Dix principes de l’atelier philosophique
Dix principes de l’atelier philosophique
1- Jouer le jeu
Pour tout jeu, pour toute pratique, comme pour tout exercice, des règles sont à installer, des règles qui impliquent des exigences et des contraintes spécifiques, règles qui pour cela font appel à des compétences spécifiques. Un jeu n’est pas un simple défoulement : il met au défi au travers de règles. Règles qu’il s’agit d’articuler, de proposer, de définir, de faire comprendre, d’utiliser, d’imposer, sans oublier de les revoir en permanence. En effet, les règles ne valent que ce qu’elles valent, n’accomplissent que ce qu’elles accomplissent, et rien d’autre. Ainsi, selon les circonstances, selon les individus, selon les exigences du moment, selon l’usure et bien d’autres paramètres, les règles seront préférablement revues, renouvelées, adaptées, rectifiées, assouplies, abandonnées, etc. En outre, les règles peuvent – ou doivent – faire partie intégrante de la discussion : elles feront périodiquement l’objet d’un débat, débat sur le débat, élément essentiel de la perspective réflexive et dialectique que nous privilégions ici. Car non seulement le règles varient, mais d’un « animateur » à l’autre, qu’il soit enseignant ou élève, des règles semblables prennent une toute autre tournure, de par la rigueur de leur application, de par l’emphase donnée à certains aspects plutôt qu’à d’autres.
N’oublions pas que les règles ont un contenu : elles orientent le fonctionnement de l’élève et sa pensée dans un sens plutôt que dans un autre, elles tentent de pallier une difficulté plutôt qu’une autre. Ainsi, si des élèves ont du mal à s’exprimer, par timidité, à cause d’un contexte de classe difficile ou par un quelconque handicap langagier, l’accent sera plus naturellement porté sur la simple opération d’articuler des idées que sur la capacité d’abstraction ou d’explication. L’affirmation sera privilégiée par rapport au questionnement, et de fait l’enseignant se réservera par défaut le rôle de l’interrogation. De même pour la conceptualisation ou la problématisation : l’enseignant sera, selon les situations, obligé de réaliser lui-même, au degré qu’il jugera bon, le travail de valorisation de la parole singulière. Parfois, il se verra obligé de travailler principalement sur le vocabulaire, ou sur l’agencement logique de la phrase, car les mots et les phrases utilisés souffriront de lacunes trop importantes dans leur utilisation ou dans leur compréhension. De temps à autre, la mise en place des principes élémentaires de comportement, tel que parler à son tour, constituera l’essentiel du travail, surtout en début d’année, avec les classes de maternelle ou de cycle 1. Mais comme il s’agit de prendre les enfants là où ils sont, comme ils sont, cela ne pose guère de problème en soi, à moins de vouloir trop rapidement accélérer la manœuvre, pour des raisons d’attendus personnels ou administratifs, attendus qui parasitent facilement le fonctionnement de l’atelier.
Cependant, n’oublions pas que ces règles de base, plutôt que d’être perçues comme une corvée et un pur formalisme disciplinaire, peuvent très bien être présentées comme un jeu et gagnent à l’être. Si au début ces exigences de forme rencontrent une certaine résistance, celle-ci s’atténue progressivement, proportionnellement à la capacité d’assimilation et de mise en pratique des obligations, selon l’aptitude à prendre plaisir de jouer avec ces contraintes. Pour la majorité des enfants, une telle contrainte ne présente jamais un gros problème en soi, quand bien même ces règles représentent un certain défi : plus que les adultes, ils sont animés par l’instinct du jeu, ils ne croient pas encore trop à ce qu’ils font, leur fonctionnement n’est pas encore trop surinvesti par un désir d’apparence et diverses craintes existentielles : ils savent encore faire confiance. Ce qui poserait toutefois un réel problème serait un ensemble de règles inappropriées, qui visant des compétences trop étrangères aux élèves concernés. Il s’agit donc de maintenir une tension permanente entre l’exigence et l’impossibilité : se placer un pas en avant, et non un pas trop loin. En ce sens, la fabrication et l’utilisation des règles de fonctionnement comme outil primordial d’enseignement sont déjà un art en soi, auquel l’enseignant ne sera pas nécessairement préparé, initié ou même disposé. Art qui ne se résume jamais à des recettes, mais résulte nécessairement de la continuité d’une pratique.
