Lettre ouverte à une victime de la psychothérapie
Lettre ouverte à une victime de la psychothérapie
Malheureux ami! Depuis combien d’années traînes-tu ta pauvre carcasse d’une antre de psychothérapie à une autre? Combien de techniques miraculeuses n’as-tu pas essayées? Rebirth, psychanalyse, bioénergie, analyse transactionnelle… Laquelle d’entre elles n’aura pas suscité un enthousiasme démesuré, pendant une période initiale, pour retomber aussi platement qu’un soufflé en bout de course? Pourtant tu continues à tenir le même sempiternel discours, sur le désir, sur la souffrance, sur le soi, la découverte de soi et le prendre sur soi, et à qui veut l’entendre tu tiens maladivement à expliquer comment et pourquoi tu es bien dans ta peau, bien dans tes pompes, comment et pourquoi tu es un exemple pour tous ceux qui ne savent pas vivre et tous ceux qui veulent apprendre à vivre. À t’écouter, on te croirait presque, on t’envierait sans difficulté aucune, jusqu’à ce que l’on se demande pourquoi t’énervent autant ceux qui se refusent à entrer dans ta religion du moi intérieur et de la psychoculture. Et pourquoi te sont si insupportables ceux que tu condamnes pour leur ignorance, ceux que tu prétends mépriser pour leur aveuglement. De telles allergies ne sont-elles pas le reflet d’une pathologie certaine? Une telle impatience envers païens et mécréants ne révèle-t-elle pas une angoisse inconsciente, insurmontable et pénible?
À tout argument qui t’est opposé, tu invoques l’inadmissible cécité, l’incompréhension dont pâtissent ceux qui n’ont pas encore saisi l’importance et la nécessité de s’engager dans de telles pratiques, dans la prodigieuse et ésotérique recherche du moi voilé. Barbares sans discernement, incapables de creuser leur identité profonde et de se réconcilier avec leur enfance. Enfermés dans un cercle vicieux puisque seule une thérapie leur permettrait d’envisager la nécessité de s’engager dans une thérapie. Hors de la thérapie point de salut!
Avec une magnanimité hors du commun, tu excuses leur manque de discernement par la reconnaissance chez eux d’une grande souffrance. La souffrance, ton thème de prédilection. Cette souffrance qui explique tant de choses, qui justifie tant de comportements étranges. Cette souffrance qu’il s’agit pour toi de fuir ou d’évacuer, puisqu’elle nous empêche tellement de vivre et de penser. Mais dis-moi, et si par le plus grand des hasards cette souffrance omniprésente était là pour rester, bien installée dans nos petites âmes fragiles et sensibles? Empreinte indélébile qui marque à jamais nos âmes de réprouvés, damnées par la nature immanente des choses. Il nous faudrait donc l’accepter, par défaut de choix, cette compagne à vie dont nous ne saurions divorcer. Et même, allant un peu plus loin, pourquoi ne pas l’aimer? Grandir, ne serait-ce pas rien d’autre qu’apprendre à aimer cette précieuse souffrance? Ou à défaut, au moins apprendre à la tolérer? À apprécier à sa juste valeur cette inquiétude qui nous porte à nous interroger sur la raison des choses, douloureux poinçon sans lequel nous risquerions d’être aussi présents à notre existence que des veaux endormis. Peut-être arriverions-nous à la comprendre cette souffrance, à lui trouver du sens et de la générosité; nous en viendrions à la désirer, aussi follement que l’on désire dans l’amour le plus éperdu.
