La conceptualisation

Le concept

IMG_3255La conceptualisation reste un terme mystérieux, cependant caractéristique du philosopher, essentiel à son activité. On l’utilise comme outil, on s’y réfère comme critère, sans pourtant jamais suffisamment tenter de définir son être ou de cerner plus précisément sa fonction. Dans l’enseignement de la philosophie, aucun effort particulier n’est exercé pour mettre en place une pratique de son utilisation : ce que l’on pourrait appeler des exercices ou un apprentissage de la conceptualisation. Ceci pour une première raison, habituelle et limitative du philosopher : sur la notion même de concept, les thèses philosophiques se heurtent. Qu’est-ce qui distingue le concept de l’idée, de la notion, de l’opinion, du thème, de la catégorie, etc. ? Déjà, demandons-nous quel peut être l’intérêt ou l’utilité de ce type de nuance ou de distinction. Pour certains, la spécificité du concept réside dans une certaine prétention à l’objectivité, à l’universalité. Dans quelle mesure ce terme est-il à la mesure de cet attribut spécifique, ou des prétentions générales qui lui sont attribuées ?
De ce fait, et pour éviter les querelles et procès en hétérodoxie, si courants en philosophie, le concept reste quelque chose que l’on utilise intuitivement, sans jamais vraiment se risquer à articuler sa “véritable” nature, en évitant de trop théoriser sur la question. “Véritable”, tout au moins dans l’esprit de celui qui est censé initier des élèves à la démarche philosophique ; “cohérence” ou “clarté” devrait-on dire. Démarche qui, si elle peut s’épargner le concept du concept, pourra difficilement se passer de concepts. Peut-être est-ce justement en ce décalage entre la définition et l’utilisation que s’articule la nature particulière du concept. En effet, en suivant le langage courant, si l’on “trouve” ou l’on “a” une idée, si l’on “a” des notions, on “invente” et l’on “utilise” un concept. Ainsi le concept est très naturellement un outil, un instrument de pensée, une invention, comme celle de l’ingénieur. Si l’idée est une représentation, si la notion est une connaissance, le concept est donc un opérateur.
Qu’en est-il de l’universalité du concept ? Les concepts sont-ils spécifiques ou sont-ils généraux ? Appartiennent-ils à un auteur, tel le concept de noumène, attribuable spécifiquement à Kant ? Tombent-ils sous le sens commun, tel le concept de justice, qui semble émerger de la nuit des temps ? On peut opposer ces deux types de concept, mais on peut aussi affirmer qu’ils sont indissociables. Si le premier est plus particulier et moins fréquent, il trouve son sens et la preuve de son opérativité dans l’écho que lui offre le sens commun. En effet, dans le cas du noumène, il est facile d’admettre ou d’imaginer que toute entité déterminée est dotée d’une sorte d’intériorité. Le deuxième, la justice, en dépit de sa banalité aujourd’hui, est le produit d’une genèse et d’une histoire qui, d’une intuition commune, a d’ailleurs engendré deux sens : l’institution et la légalité d’une part, le principe et la légitimité d’autre part.
Toutefois, afin de relier les deux attributs du concept, universalité et fonction, proposons l’hypothèse suivante : l’universalité d’un concept est déterminée par son efficacité, par la possibilité de son utilisation et par son utilité. Autrement dit, le concept se doit d’être clair pour être un concept, de même que son utilité se doit d’être manifeste. Il évitera les nuances à l’infini de définitions dont on ne saisit plus tellement l’intérêt. À l’instar d’une fonction mathématique, il doit permettre de résoudre un problème, il n’existe pas pour son propre intérêt. S’il ne peut faire l’économie de la précision, il ne peut surtout pas faire celle de l’application. Ainsi, aussi singulier soit-il, son opérativité lui accordera un statut d’universalité. Pour émerger d’une pratique empirique où tout s’effectue au cas par cas, au travers d’une simple recette, on tentera de conceptualiser l’action ou la pensée particulière. C’est-à-dire d’abstraire ce qui est essentiel et commun aux divers cas de figure possibles. Il s’agira dès lors de sortir de la narration, de l’opinion et du concret pour entrer dans l’analyse.

