L’art du questionnement
L’art du questionnement
Le rôle du maître
Si l’on devait résumer le rôle du professeur de philosophie par une fonction unique, nous dirions que c’est d’initier l’élève à l’art du questionnement, acte fondateur et genèse historique du philosopher. La philosophie est un processus de réflexion, un traitement de la pensée, avant d’être une culture, qui n’en est que le produit, la matière ou le moyen. (Bien que l’on puisse tout aussi allègrement affirmer le contraire, en inversant la fin et le moyen). Comme pour tout art, ce processus résulte d’une attitude, il se fonde sur elle. Or dans l’absolu, comme le suspecte Platon, une attitude ne peut s’enseigner, ce qui nous mènerait à affirmer que l’on ne peut pas enseigner la philosophie. En même temps, cette attitude peut se découvrir, on peut en prendre conscience, on peut la nourrir ; ainsi affirmera-t-on de la même manière que la démarche philosophique peut s’enseigner. Le terme « attitude » dérive de la même origine latine que « aptitude », de agere qui signifie « agir » : la disposition et la capacité sont intimement reliées l’une à l’autre, ainsi qu’à l’agir, dont elles sont toutes deux des conditions. La fibre philosophique doit donc être supposée présente chez l’élève, pour prétendre enseigner la philosophie, de même que le sentiment esthétique pour enseigner la peinture ou la musique. Ici, la tabula rasa aristotélicienne s’avère réductrice, qui présuppose de remplir un vide avec des connaissances, ce que prône la conception de la philosophie comme transmission, une conception largement répandue dans l’institution. Les présupposés de la maïeutique socratique sont autres : seule opère l’étincelle divine qui se niche au cœur de chaque être humain, qu’il s’agit d’aviver ou de raviver.
Mais on peut aussi partir du principe que la philosophie est avant tout une somme de connaissances, si on assume cette vision encyclopédique et ses conséquences. De même, demandons-nous si la philosophie est une pratique codifiée, datée historiquement, connotée géographiquement, ou bien si elle appartient par nature à l’esprit humain, dans toute sa généralité. Le problème se repose de la même manière quant à son origine. En même temps, pouvons-nous honnêtement, sans sourciller, prétendre à être sans père ni mère, croire procéder de la génération spontanée ? Petits êtres naïfs qui ne connaîtraient que le chant des oiseaux et les fraises des bois, mais seraient créatifs et conceptuels. Pourquoi renier ce que nos ancêtres nous ont légué ou imposé ? N’ont-ils pas tenté de nous apprendre à questionner ? À moins que pour cette raison précise ils ne méritent d’être relégués aux oubliettes.
Nature et culture
Nous voilà donc obligés d’avouer les présupposés à partir desquels nous fonctionnons, lorsque nous résumons la philosophie à l’art du questionnement. La philosophie est pour nous inhérente à l’homme, mais les uns et les autres auront, selon les circonstances, développé plus ou moins cette faculté naturelle. Des outils auront été produits au cours de l’histoire, que nous avons hérités, mais pas plus que les progrès techniques ne font de l’homme un artiste, les concepts philosophiques établis ne font de l’homme un philosophe. Ainsi, l’art du questionnement, qui fait siens les legs de l’histoire, un art qui n’aurait aucune raison d’ignorer les travaux des prédécesseurs, favorise l’émergence du philosopher. Car si nous avons dénoncé la tentation encyclopédique et livresque de la philosophie, il nous faut aussi mettre en garde contre l’autre forme de tabula rasa : celle qui prétend faire l’économie de l’histoire pour favoriser, dit-elle, l’émergence d’une pensée authentique et personnelle. Entre ces deux écueils, il nous paraît nécessaire de tracer un chemin, afin de guider nos propres pas, afin d’encourager chaque maître à ne négliger ni les capacités de l’élève, ni l’héritage des anciens. Car s’il nous a paru par moments nécessaire de condamner le bachotage philosophique et les grands discours abstraits et pontifiants, il nous paraît tout aussi urgent de condamner le discours du philosopher sans philosophie, qui tend à glorifier la pensée singulière ou collective, sous le prétexte qu’elle est de chair et d’os, réelle et bien vivante, et ne doit rien à personne.