Pour faciliter cette appropriation des règles de fonctionnement, il est important d’insister sur leur dimension ludique et discutable. Elles sont ludiques dans le sens où elles ne constituent pas une sorte de vérité ou de bien absolu. Elles représentent uniquement un moyen de jouer. Elles sont discutables dans le sens où elles ont une raison d’être, et autant de raisons de ne pas être, c’est-à-dire d’être supprimées ou remplacées par d’autres règles, ce dont il est possible de débattre en toute sérénité. C’est dans cette perspective que l’on peut parler de connaître et de comprendre les règles. Car elles ne sont plus uniquement le produit d’un pouvoir régalien, celui d’un maître au pouvoir mystérieux, mais le produit de la raison, d’une raison ou d’un agencement contractuel et contestable. Dès lors elles peuvent faire l’objet d’une réflexion, plutôt que de solliciter uniquement l’adhésion ou de provoquer le refus. Qu’est-ce qu’un jeu ? Un exercice collectif (ou individuel) qui permet à chacun de se confronter aux autres et à soi-même, à travers une procédure quelconque mettant en œuvre des compétences particulières. La loi n’est alors plus une fin en soi, elle n’est plus la dura lex sed lex qui de sa dureté tire sa substance et son légitimité, mais un simple moyen d’exister, parce qu’elle offre à l’être une possibilité de faire et d’être. Une telle perspective invite à la générosité, plutôt qu’à l’âpreté punitive de la simple discipline.
Jouer le jeu renvoie à un autre enjeu : la construction du savoir. En effet, si le savoir n’est pas constitué a priori, d’où provient-il ? Comment émerge-t-il ? Jouer le jeu implique déjà que la connaissance est une pratique, un savoir-faire, et non un ensemble de connaissances théoriques établies a priori, qu’il s’agit de reproduire. Les connaissances résultent d’un savoir-faire, plutôt que d’être perçues comme le préalable de ce savoir-faire. On oublie trop vite que la connaissance naît de la pensée. Certes, toute mise en œuvre présuppose un certain savoir, ne serait-ce que celui d’un langage minimum dans l’exercice qui nous concerne, mais plutôt que de se soucier de faire acquérir formellement ces préalables aux élèves – ce qui peut au demeurant s’effectuer en d’autres moments -, lançons-les dans l’exercice. Ce pari de la dynamique permettra à tous, enseignants et élèves, en premier temps d’évaluer les compétences et faiblesses de chacun, et de déterminer ensuite ce qu’il convient de faire.
Car c’est d’un cheminement dont il est question ici. Les procédures requises invitent le groupe à convoquer ce qu’ils savent, à utiliser ce savoir, à en percevoir les limites, à identifier les besoins, et selon les cas, à résoudre les problèmes et obstacles qui se présentent en mobilisant de nouvelles idées et de nouveaux concepts. Quand bien même le participant en resterait à la simple perception du problème, le travail est accompli, qui consiste à susciter un besoin pour la connaissance, à créer un appel d’air pour la pensée. Cet état d’esprit induira une motivation supplémentaire et procurera des éclairages porteurs pour l’enseignant, qui pourra, par la suite, expliquer quelque principe important en se fondant sur une expérience concrète. Cette genèse de la connaissance, une connaissance affirmant et démontrant de manière substantielle sa nécessité, devrait d’une part aider ces élèves qui vivent le travail en classe et l’apprentissage comme un immense pensum où l’on doit ingurgiter d’étranges choses, mais aussi aider ceux qui réussissent précisément parce qu’ils ont compris le système et savent reproduire ce qui leur est inculqué, au détriment parfois d’une pensée vive et authentique. Jouer, sans exclure la rigueur, car ce ne serait plus un jeu mais la récréation, c’est rendre opératoire et dynamique la pensée, c’est lui rendre son souffle.
