Les bonbons rendent idiots

Les bonbons rendent idiots

crazy mouseC’est clair : les bonbons rendent les enfants idiots. “ Ça ou autre chose, concluront les cyniques, de toute façon l’humanité est ce qu’elle est, on ne voit pas comment elle s’en sortirait grâce à une quelconque dénonciation. ” Les esprits fins se mêleront aussi de la partie : “ Peut-être que oui, peut-être que non, car les bonbons pourraient s’avérer ne présenter qu’un pâle symptôme de la décrépitude générale, plutôt que son virus ou sa courroie de transmission. ” Quoi qu’il en soit, je continue à croire que les bonbons constituent un véritable problème. Il n’y a qu’à observer le fils de ma voisine, le soir, après l’école. Cet enfant qui peut prendre des apparences tout à fait normales, devient fou furieux dès qu’il s’agit de bonbons. Or visiblement, sa mère se sent obligée de l’accueillir le soir avec ce genre d’oblation. Le plus ironique de l’affaire est qu’elle a choisi cette option de facilité, geste on ne peut plus complaisant, afin que le moment des retrouvailles en soit un de bonheur complet. On se demande d’ailleurs pourquoi le simple fait de retrouver sa mère ne constituerait pas pour l’enfant une raison suffisante de joie, mais pour cette dernière, l’hypothèse manque d’évidence, ce qui rend l’ensemble très cohérent. De surcroît, elle n’a désormais pratiquement plus le choix, car la rupture de la routine causerait des remous que cette maman inquiète ne semble pas du tout prête à assumer.
En tout cas, dès que l’enfant a ses bonbons en main, ou dès qu’il les voit, son attitude bascule. Lui qui avait l’air humain en sortant de l’école avec ses camarades, gai et rieur, ou engagé avec d’autres dans quelque sérieuse discussion de son âge, devient un véritable maniaque. Il est rarement content. Soit il agit comme une brute, arrachant les bonbons des mains de sa mère, aussi anxieux qu’un alcoolique pour son verre. Soit il lui crie dessus parce qu’elle n’a pas acheté ceux qu’il fallait. Soit encore il se met, vorace, à dévorer sur place les friandises, et le reste du monde peut bien disparaître, en dépit des objurgations de sa mère qui tente en vain de lui parler. D’autres fois, semblable là aussi aux alcooliques, il propose un bonbon à l’un de ses camarades, voire il impose car il ne supporte pas que l’autre refuse son invitation. Ou alors il donne quelque chose dont il faut rendre une partie ou ne prendre qu’un petit bout, à un enfant aussi avide que lui de friandises, et là les tractations prennent rapidement un tour plus violent.
Comble de ravissement, pour la mère et les spectateurs, la petite sœur est aussi de la partie, qui doit partager avec son frère le régal quotidien. Dans les relations familiales, le “ je te prends, tu me donnes, on partage, t’en as plus que moi, rends-le moi ” prend une allure encore plus extravagante et débridée. Il y a toujours là une bonne occasion de crier, de se battre et de trépigner, qu’il s’agit de ne pas rater. Et la pauvre mère suit, tant bien que mal, les soubresauts du drame : elle donne, partage, reprend, menace d’enlever, jure de ne plus jamais rien donner, mais finit toujours par céder, désespérée du raté psychologique et quotidien dans lequel elle semble irrémédiablement plongée.
Évidemment, tout ceci est excessif, exagéré, et n’existe sans doute pas ailleurs que dans l’imagination d’un auteur, critiqueront certains lecteurs. Peut-être, mais comme toute caricature… Et puis, il doit bien y avoir une raison pour laquelle nos concitoyens sont en général dotés d’un comportement infantile. La société de consommation, ça doit bien commencer quelque part, tout petit, chez nos enfants. Ça ne peut pas tomber du ciel le jour de nos dix-huit ans ! Alors pourquoi pas avec les bonbons, dans la plus tendre enfance ? Sinon, à défaut d’une proposition concrète, on se retrouvera dans la situation habituelle et absurde, où chacun critique de manière identique une tare de la société, sans que nul membre de ce club des “ chacun ” n’entrevoie le moindrement le problème dans son entourage immédiat.
