ! Il fallait que je révèle l’abominable secret à quelqu’un ! Je ne pouvais plus garder pour moi ce terrible savoir, d’autant plus terrible et pesant si je ne le divulguais pas ! Et je ne voyais personne d’autre que ma grand-mère susceptible de comprendre l’ampleur de ma découverte.
— Tu as fait tes devoirs? Tu vas encore attraper un zéro !…
Je croyais rêver! C’est tout ce qu’elle trouvait à répondre ! Je fus ce jour-là, et ce ne fut hélas pas le dernier, profondément déçu par ma grand-mère. Je reçus à cette occasion une leçon, car jamais plus je ne devais être heurté aussi durement, de plein fouet, par l’incompréhension entre les êtres, par l’aveuglement devant la vérité, par le recul devant le dévoilement du savoir. J’en conclus que la peur transforme profondément les grand-mères — y avait-il une autre explication plausible? — et sans doute les hommes en général. Quand même, dans cette attitude de ma grand-mère à moi, je ressentis une trahison, et je lui en voulus plusieurs jours.
Un peu plus tard, je retournai au livre, ce qui me permit de calmer ma douleur et d’atténuer ma déception. Je me rendis compte à ce moment-là de la profondeur de cet ouvrage : il avait prévu exactement ce qui m’était arrivé. « Les hommes ne te croiront pas, et quand tu parleras, même tes proches détourneront leur regard ! » écrivait l’auteur. Quelle sagacité ! Il décrivait dans ce passage comment les détenteurs de grandes vérités finissent toujours par remarquer un certain vide qui se forme autour d’eux. Je pensai alors à Madame Michaud, une amie de ma grand-mère : dès qu’elle approche, tout le monde s’enfuit, de peur qu’elle ne vienne raconter ses histoires. Ce n’est pas tellement qu’elle radote, elle a toujours de nouvelles histoires, mais ses histoires n’en finissent jamais. Et elle les débite invariablement sur un ton égal et monocorde, sans aucune pause ni ponctuation, comme si pendant une heure ou plus elle tricotait une phrase unique. Un jour où elle causait avec ma grand-mère dans l’escalier, tandis que je l’observais, je me suis demandé comment elle arrivait à respirer, puisqu’elle n’arrêtait pas une seule seconde de parler, toujours sur un rythme identique ; je fus très impressionné quand je me rendis compte qu’une fois lancée, elle n’avait pas besoin de respirer. Je tentai immédiatement de l’imiter, dès que je me retrouvai seul dans ma chambre, mais j’eus beau insister, je n’arrivai pas retenir mon souffle très longtemps. Je me consolais en concluant qu’à son âge elle devait s’être beaucoup entraînée, un peu comme ces grosses dames dans les opéras de ma grand-mère.
Madame Michaud détenait un intérêt certain dans l’affaire qui me préoccupait. On rapportait qu’elle connaissait tout sur tout le monde, et qu’elle savait même ce qu’elle ne savait pas, et même ce qui n’était pas vrai. Ma grand-mère disait qu’elle racontait n’importe quoi, mais je savais maintenant le genre de personne que ma grand-mère était réellement. Peut-être en effet que Mme Michaud détenait d’importants secrets qui se devaient d’être divulgués. On rapportait aussi que rien qu’à voir les vêtements étendus sur la corde à linge, elle pouvait deviner ce qui se passait chez les gens ! Elle savait ainsi des tas de choses… Si la robe bleue de Madame Marin était pendue : cette dernière s’était réconciliée avec son mari, et ils étaient sortis ensemble. Si on ne voyait pas les caleçons de Monsieur Léger : il était parti en voyage d’affaires ; si les caleçons étaient neufs : il avait une nouvelle maîtresse. Et si l’on apercevait un nouveau chemisier chez Mademoiselle Laviolette : celle-ci venait de trouver un nouvel emploi. Peut-être que Mme Michaud savait des choses sur le Monsieur du sixième étage…
Dès que cette idée géniale me traversa l’esprit, je courus immédiatement la trouver, décidé à être patient et à écouter attentivement tout ce qu’elle me raconterait, persuadé que c’était une épreuve dont je devais sortir vainqueur. Je montai à son appartement ; elle en fut ravie, personne ne la visitait jamais. Il paraît, d’après ma grand-mère, que ses neveux, ses seuls héritiers, l’avaient baptisée « la bouche à moteur », et qu’ils se rendaient chez elle le moins possible. Elle me reçut fort bien, m’affirma que j’étais un charmant garçon, et que je devenais un beau jeune homme. Ensuite, elle me demanda si j’avais envie d’une tasse de chocolat et de biscuits. Mes expériences récentes m’avaient enseigné à me méfier de tout et de tous, mais j’acceptai, malgré le danger ; je restai toutefois circonspect, car qui sait ? elle pouvait fort bien me verser subrepticement une étrange potion dans la nourriture. Une fois servi, je concentrai entièrement mon attention sur mes papilles gustatives en mâchouillant un petit coin du biscuit et en suçotant un peu de chocolat chaud, et ne trouvant ni à l’un, ni à l’autre, un goût suspect, j’enfournai le tout.