Proposons le paradoxe suivant : l’art philosophique, ou art du questionnement, est l’art de ne rien savoir, ou l’art de vouloir savoir. Une question qui énonce un discours n’est pas une question. Plus le discours énonce, moins il questionne. Combien d’enseignants prétendent poser une question à leurs élèves, par des questions tellement travaillées, tellement chargées, tellement lourdes, qu’ils assomment l’élève, qui ne peut que répondre oui, du bout des lèvres, par politesse, ou parce qu’il est impressionné par l’érudition ainsi déployée, ou encore parce qu’il n’a rien compris à la soi-disant question. Le premier critère d’une bonne question est de ne rien vouloir démontrer ou enseigner directement : il lui faut être consciente de sa propre ignorance, y croire, l’afficher, chercher par tous les moyens à échapper au savoir dont elle émane. Flèche qui se doit d’élaguer au maximum son empennage pour réellement percuter. Plus elle s’affine, plus sa portée est grande, plus elle pénètre sa cible.
Pour pratiquer cet art, tout interlocuteur est bon : l’esprit souffle où il veut, quand il veut, comme il veut, le tout est d’écouter et de savoir entendre. C’est pour cette dernière raison que notre artiste ne peut être un ignorant, mais seulement pratiquer l’art de l’ignorance, afin d’affiner son ouïe. Il sait se dédoubler, se mettre en abyme, s’abstraire de lui-même, ce que ne sait pas faire son élève, qui d’ailleurs croit savoir même s’il ne sait rien, même lorsqu’il ne sait pas. Il croit savoir ce qu’il sait, alors que le pédagogue philosophe sait que lui-même ignore ce qu’il sait. Déjà parce qu’il ne connaît jamais suffisamment ce qu’il sait, dont il ignore toujours l’ensemble des implications et conséquences, parce qu’il n’en perçoit pas toutes les contradictions. D’autre part, parce qu’il sait que ce qu’il sait est faux, parce que partial, partiel et vague. Cette opacité ne l’inquiète guère, car il sait que la parole absolue, totalement transparente à elle-même, n’existe pas, ou ne saurait être articulée. Mais en même temps, cela l’oblige à écouter, à accorder un véritable statut à cette multiplicité indéfinie que constitue l’humanité, à toujours tout espérer de tout un chacun.
Pourtant, si notre philosophe ne connaît rien, il doit savoir reconnaître, et en ce redoublement de la connaissance sur elle-même se niche toute la différence. On ne peut questionner si on ne reconnaît rien, si on ne sait pas chercher et reconnaître. Les questions seront gauches, maladroites, dépourvues de vigueur, décentrées, générales, voire hors propos, et elles ne sauront réellement entendre ce qui leur est répondu. Pour savoir reconnaître, il faut être armé, les yeux et les oreilles aguerris. Celui qui n’a jamais ouvert les yeux, celui qui n’a pas appris, n’est pas aux aguets, ne peut être aux aguets. Car c’est en apprenant que l’on apprend à apprendre. Pour être aux aguets dans les bois, il faut apprécier les différents bruissements dans le feuillage, les divers chants d’oiseaux, les variétés de champignons comestibles ou non. Sinon, nous ne verrons rien, nous n’entendrons rien, rien que des bruits, des couleurs, des formes, de manière indistincte. Nous ne chercherons pas à savoir si nous ne reconnaissons pas les formes.
Questions types
Notre enseignant de philosophie a donc une double fonction : enseigner simultanément le savoir et l’ignorance, ou le savoir et le non-savoir, pour ceux que ce terme d’ignorance inquiète. Mais si certains enseignants se concentrent sur le savoir, d’autres se spécialisent dans le non-savoir. Tous deux pensent enseigner, et tous deux enseignent sans doute, mais enseignent-ils à philosopher ? Et philosophent-ils ? Dans l’absolu, peu importe, et continuons notre chemin. Voyons en quoi consiste le questionnement, et voyons en cela quel est le rôle du maître de philosophie. Prenons donc quelques questions types, récurrentes à travers l’histoire de la philosophie. Récurrentes sans doute parce qu’elles sont de la plus grande urgence, de la plus grande banalité et de la plus grande efficacité. Mais faut-il encore y être sensible.
De quoi est-il question ?