Pour faciliter l’appropriation de l’hypothèse, prenons un cas de figure différent, celui d’une autre de mes voisines. Ses enfants sont assez calmes, bonbons ou pas. Elle affirmera donc à raison qu’elle ne se reconnaît nullement, ni elle ni les siens, dans la description outrancière et fantasque que je viens d’esquisser. Chez elle la scène est autre. En général, lorsque je l’aperçois, elle avance lentement, entourée de sa cohorte, dont chaque membre suce lentement, d’une façon quelque peu larvaire, qui une sucette, qui un caramel, qui un de ces bonbons aux formes étranges et démesurées, aux couleurs psychédéliques que l’on fabrique aujourd’hui. Les pires sont encore ces énormes chewing-gums, qui exigent de la part de l’enfant une épuisante concentration, surtout s’il a réussi à se l’enfourner en un seul morceau dans la bouche, qui le transforme en un personnage de foire à la gueule béante. Comme une sangsue, l’être tout entier est plongé dans l’activité orale, spécimen qui rendrait fou de bonheur un psychologue cherchant des cas intéressants pour illustrer des étapes pathologiques de l’évolution infantile.
On ne saurait nier que les enfants en question sont calmes, si le calme reste le critère par excellence du comportement enfantin. Et il est clair que la maman de notre premier bambin jalousera une telle quiétude. Mais tentons d’engager une conversation avec ces charmants enfants : ce sera peine perdue. La maman a sans doute une théorie à elle sur le problème, comme bien des mamans. Elle nous dira que l’enfance ne dure qu’un temps, que c’est le temps de la béatitude, que les enfants ont bien le temps d’apprendre et de se poser des questions plus tard, qu’ils doivent profiter de ces instants de bonheur facile, et pourquoi pas, et elle qui a tant de soucis les envie bien, et qu’elle aurait aimé être aussi heureuse à leur âge, elle qui n’a pas eu une enfance très facile, etc. C’est vrai qu’il y a toujours des arguments… Alors la discussion avec les enfants, ce sera pour plus tard, quand ils ne mangeront plus de bonbons, si la longue liste des bonbons aux variantes infinies s’arrête un jour…
Ensuite, il y a la maîtresse de maternelle, pour qui les bonbons constituent un outil pédagogique formidable. Elle sollicite les parents afin qu’ils apportent des bonbons à l’école, car les instituteurs en manquent. “ Les enfants ont bien droit à un petit plaisir, déclare-t-elle, comme nous ! ” Certes, ça et la télévision, qui est aussi d’après elle un instrument pédagogique indispensable. Qui croyait que l’école était le lieu de la rupture, où l’enfant devait avoir accès à un autre monde, une initiation à la raison, à la culture, au long terme, à élargir des horizons afin de battre en brèche le culte de l’immédiat ? Sans cette rupture, à quoi rimerait le savoir ? Mieux vaudrait encore ne rien savoir, si c’est pour produire des êtres sans esprit ou sans âme.
Mais les bonbons sont partout. Les commerçants, du boucher au boulanger en passant par l’épicier, jusqu’au médecin et au pharmacien, tous tentent de s’attirer par la facilité les faveurs des enfants, et sans doute celles des parents, par de telles procédures. Que les parents refusent, et surtout les enfants, les malheureux sont éberlués, ils insistent. “ Bizarre ces gens !” On les comprend. Comment ne pas être surpris par ceux qui refusent dans le particulier ceux que la plupart refusent exclusivement dans la généralité ? Le décalage est insupportable. Pourtant il y a un accord tacite dans notre société, théoriquement accepté par tous : les gens sont un problème, pas l’individu. On peut s’en prendre à eux, jamais à lui. Les gens sont des consommateurs infantiles, mais visiblement ils habitent ailleurs : on ne les voit jamais. Et puis les bonbons, ce ne sont que des bonbons. Ça n’a jamais fait de mal à personne. Il y a tellement de problèmes plus graves !