2- Le maître du jeu
Si dans l’idéalité de l’absolu, la fonction de maîtrise ne nécessite guère d’être incarnée par une personne particulière, le groupe pouvant se suffire à lui-même dès que la responsabilité est prise en charge par chacun, il n’en va pas de même avec la réalité du quotidien. En particulier si le groupe est large, et si le jeu présente quelques enjeux importants ou difficultés particulières. Toutefois, avouons-le, plus le rôle du maître pourra être minimisé, plus le jeu pourra être pensé comme un succès. Sans toutefois succomber pour des raisons pratiques – douce facilité – à la tentation d’un jeu minimal, bien que là encore, il soit possible de s’orienter vers d’autres options de fonctionnement, du moment que l’on clarifie la nature, les implications et les conséquences de ces options.
Tout banquet, comme tout navire, a besoin d’un capitaine, nous recommande Platon. Si la navigation, tâche complexe, s’effectue à plusieurs, il s’agit tout de même de nommer une personne qui de manière ultime, au gré des événements, prendra les décisions finales lui semblant justes, au risque de l’erreur et de l’injustice. Sachant qu’il ne s’agit pas là d’un pouvoir de droit divin, mais uniquement d’un accord tacite établi pour des raisons pratiques. Ce rôle pourra donc être imparti à diverses personnes, à tour de rôle. Rôle politique qui, à nouveau selon Platon, consiste à tisser la diversité en une œuvre unique. Et si l’enseignant, plus au fait de la pratique qu’il tente d’introduire, assume initialement cette fonction, il lui est recommandé de la déléguer périodiquement à des élèves, selon l’opportunité des circonstances. Les difficultés qui se poseront alors feront partie intégrante de l’exercice, les deux écueils de la pratique philosophique étant l’autoritarisme et la démagogie.
Quel est ici le rôle du maître, puisqu’il n’est plus celui qui est chargé de “ dire la vérité ” ? Tout d’abord il est un législateur : il établit la loi, l’énonce, en rappelle périodiquement les termes, voire en modifie les articles. Comme nous l’avons déjà exprimé, les règles sont soumises au débat, mais il s’agit de délimiter le lieu de ce débat, d’en spécifier le moment approprié, et de décider lorsqu’il doit s’interrompre, afin que l’exercice ne soit pas un permanent débat sur le débat, chausse-trappe dans lequel il est facile de tomber. Quitte à demander au groupe, en fin de jeu, ou au démarrage, si un quitus est accordé à la personne en question. Il est différentes manières de mettre en place un tel processus, mais ce qui nous paraît le plus efficace est d’accorder durant le jeu les pleins pouvoirs à celui qui est désigné, puis de réserver à la fin de la partie un espace de discussion afin d’effectuer le bilan du travail accompli.
Le maître du jeu est aussi un arbitre, fonction judiciaire, dans la mesure où il doit assurer que les règles en question, qu’elles soient les siennes propres où celles établies au préalable, sont respectées. Toutefois, il semble préférable de renvoyer au groupe toute décision, par le biais d’un vote à main levée par exemple. Son rôle d’arbitre consistera alors à soulever ce qui lui paraît un problème, à solliciter les avis de quelques personnes, puis à produire une décision, directe ou indirecte. L’arbitrage ne doit pas ici être conçu comme une activité annexe, mais comme faisant partie intrinsèque de l’exercice, puisque l’élaboration du jugement, la formulation d’arguments, se niche au cœur même de l’activité philosophique. Souvent, les questions les plus intéressantes au cours d’une discussion naîtront en ces débats d’arbitrage, souvent délicats, ce qui n’est pas étonnant puisqu’ils exigent de penser la forme, celle de la logique et des rapports de sens, autrement dit de réfléchir au niveau de la métadiscussion, et non pas à celui du simple échange d’opinion. Il s’agit donc de dépasser le niveau des accords ou désaccords de contenu qui renvoient principalement à la subjectivité, aussi argumentée soit-elle. Penser la conformité aux règles, c’est travailler l’exigence de la vérité, qui n’est jamais que la conformité à quelque chose, aussi arbitraire que soit cette chose : une autre idée, un principe, la logique, l’efficacité, etc.
