Brûlons les livres

Brûlons les livres

philos enfants

“ Brûlons les livres, le cœur joyeux. Détruisons les œuvres du passé, les œuvres accomplies et terminées, dans l’allégresse d’une flamme retrouvée. ” Il est de ces phrases qui nous tiennent à cœur, qui nous hantent, et que nous n’osons pourtant jamais confesser. Nous n’osons pas, par crainte du regard qui les jugera, et surtout par crainte de l’inopportunité de leur prononciation. De toute façon, il n’est jamais temps de publier de telles paroles, ou de les murmurer, il ne sera jamais temps de le faire, bien que leur aveu relève de la plus grande nécessité. “ Les clercs nous ont trahis, ils ont trahi l’humanité, ils ont trahi leur propre humanité, ceci depuis l’aube des temps. ” L’ont-ils trahie plus que les autres ? Plus que les politiques ? Plus que les marchands ? Plus que les militaires ? Plus que les prêtres ? Plus que les ouvriers ? Plus que les femmes au foyer ? Pas plus, pas moins. Les sociétés opèrent de manière relativement homogène. Il n’existe de groupement particulier d’êtres humains qui ne soit l’écho spécifique d’un problème plus général, qui ne soit le reflet biaisé de sa société. Chacun d’entre eux convaincu de ne pas avoir été écouté, alors qu’il savait, alors qu’il aurait pu, alors qu’il méritait, alors que… Il suffisait d’entendre ce qu’il conseillait, et tout se serait mieux passé.

Pourquoi maintenant ?

“ Alors, pourquoi les clercs ? Pourquoi les livres, pourquoi les œuvres d’art devraient-elles plus qu’autre chose se voir dénoncées, offertes à la vindicte publique ? De nos jours, alors que l’utilitaire tient le haut du pavé, alors qu’une subjectivité sans contrainte d’idéal anime le commun des mortels, alors que les sauvages et les barbares se répartissent le pouvoir temporel et le dominion sur les cœurs, pourquoi prônez-vous de telles pensées, pourquoi incitez-vous à de tels actes ? Ne tirez-vous pas sur des ambulances ? ” Mais dites-moi, quand trouvez-vous approprié d’interpeller les nantis ? Lorsqu’ils sont nantis, ou plutôt lorsqu’ils voient leurs biens auxquels ils tiennent tant s’effriter comme la parure des arbres en automne. Auparavant, ils étaient si fiers de leur ramage, ils étaient si fiers de leur plumage. Pouvions-nous encore leur parler ? Pouvaient-ils en cette époque bénie, période d’opulence et d’oubli, si tant est qu’elle ait jamais existé, les interpeller pour introduire le doute quant à la vanité de leur être et de leurs possessions ?
L’être humain envisage difficilement le pire : il abhorre le néant. Il aime le plein, au risque de la satiété, au risque de la saturation et de l’ennui. Même lorsqu’il se noie, il préfère encore se remplir les poches plutôt que d’abandonner ses possessions à l’abîme sans fond. Le désir le fascine, l’appétit le garde en vie, mais s’il a le choix, il tend sans hésitation la main vers le coffre plein plutôt que vers celui qui reste à remplir, au risque de périr d’ennui. Alors ne parlons même pas du coffre sans fond, celui de cet océan aux bords qui disparaissent, avalés par l’horizon. L’infini effraie notre homme : il y entrevoit le linceul de la mort. Quant à l’absolu, il ne l’aime que bien enrobé, nommé, calculé, analysé, habillé, conceptualisé, incarné, délimité, statufié, personnalisé, quantifié. L’être lui convient en tant qu’être, ici et maintenant, abordable et saisissable, et non pas lorsque sa silhouette évanescente s’échappe, refusant de s’offrir au premier venu, se drapant dans la fantomatique béance du non-être.
Nous voilà donc obligés d’attendre le crépuscule, clair obscur de la vérité, lorsque la netteté des contours se dilue dans l’opacité de l’ombre, pour mettre au jour les interstices, pour rendre visible les fractures, pour révéler les fêlures. Approchons-nous, tâtons la facticité des formes, palpons de la main les plaies, les trous et les bosses. En ces moments précieux où la vigilance se relâche, bienveillance du doute et de l’interrogation, sachons toucher du doigt la fuyante réalité. Tant que tout va bien, tant que tout est clair et évident, tant que la pompeuse majesté du quant-à-soi s’impose aux yeux de tous, tant que les dorures brillent au soleil, tant que les sequins semblent gravés dans la chair, comment pourrions-nous en questionner la prétentieuse certitude?