FONCTION DU CONCEPT

Proposons trois types d’activité liés au concept.
1- connaître les concepts engendrés et approuvés par la tradition philosophique.
2- reconnaître un concept général.
3- créer un concept spécifique.
1- Il s’agit ici de connaître et d’utiliser des concepts reconnus par la tradition, qui sont présentés en tant que concepts, avec tout le crédit qui leur est accordé d’emblée. Ces concepts peuvent être généraux ou spécifiques. Pour connaître, il faut donc apprendre, c’est-à-dire acquérir, se mettre en mémoire. Il faut aussi définir, c’est-à-dire préciser, expliquer la nature du concept. Une connaissance qui, bien entendu, conditionne la capacité d’utilisation du concept. L’écueil classique majeur est ici d’apprendre des concepts sans apprendre à les utiliser. En se cantonnant à un simple énoncé ou à une définition, dépourvus d’une réelle appropriation.
2- Il s’agit ici de reconnaître un concept utilisé lorsqu’il apparaît, sans qu’il apparaisse explicitement comme tel. Pouvoir identifier un concept lorsque l’on en rencontre un. Ici se pose très souvent le problème de l’abstraction : la crainte de l’abstraction, accompagnée de l’impossibilité de percevoir cette abstraction lorsqu’elle apparaît. Certains en font une posture : refus de voir l’abstraction. Le concept n’en est plus un : il est relégué à la simple articulation d’un cas particulier. Il est privé de son opérativité générale, privé de son universalité, il reste un cas de figure concret.
3- Il s’agit ici d’articuler un concept afin de résoudre un problème de pensée. Le terme utilisé peut être un terme courant dans son acception habituelle, un terme dévié de son sens, ou un néologisme. L’important est de reconnaître l’utilisation spécifique qui en est faite, car bien souvent le concept surgira de manière assez intuitive.
Dans l’enseignement traditionnel de la philosophie, l’apprentissage des concepts classiques reste le seul aspect du concept à être relativement systématisé. Au travers des cours du professeur et des textes étudiés, l’élève devra assimiler un certain nombre de concepts qu’il s’appropriera plus ou moins. Ainsi, dans l’exercice clé, celui de la dissertation, il devra de préférence montrer qu’il en a retenu un certain nombre, non pas simplement en les citant, mais en les utilisant d’une manière appropriée qui en démontre la compréhension et la maîtrise. Toutefois, in fine, il lui est surtout demandé d’élaborer sur un sujet donné une pensée construite à partir de ses propres idées, autrement dit de fournir un certain nombre de concepts qui lui appartiennent, auxquels il devra intégrer des éléments de cours, articulant ainsi un ensemble cohérent. Mais aucune pratique, aucun exercice, aucun cours, ne l’auront entraîné à une telle maîtrise de sa propre pensée. Il aura d’une part sa culture personnelle, d’autre part il aura vu et entendu l’enseignant accomplir de tels gestes, mais il ne se sera pratiquement jamais exercé en classe. Le seul moment où il mettra en œuvre cet art sera à l’occasion des quelques dissertations qu’il effectuera seul, en examen ou à la maison, bénéficiant pour tout conseil des quelques commentaires griffonnés sur sa copie par le correcteur. Autrement dit, seule la première partie de notre triptyque est véritablement un objet de cours. Et encore, uniquement sur le plan théorique, pas dans la pratique.