Pendant ce temps, Madame Michaud me débitait tout sur sa famille, ses voisins, les voisins de sa famille, la famille de ses voisins, etc. Je crois que je m’endormis un peu, bien que le canapé fût plutôt dur… Quand je me réveillai, Madame Michaud discourait toujours… Je tentai alors de lancer un grand coup, et lui annonçai tout de go :
— Le Monsieur du sixième étage, c’est Caïn, celui qui a tué son frère dans la Bible.
Je remarquai bien un petit mouvement dans les yeux de Madame Michaud, mais sa bouche, elle, ne manifesta aucune velléité de s’arrêter, ni même de fléchir un seul instant sur sa lancée, continuant méthodiquement et consciencieusement, avec toute la précision d’un automate, à aligner les mots les uns à la suite des autres, comme la moissonneuse batteuse que j’avais admirée l’été dernier à la campagne, qui alignait derrière elle des balles de foin bien droites et carrées, toutes ficelées, avec une saisissante régularité. Réalisant finalement que je ne pourrais tirer d’elle rien d’intéressant, ni même la faire écouter, je m’esquivai doucement. Elle ne s’aperçut de rien. D’ailleurs, plus tard, alors que j’étais rentré à la maison depuis déjà une heure, ma grand-mère s’exclama :
— Mais à qui donc cause Madame Michaud? J’entends sa voix par sa fenêtre ouverte depuis le début de l’après-midi!
Je me cachai longtemps de Caïn. Mais un beau matin, ne pouvant en rester là, rassemblant tout le courage et l’inconsciente détermination propre à l’enfance, je décidai de monter jusqu’au sixième étage, d’aller voir, de confronter Monsieur Caïn. Je devais accomplir mon destin, il ne pouvait en être autrement. Je n’ai guère besoin de narrer en détail ce que représenta la lente ascension qui me mena, marche après marche, jusqu’au dernier étage. Qu’il me suffise de souligner que, par une étrange distorsion, de celles qu’effectuent les émotions sur les sens, jamais l’escalier, que pourtant je gravissais tous les jours depuis des années et qui constituait pour ainsi dire mon territoire de jeux, ne m’avait paru aussi vaste et aussi tortueux que ce jour-là. Les marches en devenaient anormalement hautes, à cause de la lourdeur de mes jambes, et très inégales, à cause du rythme effréné et chaotique de ma respiration; je ne les montai, fait exceptionnel, que une à une, éprouvant une difficulté impressionnante et inhabituelle à avancer, craignant sans cesse de dégringoler, comme ces cyclistes qui font du sur place à la télévision. Pendant ce temps, mon cœur s’emballait lui-même de sa propre frayeur. Mais mon futur était scellé : je devais y aller…
Arrivé en haut de l’escalier, en piteux état, je m’enfonçai dans le couloir de gauche, à peine éclairé, la porte de l’appartement se trouvant tout au fond. J’imaginais le pire, et les quelques pas qui m’y conduirent prirent une presque inimaginable ampleur, proportionnée uniquement à la pesanteur de mon corps, à sa rigidité, et à la moiteur qui m’avait envahi. Je cognai enfin à la porte, me retenant moi-même sur place pour m’empêcher de décamper. J’attendis sur le paillasson, pas très fier, et finalement j’entendis de l’autre côté des pas traînants : je crus reconnaître des pantoufles glisser sur le plancher. Puis je perçus plus près de la porte un souffle un peu bruyant : c’était lui, grand-mère affirmait qu’il avait de l’emphysème. Il se rapprocha de la porte et fit cliqueter la gâche. Quand la porte s’ouvrit, je le vis, avec son air tout triste, enveloppé dans une robe