Comme nous l’avons déjà énoncé, la condition première de l’action est l’attitude, cousine de l’aptitude. Il s’agit donc, comme pour un sport, comme pour un chant, de se mettre dans une bonne position, dans une bonne disposition, à la fois pour permettre de philosopher mais aussi pour travailler ce qui en est le fondement. Or en cette première étape, indispensable, certains élèves manifesteront de lourds handicaps, que l’on ne saurait ignorer, ou passer outre comme si de rien n’était. Pour philosopher, il est nécessaire de poser la pensée. Si cette attitude doit être provoquée par le maître, c’est qu’elle n’est pas naturelle. En effet, en général règne dans l’esprit de l’homme, enfant ou adulte, un certain brouhaha, dont la manifestation extérieure et verbale n’est que le pâle reflet. Pour poser la pensée, il s’agit en premier de demander un silence, ou de l’exiger, selon le degré de « violence » que cela implique envers le naturel du groupe. Ensuite demande est faite de contempler une idée, de réfléchir sur une question, de méditer sur un texte, de réfléchir sans exprimer quoi que ce soit. « De quoi est-il question ? », se demande-t-on. Enfin, en un troisième temps d’exprimer une idée à soi, par oral ou par écrit. En sachant que si c’est oralement, il s’agit de demander la parole et d’attendre son tour. Et dès que quelqu’un parle, il n’y a aucune raison que quelqu’un d’autre garde son bras levé. Un quatrième temps, qui est un retour en arrière, peut être une demande de vérification, de la part d’un auteur ou des auditeurs, quant à la pertinence des propos tenus. Sont-ils clairs ? Correspondent-ils à la consigne ? Répondent-ils à la question ? Il ne s’agit pas ici d’entrer dans des problèmes d’accord ou de désaccord, mais uniquement d’examiner si sur le plan formel les propos sont adéquats, afin de vérifier si la pensée est au rendez-vous. L’exigence est celle d’identifier précisément un contenu.
Exemples de questions posées afin de clarifier la situation : « La réponse répond-elle à la question posée ou à une autre question ? » ; « À ton avis, ta réponse est-elle claire pour tes auditeurs ? » ; « Ce qui a été exprimé satisfait-il les consignes indiquées ? » ; « As-tu répondu à la question ou donné un exemple ? ». Les problèmes posés ici sont ceux du rapport de sens, de la cohérence, de la nature et de la clarté des propos tenus. Ils demandent d’identifier ce qui se passe, d’en vérifier la nature et la teneur. Ce retour sur sa propre pensée, l’analyse que l’on en fait, constitue l’entrée première dans le philosopher.
Pourquoi ?
La question seconde, fondement de la pensée, est le « pourquoi ? ». Demander « Pourquoi ? », c’est poser le problème de la finalité d’une idée, de sa légitimité, de son origine, de ses preuves, de sa rationalité, etc. On peut l’utiliser sous toutes ses formes, sans besoin de spécification, et les élèves ont bien compris cela, qui l’utilisent comme un système : « Pourquoi tu dis ça ? ». Question très indifférenciée, elle demande tout, et de ce fait ne demande rien. Mais elle est utile car elle initie les élèves, en particulier les plus jeunes, à cette dimension de l’au-delà ou de l’en deçà des propos tenus. Rien ne vient de rien. Le pourquoi implique la genèse, la causalité, le motif, la motivation, et travailler cette dimension nous habitue à justifier automatiquement nos propos, à les argumenter, afin d’en saisir la teneur plus profonde. Elle nous fait prendre conscience de notre pensée et de notre être, pour lesquels toute idée particulière n’est jamais que le pâle reflet, ou une aspérité, à partir de laquelle nous pouvons pratiquer l’escalade de l’esprit et de l’être.
Exemple ou idée ?
La tendance première de l’enfant comme souvent de l’adulte, est de s’exprimer par un exemple, par une narration, par du concret : « C’est comme quand », « Par exemple… », « Des fois, il y en a qui… ». Platon décrit ce processus naturel de l’esprit, qui tend à partir d’un cas pour passer à plusieurs cas, puis enfin accéder à l’idée générale. Demander à l’enfant quelle est l’idée sous-jacente à son exemple, lui demander si le cas est particulier ou non, c’est lui demander d’articuler le processus de généralisation de son intuition, en le formalisant, c’est lui demander de passer au stade de l’abstraction. Une idée n’est pas un exemple, bien qu’ils se contiennent et se soutiennent l’un l’autre. De la même manière, certaines généralités toutes faites représentent aussi un court-circuit de la pensée, un concept sans intuition nous dirait Kant. Pas d’intuition sans concept, pas de concept sans intuition, nous enjoint-il.
Même ou autre ?
