La consolation

La consolation

L’homme est souffrance. Rien là d’extraordinaire ni de nouveau. Il est souffrance, plus que d’autres animaux, car non seulement il connaît la souffrance du corps, à l’instar des autres espèces, mais aussi parce qu’il connaît la souffrance morale, sous-produit de liberté et de raison, ces caractéristiques humaines, conséquences difficilement évitable. Or si la souffrance physique n’est pas présente en permanence, la souffrance morale ne disparaît vraiment jamais, ou de manière éphémère. Que ce soit sous la forme de frustration, d’impatience, de désirs insatisfaits, d’attentes déçues, ou d’inquiétudes diverses, la souffrance est là, plus ou moins prégnante, plus ou moins présente, plus ou moins supportable. La gamme est étendue des moyens par lesquels elle s’exprime ou se manifeste, montrant la diversité et la persistance de la douleur. De la même manière, on rencontrera de nombreuses manières par lesquelles s’atténuera cette douleur, ce que l’on peut nommer consolation, une consolation que nous traquons en permanence.

Les mots eux-mêmes articulent le problème et proposent des solutions, des panacées, des calmants, car les mots se nichent au cœur de l’humain : ils constituent son être. Ils capturent sa douleur, l’engendrent, la traitent, la soignent. Dans toutes les langues, sous de nombreuses formes, se trouvent des mots qui font mal, des mots qui blessent, voire des mots qui tuent ! Certes, avant les mots, de par sa nature organique, l’humain connaît la douleur. Celle des déchirures de son corps, des heurts brutaux, de la maladie. De par le manque, la faim, la soif ou la fatigue, la douleur dérivant d’un corps frustré de sa plénitude, d’un besoin privé de sa satisfaction, celle d’une harmonie dérangée, ou la simple inquiétude. Evidemment, l’animal connaît aussi la crainte, qui le pousse à se protéger, à fuir, à combattre, il est même parfois prêt à se sacrifier pour protéger les siens. Le spectre de la mort, le sentiment confus de destruction ou de disparition de l’être, individuel ou collectif, semble affecter un certain nombre d’espèces animales. Vision anthropologique peut-être, mais peut-on parler d’un instinct de vie, visiblement vissé dans le fonctionnement animal, sans parler d’instinct de mort ? En particulier pour les animaux qui tuent, ou ceux qui se savent poursuivis des prédateurs, qui au minimum reconnaissent la différence. Sans compter la crainte de perdre des êtres proches, chers ou solidaires, que ce soit par simple identification biologique, comme les sociétés des insectes, ou par une sorte d’attachement émotionnel, comme le rapport familial chez les mammifères.

Mais pour l’homme, comme nous l’avons mentionné, la douleur est l’objet d’un discours, ce qui par conséquent fait que le discours lui-même est porteur ou conservateur de douleur, pour soi ou pour autrui. La parole est « pharmakon », à la fois poison et remède. Tout comme le discours est porteur de maladie, de par sa puissance inhérente, il est nécessairement porteur de guérison, et vice-versa. C’est ici ce qui déjà nous intéresse : la parole qui guérit, la parole qui console. En un premier temps, comme nous ne sommes ni médecin, ni psychologue, nous ne nous attacherons pas tant à la parole qui cherche à produire des effets somatiques, de nature inconsciente, puisque le philosophe que nous sommes se soucie principalement de la dimension psychique, consciente ou raisonnée de l’homme. De surcroît, pour la même raison, en cohérence avec notre posture philosophique, le sujet humain n’est pas ici conçu comme une entité infirme, incapable de subvenir par lui-même à ses propres besoins psychiques, mais comme un être autonome, qui se doit d’assumer son existence propre et de définir ses propres critères de jugement. Toutefois, la limite que nous tentons de tracer n’est pas aussi nette que nous semblons le prétendre, même s’il nous semble salutaire d’en tenter le jalonné, aussi impressionniste soit-il. Ne serait-ce que par l’abus qui est fait aujourd’hui d’une parole de type « psychologique », qui fait de l’adulte bien portant un malade qui s’ignore, en une époque où pullulent les Docteur Knock et marabouts en tout genre. Époque qui prône une idéologie infantile où l’on invite tout un chacun à se faire materner et dorloter, à confier la plus infime de ses indispositions, sous prétexte d’une quête de bonheur illusoire, souvent à bon marché. Certes la santé de notre corps ou de notre esprit a pu et peut encore être trop ignoré, mais il n’agit pas pour autant de tomber dans les excès d’un narcissisme malsain. Et peut-être qu’en effet la parole qui se confronte à l’être et le constitue saura jouer un rôle inattendu, plus consistant qu’on aurait pu le croire et l’espérer. Sans doute en va-t-il ici comme pour l’injonction de Spinoza à propos du bonheur : mieux vaut ne pas le chercher pour le rencontrer.

Nous partons de l’hypothèse que l’homme est souffrant, et que cette souffrance l’incite à chercher des remèdes à sa souffrance. D’une part les remèdes qui traitent la dimension objective de son être, ces remèdes qui seront les mêmes ou presque pour tous, et qui en ce sens relèvent d’une démarche scientifique, ou magique, et d’autre part des remèdes qui relèvent de la subjectivité, de la singularité psychique, et qui ne peuvent s’élaborer sans que le sujet lui-même définisse lui-même la nature et le contenu du problème, ou du moins sans qu’il participe largement à sa définition, ainsi qu’à celle de la panacée. La première catégorie, nous la nommerons médecine, dans une acception large : n’oublions pas que Freud, fondateur de la psychanalyse, tentait de donner à sa nouvelle pratique la valeur d’une démarche scientifique, aussi insérons-nous la psychologie dans cette catégorie. La seconde catégorie, nous la nommerons philosophie. À chacun de voir dans quel cadre s’inscrit sa pratique. Bien que là encore une telle distinction, franche et nette, nous gêne quelque peu. Mais nous devons la tenter pour sortir de cette ornière où tout est dans tout et son contraire, pour éviter l’écueil du schéma indifférencié, cette « nuit où toutes les vaches sont noires », comme le dénonce Hegel. L’esprit « new age » qui en réaction à un scientisme excessif prône une sorte de vision « magique » de l’être, reste pour nous la Charybde qui répond à Sylla.

Le nom général que nous accorderons à la démarche philosophique présente, pour les besoins de notre thèse, sera celui de consolation. En effet, puisque au risque d’un réductionnisme que plusieurs se chargeront de dénoncer, nous partirons pour toutes fins utiles de l’idée que la philosophie ou plutôt le philosopher, n’est rien d’autre qu’une tentative de l’homme de soigner ses maux, ses douleurs morales. Nous pensons ici à Platon qui déclare que la philosophie est spécifiquement humaine, car les dieux n’en ont pas besoin et les animaux n’en sont pas capables, ou n’en ont guère besoin, ce qui revient au même. Seul l’humain, otage entre le fini et l’infini, pressent et conçoit l’exigence d’une telle pratique. D’autant plus que cette nature double qui est sienne est cause de douleurs supplémentaires, l’homme étant partagé entre la conscience de son être immédiat et l’espoir ou l’illusion de ce qu’il pourrait être, déchiré de surcroît entre être empirique et être transcendant. Et c’est au sein de cette duplicité spécifiquement humaine que s’articulent le besoin et l’acte de philosopher, à travers une pensée, à travers une parole, une parole constitutive de la pensée, une parole contrainte de la pensée, à la fois cause et remède des souffrances qui affectent l’esprit. Or si le corps en tant que corps relève d’une généralité, l’esprit en tant qu’esprit, quand bien même il connaît aussi la généralité, relève tout de même d’une spécificité dont il ne saurait faire l’économie. Le sujet est singulier, sa raison spécifique le détermine. La matière étendue, ou corporelle, est plus commune. On nous taxera ici de cartésianisme ou rationalisme abusif, et nous plaiderons coupable, tout en admettant à l’instar de notre illustre prédécesseur, en guise de circonstances atténuantes, une certaine continuité, un certain lien important entre ces deux aspects de l’humain. 

En guise de dernière tentative pour délimiter notre champ d’action, quelques mots paraissent nécessaires sur le problème de la pathologie, ou du diagnostic. À nouveau, deux écueils se présentent, en une symétrie habituelle des réalités du monde, récurrence dont la fréquence rend le schéma dualiste tentant. D’une part la déclaration d’une absence de pathologie, d’autre part le formalisme ou la rigidité des définitions de pathologies. Dans le premier cas, il s’agit d’un relativisme radical qui accorde à chacun une pleine et totale légitimité d’être et de pensée, la toute-puissance d’une subjectivité, légitime par le simple fait de son existence. Ce schéma « adolescent » décrète que toutes les pensées se valent, que chacun pense comme il veut. Cela peut très bien faire l’objet d’une thèse qui se défend, si l’on admet les conséquences d’une telle vision du monde. Par exemple le fait que ni la logique, ni la raison, ni la morale, ni la conscience ne s’accordent ici de statut réel. Ce qui ne serait guère un problème philosophique en soi si cette position était tenable sans obstacle majeur. Mais hélas, ce que sans le savoir professe presque certainement l’avocat d’une telle thèse, est un discours qui glorifie l’immédiat, qui atteste de la sincérité de l’instant, qui annihile toute possibilité d’une perspective  critique. Discours qui ne manquera pas, au moindre coup de boutoir du réel ou de l’altérité, de générer diverses contradictions, source de bien des maux. Notre travail de philosophe n’est pas ici de proposer un nouveau schéma, mais uniquement d’offrir l’occasion d’une prise de conscience, afin que le sujet travaille plus avant un tel schéma, en prenne conscience, ou l’abandonne, à sa guise. Néanmoins, notre expérience nous aura permis de reconnaître dans un tel discours, par le biais de simples questions, non pas tellement la pathologie d’un schéma, cela dans l’absolu n’existe pas, mais les affres d’un être singulier qui ne réussit pas à assumer son existence propre, comme c’est le cas à l’adolescence, cet âge de tous les périls, de toutes les angoisses et les incertitudes.

Dans le cas inverse, celui du formalisme scientiste, il s’agirait plutôt d’établir une liste des modalités de la pensée et de l’être définies a priori comme saines ou pathologiques, pathologies qu’il faudrait dès lors combattre ou guérir. Si de nombreux philosophes ont sans nécessairement le déclarer écrit de cette manière, il ne peut en aller de même pour le praticien philosophe, dont le rôle n’est pas de véhiculer une philosophie particulière et de l’enseigner en considérant toute autre forme de pensée comme un manque ou une « maladie ». Ce serait par exemple enseigner une religion ou une sagesse. Les heurts entre philosophes, doctrines, écoles, courants, qui ponctuent et structurent l’histoire de la pensée, nous montrent l’inclination de chaque penseur d’imposer d’une certaine manière une vision du monde donnée, qu’il pense plus assurée, plus vraie, plus vaste, plus méthodique, etc. Ceci dit, sans cette prétention, peut-être n’auraient-il pas perçu l’intérêt de leur contribution particulière et n’auraient-ils pas été motivés à maintenir leur effort de rédaction. Contrairement aux littérateurs qui ont en général pour ambition principale l’originalité de leur œuvre et l’expression de ce qui leur tient à cœur, les philosophes sont animés par une aspiration à la vérité, à la vertu, au réel, en tout cas à une forme ou une autre d’universalité, aussi vaine et prétentieuse que soit cette revendication. Revendication qui au demeurant parfois est avouée, parfois ne l’est pas, comme pour le commun des mortels. Avec de surcroît le talent que savent déployer les spécialistes de la technique philosophique pour noyer le poisson et prétendre à une fausse humilité.

Mais nous voilà à notre tour, fort de notre travail de négativité, de critique ou de déconstruction, et en même temps d’affirmation, en train de proposer nous aussi une axiologie, de définir un certain nombre de pathologies, que nous aurons la prétention de définir comme non doctrinales, et d’affirmer la possibilité d’un diagnostic. Il ne s’agit pas tellement de fonder une vision du monde – bien qu’il serait difficile qu’une telle perspective ne transparaisse pas dans le creux de nos mots – mais d’identifier ce qui permet de penser et ce qui empêche de penser, en insistant sur ce dernier aspect en particulier, puisqu’il s’agit de mettre en œuvre la pensée, ce qui se niche au cœur du philosopher. Avouons ici une thèse « personnelle », une vision des choses qui nous paraît cruciale pour le reste de notre texte, bien qu’elle ne prétende à nulle originalité. La pensée pense, très naturellement, sauf lorsqu’on l’empêche de penser. Aussi le travail du philosophe, sa technicité, est-il relié pour bonne partie à l’identification et à la levée de ces obstacles, ce qui nous permet d’affirmer que nous n’enseignons pas à philosopher, mais que nous nous attaquons aux raisons du non-philosopher. Quelque peu comme des ingénieurs qui s’attaqueraient aux obstacles naturels qui empêchent et restreignent le flux d’une rivière, plutôt que de creuser un canal artificiel. 