de chambre en flanelle marron qu’il avait attachée sur son ventre avec une vieille ficelle. Il se tenait là, devant moi, debout dans ses énormes pantoufles usées, l’œil terne, les cheveux gris et gras, lissés vers l’arrière de son crâne, les mains décharnées tombant sans but le long de son corps. Il me regarda, l’air un peu étonné, d’autant plus que je ne pipais mot. Il restait immobile, le regard un peu en biais. Je ne savais pas exactement ce que j’attendais, mais avant de monter il m’avait paru tellement évident qu’en m’apercevant là il saurait que j’avais tout compris, qu’il ne m’était absolument pas venu à l’idée que j’aurais à prononcer quoi que ce soit. Sachant qu’il devait savoir, en me voyant, que j’avais compris, qu’aurais-je bien pu, de toute façon, lui demander ? Je ne m’imaginais pas très bien en train de déclamer, d’un ton dramatique, comme au théâtre : « Ah, fourbe ! vous êtes démasqué ! » Ou avec plus de style et de mystère : « Et qui croyez-vous tromper, beau masque ? » (J’avais entendu cela dans un film de cape et d’épée…), ou encore, vraiment terrible et menaçant : « Cessez! Je sais tout ! »
Alors, il n’aurait plus eu qu’à fuir en tremblant, implorer ma pitié, ou plutôt — en fait c’est ce que je craignais — tenter de m’étrangler, pour ensuite cacher mon corps dans un vieux coffre, ou autre maléfique invention, pendant qu’il continuerait à faire ses politesses à ma grand-mère éperdue de douleur, prétendant comme un hypocrite la consoler : « Ah, mais c’était un si charmant garçon ! Qui aurait bien pu lui vouloir du mal… »
Hélas ! Obnubilé par la difficulté du geste, emporté par ma détermination à agir, j’avais oublié de me demander comment agir… Je restais planté devant lui comme une vache devant un train ; j’avais cru depuis le début que les paroles n’auraient guère lieu d’être et je continuais malgré tout à espérer : peut-être n’aurais-je à en prononcer aucune ? Et s’il eut fallu articuler quoi que ce soit, l’aurais-je pu ? De toute façon mon regard était censé s’y substituer largement… Lui aussi m’observait, de ses grands yeux moroses, et je sus qu’il savait que je savais ; peut-être se demandait-il si je savais vraiment tout, et s’il devait m’ignorer afin de me mettre à l’épreuve. Cet argument reste pour moi le plus probant ; il établissait la preuve irréfutable de son aveu, car je devais repenser longuement par la suite à notre première confrontation. Il s’était trahi en ne me demandant jamais pourquoi j’étais venu le voir, ce qui aurait été pourtant la question la plus légitime s’il avait eu la conscience tranquille. Trop préoccupé à calculer sa défense, à me tromper, il avait omis d’agir de la manière qui aurait été la plus évidente et la plus dépourvue d’arrière-pensée. Souvent les criminels se laissent ainsi démasquer par de bons détectives, car ils réfléchissent trop à leurs actes ; ils ignorent la simplicité de la personne qui, ne prétendant rien défendre ni cacher, agit très simplement et spontanément, sans hésiter. Je me rappellerai toujours cette phrase d’un de mes héros favoris, un détective, qui avait déclaré au criminel génial, médusé d’avoir été découvert : « Jackson, il n’y a que la vérité que l’on puisse toujours dire sans jamais se tromper. C’est pour cela que tu es fait comme un cancrelat ! »
Interrompant cette pause qui s’éternisait, le vieil homme me proposa de sa voix un peu cassée, celle-là même, inquiétante, que je lui connaissais bien :
— Tu veux entrer ?