Penser philosophiquement, c’est penser le lien. Tout est lié dans la pensée humaine, tout est distinct. Dialectique du même et de l’autre à laquelle nous invite Platon. Tout ce qui est autre est même, tout ce qui est même est autre : pas de rapport possible sans communauté et distinction. Mais tout repose ensuite dans l’articulation ou l’explicitation de ce rapport, dans la proportionnalité de communauté et de différence, cadré par un contexte. Rien ne saurait faire l’économie de ce jugement, toujours questionnable et révisable. Car pour qu’une réflexion réelle ait lieu il s’agit de ne pas ressasser indéfiniment, à moins de ressasser consciemment. Pas question non plus de répéter, sans être conscient de répéter. Quel est le rapport entre une idée et celle qui la précède ? Pour construire, pour dialoguer, les idées se doivent d’être conscientes les unes des autres, de se prendre en charge les unes les autres. Le contenu est-il à peu près identique ? Quelle est la nature de la différence, celle de la contradiction ? Que dit ce que je vais dire ou ce que je viens de dire, à ce qui a déjà été dit ? Sur quels concepts reposent les enjeux ou les similarités. Voilà les questions qui doivent accompagner toute nouvelle formulation d’idée. Questions qui ne peuvent être traitée que par rapport à un contexte spécifique. Avec deux écueils possibles. Soit des distinctions sont toujours possibles, le piège de la nuance à l’infini. Soit tout est relié, uni, à commencer par la contraire avec son contraire, par une sorte de pulsion fusionnelle.
Essentiel ou accidentel ?
Puissante distinction proposée par Aristote. Penser, c’est passer au crible ce qui nous vient à l’esprit, de préférence déjà avant de le dire. Sans cela, on s’exprime, certes, on dit ce qui nous passe par la tête, mais l’on ne pense pas, ou alors dans un sens très vaste et flou. Il s’agit avant tout de discriminer ce qui nous vient à l’esprit, selon le degré de prééminence, d’importance, d’efficacité, de beauté, de vérité, etc. Demander si une idée est essentielle ou accidentelle, c’est inviter à poser une axiologie, ou à l’expliciter, car toute pensée opère à partir d’une hiérarchie et une classification de priorités, aussi inconsciente ou indicible soit-elle. L’essentiel, c’est aussi l’invariant, ce qui fait qu’une entité, chose, idée ou être, détient telle ou telle qualité, non pas de manière accessoire, mais fondamentale, qui relève de l’essence. Une chose reste-t-elle ce qu’elle est sans ce prédicat, ou devient-elle autre chose ? Les fruits poussent dans les arbres, mais un fruit peut-il ne pas pousser dans un arbre ? Telle qualité ou prédicat accordé à une entité est-il vraiment indispensable ? Est-il valable aussi pour une entité radicalement différente ? Autant de questions qui portent à réfléchir sur la nature des choses, des idées et des êtres, sur leurs définitions, leurs différences et leurs valeurs respectives.
Quel est le problème ?
Une fois posée une idée, on peut s’interroger sur son degré d’universalité. Pour cela, il s’agit de penser l’exception, une exception qui a droit de cité car elle peut à la fois infirmer et confirmer la règle. Elle l’infirme car elle lui ôte son degré d’absolu, elle la confirme car elle en détermine les limites. Ce traitement caractérise la démarche scientifique, d’après Popper, selon lequel la faillibilité d’une proposition installe la scientificité et protège du schéma religieux, qui se fonde sur d’incontestables propositions. Tout ce qui relève de la raison est discutable : la parole absolue relève de l’acte de foi. Connaître les limites de la généralité revient à en saisir la réalité profonde, et surtout à ne pas craindre l’objection, à la désirer. Alors, pour toute idée proposée, demandons-nous d’emblée où est la faille, en posant comme postulat de départ qu’elle existe nécessairement et doit être identifiée. De plus, l’émergence de toute singularité nous permettra d’accéder à un autre degré d’universalité, à de nouvelles hypothèses.
Donner l’exemple
Au début, le maître monopolise quelque peu la fonction de questionnement, afin de montrer l’exemple, afin de donner le la, pour inspirer la rigueur, mais promptement, il invite les élèves à entreprendre cette tâche. Peu à peu les élèves s’initient, certains rapidement, d’autres plus lentement. Le maître a pour rôle d’être l’étranger, à l’instar de celui mis en scène par Platon dans ses dialogues tardifs, qui a pour unique patronyme l’Étranger. L’étranger est celui qui ne prend rien pour acquis, celui qui n’accepte aucune habitude, celui qui ne connaît pas le pacte et ne le reconnaît pas. L’élève s’habitue ainsi à devenir étranger à lui-même, étranger au groupe, à ne pas rechercher la fusion protectrice, une reconnaissance ou un accord quelconque. Il n’est pas là pour rassurer, ni les autres ni lui-même, il laisse cela au psychologue ou aux parents. Il est là pour inquiéter, pour provoquer cette inquiétude qui est inhérente à la pensée, substance vive de la pensée, comme le dit Leibniz.