Pour ceux qui craindraient l’éloignement du sujet, la consolation, proposons déjà l’hypothèse de travail que la pratique philosophique ainsi nommée consiste pour bonne partie à rétablir le processus habituel de la pensée ébranlé par la « douleur », concept pris ici de manière étendue et polymorphe. Une douleur dont l’effet principal serait la fixation de ce flux sur un point particulier, ou plusieurs, de manière obsessionnelle et non réflexive. Cette douleur devenant le point d’ancrage du sujet pensant, agit tel un trou noir astronomique, lieu d’une densité disproportionné qui attire tout à lui, même la lumière, raison pour laquelle plus rien n’en émane. En effet, certaines douleurs réussissent à mobiliser la totalité du vécu psychologique, à un point qui peut rendre le sujet radicalement impuissant, sauf s’il réussit à canaliser ou sublimer cette douleur, la transformant en une force qui peut le mouvoir et le diriger. Cette sublimation ou cette canalisation constitue d’ailleurs pour nous le creuset de la dynamique même de la consolation, que nous allons tenter d’expliciter.

Histoire de la consolation philosophique

En général oublié des dictionnaires de philosophie, le terme de consolation a pourtant son importance dans l’histoire de la philosophie. Bien que cette idée semble être une spécificité méditerranéenne et occidentale,  nous la retrouvons dans d’autres traditions : par exemple dans la Bhagavad-Gitâ, où le dieu Krisna console et conseille le prince Arjuna affligé par un terrible dilemme moral, ou dans les sermons de Bouddha, dont la compassion et l’éveil viennent en principe rompre la chaîne de causalité qui entraîne les souffrances. En Occident, ce rôle explicite de la philosophie est visible dès l’Antiquité, chez les épicuriens (Épicure, Lucrèce) et les stoïciens (Sénèque, Épictète, Marc-Aurèle), en particulier pour traiter du rapport à la mort. Ce souci de l’homme et de ses malheurs apparaît à l’époque hellénistique, comme une sorte de décadence des thèmes nobles et détachés : métaphysique, gnoséologie, cosmologie. La subjectivité humaine était déjà quelque peu traitée chez Platon (Le Banquet) ou Aristote (Éthique à Nicomaque) mais toujours dans la perspective d’un idéal à atteindre, car la transcendance ou le divin y constitue encore la réalité première et constitutive : on recherche plutôt le bien que le bonheur, un bonheur fort au gout du jour. On retrouve cette opposition entre pensée complaisante et noblesse philosophique dans La consolation de la philosophie de Boèce. Celui-ci, condamné à mort injustement, débute son ouvrage en prison où il se plaint de ses malheurs en écrivant de la poésie. Mais bientôt pénètre dans sa geôle « Dame Raison », qui le semonce et l’invite à contempler les « grandes vérités », afin d’oublier les souffrances liées à sa fragile et misérable existence.

Avec Saint Augustin s’est effectuée dans la philosophie chrétienne une inflexion importante du lien entre la consolation des douleurs humaines et la présence de l’idéal, puisque de son propre aveu sa conversion a pour origine un désespoir personnel lié au scepticisme et à l’absence de vérité. Le rapport effectué entre le message biblique – coutumier du principe de la consolation –  et la tradition philosophique  – principalement Platon –  fait d’ailleurs de cet illustre Père latin un fondateur important de la philosophie existentielle. Un double apport chrétien fonde ce tournant philosophique : l’incarnation de Dieu en l’homme et la dimension historique de l’humanité, deux éléments fondateurs d’une doctrine eschatologique du salut. L’éclairage augustinien va nous permettre dès lors d’envisager l’hypothèse que tout schéma métaphysique, cosmologique, sociologique ou autre n’est jamais qu’une tentative de donner du sens à l’existence humaine et d’apaiser la douleur morale liée à la conscience et au sentiment de finitude. La transcendance ne prend en fin de compte son sens qu’à travers et pour la nature humaine, sans pour autant renier toute révélation ou vérité a priori. La tradition mystique pour qui Dieu est avant tout l’affaire d’une relation personnelle (Thérèse d’Avila, Eckhart, Hildegarde de Bingen…), tout comme l’existentialisme chrétien (Kierkegaard, Berdiaev, Simone Weil, Mounier…), sont à leur manière les continuateurs d’une telle tradition, pour qui la pensée et la foi s’inscrivent avant tout au cœur de l’expérience personnelle ou sociale.  Et c’est bien ainsi que la divinité s’articule en sa mission consolatrice et rédemptrice. En parallèle à la tradition chrétienne, mentionnons aussi la tradition cathare, où la consolation était une cérémonie simple des manichéens albigeois au seuil de la mort, sans contrainte ni pénitence, par laquelle ils prétendaient que toutes les fautes de la vie étaient effacés, donnant au croyant une chance d’accéder au salut avant de mourir, sorte de rédemption qui changeait la vie.

Autre axe d’étude de la consolation : le développement de la psychologie – jusqu’à Descartes dominée par la métaphysique – qui va peu à peu prendre son essor, voire son indépendance, et avec Freud va se séparer de la philosophie dans un souci de s’ériger en science. Néanmoins, en dépit de cet effort de scientificité et de sa dimension médicale, on peut toujours considérer que la psychologie moderne conserve en ses prémices les traces d’une œuvre philosophique destinée à pallier les carences et les douleurs de l’âme humaine. Il n’est plus seulement question de connaître le monde mais d’aider l’homme à vivre, bien que les courants majoritaires et traditionnels de la philosophie délaissent plutôt cette préoccupation. De surcroît, l’avènement de la psychologie n’est qu’une des occurrences où le principe d’une pratique destinée au commun des mortels pose problème à la philosophie. Car si la philosophie classique des systèmes se trouve quelque peu dépassée à la fin du 19e siècle, elle demeure une activité érudite et élitiste où règne le primat du concept et de l’abstraction. L’œuvre de Montaigne, ses Essais, où l’auteur déclare n’avoir d’autre souci que lui-même à travers toute son écriture, ou celle de Rousseau en ses méditations très personnelles, sont ainsi pratiquement exclues des ouvrages philosophiques de référence. Le fait de s’engager dans un travail à propos de soi semble s’opposer à l’universalité du champ philosophique, pour s’assimiler à de la littérature. D’ailleurs, lorsque la philosophie traite du singulier, il ne s’agit jamais que d’un universel concret, et non pas d’une existence singulière. C’est sans doute pour cette raison que les philosophes existentialistes, pour qui l’existence propre et ses malheurs restent le problème premier, se sont souvent mêlés de romans ou de nouvelles: Sartre, Camus, Unamuno…

Ainsi l’activité philosophique peut être classée sous le terme de consolation lorsqu’on y retrouve l’exposition d’un problème personnel touchant une existence propre, et en général lorsqu’une solution particulière est apportée à ce problème. Reste à savoir si ce problème se doit d’être exprimé de manière explicite, personnelle et avouée pour que la démarche se définisse comme consolation. Ou bien, comme le dit Unamuno à propos de Spinoza, ce dernier n’établit son système philosophique que comme « …une tentative de consolation qu’il forgea  à cause de son manque de foi. Comme à  d’autres leur fait mal la main, ou le pied, ou le cœur, ou la tête, à Spinoza Dieu lui faisait mal. ». Ce qui pourrait nous amener à considérer que toute œuvre philosophique – ou autre – n’est jamais qu’une tentative de consolation.

Les voies diverses de la consolation pourraient alors être classées de manière générale selon quelques grandes catégories : expression de la douleur, parole de deuil ou d’acceptation, exigence ou valorisation éthique, appel à la raison, découverte du réel ou de la vérité, contemplation de la divinité, inscription dans un sens, dissolution dans le dérisoire, le néant ou l’absurde, sublimation dans l’œuvre, oubli dans l’action ou le divertissement, rapport à l’autre, engagement social, autant de chemins permettant en principe l’atténuation ou la suppression de l’angoisse et de la douleur, ou autorisant la recherche du bonheur.

Dans la période récente, qualifiée de post-moderne, où théoriquement les grands schémas établis ont perdu leur aura ou se sont écroulés, nous assistons justement à un retour de la philosophie comme consolation à travers de nouvelles pratiques comme la consultation philosophique, le café philosophique conçu comme dialogue collectif, ou la publication d’ouvrages philosophiques destinés au grand public afin de les aider à vivre. La figure d’un Socrate questionnant son interlocuteur y devient emblématique d’une quête individuelle pour la vérité ou le bonheur. En ce sens la philosophie retrouve cette dimension personnelle et consolatrice que l’on pourrait opposer dès lors soit à une pure science, soit à une vaine connaissance.

Gymnastique et médecine

Revenons à notre propre conception de la consolation. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la consolation ne prend son sens qu’à travers la douleur. Mais la douleur, condition nécessaire sans laquelle la consolation ne trouve pas de raison d’être, n’en est pas la condition suffisante. Il s’agit bien d’un traitement de la douleur, non pas seulement de son existence, voire de son expression, même si déjà, en cette action d’exprimer, nous pouvons considérer qu’il s’agit d’autre chose que la simple douleur; l’innovation freudienne par exemple, la « talking cure », s’inscrit en quelque sorte dans cette brèche, mais en allant plus loin.

Convoquons ici une distinction que Platon effectue qui nous semble propice à éclairer toute démarche de traitement de la douleur. Parmi les nombreuses « divisions » qui occupent le dialogue Le Sophiste, souvent dualistes, s’en trouve une qui nous intéresse particulièrement. Afin de soigner l’intérieur du corps, de le purger, écrit-il, ou de corriger ses affections, deux techniques se démarquent : la médecine qui s’attaque à la maladie, et la gymnastique qui s’attaque à la laideur. Et comme toujours chez cet auteur, ce qui est valable pour les entités matérielles doit se transposer aux entités immatérielles, dont l’âme. Il explique que ces deux techniques ont en commun d’être affectées aux soins du corps et de l’âme, qu’elles corrigent toutes deux avec rudesse et non sans douleur, mais il les hiérarchise, en spécifiant que la gymnastique représente la règle, tandis que la médecine demeure l’exception. Il instaure donc une hiérarchie, par une supériorité de la gymnastique sur la médecine. La première raison pouvant expliquer une telle axiologie est le souci de Platon sur le qualité ou le statut de l’âme. Dans le Phèdre, Socrate déclare que l’âme est « ce qui se meut par soi-même », ainsi se mouvant soi-même, l’âme est à la fois mouvante et mue ; elle est à la fois l’être et ce qui l’anime l’être. Nous ne souhaitons pas à ce point entrer dans les détails du fonctionnement de l’âme platonicienne, mais examinons l’idée que l’âme se doit d’être puissante et autonome. La puissance d’être de l’âme, son autonomie, est liée à ce qui est de nature céleste, tandis que sa lourdeur, sa résistance au mouvement, est liée à sa nature terrestre. Or on peut entrevoir comment exercer l’âme la rend plus forte, plus autonome, comme c’est le cas pour la gymnastique, tandis que la médecine la considère dépendante, puisqu’il s’agit d’une intervention extérieure. Le malade est impuissant, tandis que le gymnaste est puissant. Or la puissance est manifestation première de l’être chez Platon, puissance d’être dirait Spinoza. La médecine redonne la possibilité de l’exercice à ceux qui en sont privés, aux blessés, aux handicapés, mais elle est réservée à ceux qui sont impuissants. Par exemple, le sportif blessé doit d’abord être guéri avant de s’exercer. Ainsi peut-on entrevoir deux traitements de l’âme : la cure et l’exercice. Pour cela, le philosophe praticien, tout comme l’entraineur sportif, se devra de vérifier si le sujet est à même de s’engager dans la pratique rigoureuse, dans l’exercice. Sans une forme ou condition minimale, ce dernier ne serait pas à même de mener à bien la tâche exigée. Il s’agirait donc de le référer à une pratique « médicale ». Sans une capacité minimale de raison, la pratique philosophique est dépourvue de sens, il s’agirait donc (de recommander la personne au psychologue, à moins encore d’adapter le travail philosophique à la personne en question. Tout comme le psychologue devrait pouvoir reconnaître les capacités de son patient, et l’engager à un travail plus exigeant avec un philosophe, lorsque celui-ci s’en montre capable. Car il serait tout à fait contreproductif de maintenir une personne dans un état de régression psychique, position infantile et victimisante, lorsqu’il est possible d’en sortir. Ce qui est malheureusement trop souvent le cas, dans notre monde de consommation et d’indulgence subjective.

Douleur et consolation

Pour l’âme, la douleur, ce sentiment de déséquilibre, est liée au désir et à la crainte, phénomène qui dans son extension ou amplitude morale est le propre de l’homme. L’animal connaît principalement le besoin biologique. L’âme humaine se meut en permanence, dans un besoin de s’accomplir elle-même, afin de retrouver ce qui lui manque, se sentant séparée d’une sorte d’unité originaire, privée d’infini ou de totalité. L’anthropologie platonicienne repose sur la quête d’une vie meilleure, sur la libération d’un désir incessant. Elle implique une purification progressive de l’âme, à travers un travail sur le désir lui-même, sa nature et son fonctionnement, par le biais de la raison. La douleur chronique qui nous habite est liée à la nature infinie du désir, en particulier la soif des choses terrestres, comme le plaisir, la possession ou la reconnaissance. Ce désir est infini, insatiable. Le besoin réel – physique par exemple – est facilement comblé, mais le désir humain va bien au-delà, il est démesuré, et pour cette raison engendre le mal-être. Il s’agit de traiter tant les causes que les symptômes.