En acceptant, je me surpris moi-même, mais je n’étais plus à cela près. Je devais être trop paralysé pour faire autre chose que lui obéir, ou bien encore étais-je subjugué par son pouvoir ? Je hochai simplement la tête et m’avançai vers lui, pénétrant son antre. Il m’invita à le suivre et nous longeâmes un long couloir qui lui servait d’entrée. Je remarquai que tout comme dans la rue ou dans l’escalier, chez lui il rasait les murs, un peu de côté, comme pour ne pas être surpris, trahissant son désir de vivre caché. Cela me rassura un peu et me rendit confiance en moi-même, de le découvrir aussi timide et gêné, même sur son propre territoire, et pourtant, je le savais, les criminels pouvaient être fourbes et pleins de surprises…
Il me fit entrer et asseoir dans une petite pièce, très poussiéreuse, remplie de vieilleries et de livres.
— J’habite ici depuis très longtemps.
Il affectait de vouloir s’excuser. Je pris cela comme un nouvel aveu voilé, conscient ou inconscient de sa part. Il pouvait bien habiter ici depuis longtemps, puisqu’il était lui-même vieux de milliers d’années !
— Assieds-toi !
Il pointa du doigt vers un grand fauteuil. Sur le point de m’y asseoir, je vis que reposait dessus un gros livre ouvert. Je le ramassai. Il se précipita en s’écriant :
— Excuse-moi, j’étais en train de lire quand tu es arrivé !
Il m’enleva tellement vite le livre des mains que j’eus à peine le temps de remarquer le titre sur la couverture : Dictionnaire Woloff-Français. Je dus arborer un air surpris, car il murmura, embarrassé :
— C’est une langue africaine le Woloff.
Je le regardais toujours, très intrigué — mon esprit tournait à deux cents à l’heure —, me demandant quel sale coup il tramait en Afrique, pour étudier ainsi l’africain. Il ne veut quand même pas se faire passer pour un noir, pensai-je, contemplant son teint jaunâtre et son corps rabougri. Un japonais, passe encore… et j’en aurais presque ri si je n’avais été aussi inquiet.
— C’est peut-être bizarre de lire un dictionnaire, mais c’est mon passe-temps, je les lis et les apprends par cœur… continua-t-il.
— Vous les apprenez par cœur… répétai-je bêtement, tout en m’inquiétant de cette nouveauté.
Quelle pouvait être cette invention diabolique que d’apprendre un dictionnaire par cœur ? Déjà, je trouvais particulièrement pénibles les quelques lignes de par cœur avec lesquelles je me colletais pour l’école, cette idée de dictionnaire me sembla totalement absurde. Cependant, je tenais une bonne piste : son embarras n’avait pas diminué, il ne s’exprimait qu’en bafouillant, pour s’excuser, il en marmonnait presque.
— J’en ai lu beaucoup comme ça.
Il esquissa vaguement un geste vers la bibliothèque où s’entassaient en effet une collection de livres assez volumineux, et les couvertures que j’arrivais à déchiffrer étaient bien celles de dictionnaires.
— Et vous en avez appris plusieurs par cœur?
— Tous ceux qui sont là !
Je m’enhardis à me lever et à m’approcher de la bibliothèque où je relevai quelques titres : Dictionnaire technique de l’industrie chimique, Dictionnaire des synonymes, Dictionnaire étymologique, Dictionnaire grec-français – français-grec, Dictionnaire du sport, et ainsi de suite.
— Vous les connaissez vraiment par cœur ?
— Bien sûr, tu peux me poser des questions si tu veux.
— D’accord, je veux bien.