RECONNAITRE LE CONCEPT

La question cruciale la plus immédiate à traiter nous semble donc la deuxième partie évoquée : reconnaître le concept que l’on utilise intuitivement, en son statut d’opérateur de pensée. Penser une chaise après l’autre rend impossible toute démarche scientifique, car un tel fonctionnement est négation de toute universalité, ou au moins de toute généralisation. Or cette universalité ou cette généralisation, qui nous permet d’appréhender l’univers, est un produit de l’esprit : une construction, une intuition, etc. Cette chaise-ci, spécifique, je peux la toucher, la voir, m’asseoir dessus, etc. Les sens servent de point de départ, d’outil de vérification de ce qui est exprimé. À l’extrême, je n’ai même pas besoin du terme pour m’exprimer : je peux montrer du doigt. Le concept (ou idée) de chaise, lui, privé de tels éléments, repose sur un accord tacite : l’autre est censé savoir de quoi je parle, sans possibilité immédiate de montrer et de vérifier empiriquement. Premier type de problème : le cas limite s’applique-t-il ou pas ? Le tronc d’arbre sur lequel je m’assieds est-il une chaise ou pas ? Et une caisse en bois ? Cette situation nous oblige à reconnaître que la chaise n’est pas un objet particulier, elle n’est pas une évidence : elle est un produit de l’esprit, qui comme tout produit de l’esprit connaît ses limites. Nous oscillons ici entre reconnaître et créer : me confronter aux cas limites oblige à préciser le concept, à le sortir de son statut de pure intuition, à le conceptualiser. Exemple : la chaise se définit-elle par sa forme ou par sa fonction ? Selon le cas, si une chaise est définie par son utilité : s’asseoir, alors le tronc est une chaise. Si elle est définie par sa forme : elle exige des pieds et un dossier, et le tronc n’est pas une chaise. L’opérativité est ici soit une fonction, soit une forme, ou les deux ensemble : cette précision est ce qui pourrait distinguer une idée d’un concept. En émettant le principe que l’idée est plus générale, ou plus subjective que le concept. Bien que l’exigence de définition, inhérente et nécessaire à l’idée, nous rapproche énormément du concept. Proposons l’hypothèse suivante, afin de distinguer concept et idée. L’idée se rapporte plutôt à une entité générale, elle se réfère plutôt à un en soi, alors que le concept est plutôt une fonction, ou un rapport. Si l’idée se cantonne à l’intuition et à la définition, le concept s’intéresse plutôt à l’utilisation.
Avouons qu’en fin de compte cette distinction peut être très fragile. Elle permet toutefois de réfléchir au statut de l’objet de pensée. Pour éviter une théorisation outrancière, du concept ou d’autre chose, posons-nous la question : qu’est-ce que cela change ? Dans la présente réflexion, une première distinction nous paraît importante. S’agit-il d’abord de définir puis d’utiliser, ou est-il possible, voire préférable, d’utiliser puis de définir ? La première hypothèse est la plus courante dans les conseils donnés aux élèves pour les aider à disserter. Mais l’inverse constitue une pratique tout aussi valable. Le présupposé de la définition comme action première implique de connaître à l’avance les idées utilisées, puis de les composer entre elles, au risque de figer la pensée. Plutôt que de procéder par hypothèses générales successives et d’en définir ensuite les concepts ou idées utilisés. Dans le premier schéma, l’élève risque de proposer quelques concepts premiers, mais par la suite il ne cherchera plus nécessairement à analyser finement son travail en tentant de percevoir les concepts engendrés par le flux de la rédaction. Concepts aussi importants que les premiers, concepts qui risqueront aussi de modifier, voire de contredire les propositions initialement annoncées. C’est pour cette raison que nous proposons de travailler sur le principe de la “reconnaissance du concept”. Il ne s’agit pas ici de clamer la primauté d’une méthode, mais d’envisager différentes possibilités, avec leurs divers avantages, sur le plan philosophique et pédagogique. D’autant plus que certains élèves se sentiront plus à l’aise avec un cheminement qu’avec un autre, facilitant leur propre construction de pensée. Certains préfèreront partir d’un mouvement général, au risque du flou, d’autres de briques bien définies, au risque de la rigidité.