Le désir ne saurait disparaître, il veut toujours plus, il change sans cesse d’objet, toute satisfaction engendrant un nouveau désir. Comme un enfant, le désir est dépendant de toutes ces choses qui miroitent devant lui, et de celles qu’il imagine. Il est la marque d’un manque d’unité, d’une hétéronomie, et d’une insatisfaction chronique. Il est conscience d’être en manque mais il ignore que la nature des objets qu’il recherche ne pourra jamais le combler. Pour montrer cela, Platon reprend le mythe du tonneau percé des Danaïdes, ce récipient que l’on doit remplir éternellement. Ainsi en chaque homme existe un tyran, le désir, qui devient manifeste quand il trouve les conditions favorables à son expression. En même temps, à l’instar du « dernier homme » de Nietzche, Platon nous fait envisager la perspective terrible d’un homme dont tous les désirs seraient satisfaits, qu’il compare à une éponge pleine, gorgée d’eau, métaphore qui symbolise la mort de l’âme. Il ne s’agit donc pas de satisfaire le désir, mais de l’éduquer, de le purifier, de le rendre conscient en élevant l’esprit vers les désirs célestes, vers la contemplation de sa propre nature essentielle, sorte de réconciliation avec soi-même. Mais cela ne s’effectue pas sans agôn, sans une confrontation avec soi et le monde extérieur, comme le narre Le mythe de la caverne. En effet, contrairement à diverses sagesses qui nous invitent à une simple contemplation de l’absolu, celui qui veut échapper à l’illusion des sens se doit de se confronter à autrui, et de ce fait à lui-même, ce qui s’effectue nécessairement par une mort symbolique et violente. En cela, le beau discours, la simple conversion de l’âme aux belles idées ne suffit pas.

Nous en venons lentement à ce qui distingue les divers types de « consolation », en particulier une division importante. Pour la marquer, souvenons-nous du début du fameux texte de Boèce, La consolation de la philosophie. L’auteur, Boèce lui-même, condamné injustement à mort et en prison, est accablé par le sort qui l’attend. Pour se consoler, il compose des poèmes, où il peut exprimer sa souffrance, afin de l’alléger. Là-dessus, entre la Raison, sous forme allégorique, qui le gronde vertement : « Tu m’as cultivée depuis toujours, et maintenant, uniquement parce que tu vas mourir, tu te laisses aller, tu te consoles de manière complaisante. Et elle entreprend avec Boèce un long pèlerinage de la pensée, la véritable consolation, où il doit exercer son esprit. La poésie est douce, la raison est rude. On peut rapprocher cela de l’éthique nietzschéenne, qui refuse la douceur de la consolation chrétienne, l’amour, l’empathie et la compassion, pour défendre l’idée grecque de l’exercice, le principe de la confrontation : « pas de philosophie sans agôn », nous dit Nietzche, ou encore « philosopher à coup de marteau ».

Ainsi, la consolation philosophique ne conçoit pas le sujet comme un patient, comme une personne fragile, comme un individu en difficulté, comme un petit être faible et impuissant que l’on droit protéger, aider ou sauver, mais comme un athlète qui s’entraîne, comme un lutteur qui se prépare au combat. L’interlocuteur est a priori « fort », il doit simplement s’exercer, tandis que pour les autres « thérapeutes », il est faible et doit être pris en main jusqu’à ce qu’il soit « rétabli ». Le sujet doit se déterminer lui-même, par lui-même, plutôt que de dépendre d’une autorité extérieure. Et quand autorité il y a, par différence d’expérience ou de connaissance, il ne se trouve guère de différence de statut. Il n’y a pas le prêtre et le fidèle, ni le psychologue et son patient, en relation inégale, mais deux philosophes qui s’entretiennent, l’un des deux ayant peut-être plus d’expérience ou de compétence que l’autre, mais néanmoins de statut équivalent. Peut-être y a-t-il asymétrie, par différence de compétence, mais pas inégalité en terme de légitimité. Ainsi le prêtre n’invite pas le fidèle à devenir un prêtre, tout comme le psychologue n’invite pas son patient à devenir psychologue, tandis que le philosophe invite son interlocuteur à devenir philosophe. Premièrement, parce qu’être philosophe n’est pas un statut ou une fonction, mais une activité : philosopher. Deuxièmement, parce que philosopher, pris au sens large, à un degré minimal, semble une nécessité qui s’impose à tout un chacun, de par sa nature d’être humain, d’être pensant, et non relever d’une pratique particulière reliée à des conditions, une culture ou des circonstances. Nous souhaiterions défendre l’universalité du philosopher, de sa pratique et de sa nécessité. De surcroît, le fondement de tout acte philosophique ne peut se trouver qu’en soi-même, en sa propre raison, et non en une doctrine ou autres paradigmes donnés autorisant ou déterminant une interprétation. Troisièmement, le prêtre et le psychologue veulent tous deux « sauver » leur interlocuteur, presque malgré lui, quand le philosophe veut exercer sa pensée avec son vis-à-vis. Le philosophe mène son action avant tout pour lui-même, par nécessité ou désir, tandis que les deux autres agissent pour l’autre : eux-mêmes ont dépassé ce besoin. Quatrièmement, le philosophe s’intéresse à l’humanité de la personne, tandis que les deux autres s’intéressent avant tout et presque exclusivement à l’individu en particulier, son âme ou sa santé psychique : la personne n’est guère sa propre finalité, ce serait une vision réductrice du sujet. Certes, chacun de ces critères s’appliquera aussi plus ou moins aux deux autres fonctions, selon la conception que chacun en aura, mais affirmons que, globalement, cet ensemble caractérise plus spécifiquement la pratique du philosophe.

L’être humain connaît la douleur, ses formes, ses noms et ses symptômes sont innombrables. L’être détient la douleur comme moteur, il peut s’en plaindre et ne pas l’accepter, mais il peut aussi de manière complaisante se contempler en elle et devenir impuissant. Sans la douleur, l’homme ne serait rien, il ne serait pas ce qu’il est. Sans le manque, il ne serait pas conscient de sa propre humanité. Le simple décalage entre sa propre finitude et le dépassement de cette finitude, ainsi que la conscience de ce décalage permanent, constituent son identité. La vie est déjà un déséquilibre, ou un équilibre instable, instaurant de ce fait une dynamique, une tension, une pulsion permanente. L’existence est une amplification de ce principe de vie, transposant les principes biologiques dans une dimension morale ou spirituelle, accompagné de toute la distorsion que le passage de la matérialité à la non-matérialité peut infliger. Certes, il est difficile d’éviter un certain désir de stabilité, l’illusion tentante de l’homéostasie nous guette, sorte d’éternelle stabilité, équilibre immuable et permanent, garantie d’un bonheur sans faille. Ce serait ne pas accepter sa propre qualité d’homme,  en maintenant une perspective à la fois infantile et idéale : nostalgie d’un paradis terrestre perdu ou espoir d’un paradis céleste à venir. L’enjeu se trouve dans la conscience de cette douleur, dans les moyens mis en œuvre pour la traiter, dans l’appréciation de la difficulté que ce traitement représente, dans le sens qui est accordé tant à la douleur qu’à son traitement. Là repose le problème de la consolation.

Perspectives diverses de consolation

Nous avons tenté de cerner la nature de la consolation philosophique. Tentons maintenant d’élargir notre propos, et d’identifier les diverses manières par lesquelles l’humain tente en général de se consoler, quelle que soit la nature de cette consolation.

1 – Espoir

Une des manières classiques de traiter la douleur est de lui accorder une nature éphémère ou passagère. Nous nous consolons par la perspective d’un « mieux-être » qui ne saurait tarder ou qui finira par venir, accidentellement, providentiellement ou nécessairement. Nous avons différentes raisons de penser que tout ira mieux demain. Par un simple optimisme, plus ou moins béat. Par le principe que le monde est « bien », donc le mal est fragile et ne saurait perdurer. Par la croyance au progrès, matériel, moral ou autre. Par la promesse d’une intervention ou d’une transformation politique, divine, scientifique, logique, magique ou autre. Par un principe de récompense : toute souffrance entraînant un certain mérite, surviendra de fait une récompense, une compensation, une reconnaissance, sorte de justice rétributive de nature immanente ou transcendante. Que ce soit le bonheur, le paradis ou la paix, nous avons espoir dans l’avènement d’un futur meilleur, qui adviendra de lui-même ou à travers nos actions. La douleur devient alors celle de l’attente, d’où le rôle important de la patience et de la foi, dans une perspective de salut ultérieur. Que ce soit à travers la vision d’un bouleversement social et collectif, une immortalité individuelle ou autre, un futur prévisible ou imprévisible, mythique – au sens où il ne ressemble à rien d’actuel – nous attend. Que ce soit la résurrection des corps, l’éveil des consciences ou l’avènement d’une paix universelle, voire l’apothéose de la science, un grand moment surviendra. La douleur sera dès lors considérée comme un mauvais moment passager qu’il s’agit de supporter en attendant le meilleur ou le grand moment, ou bien comme le moyen même qui permet l’advenir du meilleur ou grand moment. On se dira aussi, par quelque principe mystérieux, qu’après « cela », on aura connu le pire, et que tout ne pourra qu’aller mieux : après avoir connu le pire, on sera tranquille, tout au moins en comparaison.

2 – Nostalgie

Si le futur peut représenter une consolation, le passé peut également jouer ce rôle. La nostalgie est un sentiment potentiellement puissant, auquel on recourt plus communément lorsque l’âge avance. Il est plus courant lors de la vieillesse pour diverses raisons. Tout d’abord il se trouve quantitativement plus de choses à se remémorer, plus d’images existentielles à convoquer que convoquer que lorsque l’on est plus jeune. Ensuite, une période suffisante s’est écoulée, permettant de transfigurer les souvenirs, de leur accorder une forme et une valeur mythique. Enfin, les forces mentales et physiques s’estompant quelque peu, le futur se précipitant, laissant peu de place à des espoirs futurs, on préfère se retourner vers le passé, lorsque la situation semblait plus propice au bonheur, la mémoire opérant un choix sélectifs des moments les plus susceptibles d’incarner une quelconque plénitude. Délices d’une enfance idyllique et charmante, avoir bien profité de sa vie, bilan de réussites, recollection de quelques instants glorieux ou intense, extase d’une relation amoureuse, voire le recours à une vie antérieure, sont autant de formes que peut prendre la consolation nostalgique. De manière moins personnelle, ce peut être le souvenir d’un âge d’or, celui d’avant la catastrophe, d’avant la séparation, d’avant le conflit, comme on le rencontre par exemple dans les épopées religieuses ou les romans de science-fiction.

La consolation nostalgique est difficile à appréhender pour certains, en particulier pour ceux qui surinvestissent le futur. Ils rétorqueront que le passé est le passé, et de ce fait la disparition de ces « grands » moments ne fera que nourrir le désespoir. Ce n’est pas faux, sauf à oublier que durant le moment de la réminiscence « glorieuse », une sorte de bien-être envahit l’âme, dont l’intensité procure un sentiment d’éternité. D’ailleurs, en guise de consolation, Maître Eckhart nous propose l’idée que ce qui fut un jour sera toujours et ne pourra jamais nous être enlevé. Les épicuriens, nous proposent aussi le rejet ou négation de la douleur par le plaisir, on se console en se remémorant les moments de plaisir du passé. Il n’en tient qu’à nous de conserver dans une présence permanente à l’esprit ces instants qui ont constitué notre accès à la plénitude, aussi rare ou brefs furent-ils. On comprendra de ce fait l’insistance de certaines personnes, parfois ennuyeuse pour l’auditeur, à narrer de manière répétitive, jusqu’à plus soif, quelque anecdote de leur vie passée, revécue en permanence. Obsession pourtant qualifiable de puissance d’être, ou force d’âme, aussi dérisoire que cela paraîtra à ceux qui soupçonnent une telle perspective de véhiculer impuissance et illusion. La légendaire madeleine de Proust est un excellent cas d’espèce de l’ambiguïté nostalgique. A la fois force évocatrice qui parle à tout un chacun en ressuscitant un passé mythique, évocateur et puissant, source éternelle de bonheur, et faiblesse d’une âme qui fuit la cruauté du présent, l’implacable platitude du quotidien, en se réfugiant dans le souvenir.

3 – Inscription dans le réel

Si la douleur fait partie du réel, nous ne pouvons pas nous en plaindre : il s’agit dès lors de l’accepter, elle est constitutive de ce qui est. Par exemple, sur le plan logique, tout comme il n’existe guère de montagne sans vallée, il ne peut exister de plaisir ou de bonheur sans douleur. Cette acceptation de la douleur comme réalité peut bien entendu mener à concevoir la douleur comme une nécessité, en face de laquelle nous sommes impuissants. Cela peut aussi relever d’une acceptation de la loi du monde, immanence, ou d’une acceptation de la loi divine, transcendance. Cette inscription de la douleur dans la réalité peut mener à une simple acceptation, à une résignation, ou encore à une fatalité, selon le degré d’impuissance, de négativité, d’ampleur et de drame que nous attribuerons à cette définition de la souffrance comme nécessité. Cette inscription de la douleur dans le réel nous permet néanmoins de ne pas souffrir de la souffrance, car bien souvent le plus douloureux n’est pas tant la douleur elle-même, mais le rapport que nous entretenons avec elle. Le refus de la douleur, la colère qui l’accompagne, ou bien la frustration, s’avèrent être plus pénibles encore que la douleur initiale, ou tout au moins elles l’amplifient, lui laissant occuper le devant de la scène, sorte d’obsession psychologique et existentielle. Certains utilisent même le symptôme de la douleur comme outil d’expérience pour comprendre le réel. Ainsi notre bonheur peut-il dépendre de la vision du monde que nous entretenons, là se trouve aussi notre liberté, dans notre capacité de tolérer, d’accepter, d’accueillir, de bénir cette réalité, de s’en réjouir, comme nous le propose Leibniz, avec son concept d’harmonie préétablie, en vertu de laquelle toutes les « substances » semblent interagir entre elles causalement, programmées par Dieu pour s’« harmoniser » les unes avec les autres, voire d’aimer cette réalité, comme nous le propose Nietzsche, avec son amour du destin. 