Je saisis le Dictionnaire des Synonymes, l’ouvris, et cherchai le mot « Mensonge », puis lui en demandai les synonymes. Il marqua un moment d’hésitation devant mon choix. Je notai bien qu’il accusait le coup, il comprenait qu’il ne me dupait pas. Mais il avait du cran, et à ma grande surprise, il récita la liste intégrale que j’avais sous les yeux :
— Assertion fausse, Affirmation mensongère, Tromperie, Menterie, Mystification, Imposture, Inexactitude (volontaire), il ajouta même « entre parenthèses ».
Il continua la liste : « Boniment (fam.) », là aussi il ajouta « entre parenthèses » ; il signala d’ailleurs chaque indication particulière du dictionnaire, expliquant de surcroît que “fam.” était l’abréviation pour « familier ». Il est vrai que je me demandais en quoi boniment pouvait bien être une femme, et il avait remarqué ma surprise. Il reprit :
— Bobard (fam.), Conte, Fable, Craque (pop.).
Je me mis à rire en entendant « crac pop », pensant à une publicité que j’avais entendue à la télé, mais il continuait, imperturbable, expliquant que (pop.) était l’abréviation de populaire. Il poursuivit:
— Invention, Artifice, Blague (fam.) Bourrage de crâne, Propagande, Version officielle, Baratin, Blablabla, ou Blabla, Salade (s), Duplicité, Dissimulation, Comédie (pej.), qui signifiait péjoratif précisa-t-il, Hypocrisie, Calomnie.
La liste était complète. Il me proposa ensuite les antonymes, dont le simple nom me fascina. Avant même que j’eusse répondu, il les énonça :
— Vérité, Franchise, Fidélité, Menstrues…
Il s’interrompit.
— Ah non, excuse-moi, je me suis trompé, je suis allé trop loin, Menstrues n’est pas un antonyme de Mensonge, c’est le mot qui vient après Mensonge.
Je n’avais pas très bien compris cette dernière partie, mais peu importe, j’étais anéanti ! Cet exploit dépassait tout ce que j’avais pu imaginer ! Même Jojo Leblanc, le chouchou de tous les professeurs, celui qui était toujours capable de réciter ses leçons par cœur, se trouvait bien en-dessous de ça ! J’étais certain que lui ne connaissait pas un seul minuscule dictionnaire tout entier…
Je l’observais attentivement. Je devais avoir l’air complètement ébahi, et remarquant ma bouche béante d’admiration et de perplexité, il me lança :
— Tu veux sans doute que je t’explique pourquoi je lis et apprends des dictionnaires par cœur, plutôt qu’autre chose ?
Je hochai mécaniquement la tête ; quoiqu’il m’eût demandé, je n’aurais su agir autrement, j’étais trop médusé.
— Eh bien, tu vois mon garçon, les homme sont tous des menteurs; ils ne font qu’inventer, par erreur ou par ruse, par ignorance ou par vice, par débordement ou par manque d’imagination, mais les seules réalités qui restent vraies, ce sont les noms. Un nom reste toujours un nom. Seule son utilisation peut s’avérer fausse ou mauvaise, mais un nom, lui, reste toujours un nom…
Je me renfrognai un peu, signalant par une grimace mon incompréhension.
— Tu ne me crois pas ? Pourtant, depuis toujours, les hommes se mentent, à eux-mêmes et aux autres ; là se trouve la véritable cause de tous les malheurs et de toutes les guerres. L’homme est le seul animal à savoir mentir, alors il ment, et même contre son propre gré, il ne peut s’empêcher de mentir. Alors, tu sais, la moindre phrase n’est que fausseté ! Mais le nom, le nom, le nom, voilà ce qui demeure éternellement vrai ! C’est la seule bouée de l’homme ! Si quelqu’un est appelé Paul, Paul c’est lui, et cela reste toujours vrai. Mais dès que l’on dit : Paul fait ceci ou cela, Paul est comme ci ou comme ça, là on peut mentir. L’homme est un menteur tu vois, et puis en plus, l’homme est un orgueilleux, il veut toujours être ce qu’il n’est pas… L’animal, lui, reste toujours à sa place… Sa place, il la connaît mieux que l’homme… De temps en temps aussi, chez les bêtes, surgit quelque individu qui s’est mis en tête de dominer les autres, mais la dispute ne dure que peu de temps, et elle est rarement sanglante. De plus, après la lutte, elles ignorent le ressentiment, elles savent accepter la réalité des faits. Mais l’homme, il n’est qu’un orgueilleux, il ne sait pas accepter l’état des choses. Il va jusqu’à tuer pour se fuir, pour ne plus être lui-même. Le fond du problème est que l’homme tue pour oublier… Et là encore, si les animaux tuent, c’est seulement pour se remplir le ventre, alors que l’homme tue en croyant se remplir l’âme, souhaitant assouvir ses multiples ambitions… C’est pour cette raison que l’homme ne connaît que la démesure: contrairement au ventre de l’animal qui peut être rassasié, l’âme humaine, elle, est totalement insatiable !
