Apologie de la métaphysique
Apologie de la métaphysique
La métaphysique, écrivait Voltaire, est une chose bien vide. Et cette vue reste fort commune. Elle connaît en tout cas un franc succès à notre époque. Pour quelques-uns la métaphysique n’est que songe creux, pure spéculation, gratuite et dépourvue d’une quelconque substantialité, presque de la pseudo-religion. Pour d’autres, elle est une intervention prétentieuse et factice du raisonnement humain dans le domaine du sacré. Dans tous les cas, sa réalité est mise en doute, soit face à une matérialité qui reste comme le critère unique et l’aboutissement final de toute idée, soit face à une transcendance qui surgit aux yeux des mortels déjà complètement bardée de ses métaphores obligatoires, défendue par une panoplie restrictive de concepts, soit encore face à une individualité pour qui la pensée se résume à la subjectivité limitative du sentiment et du raisonnement personnel.
Demandons-nous, à titre de pure curiosité, comment il reste encore possible aujourd’hui de défendre la métaphysique. Ce genre de jeu gratuit, exercice apparemment dépourvu de but, luxe inaccessible à l’homme pressé, détient un énorme avantage: avant de nous forcer à nous écrier «Au fait!», il nous autorise à une pensée sinueuse qui se risque à penser l’impensable. Cet impensable qui exige d’être pensé, comme unique garantie de notre liberté d’être. Car si une apologie de la métaphysique reste jouable, c’est là qu’elle trouvera son assise. Gratuité et distance seront les maîtres mots de sa plaidoirie.
La métaphysique, c’est avant tout le passage à l’infini, sorte de projection de notre pensée sur fond de sa propre éternité. Au-delà du temps, de l’espace, de la matière, au-delà même de l’enchaînement causal, au-delà d’une logique linéaire et studieuse, au-delà d’un soi posé comme évidence première, au-delà de toute formule se croyant le mot de passe d’un au-delà conçu jusqu’alors comme une chasse gardée. C’est cette mise en abîme de toute attache solide qui provoque l’effroi inhérent à la métaphysique. Mais, nous objectera-t-on, comment l’individu, avec tout son cortège de médiocrités, de rationalités inconscientes et de bassesses pourrait-il avoir accès à de telles vérités? N’est-il pas complètement exclu de permettre à la pensée d’affirmer quoi que ce soit d’universel quand elle se perd si facilement dans les vastes marécages nauséabonds qui constituent le soubassement de ses propres articulations? Car si au dessous se trouvent les égouts, on habite de préférence dans les étages supérieurs. Et quand par nécessité il nous faut y descendre, il ne s’agit pas d’en tirer une fierté, ni prétendre en rapporter une quelconque vérité.
C’est quand même dans cette direction que nous voulons cheminer. Et la nature de la métaphore choisie a son importance. On pourrait être choqué par ce que nous venons d’exprimer, sacrilège qui d’un coup de baguette magique extirpe brutalement la métaphysique de son ciel étoilé, pour la transformer en une sorte de Cendrillon à rebours. Et comment ce fameux au-delà qui se prend pour un infini pourrait-il trouver les moyens d’évoluer dans un endroit si restreint et si dépourvu de toute dignité? Un inconscient morbide et impudique, à la rigueur! mais pas la métaphysique… Même celui pour qui la pauvre vieille métaphysique est une galéjade se voile la face et se rebiffe devant une telle incongruité.
Néanmoins, c’est de ce brouillard chtonien que nous tirions enfants des fantômes peuplant l’obscurité, que nous nous inventions des jeux, que nous nous métamorphosions en chevaliers, en rois et en reines; notre imagination courait librement sans que nous nous préoccupassions de vérifier par quelque stratagème malin les fruits de notre pensée. Mais en grandissant, nous nous sommes laissés absorber par ce que communément nous nommons réalité. Et lentement cette réalité qui n’était qu’une mise à l’épreuve a pris le pas sur toute autre fonction mentale, une censure sévère s’est installée, interdisant le jeu qui consistait à laisser émerger de notre esprit les réalités qui le constituaient, prohibant par le même décret toute pensée librement déterminée. Il fallait dès lors qu’une pensée «colle», mais qu’elle «colle» à quoi, sinon au déterminisme du banal et du quotidien. Plus moyen de questionner; seuls comptaient à présent les critères de l’évidence, ce fameux bon sens accessible «naturellement» à chacun qui permet soi-disant de ne pas errer dans le labyrinthe de l’illusion et de la subjectivité.