4 – Modifier les expectatives

Dans la tradition stoïcienne, Descartes nous recommande de changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde. Dans cette perspective, la cause principale de notre souffrance repose dans nos attentes, nos désirs, nos espoirs. Ce que nous voudrions avoir, ce que nous voudrions être, ce que nous voudrions qu’il arrive, ce que nous voudrions accomplir, ce que nous voudrions changer, etc. Autant de modifications ou de transformations qui nous tiennent à cœur, qu’elles soient possibles, difficiles ou impossibles. Car on rencontre toujours une certaine insatisfaction résiduelle dans l’âme humaine. Nous ne sommes pas ce que nous voudrions être, ni comment nous voudrions être, nous n’avons pas ce que nous devrions avoir ou ce que nous méritons, le monde ne correspond pas aux critères que nous en avons, les autres ne se comportent pas de la manière qui nous semble adéquate, loin s’en faut, etc. L’imperfection, l’erreur, le manque, l’absence, le mal, la perversité, sont autant de caractéristiques du réel qui heurtent nos attentes. De surcroît, nous voulons être aimés, entourés, utiles, reconnus, et surtout être éternels : toute privation nous insupporte, la simple menace de la privation ou du manque nous trouble et nous rend malheureux. Diverses privations  ou insuffisances, dont la douleur ne sera pas identique pour tous : à chacun la sienne, à chacun son calvaire. Ainsi, diverses écoles de pensée ou de sagesse nous encouragent-elles à modifier nos attentes, à les abandonner, à les inverser, à les alléger, à les remplacer, afin de finalement éprouver quelque satisfaction, quelque tranquillité. Certes cette insatisfaction chronique qui nous habite nous pousse à agir, à nous accomplir, à améliorer l’ordre des choses et nous-même, mais notre sagacité est souvent incapable de juger adéquatement entre le possible et l’impossible, entre le juste et l’injuste, entre le nécessaire et le superflu, notre désir étant plutôt aveugle et envahissant. Tempérer nos ardeurs, gage de prudence, palliatif commun, offre donc une consolation possible à notre souffrance. Sénèque nous propose : « Quelle est la meilleure consolation dans le malheur et l’ennui ? C’est que l’homme accepte toutes choses, comme s’il les avait désirées et souhaitées. ». Un schéma qui bien entendu se verra traiter de capitulation, de rationalisation outrancière et facile.

5 – Donner du sens

Une partie importante du mal qui nous ronge, lorsque nous souffrons, est l’absence de sens, c’est-à-dire un affligeant sentiment d’arbitraire, d’absurdité ou d’injustice. Ou l’insignifiance de notre existence, en son sens double : qui ne renvoie à aucune signification, qui est dépourvue tant d’intérêt que d’importance. Si la douleur physique ou morale qui nous taraude ne s’inscrit pas dans une sorte de composition ou d’épopée du vrai, du juste, du bien ou du raisonnable, nous en souffrons d’autant plus. Nous ressentons un besoin pressant de causalité profonde, d’enchainement, de rapport, de trace ou d’écho : vivre dans l’immédiat de l’instant isolé dès lors ne nous suffit guère, la dimension fortuite de l’accidentel amplifie notre mal être. Ainsi, dans la mesure où nous pouvons attribuer une explication ou un fondement à notre douleur, lorsque nous lui accordons assise ou légitimité, nous lui enlevons un certain poids, voire nous la transfigurons ou la sublimons.

Il est différentes manières de procurer une substance à la douleur afin de se consoler, et certains schémas se recouperont avec d’autres que nous présentons. Le sens peut s’articuler dans un principe de cause et d’effet. Soit parce que la douleur est un effet. Effet physique, parce que nous comprenons qu’elle résulte logiquement d’actions que nous avons menées, ce qui nous renvoie à une inscription dans le réel. Effet moral, parce que nous voyons cette douleur comme une punition ou une conséquence de gestes « mauvais », simple effet d’une cause, ou comme répercussion, à l’instar du karma indien, causalité parfois archaïque, comme pour le concept chrétien de péché originel. Quand bien même cette douleur est désagréable, le simple fait de la comprendre, de la justifier, de lui attribuer une fonction, nous donne l’impression d’en être partie prenante et de la contrôler, d’autant plus que cela nous permet aussi de découvrir comment éviter ce mal dans le futur. Par exemple, si je comprends que la perception de la douleur me permet d’être alerté d’un plus grand mal qui me guette, je peux m’en réjouir en me disant que « je l’ai échappé belle », ou que « désormais, je ferai plus attention ».

On peut penser aux amis de Job, qui veulent donner du sens à la douleur dont il se plaint, en l’expliquant comme une punition divine. Comme cause, la douleur peut être perçue comme une mise à l’épreuve, un moyen d’accéder à un statut supérieur, comme le fait d’être meilleur, plus sage ou plus fort, ou bien de mériter une récompense, tel le paradis ou une meilleure vie. Dès lors, on pourra aussi choisir de s’infliger délibérément de la douleur afin d’obtenir le résultat escompté, ce que beaucoup de personnes accomplissent, sans même s’en rendre compte. Par exemple avec le concept de sacrifice, assez populaire, pour diverses raisons, qui nous permet de justifier notre propre déchéance en reportant sur autrui la valorisation du soi, que cet autrui soit un individu, un groupe ou une idée. Le sacrifice est apprécié car il nous rend utile, nous rend bon, nous valorise, nous rend intéressant, nous rend aimable, nous occupe, etc.

6 –Mettre des mots

La parole qui guérit, le principe de la cure par la parole, est depuis ses origines au cœur de la démarche psychologique, qui prétend guérir, et de ce fait console, puisqu’on y trouve réconfort  moral et soulagement de la douleur. Que ce soit en affirmant, en racontant, en expliquant, en parlant ou en écrivant. Pourquoi le discours aurait-il une telle importance, une telle puissance ? « Le langage » est la maison de l’être, selon Heidegger. Dans cette perspective, la parole n’est pas uniquement un outil de communication, une manière de se montrer ou de se distraire, un moyen de s’exprimer ou d’obtenir quelque chose, mais le lieu véritable ou essentiel de l’existence, le creuset où se constitue notre humanité, collective et singulière. Tout se joue donc là, ce que nous sommes, joies et souffrances, sens et absurdité, expectatives et satisfactions…  C’est-à-dire l’existence, plus essentielle ou substantielle encore que notre vie, prise au sens strictement biologique. Dès lors, la parole est bel et bien une consolation, car pour notre être « jeté là » dans le monde, pauvre hère pris dans l’arbitraire de l’espace, du temps et des circonstances, chez qui le manque est primordial, il s’agit indiscutablement de se consoler comme modalité première de l’exister. Certes, on y verra aussi quelque chose d’autre, un appel plus crucial encore, plus transcendant, mais nous laisserons de côté pour l’instant cette dimension métaphysique, pensable au demeurant comme une modalité psychologique du survivre, un subterfuge de la pensée pour atteindre le bonheur, avec toutes les conséquences problématiques de la tentation religieuse ou métaphysique dénoncée par Nietzsche et bien d’autres.

Parler, écrire, utiliser le langage et les mots, c’est nécessairement penser. Certes, on critiquera cette adéquation pour son indétermination, car l’utilisation du verbe « penser » peut ici renvoyer à quelque chose de construit et de significatif, tout comme à une pure banalité ou à des mécanismes creux, voire pathologiques. Dans un cas la conscience est au rendez-vous, dans l’autre pas du tout. Néanmoins, on s’aperçoit que ces diverses modalités de la parole ont toutes une fonction palliative, à divers degrés. Parler, écrire, monologuer, dialoguer, simplement écouter, et même une parole sublimée de manière symbolique par l’expression artistique ou autre, présentent autant de manières de se consoler.

On peut en trouver plusieurs raisons. Premièrement, la canalisation d’une énergie psychique qui se déverse dans l’expression de soi, sorte de catharsis où se purgent les émotions, effet d’expulsion et de purification qui nous soulage des pressions intérieures. Deuxièmement, l’objectification d’une intériorité devenue visible, l’extériorisation d’une intuition devenue discernable, procurant une présence rassurante, car notre pensée se détermine et se spécifie en devenant perceptible : une fois « palpable », elle procure un sentiment de maîtrise sur l’intériorité mystérieuse du moi, que ce soit par les mots, les sons, les images ou diverses formes d’expression. Troisièmement, la constitution d’une image ou d’une représentation de soi et du monde, c’est-à-dire véritablement la constitution de soi et du monde, ce qui procure un sentiment de connaissance, de cohérence, de sens et de maîtrise du réel, l’élaboration d’une réalité où il est possible de se reconnaître, d’être reconnu et de s’inscrire. Quatrièmement, l’ivresse de la toute-puissance, celle de pouvoir refaire le réel à notre guise, sans souci de rigueur ou de raison comme dans le cas précédent : on invente, on spécule, on lâche la bride à l’imagination et au désir, à divers degrés selon la crédibilité que l’on souhaite accorder à nos débordements, une forme plus courante de parole que la précédente. L’exorcisme, la parole magique, celle qui envoute, protège et séduit, fait partie de cette dimension. Certes on pourrait mentionner « l’autre », l’interlocuteur ou l’auditeur, mais à toutes fins pratiques nous le considèrerons ici comme un banal témoin, une simple occasion, quand bien même il est souvent la caisse de résonnance ou la motivation du discours, que cet « autre » soit concret ou abstrait, connu ou inconnu, particulier ou universel.

Les mots consolent. Les mots apaisent. Les mots nous purgent. Bien que les mots nous enferment aussi lorsqu’ils deviennent une sorte de défoulement continu, lorsque le défi n’est pas, ou plus, au rendez-vous. Un enfermement, qui peut bien nous consoler, une autarcie qui peut bien nous rassurer, un soliloque qui nous berce et nous protège.

7 – Valoriser la douleur

Proche de la modalité précédente, « donner du sens », la valorisation de la douleur reste toutefois un cas spécifique de consolation qui mérite d’être noté. Il ne s’agit plus simplement de comprendre la douleur, mais de lui accorder en soi un mérite. Ainsi on félicite celui qui sait souffrir, en lui disant qu’il est courageux, qu’il est sage, qu’il est au-dessus de la norme et des contingences habituelles. Celui qui ni ne se plaint, ni ne gémit, ni ne pleure dans l’affliction,  mais accueille la douleur de tout son être comme un salut, comme une occasion d’exister. A l’inverse mais identiquement, on plaint celui qui souffre, on s’intéresse à lui, on a pitié de lui, on ressent de la compassion envers lui, on souffre à travers lui : on est avec lui, sa souffrance le rend intéressant. De ce fait, il ne s’agit plus d’accepter la douleur en l’intégrant dans la réalité ou de simplement lui donner un sens, mais de la souhaiter, de la désirer, comme manière de réussir son existence, comme possibilité de surexistence, comme opportunité de transcender la banalité du quotidien.

Nous observons ici une consolation paradoxale, puisqu’il s’agit de chérir la douleur pour échapper à la douleur. La douleur nous fait souffrir, mais elle est précieuse : elle est en quelque sorte une bénédiction. On se console en refusant d’être consolé. On se fait mal pour ne plus avoir mal. On se fait souffrir pour tuer la souffrance. Ceci peut fonctionner pour plusieurs raisons. Soit parce que la souffrance « consolatrice » est délibérément choisie. Soit parce qu’elle nous libère d’une douleur obsédante en fixant l’esprit sur autre chose, un changement qui engendre une sorte de soulagement, quand bien même la seconde douleur ne pourra en soi être moins intense que la première. Soit encore parce la nouvelle modalité, bien que plus pénible, nous paraisse plus supportable que la première, par exemple en remplaçant une douleur morale par une douleur physique. La seconde douleur, salvatrice, est ainsi valorisée, par la liberté, le plaisir pervers ou le contenu moral qu’elle implique.