Là, je dois avouer que je pris peur, car même si j’étais trop jeune encore pour saisir tout ce qu’il me débitait, je sentais avec certitude que Caïn était en train de se dévoiler, qu’il jetait bas le masque, et qu’il se justifiait, exactement comme ces meurtriers qui, tout en avouant leurs crimes, expliquent qu’ils n’avaient pas d’autre choix devant eux. Je me levai précipitamment, et m’enfuis presque en courant, bredouillant :
— Je dois partir, ma grand-mère m’attend, et elle est au courant que je suis chez vous.
Je bluffai pour éviter qu’il ne m’empêche de partir, et cela dut réussir, car il ne bougea pas de son siège, me lançant simplement, alors que dans mon élan je passais presque le seuil de la porte :
— Reviens me voir de temps en temps! Tu es un très gentil garçon !
Je dévalai les marches quatre à quatre, et retrouvai grand-mère, qui, remarquant mon air égaré, s’enquit de l’endroit où j’avais bien pu passer. J’ouvris tout grand la bouche et aspirai un bon coup afin de lui dévoiler fièrement, d’une seule traite, le succès de ma première enquête importante, mais le souvenir de la cuisante douleur que m’avait causé sa fermeture d’esprit me retint à temps, et je restai là, suspendu, avec mon air de poisson rouge. Heureusement ! Car déjà elle me déclarait, démontrant une fois de plus ses préjugés :
— Oui, eh bien, au lieu de raconter encore une de tes inventions aussi grosse que l’immeuble, va donc te laver les mains avant de te mettre à table !
J’étais soulagé, c’était mieux ainsi.
Je dormis peu cette nuit-là. Et mon sommeil fut sans cesse agité par des rêves, tous plus incongrus les uns que les autres : ils étaient peuplés d’animaux se traitant de menteurs, d’une souris qui mangeait des dictionnaires plus gros qu’elle, du Monsieur du sixième étage qui me montrait le couteau suisse avec lequel il avait tué son frère Abel, d’hommes qui voulaient être des éléphants, et ainsi de suite, jusqu’à l’aube. Le lendemain matin, je ne me sentais vraiment pas bien, et grand-mère me laissa rester à la maison.
Je ne remontai pas au sixième étage, aussi fasciné que je fusse ; ce n’était pas que l’envie m’en manquât, mais j’étais trop apeuré. Parfois, je montais silencieusement les escaliers jusqu’à sa porte, et tâchais d’écouter les bruits, mais aucun son intéressant ne transpirait, sauf occasionnellement le pas traînant du vieil homme, et par moment sa respiration un peu forte et embarrassée. Quant au trou de la serrure par lequel je tentais d’épier, je n’y surprenais que les ténèbres du couloir. Toujours intrigué, je décidai de lier connaissance avec la mère Durand, parce qu’elle habitait juste en face : je pourrais épier de ses fenêtres qui donnaient sur celles de Caïn. De là, je pus donc le surveiller, toujours assis dans son fauteuil, courbé sur ses livres, presque immobile, bougeant seulement pour tourner périodiquement les pages, comme une horloge qui dans le silence marque le passage du temps…
La mère Durand finit par se poser des questions, et alla raconter à ma grand-mère que je passais des heures devant la fenêtre de son salon, à fixer sans cesse dehors, comme si j’avais voulu sauter pour me suicider. Bien sûr ma grand-mère, qui ne cherchait que les occasions d’une bonne inquiétude, m’interdit de remonter chez la mère Durand, se plaignant du fait que mes lubies allaient de mal en pis, et que si je continuais, je finirais à l’asile, et elle aussi.