En réponse à une telle oppression, des réponses ont fusé, proposant d’abandonner cette réalité de brimades et d’ennui, pour retourner vers le paradis perdu d’une enfance oubliée. «Trêve de cette réalité au nom de laquelle nous serions des obligés; nous avons nos désirs, nous voulons les exprimer.» Et de ces désirs ils ont fait des maîtres, puisqu’ils ne voulaient pas les questionner. D’autres, dépités, ont prétendu que cette réalité-là était fausse, vide et maligne; ailleurs existaient des écrits sacrés qui eux au moins manifestaient la vérité. Ces réponses-là non plus ne voulaient pas se questionner. D’autres, en réaction aux premiers, ou par simple inertie, s’installèrent piteusement dans le monde qui leur était proposé; «Nous ferons au mieux» se dirent-ils, et ils considérèrent qu’une telle perspective leur éviterait les excès auxquels ils avaient assisté.
Et la métaphysique alors? A priori elle ne refuse aucun chemin, elle est prête à tout voir, à tout écouter, elle laisse venir à elle toute réalité, elle n’exige aucun billet d’entrée, mais une fois un objet happé par sa toile, elle n’a de cesse de le questionner. Sans relâche elle interroge. Prenant le parti du sujet elle questionne l’objet, puis elle inverse les rôles. De la même manière elle organise un débat entre le tout et la partie, l’unité et la multiplicité, la cause et l’effet, la matière et l’idée, la liberté et la nécessité, le fini et l’infini, le singulier et l’universel, et autres billevesées. Rien ne l’arrête, elle ne s’arrête sur rien, sinon un bref instant, le temps de reprendre haleine, le temps de se questionner elle-même, le temps de questionner les outils qu’elle s’est lentement et péniblement forgés. Elle ne nie pas la mise à l’épreuve, elle refuse simplement qu’on en dresse des fourches caudines qui sous le prétexte d’une exigence de vérité servent à forcer la victime malheureuse à s’imposer à elle-même une réalité préfabriquée.
La métaphysique ne prétend pas capturer à elle seule l’essence de la réalité. Pour cette raison tous ses sens se maintiennent en éveil, prêts à bondir à la moindre alerte, à la moindre expression dont elle pourrait se nourrir et s’ériger. Comme Archimède elle cherche un point d’appui, et pour ce faire toute hypothèse lui est pensable. Si cette hypothèse n’existe pas, elle devrait exister. Ni l’imagination foisonnante, ni l’exigeante raison ne lui sont étrangères. Elle n’a rien à défendre, elle est prête à tout troquer, à tout délester, pour la moindre ouverture qui lui permettra de mieux respirer.
Alors si la métaphysique paraît parfois rendre l’homme étranger à lui-même, semble lui faire oublier quelque peu ses propres envies et ses propres nécessités, il ne faudrait peut-être pas s’en étonner. Car cette distanciation, cet éloignement, ce passage à l’infini que la métaphysique commande, fort difficile à manipuler, provoque parfois la rupture, la mise en abîme complète de l’être, le plongeon dans le trou noir du non-être, autre niche reposante où l’âme complaisante peut se perdre à jamais. Mais cette dernière posture n’est-elle pas le simple risque de l’excès, inhérent à toute démarche périlleuse? Pouvons-nous accepter que la constatation de ces débordements périodiques serve d’argument, argument abusif utilisé encore et encore par ceux qui frileusement sont restés calfeutrés chez eux, engoncés dans quelque houppelande de la pensée ?
Que l’esprit humain se décentre de son propre ancrage, qu’il s’aliène de ses propres formulations, qu’il abandonne un instant les oppositions et les distinctions dont il fait le fourrage de son quotidien, voilà une mesure qui ne peut que s’avérer salutaire. Que de cette cime vertigineuse il contemple la vallée de son petit monde et qu’il en perçoive tout le dérisoire, qu’il en refonde les articulations en d’inquiétantes généralités qui ignorent toute la subtilité des nuances — car d’aussi loin ces dernières s’estompent —, quoi de plus souhaitable! Qu’il laisse remonter les images qui surgissent de nulle part et appuie son regard sur l’évanescent d’un insaisissable horizon pour mieux prendre à bras-le-corps la réalité rigoureuse et imposante de la proximité, quoi de plus indispensable! Et que pour toute utilité il questionne l’idée même d’utilité, quoi de plus utile!