Le maître du jeu a pour troisième casquette d’être un animateur, ou fonction exécutive. Bien souvent, le rôle de l’exécutif est perçu uniquement à travers son pouvoir discrétionnaire, comme une prérogative dont on abuse sans scrupule, ce qui avant tout autre sentiment installe la méfiance, au lieu de son contraire, la confiance, sans laquelle pourtant aucun groupe ne peut fonctionner de manière paisible et sereine. De surcroît, son autorité relève de l’arbitraire, puisque nul ne sollicite l’avis de tous, ou bien il compte si peu que l’apport personnel du commun est considéré quantité négligeable. Dans notre exercice, il s’agit d’établir un rapport de confiance mutuelle, entre l’animateur du moment, qu’il soit l’enseignant, un autre adulte ou un élève, et ceux qui participent au jeu. Car si le jeu ne peut s’effectuer sans lui, il ne peut présider la séance sans les autres, sans chacun d’entre les participants. Non pour des raisons uniquement formelles, mais parce que si le moindre participant se met en tête d’interrompre par un comportement intempestif le jeu, il le peut. Tout comme le moindre participant qui avance une idée porteuse, permet à tout le groupe d’avancer. N’oublions pas que ce n’est pas l’animateur qui fournit les idées, mais les participants, ce qui place celui-ci dans un rapport de dépendance, assez déstabilisant d’ailleurs pour certains enseignants, qui ont du mal à faire confiance à leurs élèves.
Ainsi le pouvoir ne doit plus être un mauvais mot, pas plus qu’il ne doit être incontestable. Il est un art et une responsabilité, une pratique à laquelle on s’exerce comme n’importe quelle autre. Cette pratique renvoie au fonctionnement de la cité, à la séparation des tâches. Elle apprend à faire confiance aux autres, tout comme à soi-même, et de ce fait revalorise l’individu à travers ce pacte entre pairs. Elle apprend aussi à accepter la dimension d’arbitraire de la vie en société, et de l’existence en général, non comme un facteur subi, induisant la passivité et le ressentiment, mais comme un des aspects constitutifs de l’établissement d’un groupe, qu’il s’agit de prendre avec distance, et de régler dans le temps dans la mesure où l’on reste conscient du problème général qu’il présente. Cette capacité d’accepter l’arbitraire nécessite une conscience en éveil, implique une distanciation avec soi-même, une capacité de minimisation de soi-même en faveur du groupe, et l’apprentissage du deuil quant à ses propres prétentions et désirs. Un tel fonctionnement comporte une indéniable prise de risque, surtout pour celui qui en temps habituel détient le pouvoir a priori, mais aussi pour ceux qui doivent l’exercer momentanément. L’alternance de la présidence et les moments réservés au débat sur le débat, où chacun évalue son propre fonctionnement et celui des autres, forgent la solidité du pacte, précisément parce qu’il est critiquable et révocable. À tout moment, certes, même s’il est généralement convenu de laisser le président de séance aller jusqu’au bout de son mandat, sauf difficulté majeure. L’exercice de la citoyenneté passe également par la protection de ce qui institue le jeu. Cela signifie, entre autres, garantir que puisse travailler en toute sérénité celui qui doit assurer le bon déroulement du jeu. Pour certains participants, chez qui la méfiance et la réactivité sont une manière d’être, une telle perspective implique un retournement psychologique et identitaire assez phénoménal, mais néanmoins soulageant.
3- Demander la parole
La plupart des élèves connaissent la règle qui consiste à demander la parole en levant la main au préalable, mais il n’est pas sûr qu’ils la mettent en pratique et surtout qu’ils en saisissent le sens. En général, les deux conceptions les plus courantes, relativement inconscientes, sont d’une part celle qui octroie au maître ou à la maîtresse le pouvoir discrétionnaire d’accorder ou de refuser la parole, d’autre part celle qui conçoit cet acte comme un rituel – plus ou moins obligatoire – qui accorde automatiquement la parole, comme le geste de politesse qui garantirait la satisfaction d’une demande ou légitimerait un geste, à l’instar de “ s’il vous plaît ” ou de “ pardon ”. Le premier cas de figure se trouve plus rarement à l’école primaire, il s’instaure plus tardivement, le second est respecté à des degrés très divers : on voit dans de nombreuses classes des élèves qui commencent à parler dès qu’ils lèvent la main.