— Si tu fais le fou et qu’un jour le vent tourne, me cria-t-elle, tu resteras fou !
Une des phobies de ma grand-mère était qu’un jour le vent tourne. Je n’avais jamais osé lui demander ce que cela voulait dire, tellement elle paraissait en avoir peur, et il est vrai que l’idée en avait l’air un peu effrayante. Je m’imaginais une de ces tornades qui arrachent tout sur leur passage en tournant sur elles-mêmes. Je pensais que ma pauvre grand-mère n’avait rien à craindre, puisque c’était seulement dans les pays chauds et lointains qu’il y en avait. Mais je ne crois pas que cet argument aurait calmé sa frayeur des vents tournants !
Même si je ne retournai pas au sixième étage, mon destin devait se croiser fatalement avec celui de Caïn ; désormais je le nommais ainsi, convaincu de sa véritable identité. Je le rencontrai deux mois plus tard, pendant que je déambulais dans le parc, endroit où j’étais convaincu que se tramaient les plus odieux complots. J’étais en train d’observer deux hommes au comportement étrange qui discutaient, chacun d’entre eux tenant à la main un grand sac : ils négociaient sans doute avant de passer à l’échange. Il survint par derrière et me frappa doucement sur l’épaule, ce qui me fit sursauter. Je fus presque rassuré en réalisant que ce n’était que lui et non pas un complice des truands chargé de faire le guet.
— Bonjour, comment vas-tu? Tu ne viens plus me voir ?
— J’allais rentrer à la maison, bredouillai-je.
— Eh bien, moi aussi ! Marchons ensemble si tu veux bien.
J’étais piégé comme un rat, je ne pouvais pas m’échapper, mais je me rassurais en calculant que ici, de toute façon, devant tout le monde, je ne risquais rien il n’oserait rien faire. Nous rentrâmes donc ensemble, lentement, car il marchait avec beaucoup de difficulté, s’arrêtant périodiquement, s’appuyant de temps à autre sur les rebords des fenêtres devant lesquelles nous passions. Il émettait un bruit inhabituel ; cela venait de l’intérieur de sa poitrine, une espèce de sifflement qui résonnait. Ce devait être son fameux emphysème qui produisait plus de bruit que d’habitude. J’imaginais qu’à son âge, ce n’était pas étonnant qu’il fût dans cet état. Il parla un peu durant notre retour. Il m’expliqua qu’il se promenait souvent, malgré sa condition physique, qu’il aimait d’ailleurs beaucoup cela, car c’était un bon moyen de passer le temps, et de savoir passer le temps était très important pour les hommes.
— Le temps peut être tellement long, et l’homme s’ennuie si facilement ! se plaignait-il. Il ajouta que les hommes ont du mal à être heureux, car trop souvent ils ne se fixent pas de but. Quoique, voulut-il préciser, ce ne soit pas que se donner des buts puisse en soi les rendre heureux, mais au moins, cela les empêche de penser au fait qu’ils ne sont guère heureux.
Il m’expliqua que c’était pour cela qu’il s’imposait des promenades et qu’il apprenait par cœur des dictionnaires.