Se faire mal pour ne plus avoir mal, ou pour avoir moins mal, implique une valorisation du mal, puisqu’on lui assigne désormais une certaine valeur comparative, on le jauge, on le gradue, on le qualifie, ce qui a des conséquences sur le sujet lui-même, sur son identité. Que l’on s’apitoie sur son sort, que l’on gratifie la douleur d’une dimension romantique ou mystique, qu’on l’esthétise par divers processus artistiques, ne s’effectue pas sans certaines conséquences existentielles. Ainsi en va-t-il de la douleur comme constitutive d’un rite initiatique, qui a pour conséquence première de modifier le statut de l’individu, par exemple le passage à l’âge adulte. Le mythe d’Adam et Eve, les souffrances qui accompagnent l’exil du paradis terrestre, est un bon exemple de la douleur comme voie d’accès privilégiée à sa propre humanité. La consolation se retrouve même dans le fait de ne pas pouvoir être consolé, marque indélébile de l’irréversibilité ou de l’irrévocabilité, qualité implacable qui accorde du sens à l’histoire, aux divers sens de l’expression. L’inconsolé se console dans la fierté de son impuissance, manifestation exacerbée d’une polymorphie dialectique inhérente à la dynamique de la consolation. 

Bien souvent, la douleur sera valorisée à travers l’élaboration d’un mythe, personnel ou collectif, sorte d’épopée où l’on raconte une vie, un incident, une série d’évènements, un moment d’histoire, narration palpitante oscillant en général entre le tragique, le glorieux ou le merveilleux. Mythe, non pas que ce qui est rapporté soit illusoire ou totalement inventé, mais par la dimension hagiographique de l’affaire. Il s’agit en effet de construire une histoire dont la forme ciselée met en valeur un ou des personnages, en gommant autant que faire se peut tout ce qui renverrait au sordide, au banal ou au médiocre, afin de donner la meilleure image possible de soi, d’autrui ou du monde, et d’y adhérer pour se sentir mieux. La douleur sera dès lors perçue comme un élément rehaussant la valeur d’une existence. Les cicatrices, psychologiques ou physiques, les signes d’un traumatisme, seront ainsi arborées de manière ostentatoire ou glorieuse. Les marques indélébiles, les piercings, les tatouages, scarifications ou stigmates divers pourront artificiellement manifester la dimension souffrante de l’être, comme autopunition, expression d’un mal être, surexistence ou autre, rendant le sujet souffrant digne d’attention. La localisation de la douleur, aussi forte soit-elle, la rend plus acceptable, plus gérable, car plus déterminée, plus contrôlable. De surcroît, glorieuse victime, béatifiée dans sa douleur, sanctifiée par sa douleur. « Heureux ceux qui pleurent parce qu’ils seront consolés. »  nous dit le Sermon sur la montagne.

8 – Dévaloriser la douleur

A travers le mythe, il pourra aussi s’agir de gommer totalement la douleur, de la relativiser ou de la reléguer à la portion congrue, afin de mieux vivre en exaltant les aspects positifs de sa propre existence ou celle d’une collectivité. Si la valorisation de la douleur est une stratégie de consolation, sa dévalorisation en est une autre, aussi courante et légitime. Selon les cultures, les tempéraments et les circonstances, on oscillera vers l’une ou l’autre tendance. En guise de dévalorisation de la souffrance, le sens commun nous offrira par exemple en guise de consolation, lorsque nous pâtirons : « Ce n’est pas si grave », « Ce n’est pas une catastrophe », « Il y a pire », « Il vaut mieux en rire qu’en pleurer », etc. La douleur est dévalorisée en montrant son côté insignifiant : « Ce n’est rien ». Ceci signifie qu’il ne vaut pas la peine de s’en plaindre ou de s’y morfondre, il ne faut pas y prêter attention : nous avons mieux à faire. Nous pouvons aussi comparer notre douleur à la douleur des autres, ceux qui souffrent beaucoup plus, qui existent toujours en grand nombre, ou à d’autres douleurs que nous avons eues ou que nous pourrions avoir : « Il vaut mieux cela que de se casser une jambe ». Nous pouvons aussi comparer le mal qui nous afflige à tout le bien que nous détenons, afin d’en exposer la disproportion, et par ce biais rendre infime la perception de notre mal en montrant le bon côté des choses. Sur un autre registre, on peut se moquer de notre mal, en percevoir le caractère dérisoire, comique, grotesque ou absurde, et en rire, s’en distancier plutôt que d’y penser ou de s’y attacher. Et enfin, nous pouvons tenter de déréaliser la douleur en se distanciant du réel, en se disant que ces préoccupations ne valent pas le détour : « Nous sommes si peu de choses ». On peut enlever sa substance au monde, comme le font certaines religions, retirer la légitimité ou la confiance à soi-même, à son esprit, ou simplement à une perception particulière, ce qui déréalise la souffrance. Par exemple, s’il s’agit d’une peine physique, on peut se replier sur l’esprit, s’il s’agit d’une peine morale, on peut se replier sur le corps, ou sur une autre fonction mentale, une autre perspective. Si c’est une crainte qui nous fait souffrir, on peut envisager ses diverses conséquences, surtout les pires, afin de les voir en face puis de les déconstruire, afin de les banaliser, de les dépouiller de leur connotation dramatique. Quoi qu’il en soit, il s’agit de laisser filer la douleur, de ne pas s’y accrocher, de ne pas la prolonger mentalement, voire même de la nier, aussi illusoire que cela puisse être.

9 – Agir

L’action est une modalité classique de consolation. Le principe en est simple : en agissant, en se concentrant sur un agir, en s’occupant, la perception de la douleur est évacuée, ou du moins diluée. Car la perception de la douleur présuppose une certaine immobilité, sans quoi elle n’est pas perçue : elle demande de l’attention. De même, la douleur paralyse, elle empêche l’action, elle est visqueuse, la passivité est son terreau. De divers points de vue, l’action est antinomique à la douleur, tout au moins dans l’immédiat. Car l’action nous distrait de nos perceptions : elle se fixe un but, elle a une orientation extérieure, elle est animée par un désir qui nous aveugle et nous rend insensible. Ainsi le mouvement physique atténue la douleur morale, il diminue l’inquiétude par le fait de l’immédiateté de l’effort. En quelque sorte, on peut dire que l’action engendre une forme d’ébriété, le mouvement engendre une sorte d’ivresse. La production d’un souci plus immédiat sur lequel nous devons nous concentrer nous éloigne des sentiments et des sensations.

Lorsqu’une personne souffre, elle se demande, ou demande à autrui : « Que dois-je faire ? ». L’action semble souvent s’imposer comme une solution, pour résorber la douleur, pour la sublimer ou pour l’oublier. En ce sens, recevoir un conseil est déjà une consolation, car cela ouvre de nouvelles perspectives. La résolution envisagée pourra être rapide ou longue, le palliatif sera acceptable ou non, selon la patience du sujet et le degré d’urgence. L’action sera plus ou moins intense, dans le second cas on rejoindra plutôt la mise en place d’une certaine attitude, espoir ou foi. L’action prend deux formes : soit elle résout directement le problème, comme en atténuant la douleur par un analgésique, ou en résorbant une peine d’amour par une autre liaison, soit elle occupe l’esprit autrement, négligeant de fait la souffrance. Ainsi le suicide peut être pensé comme une forme de consolation, en procurant théoriquement une sorte de paix absolue, fin de l’angoisse et du malheur, solution ultime au dégout existentiel ou au sentiment d’impuissance généralisée. Tout comme le meurtre ou autres actions violentes, que nous verrons plus tard.

De manière générale, l’action peut être considérée comme consolation à la manière de Pascal : comme un divertissement. Ce divertissement, qui nous distrait du drame ou nous réjouit, quel qu’il soit, amusement, travail, passe-temps, responsabilité ou engagement quelconque, nous permet d’éviter de penser, surtout éviter de penser à soi, nous évitant ainsi bien des pensées désagréables ou honteuses, bien des dépits. Il nous protège de tout ce qui survient à l’esprit lorsque nous envisageons l’incontournable et misérable nature de notre être, pitoyable entité dans l’immensité de l’univers, si imparfaite à l’aune des multiples formes d’idéal qui nous hantent. Mais ce divertissement est aussi le problème: « J’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. »

10 – Retrait du monde

Si monde nous déçoit, si la réalité est cruelle, si la société s’avère impitoyable, nous pouvons nous retirer du monde. Devenir ascète, ermite, Robinson sur son île, avec ou sans Vendredi,  reclus ou simplement solitaire. Se retirer du monde, c’est principalement se retirer de la société, de ses pratiques, de ses rituels, de ses enjeux. C’est aussi devenir misanthrope ou cynique. Ce qui se pratiquera de manière radicale, par notre existence et nos actions, ou relative, par un simple discours, à soi ou à autrui. Cette misanthropie se pratiquera par le silence, l’invective, le sarcasme, elle peut être passive ou active. On ne devient pas meilleur pour autant, on n’échappe pas à la fatalité, mais cette attitude nous soulage, elle nous donne bonne conscience : la consolation n’est pas directe, mais indirecte. Car on ne saurait s’empêcher d’être humain, de faire partie de cette race infâme. Une sorte d’impuissance nous habite. Mais en dénonçant les nôtres et ce que nous sommes, ou en ignorant les nôtres, nous nous intoxiquons d’une liqueur douce-amère dont nous tirons quelque profit, quelque ivresse. Lorsque nous dénonçons vigoureusement et catégoriquement, par exemple en affirmant : « Les gens sont tous égoïstes », nous nous sentons mieux, au moins en surface, car en identifiant, en dévoilant ou en condamnant cet égoïsme, nous nous en nous en distancions, nous nous en libérons quelque peu, tout au moins en avons-nous l’impression. Une telle dénonciation peut s’effectuer par des paroles, par des actes, en se mettant à l’écart, en s’en tenant au strict minimum des rapports humains. En entretenant avec un animal, avec des animaux, avec des plantes ou avec la nature comme totalité, les seuls rapports que nous considérons dignes d’intérêt. En se concentrant sur une forme ou une autre de transcendance, de culte ou de religion, une modalité qui dans sa radicalité nous permet même de refuser la réalité totale du monde, un certain acosmisme. En reportant tout notre intérêt sur des objets, que ce soit l’argent, les vêtements ou autre forme de « collection », une activité obsessionnelle autour de « choses », ce qui paradoxalement nous permet de nous retirer du monde, de nous arracher au réel. En m’isolant, je me console de la perversité des choses, quand bien même cette perversité m’habiterait aussi, consolation par une sorte de repentir inavoué.

11 – Fabriquer le réel

Si le réel nous déçoit, s’il nous paraît pénible et douloureux, si nous sommes déçus, si le monde nous paraît incompréhensible, insaisissable ou incontrôlable, nous pouvons certes le fuir, comme nous le venons de le voir, mais nous pouvons aussi le reconstruire, le remodeler, ou totalement l’inventer. La littérature est une modalité classique de réenchantement du réel, fort répandue, prisée tant par les écrivains que par les lecteurs. Le tout est de savoir à quel point s’effectue la déformation, l’éloignement du « modèle standard », comme le nomment les physiciens désireux d’expliquer la dynamique universelle par un schéma établi et généralement reconnu. S’agit-il d’un simple réaménagement du réel commun, quelque peu décalé mais néanmoins reconnaissable ? S’agit-il d’une simple redescription, où en changeant quelques peu les termes on embellit à volonté, ou on enlaidit, les caractéristiques du monde, afin de rendre ce dernier acceptable ou plaisant, convenable ou satisfaisant ?  S’agit-il d’un revirement axiologique, où l’on renverse les valeurs, où l’on met à l’honneur certaines données habituellement décriées ou oubliées, provoquant un anamorphose ou une distorsion, à l’instar de ces miroirs déformants ? Ou s’agit-il d’une fabrication intégrale, où l’on reconnaît à peine les faits et logiques structurant nos habitudes, où le sens commun n’est plus lui-même, où les pleins pouvoirs sont attribués à l’imagination, cette folle du logis ?

Certes, les normes en place critiquent l’inanité de tels schémas lorsqu’ils s’appliquent au quotidien, rendant impossible le bon fonctionnement de l’individu et de la société. Les professionnels de la santé mentale, psychologues ou psychiatres, tenteront d’analyser, diagnostiquer et rectifier quelque peu ces aberrations cliniques, considérées pathologiques, en particulier lorsque ses manifestations en sont excessives. Néanmoins, il semble, on risque de l’oublier, qu’en cette négation du réel, en la fabrication ou la refabrication du monde, se trouve une forme efficace de consolation. Bien évidemment, la nature et la gravité des enjeux s’articulent dans le fait de vivre dans un monde décalé par moments ou de façon permanente, de manière consciente ou aveugle, légèrement ou dans l’excès. L’exemple de Don Quichotte pose le problème de manière intéressante. Ce chevalier à la triste figure ne renonce jamais, même lorsque les faits se liguent contre lui ; il ne se fie qu’à son instinct : à défaut de s’installer dans le réel il adhère à sa propre vérité, aussi singulière soit-elle. Ce héros, ou anti-héros, est-il un homme libre, admirable et idéaliste, contrastant avec son fidèle Sancho Pança, qui au contraire est prisonnier du besoin et de l’immédiat ? Ou bien est-il un fou furieux, irresponsable et fantasque, incapable de faire face au monde qui l’entoure ?