À nouveau, nous souhaitons insister sur l’idée de la compréhension des règles, sur leur nature discutable, compréhension et discussion qui n’excluent ni la possibilité d’imposer ces règles, ni d’envisager leur aspect arbitraire. Le problème qui se pose ici est celui du “ Pourquoi parle-t-on ? ”. Est-ce parce que la parole se bouscule en nous et doit sortir coûte que coûte, autrement dit est-ce pour s’exprimer comme l’on exprime le jus d’un citron ? Certaines discussions peuvent jouer ce rôle, qui instaurent en classe le lieu d’une parole libre et sans contrainte. Mais s’il s’agit de philosopher, c’est-à-dire de “ penser la pensée ”, alors d’autres déterminations interviennent. À commencer, et ce n’est pas le moindre des critères, pas l’écoute. En effet, à quoi sert de parler dans le brouhaha, tandis que d’autres parlent ou que personne n’écoute ? Pour l’élève, l’idée est de parler lorsque l’on s’est assuré d’une écoute maximale afin de maximiser l’impact de ses paroles et garantir le meilleur retour possible. Mais en va-t-il autant du maître ? Quel exemple donne-t-il ? A-t-il, par lassitude, par découragement ou par surdité, pris l’habitude de parler dans le vide ou le chaos ? Ou bien considère-t-il normal – non peut-être par son discours mais par son comportement – que si sa parole d’autorité exige le silence, celle de l’élève peut tant bien que mal surgir dans le bruit ?
Présentons quelques enjeux de l’affaire. Premièrement, comme nous l’avons dit, lever la main avant de parler revient à s’assurer que l’écoute est active avant de prononcer quoi que ce soit, plutôt que de lâcher des mots par simple défoulement. Deuxièmement, il en va du statut de l’élève et du respect mutuel qui contribue activement à la définition de ce statut. Pas plus que l’on ne devrait couper la parole au maître, on ne devrait davantage interrompre un élève qui élabore sa pensée, quand bien même elle nous paraîtrait lente à émerger, incongrue ou incompréhensible : l’erreur ou l’incompréhension font partie intégrante du processus d’apprentissage, elles ne peuvent être un vecteur de dévalorisation de l’individu. D’autant plus que l’élève peut au cours de son intervention rectifier peu à peu son propos. Demander à un élève d’écouter son voisin, c’est lui garantir en retour qu’il sera lui aussi écouté. En n’oubliant pas de surcroît que si le maître peut encore suivre le fil de ses idées lorsqu’il est interrompu par un élève, ce dernier aura plus de mal à garder sa concentration. Cela est d’autant plus le cas pour l’élève timide ou brouillon. D’ailleurs, afin d’assurer une écoute plus grande ainsi que la manifestation de cette écoute, il est préférable de demander aux élèves de ne pas lever la main pendant qu’un camarade parle : cela équivaut à lui demander de s’activer ou se taire. De toute façon, on n’écoute pas mieux le bras levé dans les airs…
Troisièmement : habituer l’élève à articuler sa pensée propre, en percevoir les limites et prendre ainsi conscience de ses difficultés. Il est à ce propos une pratique courante de l’enseignant, au potentiel néfaste, qui consiste à régulièrement terminer lui-même les phrases de l’élève ou à reformuler ses propos de manière abusive. Certes il n’est pas toujours possible, selon le contexte, de prendre le temps de laisser chacun s’exprimer, à tel point que le réflexe naturel consiste à parler pour l’élève, à la place de l’élève, mais on percevra aisément les limites de ce type de comportement. Aussi est-il important de réserver certains moments de la vie de classe à cette “ perte de temps ”, moments que nous nommons discussion philosophique car nous accordons à l’élève le temps de penser sa propre pensée, défaillances, erreurs et incompréhensions comprises, puisqu’elles sont la réalité de sa pensée, réalité qu’il serait inopportun de gommer. D’autant plus que l’élève prend l’habitude de ce secours artificiel et non sollicité. Ce qui n’empêche nullement, comme nous le verrons plus tard, d’aider activement un élève en lui proposant des idées qu’il n’arrive pas à articuler, mais il sera préférable que d’autres élèves jouent ce rôle.