— De cette manière, je vis toujours en attendant d’avoir terminé quelque chose, j’ai toujours un but, et toujours un autre qui vient derrière, car la vie, me confia-t-il d’un ton dramatique en me fixant droit dans les yeux, ce n’est rien d’autre que de savoir passer le temps, et remplir les espaces vides qui le composent. Il n’y a d’autre vie que dans l’attente, car tout détient une fin, ou presque…
Bientôt il cessa de discourir… Malgré tout le besoin que je sentais qu’il en avait, ses poumons se donnaient déjà trop de mal à simplement respirer sans tenter en plus de parler. Lentement, nous arrivâmes à la maison. Là, malgré la terreur qui m’habitait, je ne pus résister à l’accompagner jusqu’au sixième étage, lui tenant le bras, le soutenant, l’aidant à marcher, saisi de compassion pour son piteux état. Cette ascension dura un temps infini, marquée par de longues pauses à chaque palier. À notre arrivée devant sa porte, je l’aidai à entrer chez lui et à s’asseoir sur son fauteuil, où il s’effondra presque. Il avait fermé les yeux. Il était extrêmement pâle. J’étais inquiet. J’attendis. Il les rouvrit quelques instants plus tard, et chuchota d’une voix faible, la tête reposant en arrière sur le dossier du fauteuil, cette phrase qui paraissait brûler ses lèvres exsangues:
— Mon garçon, le seul moyen d’échapper à la souffrance, c’est d’être sourd et aveugle. Voilà le dilemme impitoyable que nous offre la vie…
Je ressortis dès qu’il eut paru s’être endormi dans son fauteuil.
Quinze jours plus tard, ma grand-mère m’annonça qu’il était mort. Je marmonnai que cela était impossible, sans m’en persuader complètement. Cette idée me causait en réalité une certaine peine, comme lorsque j’avais retrouvé mon canari mort, un jour, tout raide au fond de sa cage, ce qui m’avait fait beaucoup pleurer ; je n’aurais jamais imaginé que mon canari, cette boule si douce, si légère, toute chaude et si vivante puisse un jour mourir. J’étais fort étonné, là aussi, pour Caïn ; comment Caïn pouvait-il mourir ? Ou bien n’était-il qu’un peu mort, en attendant ? Autrement, toute mon hypothèse, dont j’étais pourtant si sûr, s’écroulait. Cela aurait été vexant…
Afin de me consoler, je retournai à mon livre, et quelle ne fut pas mon plaisir et mon étonnement, en allant jusqu’à la fin de l’histoire, que je n’avais en fait jamais terminée, d’y découvrir le passage suivant :
« Si un jour Caïn parvient à mettre fin à la fois à la douleur que lui cause son immortalité et au sillage de mort et de destruction qu’à cause de cette douleur il engendre derrière lui, c’est qu’il aura trouvé l’âme auprès de laquelle il aura pu avouer ses crimes et exprimer son désir de repentir. C’est là la seule chance de salut que Dieu lui ait laissée. »
J’étais heureux, bien qu’un doute persistât toujours en mon esprit : Caïn demeurait l’as de la tromperie, devais-je me rappeler.
Bientôt ce fut la rentrée, je retournai à l’école. J’eus comme professeur Monsieur Mirol. Un beau jour, Monsieur Mirol nous raconta que l’homme était fondamentalement, depuis son origine, son histoire le prouvait, un destructeur.
— En tout ce qu’il fait, il brise et détruit, déclarait-il pompeusement.
Quand j’entendis ceci, je lui fis un sourire en coin. Il dut remarquer que j’avais compris l’horrible vérité : Caïn n’était pas mort, il était pour l’instant mon professeur de sciences naturelles.
Cependant, ce n’était qu’une occurrence immédiate et passagère de ma hantise, car je devais retrouver Caïn sur mon chemin, à de nombreuses reprises, tout au long de ma vie…
Humeurs & récits
Brûlons les livres
“ Brûlons les livres, le cœur joyeux. Détruisons les œuvres du passé, les œuvres accomplies et terminées, dans l’allégresse d’une flamme retrouvée. ” Il est de ces phrases qui nous tiennent à cœur, qui nous hantent, et que nous n’osons pourtant jamais confesser. Nous n’osons pas, par crainte du regard qui les jugera, et surtout par crainte de l’inopportunité de leur prononciation. De toute façon, il n’est jamais temps de publier de telles paroles, ou de les murmurer, il ne sera jamais temps de le faire, bien que leur aveu relève de la plus grande nécessité…