12 – Rapports humains

Instinctivement, nous cherchons à partager notre douleur afin de l’alléger. Sans doute la solitude est-elle déjà douleur, ou une de ses composantes, y compris parfois pour ceux qui recherchent cette solitude, sorte de pis-aller. Ainsi, que ce soit en confiant nos malheurs à une oreille disponible, en se plaignant à autrui, en écrivant pour un auditoire indéterminé ou pour soi-même, en espérant que d’autres connaissent le même sort, en se réjouissant lorsque l’on apprend ne pas être seul dans ce cas, en entendant ou en procurant des paroles réconfortantes, nous nous sentons déjà mieux, quand bien même cela ne résout pas « vraiment » le problème. L’attention d’autrui, sa sympathie, son amour, ses diverses manifestations d’intérêt pour nous et notre souffrance, nous affecte positivement, produit un mieux être. D’une part, les paroles traitant d’autrui peuvent nous réconforter. « Je suis avec toi », « Il y en a d’autres », « Tu n’es pas le premier ». Nous nous consolons en pensant à ceux pour qui tout va encore plus mal. Ce qui au demeurant peut être critiqué, comme le fait Sénèque : « Seul un envieux sera consolé par la vue d’une foule de misérables ».D’autre part, la simple présence d’autrui, son accompagnement, sa sollicitude, son engagement envers nous, nous font quelque peu oublier notre peine, ou la rendent moins prégnante, moins douloureuse. Le dialogue en lui-même constitue une procédure de péridurale, une anesthésie, voire parfois une thérapie, comme le propose la psychanalyse. Que ce soit pour que nous exprimions notre mal ou pour que nous entendions des paroles réconfortantes. Mais la simple présence, le fait de ne pas être seul, abandonné dans notre désolation, nous réconforte. « Rien n’adoucit plus mes afflictions dans mes disgrâces que de sentir qu’une personne aimable y prend intérêt. » écrivit Rousseau dans ses confessions.

Un cas particulier de rapport humain fort consolateur, assez prisé, est le concept de famille. Que ce soit un couple seul, ou avec des enfants, ou encore tout rapport de filiation ou de parenté, l’idée de famille est couramment utilisée comme compensation à notre sentiment de finitude, que ce soit la famille nucléaire ou « tribale ». A la fois parce que nous nous sentons moins seul, mais aussi parce que cela nous donne l’impression  d’agir pour autrui, de vivre pour autre chose que notre être réduit, amplifiant notre existence et notre puissance vitale, nous procurant une finalité et nous accordant bonne conscience. Nous devenons utile, nous devenons nécessaire, nous devenons aimé, nous devenons bon, nous en devenons valorisé. C’est à tel point que certains individus au comportement très problématique en arrivent à y trouver la justification de tous leurs actes, aussi méprisables soient-ils, ou réussissent à survivre dans un contexte pénible ou dévalorisant, transfigurés par un « Je le fais pour eux ».  Evidemment, on pourra critiquer une telle perspective en y percevant l’expression d’un égotisme élargi, en particulier lorsqu’il s’agit de « nos enfants », qui en quelque sorte font partie de nous-même, représentent l’extension de notre être propre, notre continuité d’existence. L’amitié, bien que de nature quelque peu différente, se calque cependant sur le rapport familial, par le principe d’identification à autrui, être singulier, qu’on y retrouve. Là encore on rencontre cette dimension de réciprocité qui constitue la gratification par excellence de ce type de rapport. Une gratification souvent dotée d’une portée instrumentalisante : la reconnaissance de cet autrui m’est indispensable pour survivre.

Consoler autrui est aussi une modalité de consolation, par son truchement on se console soi-même. On perçoit dans le dire à la fois un défoulement par l’expression, mais aussi une valorisation par l’écoute de l’autre ; nous distinguerons néanmoins la présence de l’autre du simple désir de dire, un dire qui a sa propre fonction séparée, comme nous le verrons plus loin, quand bien même les deux aspects se combinent naturellement. Si nous aimons mettre en scène ou clamer notre douleur pour être entendu et alléger notre peine, ajoutons que par une perversité ou transvaluation habituelle de l’esprit humain, certains trouverons une consolation plutôt dans la solitude de leur mal, dans l’ostracisme ou le rejet d’autrui, sans doute producteur d’une certaine valorisation par le rapport à autrui. Dans ce schéma, si personne ne nous écoute ni ne nous comprend, nous trouvons une certaine délectation à notre mal, à notre douleur, forme étrange et perverse de consolation. L’ostentation bruyante des pleureuses lamentant la disparition du défunt a pour équivalent inversé le repli radical sur soi de la personne qui souffre, rejetant toute compagnie, toute sympathie. Ces deux formes de théâtralisation excessive de la douleur font office de palliatif. Quoi qu’il en soit, chercher l’autre est une tentative de dépassement de la finitude, une quête de la complétude, mais peut aussi être cause de notre malheur.

13 – Passion

Si dans les relations à autrui nous avons évoqué l’amour, nous nous devons d’accorder un moment spécifique à cette forme intense de relation, que nous incluons néanmoins dans une catégorie plus générale que nous nommerons « passion ». La passion est une émotion forte, quelque peu incontrôlable, un désir soutenu, tendu et enthousiaste, une attraction vers quelque chose que nous valorisons à l’extrême. Nous subissons la passion, nous sommes en ce sens passif, même si cette passion nous meut et nous fait agir.

Une des raisons pour laquelle nous n’accordons pas à l’amour un statut à part, de par sa nature relationnelle, est que bien souvent l’amour pour une personne est en fait la manifestation ou l’incarnation particulière d’un désir d’aimer, un amour pour l’amour. En ce sens, il s’agit comme pour les autres formes de passion de canaliser avec force et parfois violence notre énergie, notre temps, notre pensée, vers un objet, quel qu’il soit, à qui on accordera dès lors une transfiguration psychologique ou même ontologique. Cet objet sera valorisé à outrance, réifié, haussé, augmenté, d’une manière qui paraîtra excessive à l’observateur extérieur, à celui qui ne partage guère cette passion. Que ce soit l’amour, la justice, l’argent, la paix, la pensée, le pouvoir, la famille ou une collection de timbres, le sujet passionné sera prêt à bien des sacrifices, au détriment de sa propre vie, pour assouvir son désir. De ce fait, les aléas de l’existence, petits ou grands malheurs, seront réduits à leur plus simple expression : ils seront négligés, voire même oubliés. Une passion se nourrit d’elle-même, elle sait même se passer de gratification, elle peut se vivre à corps perdu, sans espoir de réussite. Le sujet passionné ne représente plus à ses propres yeux une entité en soi, il n’est plus sa propre finalité, il devient le moyen d’une fin qui lui est extérieure. Ainsi la personne amoureuse se soucie du bonheur de l’être aimé plus que du sien, elle peut  prendre une forme totalement aliénante et en venir à vivre par procuration. On se demandera alors si cette passion est légitime ou si elle relève de la pathologie, tant l’excès la caractérise. Certes, certaines passions sont plus « passionnantes », plus prégnantes, plus significatives, plus substantielles ou plus exténuantes que d’autres. Mais pour l’être passionné, sa passion le fait vivre, lui accorde bonheur, sens et stabilité, quand bien même la sérénité n’est pas toujours au rendez-vous, voire exactement le contraire, la passion étant souvent synonyme d’inquiétude et de crainte. Tout dépend de l’objet de cette passion, de sa constance et de sa prévisibilité, de sa nature permanente ou impermanente. Si la passion est forte, tout la nourrit, elle devient notre raison d’être, elle nous fait oublier, dédaigner ou négliger tout ce qui pour autrui représente douleur et malheur, bien qu’elle engendre par le même processus ses propres démons.

14 – Excitation

L’excitation est déjà présente dans la passion, traitée précédemment. Néanmoins, la passion a un objet, ce qui n’est pas nécessairement le cas du désir d’excitation, qui cherche surtout à échapper à l’ennui, à la platitude de l’existence; peu importe l’objet, peu importe sa présence ou son absence. Bien que nous concédions que les deux catégories puissent certes se recouper, car l’excitation pourra en effet se fixer sur un objet spécifique, s’y tenant plus ou moins longtemps. Mais dans de nombreux cas, tout intérêt pour un objet particulier finira par s’épuiser.

Comme le remarque Schopenhauer, nous oscillons entre le désir, sa frustration et sa satisfaction, et l’ennui. L’ennui s’impose soit parce que nous n’avons pas de désir, soit parce nos désirs sont déjà satisfaits, ce qui revient à peu près au même. C’est un mal commun, qui affecte en particulier les esprits contemplatifs qui ne se savent pas se satisfaire dans l’action, ou ceux qui se sont découragés dans l’action pour avoir été déçus des résultats ou des processus. Cette acédie est un mal qui est de manière inhérente lié à la passivité. L’ennui peut aussi se rencontrer dans la routine, dans un schéma de répétition, à nouveau parce que cela démotive l’action. « Rien de nouveau sous le soleil » est le leitmotiv récurrent de cette tristesse envahissante, sorte d’indifférence intellectuelle et émotionnelle qui implique une torpeur mentale et un repli sur soi. Or contre l’ennui, sentiment pénible, nous recherchons instinctivement l’excitation, souvent à travers une sorte de plaisir ou de satisfaction immédiate, sans reculer devant la transgression. Nombreux sont les stratagèmes et recours pour obtenir cette agitation émotionnelle, cette fébrilité nerveuse : les produits stupéfiants, tels l’alcool, la drogue ou le tabac, les plaisirs charnels, tels la nourriture et le sexe, les activités physiques, tels la danse, la course et les sports extrêmes, des activités comme le travail et le jeu, ou simplement la discussion avec autrui, une des formes les plus courantes de l’ébriété. Certaines techniques plus naturelles, liées par exemple à l’hyperventilation ou la psalmodie répétitive engendreront de semblables effets.

Nous rencontrons divers degrés de cette excitation, qui va du simple stimulus jusqu’à la psychose ou à l’inconscience totale. La manière de consommer l’alcool est un bon exemple de cette gradation : on peut boire pour socialiser et égayer la rencontre, ou bien pour se saouler au point de ne plus savoir où l’on en est. Dans le premier cas, on peut encore agir, il s’agit par exemple de dépasser les inhibitions ou les obstacles psychologiques pénibles qui nous empêchent de nous mouvoir, ou bien de rendre plus agréable la tâche en question. Dans le second, il s’agit plutôt d’abandonner le réel, par exemple lorsque ce dernier nous semble pénible, lorsque la douleur du quotidien nous paraît insupportable, comme un moment de relâche de la conscience et du mal moral qui l’accompagne. Dans les deux cas de figures, nous désirons sublimer le lourd sentiment de finitude, dépasser les affligeantes limites qui entravent notre psychisme. Ainsi, Baudelaire, dans son ouvrage Les Paradis artificiels, en particulier dans « Le poème du haschisch », décrit les distorsions de la perception engendrées par la consommation de stupéfiants, motivés par un « goût de l’infini » qui nous mène jusqu’à devenir Dieu, soulignant toutefois la brièveté de l’expérience ainsi que la désillusion et le marasme qu’une telle habitude entraine. En effet, toutes les pratiques excitantes ont pour conséquences logiques d’être suivies de moments dépressifs, variant en intensité ou en gravité selon la nature et le degré de l’excitation. Une ivresse aussi bégnine que celle de la parole excessive s’accompagne en général d’un sentiment s’impuissance, à la fois cause et conséquence de l’ébriété dont elle est l’image miroir. Ce qui bien évidemment nous incite à rechercher une nouvelle dose d’excitation, plus forte encore que la première, car les effets s’estompent et s’émoussent à force d’utilisation. L’excitation engendre nécessairement l’insatisfaction en engendrant sa propre destruction.

15 – Violence

Autre modalité de consolation : la violence, car aussi étrange que cela paraitra à certains, elle est communément utilisée comme palliatif à nos maux. Cela commence par la colère. Le fait de sentir en soi un emportement et de prononcer les mots qui l’expriment nous procure un sentiment de surexistence, émotion qui nous console de la banalité des choses, émotion qui nous soulage d’un sentiment d’impuissance qu’elle semble dépasser, à raison parfois. Cette colère peut s’exprimer directement, ou se canaliser de manière plus froide et calculée dans un schéma de violence distante et structurée. En faisant souffrir autrui ou soi-même, nous oublions notre propre souffrance, nous jouissons de la souffrance qui nous fait souffrir. Le masochisme et le sadisme, ainsi que leur combinaison, sont des exemples de cette perversion, au sens original du terme, dans leur valeur psychologique et pas nécessairement morale. Le fait de détourner un phénomène de sa vraie nature, de changer le mal en bien ou vice-versa. Il s’agit bien d’une consolation, car cette violence ne guérit en rien le mal qui nous habite, elle ne fait que nous offrir un palliatif qui de surcroît finit même par augmenter la douleur initiale.

Le concept de puissance est au cœur de cette forme de consolation, la colère étant un vecteur d’action. La colère est une émotion provoquée par une blessure physique ou psychique, un manque, une frustration. Compensatrice, elle permet l’affirmation de la personne et le maintien de son intégrité physique et psychique, qui peut se prolonger à travers une volonté personnelle égocentrique ou altruiste. Elle provoque plusieurs modifications psychiques et physiques qui préparent le corps à la réaction, principalement par une contraction involontaire des muscles. La colère réelle, intensive, est de courte durée, mais elle peut s’étendre sur le long terme, à travers la forme latente du ressentiment, sentiment d’injustice ou d’humiliation. Certes la colère et le ressentiment sont douloureux, ils enferment l’individu et parasitent sa relation à lui-même et aux autres, mais leur expression permet d’agir, et procure – quand bien même de manière illusoire – une impression de puissance, de sens, de plénitude ou de surexistence. La violence en est justement l’expression cathartique et consolatrice. De là l’importance de trouver une victime expiatoire lorsqu’un mal nous afflige. Le désir de punition ou de vengeance en est une forme courante, pratique qui nous valorise et nous rassure. Le simple fait de se tourner vers autrui pour lui infliger du mal cautérise notre peine. Le combat pour la justice ou l’égalité relève souvent d’une sublimation de cette douleur.