Quatrièmement, l’intérêt de ce rituel du lever de main porte sur la capacité de l’élève à se distancier de lui-même, à se décaler dans le temps, à ne pas être dans l’impulsion et l’automatisme. Bien souvent, l’élève qui lâche des mots dès qu’il les “ ressent ”, ne prend pas le temps de construire son discours, et souvent ne retient pas ce qu’il vient de dire : il suffira de lui demander de se répéter pour s’en apercevoir. Si ce n’est qu’il n’osera pas, par crainte, par honte ou par timidité, assumer à nouveau cette parole aux oreilles de tous. Qui n’a jamais fait en classe l’expérience de l’élève qui, dans le brouhaha de la classe lance des idées, idées qu’il n’osera pas répéter une fois que tous écoutent attentivement ce qu’il a à dire. Ce qui nous amène au cinquième point : la singularisation de la parole. Oser parler de manière singulière en tant qu’individu qui s’adresse à ses pairs, à l’ensemble de la cité, avec toute la dimension de la prise de risque que cela implique. Il y a là une pratique qui n’est pas naturelle chez chacun, et qui exige un certain travail, une certaine expérience que l’enseignant se doit de favoriser. Au travers des formes, il ne s’agit de rien de moins que d’apprendre à assumer une singularité explicite et articulée, assumer la prise de pouvoir temporaire qu’elle représente, en prenant le risque de l’écoute, du regard des autres et de l’image de nous-même qu’ils nous renvoient. C’est prendre le risque d’exister ouvertement et pleinement face au monde.
La forme la plus simple de la demande de parole est celle couramment utilisée de la main ou du doigt levé. Mais il existe d’autres techniques pour inviter l’élève à se distancier de sa propre parole, pour lui apprendre à surseoir et temporiser, à retarder son geste en attendant une occasion favorable, à façonner au mieux son idée avant de l’exprimer, à sortir de l’immédiat et se décentrer pour prendre en compte le groupe tout en se séparant de lui. On peut utiliser un bâton de parole, voire un micro, qui circule dans le groupe, et nul ne peut parler sans le détenir. Ou bien celui qui vient de parler invite quelqu’un d’autre à prendre la parole. L’important, comme nous l’avons dit, est de redonner du sens au geste, comme moyen d’établir un rapport à la collectivité, pour lui rendre sa valeur symbolique, et extraire la règle de sa gangue réduite de simple autorité, afin de lui faire jouer pleinement son rôle éducatif.
4- Rester sur une idée
Cette règle est sans doute sur le plan cognitif une des plus fondamentales, qui exige de porter en permanence le regard sur un sujet donné, de rester et de se concentrer sur une idée donnée, afin d’en discuter, de l’approfondir, de l’analyser, afin de l’illustrer et de la problématiser. Clef de tout exercice intellectuel, à la fois son fil d’Ariane et sa substance, le sujet, comme objet de réflexion, doit en permanence être présent à l’esprit de chacun. Ceci n’est pas toujours évident, dans la mesure où toute discussion, où toute réflexion, attirera notre regard sur des pistes annexes, vers des connexions associatives, digressions plus ou moins légitimes et utiles, voire sur des enjeux de métaréflexion qu’il s’agit d’évaluer sans pour autant abandonner le sujet premier. Tâche d’autant plus ardue que nos exercices de discussion se réalisent à voix multiples et croisées, multiplicité et croisement dont l’entrelacs provoque d’innombrables occasions de dériver et de se perdre en voies parallèles, chemins broussailleux et impasses sans retour. L’écoute des autres, quand bien même nous la recommandons ou l’imposons comme règle, nous offre la permanente tentation d’oublier le sujet à traiter, pour ne plus que réagir et rebondir aux diverses paroles que nous entendons. Pour caractériser le problème général posé ici à la pensée, reprenons l’idée de Platon, qui nous enjoint de saisir simultanément le tout et la partie, chacune de ces perspectives, prise isolément, pouvant piéger la pensée dans une partialité inadéquate. Suivre un sujet implique donc des actes et des fonctionnalités parfois contradictoires. Voyons-en quelques-unes, avant de voir par la suite dans quelle mesure cette diversité conflictuelle participe à la construction de la pensée.