UTILISATION DU CONCEPT

Ainsi le concept doit être reconnaissable. Par sa définition, mais surtout par son utilisation. Il doit permettre par exemple de résoudre un problème, de répondre à une question. Il doit surtout pouvoir établir des liens ; c’est là sa principale opération. Le concept de verre lie tous les verres entre eux, en dépit de leurs nombreuses différences. Il doit aussi lier deux termes d’ordre différent entre eux. Ainsi le concept de verre relie le boire à l’eau, en tant que moyen par exemple. Cette idée de rapport correspond à un raisonnement tout à fait ordinaire. Mais une bonne part du travail de l’enseignement philosophique est de rendre l’élève conscient de l’ordinaire, le rendant spécial, lui donnant du sens au-delà de l’évidence. C’est ce qui caractérise le concept et la conceptualisation. Quel est le lien entre verre et eau ? Le verre contient l’eau. Au-delà de la réponse intuitive, il s’agit de réaliser que l’on a fait intervenir un nouveau concept : contenir. Entre les différents verres, il s’agit d’un autre rôle, d’un autre type de lien : la généralité, ou l’abstraction, la catégorisation qui regroupe les entités de qualités semblables, plutôt que l’opération de relation, causale ou autre. Peut-être avons-nous là une autre possibilité de distinction entre l’idée, plus proche de la catégorie, et le concept. Toutefois, il s’agit aussi d’une opération, mais plus qualitative que fonctionnelle. Cette deuxième opération représente un autre type de difficulté. Le “Qu’est-ce qui fait que deux choses sont semblables ou non ?” se distingue du “Quelle est l’action qui relie deux objets ou deux idées ?”
À partir de cela, un certain nombre d’exercices deviennent visibles. Qu’y a-t-il de commun entre… Quel rapport y a-t-il entre… Quels sont les concepts utilisés, qui donnent sens à telle ou telle phrase ? Nous apercevrons que créer du lien est difficile. La tendance naturelle est de faire que chaque idée reste dans son coin, dans son isolation intellectuelle, dans sa singularité empirique ou idéelle. L’expression commune et courante : “Cela n’a rien à voir !” en est une manifestation la plus évidente. Le “C’est autre chose”, qui renvoie la résolution du problème ou l’élaboration de la pensée aux calendes grecques. À l’inverse, symptôme cohérent avec le précédent, les idées seront reliées entre elles sans aucune considération de logique ou de substantialité, sans articuler précisément le lien, sans le mettre à l’épreuve. Sous la forme d’une liste d’épicerie, ou d’idées complètement isolées. La doxa philosophique tombe facilement dans le même travers, par un souci extrême de précision lié à la déformation de la définition, souci qui prend souvent le pas sur tout autre considération.
La difficulté est de concevoir que le concept n’est qu’un outil. Qui apparaîtra explicitement ou n’apparaîtra pas dans le produit fini. Et quoi qu’il en soit, pouvoir l’identifier et en clarifier le sens dans le but d’en expliquer l’utilisation. Si le concept apparaît dans une phrase, il s’agit simplement de reconnaître le mot clé autour duquel s’articule la proposition en question. D’en peser le sens et les conséquences. De voir la nouveauté qu’il amène et de se demander à quoi il répond. S’il affirme, s’il répond à quelque chose, il est nécessairement une forme ou une autre de négation. Demandons-nous alors ce qu’il nie, ce qu’il refuse, ce qu’il prétend rectifier. Pour cela il est intéressant d’utiliser le principe des contraires. Que se passerait-il si ce concept n’était pas là ? Quelle en est la négation ? Que refuse-t-il ? Il s’agit dès lors de soulever les enjeux liés à ce concept précis. Ce qui permet à la fois de mieux comprendre ce qui est dit, et de changer le concept si en le mettant à l’épreuve de son sens il paraît soudain inadéquat.
Le concept peut aussi ne pas apparaître dans la proposition. Il s’agit alors de l’exprimer pour qualifier cette dernière. Quitte à ajouter, si l’on en voit le besoin, l’articulation de ce concept dans une proposition complémentaire. Ou à se servir de son articulation pour formuler une nouvelle problématique. Pour formuler le concept non dit, le principe des contraires est également utile. À quoi répond cette proposition ? Quel est l’enjeu entre cette proposition et ce à quoi elle répond ? Comment s’opposent leurs qualifications respectives ? Invariablement, comme on opère ici au méta-niveau de la pensée, on devrait retrouver les grandes antinomies de la philosophie : singulier/universel, subjectif/objectif, fini/infini, noumène/phénomène, etc.
Une des difficultés courantes dans ce type d’exercice – due sans doute aux tendances relativistes et consensualistes de notre époque – est le refus permanent de saisir des oppositions. Dans un rapport entre deux propositions, on voit du “autre chose”, du “complémentaire”, de la “précision”, mais plus difficilement de l’opposition. Face à l’antinomie entre singulier et universel, qui servira à distinguer une proposition générale d’un cas concret et spécifique, beaucoup hésiteront à parler d’opposition et préfèreront employer les termes mentionnés. Ce qui ne serait pas un problème si ce n’était que les enjeux ne sont plus exprimés, les conséquences de la proposition gommées. Une voie moyenne par laquelle l’élève tentera d’échapper à l’opposition est le “plus et moins”. Ainsi il dira qu’une première proposition est concrète et la deuxième moins concrète. Mais il se refusera à réellement qualifier la seconde. Pourtant, le sens du concept “concret” qu’il utilise diffèrera selon qu’il utilise comme opposé “universel”, “abstrait” ou “général”. Il s’agit donc de refuser l’utilisation du “plus et moins” pour qualifier de manière plus spécifique. La table carrée n’est pas moins ronde que la table ronde : elle est carrée. Il s’agit ici de comprendre que l’utilisation des contraires, dans le choix de leur couple spécifique, permet de préciser la pensée et de la mettre à l’épreuve. Un tel exercice aide à sortir un concept donné de son statut d’évidence, en le mettant en relief grâce à son contraire. Prenons un exemple : une élève suggère de qualifier une proposition générale comme “universelle”, et après diverses hésitations, qualifie celle qui s’oppose, plus concrète, de “naturelle”. Questionnée, elle propose comme opposé de “naturel” : “artificiel”. L’universel est-il donc artificiel ? Elle refuse ces conséquences et remplace alors “naturel” par “particulier”. Elle aurait pu aussi assumer une nouvelle antinomie, comme “naturel et artificiel”, dans la mesure où elle aurait pu en rendre compte. Ainsi, grâce au principe des contraires, la connotation est articulée, permettant de clarifier le concept et d’avancer posément dans la réflexion, voire de poser de nouvelles problématiques. Dans cet exemple précis, l’élève formulera une proposition dite “universelle” et une “particulière”, établissant un lien entre les deux, ce qui permet aussi la possibilité d’une mise à l’épreuve de la proposition “universelle”. Tout cela de manière consciente et explicite, plutôt que vague, intuitive et implicite.
Un autre obstacle fréquent dans ce genre d’exercice est le refus de travailler dans l’intensif. L’extensif semble généralement plus confortable et moins anxiogène. Plutôt que d’analyser une proposition donnée, l’élève préfèrera ajouter des mots. Prétendument pour expliquer la première. Mais soit l’idée suivante est une autre idée et donc n’explique pas vraiment la première, soit elle répète en d’autres mots ce qui a déjà été affirmé. Parfois, presque par chance, l’idée est réellement expliquée, mais ce sera plus en abordant les conséquences de l’idée qu’en affrontant l’idée elle-même. La raison en est simple : les idées que nous formulons nous paraissent tellement évidentes qu’il ne semble pas nécessaire de s’appesantir sur leur statut, sur leur sens. Nous préférons “avancer”. Le surplace est trop pénible, nous préférons courir. Pourtant il permettrait de mieux problématiser notre propre pensée, mais un tel désir n’est pas toujours au rendez-vous. L’esprit trouve plus facile de rajouter des idées que de travailler sur le concept et la justification conceptuelle.