16 – Religion

La foi en un Dieu, en une présence spirituelle ou métaphysique, en un arrière-monde, paradis, enfer ou autre, en des esprits invisibles, bénéfiques ou maléfiques, la croyance en une force transcendante, mystérieuse, immanente et omniprésente, l’adhésion à une réalité, « autre », « ailleurs » ou « au-delà », nous console des avanies de ce monde, des douleurs d’ici-bas, de cette existence matérielle, pénible, illusoire et superficielle. La foi religieuse n’a guère besoin de preuves ou d’évidences, ou si peu. Et si elle en a besoin, elle les fabrique, cela peut toujours être utilisé, pour inciter ou renforcer les âmes timorées. La doctrine religieuse n’en n’est pas à un miracle près. Et si le réel pose problème, s’il fait obstacle ou objecte grossièrement au dogme, on le déréalise, on le présente comme une illusion sans consistance, voire comme une invention diabolique, séduisante et tentatrice perspective destinée à nous détourner de la vérité, de la juste voie, ou nous mettre à l’épreuve. Dans cette perspective, toute consolation qui ne relèverait pas de la foi serait une fausse consolation, illusoire et perverse.

La religion a plusieurs cordes à son arc pour mettre en œuvre la consolation. Elle offre des explications au monde, ce qui calme notre inquiétude quant à notre absence de compréhension et de contrôle sur notre environnement. Elle relativise notre souffrance en nous montrant qu’elle est temporaire ou relative. Elle nous promet des lendemains qui chantent si nous agissons comme il se doit. Elle enchante le monde en accordant à la banalité du quotidien une aura de merveilleux. Elle nous offre une protection qui nous assure que tout va pour le mieux, contrairement aux apparences. Elle nous offre un pacte, une présence, un lien, qui nous rassurent psychologiquement. Le concept de lien est d’ailleurs l’étymologie latine du terme « religion ». Elle nous rassemble en une communauté de croyants, ce qui nous réchauffe l’âme et renforce l’idée de se trouver sur le bon chemin, d’être au bon endroit.  Elle nous offre un havre de paix, hors du chaos, loin du tohu-bohu, elle nous rassérène lorsque nous nous sentons disloqués par le vacarme ou le grondement du monde. Elle nous offre l’amour, la compassion, la fraternité, lorsque nous sommes heurtés par l’égoïsme et l’égocentrisme ambiants. Et nous pourrions continuer…

Cette dimension polymorphe et plastique explique pourquoi ce schéma fonctionne bien, depuis longtemps, nous permettant d’affirmer que son futur est quelque peu assuré. Il est efficace car il est accessible à tout un chacun, sans exigence préalable, il s’adapte au besoin de l’individu, qui le module à sa guise. Tout y est déjà pensé au fil des ans : lorsqu’il s’agit des religions institutionnelles, les objections ont déjà été longuement traitées. Certes, on mentionnera certaines anicroches, comme toujours avec la nature retorse de l’esprit humain. Simone Weil critique justement cette fonction consolatrice, qui dénature le rapport à Dieu : « La religion en tant que source de consolation est un obstacle à la véritable foi, et en ce sens l’athéisme est une purification. » Maitre Eckhart dénonce ceux qui utilisent Dieu comme une « vache à lait », dont la fonction réductrice est de satisfaire à nos besoins primaires, au lieu rendre grâce, louer et remercier le divin. Ou encore ceux qui se désolent du silence assourdissant de Dieu. Dans le christianisme, même le Dieu incarné, le Christ, fait l’expérience de l’abandon du Père au cours de sa Passion et sur la croix. Il fait écho aux plaintes et lamentations de ceux qui crient leur désarroi devant l’absence de Dieu : « Mon Dieu, je t’appelle tout le jour, et tu ne réponds pas », trouve-t-on dans les Psaumes de la Bible. En ce sens, la foi est fragile lorsque nous sommes vraiment affligés ; nous en venons à douter ou à apostasier. Sauf pour les esprits forts, mais sans doute que ceux-là n’ont guère besoin de consolation.

17 – Raison

Venons enfin à la raison, seule véritable consolation digne de ce nom selon nombre de philosophes. Les arguments en ce sens sont les suivants. La raison est autonome, elle ne dépend que de nous, de notre propre pouvoir et de notre propre décision, ce qui la rend plus fiable, moins aléatoire. Son objet est infini, comme le réel, ce qui lui permet de s’inscrire dans la durée, sans souci d’interruption ou de limites, qui la rendraient inopérante ou décevante, à l’instar d’autres formes de consolations, implantées dans finitude. La raison est fiable, car elle est soumise à l’analyse critique, elle se vérifie en permanence par le biais de l’expérience et de la cohérence, une cohésion et une homogénéité qui garantissent son adhérence au réel et sa permanence. La raison est paisible, car elle implique une distance face à soi-même et à ses propres émotions, ce qui la protège de tout ce qui pourrait nous troubler, tant par les sollicitations ou pressions extérieures que par les mouvements internes de l’âme. La raison est libre, car elle ne dépend de rien d’autre qu’elle-même, elle est sa propre vérité, et notre accès à elle en tant qu’idéal régulateur nous protège des illusions, de l’arbitraire et de toute contingence : seuls notre désir et notre capacité d’y consentir ou d’y parvenir nous en limitent l’abord et le concours.

Il est plusieurs critiques que l’on peut avancer à une telle perspective, en général fréquemment mentionnées car plutôt évidentes au sens commun. La raison est aride et peu généreuse, elle est lourde d’exigence et de travail. Elle enferme le sujet dans une tour d’ivoire, provoquant repli sur soi et solitude, à la fois parce qu’elle n’a besoin de personne et parce qu’elle n’est pas populaire. Elle est irréelle car elle n’a rien à voir avec la matérialité du monde et ses contraintes quotidiennes, son intellectualisme l’entraine dans des sphères extravagantes, éloignée des urgences et des nécessités. Sa pratique est frustrante car elle va souvent à l’encontre de nos désirs et de nos attentes, elle nous empêche de penser ce qui nous arrange, de décider selon notre bon plaisir, de faire ce que l’on veut. Le glissement est facile et tentant, entre s’exposer à l’exigence de la raison, et le fait d’avoir raison. On se replie sur soi, on souffre du syndrome du génie, ou celui du prophète, qui seul sait, seul voit, et que nul ne comprend.

Néanmoins, en dépit de toutes ces objections, on la convoque ponctuellement, intuitivement, au moment où l’on pense qu’elle peut jouer un rôle de régulateur des émotions, pour contrer l’excès et rétablir l’équilibre, comme dans le cas de la tristesse, de la crainte, de la honte, de la colère ou autre passion triste, comme les nomme Spinoza, pour ensuite oublier cette pauvre raison dès que les choses sont à peu près rentrées dans l’ordre. Cette vision de la raison peut être qualifiée d’utilitariste, mais pour certains, plus rares, la raison est objet de dévotion, elle est le recours permanent, la fontaine de bien-être, seule capable non seulement de nous guérir du mal moral ou physique, mais aussi de le prévenir, de l’adoucir, de l’accommoder.   

 

Consolation et consolation

Il se trouve dans le concept de consolation un paradoxe, ou une ambiguïté, quant à savoir si le problème disparait réellement, auquel cas il y a guérison, ou si le traitement agit uniquement comme palliatif, c’est-à-dire qu’il attenue la douleur, jusqu’à la faire disparaître, sans pour autant éliminer sa cause. Si la maladie peut se guérir, à moins d’être incurable, la mort par exemple ne le peut pas : on ne peut que calmer les craintes et appréhensions qui l’entourent. Certains philosophes prétendent même que se trouve là l’unique problème de la mort, puisqu’en soi la mort signifie la cessation de tous les problèmes par l’interruption de la vie. Ainsi peut-on se demander si le problème de la mort réside dans sa factualité, le fait que le corps soit désormais privé de vie, ou bien s’il s’agit uniquement de faire disparaître ou atténuer les symptômes psychologiques problématiques, puisque la mort est une issue irréversible. On peut aussi se demander si la maladie peut se confondre avec ses symptômes, s’il peut y avoir une identité totale entre les deux. Ou encore, tout en distinguant les deux phénomènes, on peut aussi se demander si la « consolation », en agissant sur les symptômes, peut guérir la maladie, par une sorte de réversibilité qui se rencontre périodiquement dans le rapport entre traitement physiologique et traitement psychologique. Certaines dynamiques particulières ont été étudiées de manière clinique, comme celle de protéger les symptômes afin de protéger la maladie. Quoi qu’il en soit, si la maladie consiste simplement en une douleur, comme c’est le cas dans bien des maladies psychiques, réduire la douleur signifie réduire la maladie, consoler devient alors guérir. Soulager le chagrin ou la peine peut alors signifier soigner, rétablir, guérir le mal, ou simplement atténuer, cacher, supprimer la douleur qui en est l’expression, au risque de cacher, à tort ou à raison, le mal qui nous afflige.

Philosophie et psychologie nous montrent que la vie humaine est souffrance, tout au moins en une composante significative, prouvant ainsi l’importance de la consolation, dynamique par laquelle on peut expliquer, quand bien même de manière réductionniste, bon nombre de nos activités et préoccupations. Nous pouvons agir directement sur la nature de la douleur, ou chercher à y échapper. Nous pouvons nous y engouffrer, la sublimer, la partager, la réparer, s’en distancier, voire l’oublier. Nous avons tous des préférences quant au type de consolation que nous voulons recevoir ou procurer, parfois de manière contradictoire. Mais ce qui console peut aussi devenir objet de nouvelles souffrances, de nouvelles craintes. Le cas de l’expérience religieuse en est un exemple frappant : la foi console des malheurs du monde tout en engendrant une angoisse spirituelle. Certains traitements sont immédiats, d’autres sont complexes et subtils. Certains moyens sont plus « naturels », d’autres plus « artificiels », tels la philosophie, qui exige un sérieux travail. On peut cependant distinguer divers natures et fonctions de la philosophie : noble, elle incite à la sagesse, académique, elle incite à la connaissance, populaire, elle incite au bon sens. La religion est une forme noble de consolation, désireuse d’être populaire. Ainsi en va-t-il de nombreux schémas politiques ou visions sociales, en dépit de leur aspect pragmatique. La philosophie peut être considérée comme un palliatif, même si elle met en question l’idée même de palliatif ou de thérapie. Sans doute ne peut-elle pas échapper à sa réalité propre, même lorsqu’elle prétend se constituer comme une action libre. Ainsi Kierkegaard soupçonne Spinoza de se consoler à travers une activité de rationalité excessive. Nombreuses sont les douleurs morales qui nous taraudent : jalousie, angoisse, impuissance, solitude, colère, peur, tristesse, etc. Si la psychologie tend de manière générale à privilégier le soulagement par la verbalisation, la philosophie tend à privilégier l’action du sens. 

La consolation présuppose la douleur, mais aussi la conscience de la douleur : elle suppose de ne pas être dans l’immédiateté en traitant un problème. Néanmoins, diverses consolations, comme la colère, s’activent de manière plutôt automatique et inconsciente. Sans doute avons-nous là une distinction importante entre les types de consolation : la présence ou l’absence de la conscience, à savoir dans quelle mesure nous réalisons que notre pratique consolatrice est une consolation. La philosophie en ce sens devrait être la consolation consciente par excellence, mais ce n’est que rarement le cas, car bien souvent ceux qui la pratiquent ne souhaitent pas voir la dimension consolatrice de leur activité intellectuelle. Les psychologues aussi seraient à même de le voir, si ce n’était qu’ils prétendent guérir plutôt que consoler. Pourtant, le travail de négativité de la philosophie : position critique, transvaluation, dialectique, fournit des attitudes et des outils tout à fait appropriés pour traiter la douleur, sans parler de la production de sens. La problématisation par exemple, en effectuant ruptures épistémologiques, en induisant troubles ontologiques et changements de paradigmes, peut tout à fait se jouer de la douleur et du malheur. Elle nous invite à déconstruire les présupposés et la nature de la douleur, à nous décentrer, soit en trouvant ce qui n’est pas objet de douleur, soit en remplaçant une douleur par une autre, plus acceptable, plus vivable. Cependant, bien des philosophes nieraient une telle genèse de la philosophie, niant le sujet et ses « besoins », sans s’apercevoir que si la vie était pleinement satisfaisante en soi, l’esprit comblé n’aurait guère besoin d’aller chercher ailleurs et de se torturer intellectuellement.