Sacrilège

“ Brûlons les livres ! ” “ Injonction sacrilège ”, jurez-vous ? Vos dieux ont-ils pu et su vous sauver de la débâcle ? Vous êtes croyants, peut-être, mais où se niche votre désespoir ? Vous vous êtes invités un peu vite à la table du divin. Vous déteniez le livre, vous déteniez les livres, vous vous vêtiez des oripeaux sacrés de la vérité, vous manipuliez les rutilants symboles du sacerdoce, vous aviez accès au saint des saints, vous aviez planté votre gonfanon sur la cime, et de cette vue imprenable, vous pouviez dicter aux humbles, aux ignorants, aux errants, aux hérétiques et relapses, la connaissance, la morale, l’amour, la beauté, la vérité et la loi. Mais la roue du temps, fidèle à son destin, accomplit son devoir, et vous voilà mis à l’index, relégués au placard de l’histoire, cantonnés aux musées, soumis à la vindicte populaire, coiffés du bonnet d’âne pour plus de ridicule. De quoi vous plaignez-vous ? Tout travail mérite salaire ! Tout travail mérite le salaire qu’il mérite. Ne savez-vous donc plus lire ? Ou bien, il est des livres que vous n’avez pas su lire, des livres que vous ne savez pas lire ? Vous ne les avez pas choisis pour votre bibliothèque : elle était trop bien rangée, trop bien sélectionnée, trop bien organisée. Sa cohérence l’a tuée. La bibliothèque du monde se rit de ces ouvrages poussiéreux, aux couvertures soigneusement conservées, aux pages scrupuleusement annotées. Il est des livres qui nous font oublier jusqu’à l’alphabet. Mais nous préférons ne plus savoir lire, plutôt que de lire les dazibaos qui pullulent sur les murs de nos cités. L’honneur est sauf, nous aurons évité le pire, les insultes, les huées et les sarcasmes. Nous mourrons drapés dans notre dignité.

Un secret bien gardé

“ Quel manque de respect ! Vous hurlez avec les loups ! ” Mais si la généreuse nature a inventé les loups, n’avait-elle pas pensé à vous ? À votre bien, à votre postérité ? Et qui dénoncez-vous ainsi ? Ne sont-ce pas vos enfants, votre progéniture, la chair de votre chair, la chair de votre esprit, qui vous mènent à l’abandon ? Mais non, vous étiez et êtes toujours un parent modèle. Un bon enseignant, un bon maître, un bon guide, un bon exemple. À qui la faute alors ? “ Aux autres ”. Qui sont-ils ? “ Au pouvoir en place. ” Qui l’a installé ? Qui représente-t-il ? “ À la nature des choses. ” Eh bien, de quoi vous plaignez-vous ? “ Aux étrangers. ” Ont-ils moins de raison d’être que vous ? ” “ Au temps et aux mœurs ? ” Ironie de l’histoire, classique à en mourir de rire.
“ Brûlons les livres ! Lâchons du lest, il est encore temps. N’attendez pas qu’on les brûle pour vous. Brûlez-les vous-mêmes ! Laissez leur une chance de revivre ou de vivre. ” Vanité de la connaissance. Vivre par procuration. Brûle ce que tu as adoré, sauve tes idoles de ta propre idolâtrie. Ultime chance de redonner sens, ardeur et vigueur à tes dieux plâtrés et déchus. Ton veau d’or et de papier serait beau, il parlerait, il chanterait, il danserait, il respirerait, si tu ne tenais à t’y enchaîner, si tu ne le ridiculisais par tes génuflexions à répétition.
“ Brûlons les livres ! Révélons enfin le secret le plus jalousement gardé de toute éternité : les livres sont conçus et fabriqués pour être brûlés. ” Pour être lus, parfois, et pour être brûlés, toujours. Mais tu as raison, toute vérité n’est pas bonne à dire, n’importe où, n’importe quand, et à n’importe qui. Surtout si cette vérité n’en est pas une. Mais que veux-tu ! Si ne je ne la relâche pas maintenant, j’ignore totalement quand j’aurai à nouveau le courage de la laisser s’exprimer.