COURS OU MIRACLE ?

La pratique que nous venons de décrire se doit d’être un objet de cours, sans quoi il ne faut pas s’attendre à ce que l’élève se livre seul, miraculeusement, à une conceptualisation de sa propre pensée. Pour cela il faut être prêt à rendre compte de tels processus, et ne pas laisser croire que c’est le génie propre et irremplaçable de l’enseignant, ou accessoirement de l’élève, qui produit du concept. Il s’agit d’être prêt à identifier les ficelles et à en rendre compte. Peut-être certains élèves, et l’enseignant lui-même, ont naturellement accès à la conceptualisation, mais il serait absurde de croire que c’est le cas pour la majorité d’entre eux. Et même s’il y a intuition, il y a tout à gagner à conceptualiser la conceptualisation. Si Mozart n’a sans doute pas eu besoin de beaucoup de cours de solfège ou de composition, il n’en va pas ainsi du commun des mortels. Il serait donc présomptueux de penser que nos élèves et nous-même pouvons nous en dispenser. Et si le concept se limite aux concepts établis, dans la prétendue objectivité ou universalité fournie par le génie de leur auteur, ne nous étonnons pas que les élèves offrent pour toute dissertation un collage entre des citations plus ou moins comprises et des opinions toutes faites. Le cœur d’une réflexion, et le véritable critère de correction, reste quand même la conceptualisation et l’articulation d’une pensée singulière. Alors autant en enseigner la pratique, plutôt que de se contenter de visiter les musées