Certes la souffrance est un problème, voire une énigme, particulièrement la nôtre, qui semble toujours poser nettement plus d’interrogations que les autres. (Pour de mystérieuses raisons, ce qui nous appartient nous parle en général plus, hélas! que ce qui n’est pas à nous.) Or pourquoi une énigme ne trouverait-elle pas une légitimité suffisante en son simple énoncé, plutôt que de l’enfermer et de la définir comme une sorte de prélude ou d’apéritif, plutôt que de la limiter au statut de simple introduction, plutôt que de l’envisager comme humble condition à l’élaboration d’une solution? Pourquoi l’interrogation serait-elle conçue en soi comme une parole creuse et insensée, prétendument inutile sans avoir à évoquer au moins la perspective d’une soi-disant résolution? Pourquoi l’obscur serait-il en attente de lumière? Pourquoi l’opaque se devrait-il d’être délayé sans fin pour atteindre quelque lumineuse et salvatrice transparence? Pourquoi la souffrance se réduirait-elle au mieux à une sorte d’alarme mécanique, à une gâchette bien huilée, destinée à nous procurer le plaisir et la jouissance de sa disparition, ou au pire à un accident, accidentel, inutile ou néfaste?
Parmi les cavales que tu enfourches, tu dénonces à plus soif vendeurs et consommateurs de ces produits toxiques et décervelants, anxiolytiques et autre antidépresseurs, qui reflètent bien, paraît-il, notre société de consommation où l’on cherche à satisfaire sans discrimination aucune les demandes des uns et des autres. N’est-ce pas pourtant un schéma identique dans lequel tu t’es engouffré et dont tu ne sais plus te dépatouiller? Un tantinet quelque peu plus intellectuel et un chouïa plus écolo, car on y cause beaucoup et l’on utilise plein de mots, ce qui peut sembler moins artificiel et plus naturel, je te l’accorde; mais d’une semblable manière, ces pratiques ne sont-elles pas destinées aussi à calmer les angoisses et à se sentir mieux? Et pour combien de temps, dis-moi? Car sans oser l’avouer en des termes aussi crus, ne prétendrait-on pas chez toi aussi atteindre quelque état nirvanesque de béatitude perpétuelle? La thérapie du bonheur, qui garantit à ses adeptes une vie soulagée de son propre tragique. Un tragique ignoré ou vilipendé, condamné à la quarantaine éternelle par une sagesse de pacotille, par un bouddhisme de bazar, par un aplatissement irréversible de l’être.
Quand je te vois, je finis parfois par conclure qu’il vaudrait mieux avaler du Prozac que psychologiser d’une manière aussi outrancière et démesurée. Peut-être arriverais-tu à t’oublier un minimum, à larguer quelque peu tes obsessions égocentriques, à t’abandonner sur le bas-côté. Tu prendrais ces petites pilules aux si jolies couleurs, puis tout souriant et plein de bonne volonté tu tenterais de te rendre utile à la société. Tu militerais pour un parti ou un autre, tu jouerais au bénévole dans n’importe quelle association caritative, ou encore tu aiderais les illettrés qui veulent apprendre à lire. Dans un autre genre, pourquoi n’adhérerais-tu pas à une secte? De fervents adhérents d’une idéologie ou d’une autre sauraient certainement redonner à ton existence le sens qui lui fait défaut, la petite dose de piment qui lui manque. Tes soucis disparaîtraient comme neige au soleil, trop heureux de céder la place à de merveilleux schémas existentiels et spirituels capables de remplir le vide qui te rend si malheureux.
Que restera-t-il à la fin, à part des latrines pleines, comme le suggère ironiquement Léonard de Vinci? Quelles briques auras-tu posées? Que reste-t-il de l’être, s’il est dépourvu d’action? Que reste-t-il de l’être, s’il est dépourvu d’altérité? À quoi bon se rassurer, pour rester planté au milieu du chemin? Profite donc de la vie qui t’es prêtée, sans notice ni garanties de retour. Risque-toi sans arrière-pensées, sans te plaindre, sans chercher la planque absolue, l’assurance imparable, la recette mirifique et autres fantasmes de béatitude éternelle. Il en va sans doute du bonheur comme de l’amour, il ne faut pas le chercher pour avoir une chance de le trouver.