Tout d’abord, il s’agit de pouvoir contempler une idée, avant de tenter d’établir son utilité, et surtout avant de se demander si l’on est d’accord ou pas avec elle. Cette dernière réaction en particulier, souvent assimilable à un simple réflexe, incarne l’obstacle premier à la compréhension de bien des paroles et bien des textes. La prise de position, ou réaction, précédant généralement en rapidité opératoire la compréhension, cette dernière se trouve souvent faussée par la première. Suivre un sujet, c’est donc en tout premier lieu, selon l’injonction cartésienne, suspendre son jugement, retenir son approbation ou son refus, maintenir à l’écart la subjectivité, afin d’accueillir l’idée avec un esprit relativement ouvert. Aussi s’agit-il d’inviter les participants à la discussion à éviter en un premier temps toute déclaration du type “ Je suis d’accord avec cette phrase ” ou “ Cette idée est fausse ” ou encore “ Cette idée ne me plaît pas ”. Car il s’agit avant tout de soupeser l’idée, de l’examiner, de la comprendre.
S’il s’agit d’une question, il est crucial de l’apprécier initialement en tant que question, sans la parasiter par l’automatisme d’une réponse. Gardons-nous de ce réflexe qui, comme tout autre réflexe de la pensée, relie deux concepts ou idées, les déplace ou les greffe l’un sur l’autre, voire les télescope, sans prendre le temps de les appréhender séparément et observer ce qu’ils contiennent en eux-mêmes. Répondre à une question, c’est la réduire à presque rien, c’est lui enlever son potentiel interrogatif, c’est en fixer l’acception en un aboutissement unique, plutôt que d’envisager l’ampleur du problème posé et envisager le potentiel interrogatif de cette question Puisqu’une question pose par définition un problème, puisqu’elle est un problème, pourquoi ne pas inviter le participant à contempler le problème, pour lui-même ? Moment esthétique, comme au musée, lorsqu’on se laisse interpeller par une œuvre, au lieu de se précipiter au pas de course sur la suivante, au lieu de regarder sa montre et se demander ce qu’il reste à voir pour terminer la visite.
Ce n’est pas qu’il soit interdit de répondre à la question, bien au contraire, et comme nous le verrons par la suite, pas plus qu’il n’est interdit d’objecter ou d’être d’accord avec une idée donnée, mais il nous paraît simplement utile de décomposer artificiellement le mouvement, afin d’en saisir les moments et de leur ôter leur caractère enchaînant, compulsif et systématique. Les compétences sont diverses, et puisqu’il s’agit d’un jeu, justifions cette exigence en expliquant que sa dynamique s’installe et se structure en des moments où les actions, les rôles et les fonctions diffèrent. La plupart des sports relèvent ainsi de stratégies diverses, et l’entraînement consiste pour partie à travailler séparément les dextérités, les subtilités et les techniques qui leur sont attachées.
Il nous est conseillé de prendre le temps, de contempler les idées, puisque les idées sont à la fois l’objet et la finalité de notre exercice. Rappelons qu’à une certaine époque, avant que s’instaure le règne de l’utilité et de la subjectivité, il était hautement recommandé, en Grèce antique par exemple, de contempler les idées, en particulier celles qui nous semblaient en valoir la peine, celles qui justement édifiaient l’architecture de la pensée elle-même, par exemple les grands transcendantaux, tels le vrai, le beau, et le bien. Le concept de transcendantal, comme Kant nous l’explique, renvoyant à ce qui conditionne et permet à la pensée de se constituer.
Mais la règle qui consiste à exiger de contempler les idées est difficile à mettre en place. Car si l’esprit des élèves est quelque peu rebelle à ce ralentissement du mouvement de l’esprit, qu’en est-il de l’enseignant ? Y arrive-t-il lui-même ? N’est-il pas habitué à vouloir faire avancer coûte que coûte la discussion ? Par souci d’efficacité. Par crainte d’ennuyer ou de brimer les élèves. Par incertitude quant à la valeur des idées en question. Parce qu’il attend des idées spécifiques qui seules l’intéressent. Par phobie du vide. Par simple impatience ou manière d’être. Poser la pensée, respirer, interrompre le processus qui se met en place, installer artificiellement des interstices dans la discussion, autant d’obstacles courants et compréhensibles qui retiennent l’enseignant. Pourtant, si l’on pense à tous ces enfants, et adultes, qui vivent dans la fébrilité du monde, dans le zapping permanent et le souci de gagner du temps, si ce n’est à l’école que l’on apprend à prendre le temps de penser, à rendre leur valeur aux idées en soi, quand et par quel heureux ou miraculeux hasard l’apprendra-t-on ?