Or pour induire le philosopher, il s’agit de philosopher. L’enseignant qui souhaite faire philosopher ses élèves ne peut prétendre sur ce plan à une quelconque extra territorialité, exempte d’exigence et de réflexion. Il doit donc philosopher, et devenir lui aussi l’étranger. S’il ne s’habitue pas à aimer, désirer et produire ce qui ne lui appartient pas, comme pourrait-il engendrer le philosopher dans sa classe ? Aussi comprendrait-on difficilement qu’il ne cherche pas un minimum ce qu’ont pu dire nos célèbres trépassés. Certes leurs discours ne sont pas toujours faciles à lire ou à comprendre, et ils ne sont pas tous passionnants. D’autant plus que l’on peut tous avoir des sujets de prédilection. Mais si l’ignorance devient une posture, en quête de justification, qui prétendrait à un philosopher spontané, prête à s’émerveiller devant la parole infantile ou adolescente comme succédané de la pensée, alors l’imposture n’est pas loin. Sapere aude ! S’écrie l’enseignant comme Kant à ses élèves, sans mettre en pratique cet impératif. Ose savoir ! dit-il, mais ses actes le trahiront. Quelle énergie véhicule-t-il, s’il se contente de laisser s’égrener des paroles sans suite ou vaguement associatives ? De temps à autre, certes, quelque coup de génie, par quelque mystérieux hasard, mais aucune maîtrise n’émerge, la conscience n’est guère sollicitée. S’il ne s’installe aucune rigueur dans le traitement de la pensée, l’enseignant oppose nécessairement la pensée des élèves à la connaissance inculquée en classe, en mathématiques par exemple, où il s’agit de rendre compte du résultat par un processus. Il aura donc créé un agréable lieu d’échanges, utile peut-être, mais sans permettre à chacun d’accéder à l’universalité de son propos. Car seule la démarche est validante, de ce qui sans cela reste une opinion. Or une démarche ne peut relever du hasard. La démarche démystifie, elle libère dans la mesure où l’esprit délibère en toute connaissance de cause. Et pour délibérer, si l’esprit humain ne sera jamais réductible à des processus définis, tout comme en mathématiques, il est des processus qu’il vaut mieux connaître. Pourquoi ne pas profiter du passé ? S’il est amusant de tenter de recréer une mathématique, il est au moins aussi amusant de le faire en s’appuyant sur ce qui a déjà été fait.
On peut réfléchir indéfiniment sur les procédures à mettre en place, sur leurs subtilités et leurs complexités, sur les multiples règles de la discussion, sur les dimensions psychologiques et affectives de l’affaire, même si le philosopher reste avant tout un art du questionnement, qui comme tout art se sert de techniques et de connaissances qui conditionnent l’émergence de la créativité et du génie. Attitude et aptitudes certes sont les conditions de l’agir. Mais pourquoi faire fi de ce qui est, de ce qui est donné ?
Si l’on aime les problèmes, plus rien ne nous étranger. C’est alors que l’on devient l’étranger, car l’habitude n’aime pas les problèmes, elle apprécie avant tout les certitudes et les évidences. Aimer les problèmes, pour leur apport de vérité, pour leur beauté, pour leur mise en abyme de l’être, pour leur dimension aporétique, c’est aimer la difficulté, l’étrangeté, la question. En cela, il s’agit d’une éducation des émotions : dépasser l’urgence de l’expression, la rigidité de l’opinion, l’effroi du problème, afin de permettre à l’esprit de ne plus se complaire dans l’immédiateté, d’interroger le sujet à partir de ce qui émerge du monde, et non à partir de rien, de règles arbitraires et figées, ou de quelque grille de lecture académique.
Qui es-tu ? nous demande Socrate. Existes-tu ? nous demande Nagarjuna. Sais-tu ce que tu dis ? nous demande Pascal. D’où tires-tu cette évidence ? nous demande Descartes. Comment peux-tu le savoir ? nous demande Kant. Peux-tu penser le contraire ? nous demande Hegel. Quelles conditions matérielles te font parler ainsi ? nous demande Marx. Qui parle lorsque tu parles ? nous demande Nietzsche. Quel désir t’anime ? nous demande Freud. Qui veux-tu être ? nous demande Sartre. Pourquoi ne pas se laisser interpeller ? Et à qui prétendons-nous parler lorsque nous ne voulons pas entendre ces questions ? À moins que nous préférions discuter uniquement entre nous.
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