Toute forme de consolation a une doctrine, quand bien même elle nous paraît très singulière et personnelle. Qu’il s’agisse du recours à la transcendance, à la raison, à la fatalité ou à Dieu, qu’il s’agisse d’oublier, d’accepter ou d’aimer. On peut évoquer ici le « amor fati » de Nietzsche, aimer la fatalité, le recours de Sénèque à l’ataraxie, cette tranquillité de l’âme qui nous accorde liberté et stabilité, puisque nous ne dépendons plus des circonstances, Boèce avec sa raison salvatrice, son souverain bien, ou le Dieu d’Augustin, plénitude qui siège au plus profond de notre âme, ou le bonheur comme émancipation politique, selon Marx, celui d’un individu mature et conscient, responsable de la destinée collective. Que ce soit par le biais de l’amour, qui ne connait pas la solitude et ignore la finitude, par une quelconque accès à l’infini, dans un rapport à l’autre, à la nature ou au cosmos ou à un dieu, par le sacrifice, ou la perte de soi.

Il y a nécessairement « doctrine » parce que la consolation, consciente ou non, est une rationalisation, une quête de compensation ou d’équilibre, une déconstruction, ou une protection, aussi négatif que soit le principe de se voiler la face. « On ne peut rien faire », « Ce n’est rien », ou « Il n’y a pas de bien sans mal », autant de schémas généraux pour occulter une réalité singulière et se sentir mieux. On peut néanmoins se questionner à ce sujet. Suffit-il de dire pour consoler ? Le fait de dire peut-il aussi renforcer la douleur ? Dans quelle mesure une consolation est-elle appropriée, juste ou utile au long terme ? Doit-on nécessairement se soucier du long terme pour se consoler ? Faut-il plutôt combler le manque ou perdre le désir, voire le taire? Faut-il dire le malheur afin de l’exorciser, ou ne pas l’évoquer afin de ne pas le provoquer, afin de l’oublier? « Pas de bien sans mal »  justifie le mal. Mais atténue-t-il la douleur? Oui et non, pourra-t-on répondre. L’appel à la raison, à la maturité ou à la dignité, au courage, à la sagesse, à la vertu, psychologique ou morale. Donner du sens, immédiatement ou dans le futur, par espoir, parce qu’un dieu l’a voulu, ou par l’ordre des choses. La souffrance comme moyen d’une finalité : « Il faut souffrir pour être belle », ou bien la souffrance comme condition même de notre humanité : elle nous rend humain parce qu’elle nous permet de voir et de comprendre, telle la punition, cette consolation ambiguë de la faute. La consolation comme valorisation d’un moi tout-puissant, affirmation d’un égocentrisme soutenu, censé nous libérer du conditionnement et de l’aliénation, en vogue dans le postmodernisme ambiant. Le supplément d’âme du New Age ou du développement personnel. Que la douleur soit fondée sur l’impuissance, la passivité, le sentiment d’infériorité, la frustration ou la solitude – nous choisissons notre mal –  nous n’y répondrons pas de la même manière. Tour à tour nous pratiquerons la distanciation, la contemplation, la sublimation, ou l’expectative, la suppression, l’invention, la relativisation, le dépassement, l’oubli, le divertissement, l’ivresse, l’exaltation, le devoir, le conformisme, la consécration. Nous nous abandonnerons à la vie organique, individuelle ou reproduction, à la colère, à la production artistique. Nous adoucirons nos maux par la lecture, la musique, la prière, en communiant avec la nature, par divers actes propitiatoires, ascèses, méditations, rituels ou pèlerinages. Nous évangéliserons, quel que soit notre acte de foi, nous implorerons, nous glorifierons, nous nous maitriserons. Nous détesterons, soi ou autrui, nous expierons, nous nous sacrifierons, nous deviendrons le simple objet d’un idéal supérieur. Nous agirons bien, nous serons des êtres moraux, nous nous dévouerons à une cause, éthique, politique ou sociale. Nous nous consacrerons à une réussite matérielle ou sociale. Nous mènerons inlassablement une quête intellectuelle ou spirituelle, nous lirons, afin d’accumuler des connaissances, plus ou moins vaines, ou pour vivre par procuration. Nous travaillerons âprement, par damnation, par utilité, pour sacraliser la douleur ou l’oublier, pour ne pas penser ou afin de créer une diversion. Faire disparaître la cause de la douleur, détruire l’objet du délit, interdire ou vilipender le désir, cette cause du malheur. 

La douleur est impuissance, elle est accident, crainte du vide, absence de sens, ou ennui. Pourquoi vivons-nous ? Faut-il agir, penser, ou simplement être ? Peut-on distinguer la consolation de l’existence, ou sont-elles consubstantielles ? Nous nous consolons parce que nous existons, ou nous existons parce que nous nous consolons. Exister, c’est peut-être une vaste tentative pour faire cesser la douleur. L’existence, tout comme la boisson, est peine et plaisir, sous le même mode.

On peut aussi se demander s’il existe de vraies et de fausses consolations, certaines plus substantielles, d’autres plus illusoires. La ligne rouge n’est pas très nette. Faut-il examiner le rendement à long terme ? C’est déjà supposer que la durée, la permanence, est le véritable critère. Pourquoi pas l’intensité, la facilité, ou l’utilité sociale ? La quête de consolation est-elle déjà une consolation ? La complaisance dans la douleur est-elle déjà consolation ? Tout est-il consolation, au risque de l’indifferentiation ?

Les puristes insisteront sur une hiérarchie, mais ils s’appuieront nécessairement sur quelque paradigme plus ou moins dogmatique. Doit-on les accuser de tomber dans l’esprit de sérieux, confondant l’objectif et le subjectif ? Ou bien l’engagement est-il une condition nécessaire, sans laquelle il n’est point de consolation digne de ce nom ? L’acte de foi constituerait la condition de possibilité de la consolation, inévitable fondement et légitimation. Cet ancrage déterminerait ce qui évalue la consolation, son aspect superficiel ou fondamental, temporaire ou permanent, voire éternel, établissant d’une sorte d’axiologie ou hiérarchie du palliatif. Prenons par exemple le fait de savoir si la raison est supérieure ou non au plaisir, si l’amour est supérieur ou non au succès. Le problème reste alors de savoir si une telle valorisation relève entièrement d’un choix personnel, ou s’il existe d’indiscutables critères universels. Certes, le choix de l’excitation à travers une intoxication sera en général critiqué, mais celui du plaisir immédiat sera vanté dans une vision hédoniste, mais récusé dans une perspective religieuse, morale ou rationaliste. Suffit-il de choisir pour rendre opératoire la consolation ? D’expérience, nous pouvons établir qu’il est possible de se tromper. Certaines consolations sont empiriquement plus « efficaces » que d’autres.

Ainsi, lorsqu’une personne se plaint des duretés de la vie, elle se sent mieux. On pourra dire qu’un tel schéma est limité dans le temps, mais aussi qu’il instaure une dépendance. Est-il récusable pour autant s’il fonctionne dans le moment ? Bon nombre de consolations de la sagesse coutumière fonctionnent jusqu’à un certain point. Pensée positive : « Ne t’inquiète pas, tout va bien ! » Patience ou espoir : « Sois patient, tout ira mieux ! » Contrôle de la pensée : « N’y pense pas, tu te sentiras mieux ! » Bien des proverbes nous offrent diverses consolations. Selon quelle aune objective pouvons-nous les juger ? Est-ce en traitant directement le problème, ou est-ce par le biais d’une activité d’un autre ordre. Par exemple, le sentiment d’insécurité matérielle peut être adressé en tranquillisant l’inquiétude en question, en la dédramatisant, ou bien en abandonnant le souci matériel pour se préoccuper d’autre chose, considérée plus substantiel, telle la famille, l’exercice de la pensée, ou la spiritualité, une conversion tout à fait courante lorsque l’âge s’avance. S’agit-il d’appliquer un conseil simple, ou de s’engager dans une ascèse. Sont-ce les mots qui nous consolent, les gestes, ou une activité continue ?

Il n’est pas évident de produire des critères pour déterminer l’efficacité ou la validité d’un mode consolateur. Néanmoins, nous nous y risquerons, après hésitation. Notre difficulté principale étant d’éviter à la fois le dogmatisme du paradigme rigide, et le relativisme paresseux. Voici ce que nous proposons. D’une part en identifiant certains facteurs affermissant la consolation, d’autre part en identifiant ceux qui plutôt l’affaiblissent. Du côté positif, nous mettrons les points suivants : l’intensité de l’engagement, le travail sur soi ou sur l’extérieur, l’accomplissement d’une tâche, l’implication de l’esprit sur le plan de la raison ou de la foi, la prise de conscience de soi et du monde, un abandon de soi, la dimension primordiale du processus long, procurant profondeur, substance et durée à la consolation. Du côté négatif, nous mettrons les points suivants : l’espérance de résultats importants et rapides, la gratification immédiate, peu importe la forme, l’absence de dimension psychique, la dépendance d’autrui, la complaisance, l’inertie, le débordement émotionnel, l’égocentrisme. De manière générale, nous opposerons l’ascèse d’une part, la recette ou le supplément d’âme d’autre part. Néanmoins, toutes les activités consolatrices, quelles qu’elles soit, même parmi les plus nobles, connaissent certaines aberrations. Ainsi la raison est-elle corrompue par le désir d’avoir raison, ou le besoin d’être reconnu. La foi religieuse est corrompue par le pharisianisme et la bonne conscience. La psychothérapie est corrompue par la régression infantile et la complaisance. L’amour est corrompu par la possession et l’utilitarisme, opposition entre eros et agapè. Il en va de même pour toutes formes de consolation, qui connaissent leur propre forme de perversion.

Ecrire de la poésie, consulter un psychologue, faire du sport, voyager, travailler, fréquenter des amis, mener une pratique artistique, comme acteur ou comme spectateur, cultiver son jardin, méditer, lire, assister à des conférences. Tout est bon pour se consoler. Au risque du dilettantisme, vitrine du traiteur des suppléments d’âme, confiserie émotionnelle ou spirituelle. Sans dépasser sa subjectivité immédiate, ses humeurs, ses désirs et ses craintes, sans devenir une ascèse, sans se mettre au défi, sans se laisser déstabiliser, sans devenir une fin en soi et non plus un simple moyen, il n’est de consolation qui semble tenir la route.

Comme nous l’avons vu, il semble que réside au cœur de l’humain une douleur originaire. Douleur du manque, perception d’une finitude radicale, conscience de l’infime, celle d’une singularité saisie sur trame ou fond d’infini. Sentiment d’être perdu, arbitrairement jeté dans le monde, abime de déréliction. Plus radicalement encore, l’appel vertigineux du néant, un sentiment du rien, un vide que nous habitons ou qui nous habite, ou l’incompréhension, celle d’une absurdité que nous habitons ou qui nous habite. Cette impression, ou hantise, ne s’efface jamais totalement, mais elle peut s’amenuiser ou s’oublier un certain temps. Ceci s’accomplit par la fabrication de nouveaux schémas, artificiels, plus ou moins choisis. Ces partis pris existentiels sont accompagnés de projets, d’actions, d’accomplissements, chacun d’entre eux avec son cortège de plaisirs et de nouvelles douleurs, de satisfactions et de frustrations. Parfois c’est le plaisir de la satisfaction qui procure sa force au schéma palliatif, parfois c’est sa dose de douleur qui en constitue la puissance. On pourrait penser parfois que la douleur nécessite la douleur, que seule la douleur peut compenser la douleur. Ainsi certains êtres sont toujours en quête d’une nouvelle douleur, plus fraiche, plus intense. La douleur est à la fois maladie et panacée ; jeu de cache-cache de la douleur, colin-maillard des douleurs.

Ces nouveaux schémas procurent sens et valeur, ils remplissent le vide originaire. Est-ce le contenu existentiel qui nous intéresse, avec son inévitable sous-produit douloureux, ou est-ce la douleur elle-même que nous désirons directement ? La question reste, l’ambiguïté est forte. Mais peu à peu, ces schémas compensatoires s’affaiblissent, s’effritent, s’épuisent. Ils perdent l’attrait de la nouveauté, l’habitude les édulcore, l’exotisme fait long feu, la peine se redouble d’ennui, la nouvelle douleur finit par nous indisposer, par nous contrarier, elle nous accable, elle n’opère plus, elle ne fournit plus de sens, de compensation ou de quelconque palliatif. Elle ne fait qu’aggraver la douleur originaire qu’elle ne sait plus compenser, le néant revient en force. C’est ce que l’on nomme une crise existentielle, qui intervient à divers âges de la vie, selon les circonstances. On veut bien souffrir par amour, jusqu’au jour où l’on ne veut plus souffrir par amour. On veut bien souffrir pour une cause, jusqu’au jour où l’on ne veut plus souffrir pour cette cause. Exemple typique, le concept de sacrifice, qui calme l’angoisse existentielle, jusqu’au moment où il ne peut plus jouer son rôle : il ne fonctionne plus, par fatigue, ou bien parce que le contexte ne le permet plus. Désormais, il joue un rôle amplificateur de la douleur originaire, plutôt que celui de palliatif. Les jeux sont à refaire, mais la donne est plus compliquée, plus pesante. Nous avons perdu notre fraicheur initiale, il est plus difficile d’adhérer, plus ardu de croire. Peut-être avons-nous dès lors l’occasion d’un choix plus éduqué, plus substantiel. Peut-être serait-il même possible, à l’extrême, pour les esprits téméraires, d’envisager un sevrage de la douleur.