De manière plus active, rester sur une idée, c’est l’expliquer, sans commentaires annexes, c’est la reformuler, c’est demander de la rappeler en l’énonçant. Ainsi, si un participant veut questionner une idée ou lui adresser une objection, demandons-lui d’abord de réitérer l’idée à laquelle il veut faire subir un sort. Si un participant veut répondre à une question, demandons-lui de redire la question à laquelle il prétend répondre. Surtout lorsqu’il a déjà répondu, et que l’on s’aperçoit au travers de sa réponse, que visiblement, il ne se souvient guère de ladite question. Si un auditeur croit avoir compris l’idée d’un camarade, demandons-lui de vérifier ce qu’il comprend auprès de l’auteur de l’idée, quitte à ce que celui-ci ne sache pas s’il s’est mal exprimé ou s’il n’a pas été écouté. Autrement dit, avant d’aller plus loin, vérifier si le point de départ et d’ancrage est clair et présent. Ces simples demandes constituent souvent, en elles-mêmes, un exercice en soi, qui amène chacun à prendre conscience des mauvaises habitudes que nous entretenons dans notre hygiène de pensée : nous voulons dire quelque chose, mais nous ignorons de quoi nous parlons, à quoi nous répondons.
N’oublions pas néanmoins que si le jeu consiste parfois à rester sur une idée pour prendre le temps de l’apprécier, il est aussi mouvement, puisqu’il invite le participant à traverser diverses étapes. Et c’est la capacité de suivre ces étapes, de répondre aux diverses exigences et de savoir changer de rôle, un rôle qui dès lors est mis à l’épreuve.
5- Réhabiliter le problème
Nous avons déjà évoqué le concept de problème, mais il nous semble devoir le reprendre comme un principe en soi, constitutif de l’exercice philosophique. Aussi parce qu’il s’agit de réhabiliter le problème, et le considérer comme partie intégrante de l’enseignement, plutôt que comme un obstacle, regrettable entrave qu’il s’agirait d’éliminer coûte que coûte quand ce n’est pas de l’occulter. La difficulté repose sur la mauvaise presse que s’attire le problème lui-même : le problème en tant que problème. “ Il n’y a pas de problèmes ” dit l’enseignant par ses paroles, par ses actions, par ses silences. Il a sa conscience pour lui. Pour l’élève, il y en a un. Parfois le pire des problèmes : lorsque l’élève ne comprend pas et ne sait pas même exprimer la nature du problème. S’il le savait, le problème commencerait déjà à disparaître. Pour l’instant, il ne fait que ressentir une douleur et dire “ je n’aime pas cette matière ”, quand ce n’est pas “ je n’aime pas ce professeur ”. Réflexe on ne peut plus approprié, défense de l’intégrité territoriale de l’être : l’autre nous inflige une douleur, il est normal qu’il soit perçu comme un ennemi. Moins l’élève est capable d’exprimer le problème, plus grande est la douleur, plus sera vive la réaction, que ce soit par la confrontation ou par l’absence.
Face à cela, à quoi sert-il de parler ? Parler sert avant tout à problématiser. Problématiser ne revient pas uniquement à inventer un problème, c’est aussi articuler un problème bien présent, articulation qui ne permet pas nécessairement de résoudre le problème, mais au moins de l’identifier et de le traiter. Un problème n’a pas à être nécessairement résolu, bien qu’il puisse l’être. Un problème a surtout à être aperçu, à être vu, à être manipulé, à devenir substantiel. En tant que pratique, la peinture sera toujours un problème pour le peintre, comme les mathématiques pour un mathématicien, comme la philosophie pour un philosophe. L’illusion la plus catastrophique est celle qui laisse croire qu’il n’en est rien, celle laissant croire que l’enseignant est un magicien, au sens traditionnel du terme, qu’il a des pouvoirs particuliers, plutôt que de montrer qu’il est un illusionniste, quelqu’un sachant simplement tirer les ficelles car il voit comment celles-ci qui s’entrelacent et s’organisent.
Mais pour ce faire, il s’agit avant tout de réhabiliter le concept de problème. “ Il n’y a pas de problème ! ”, “ Je n’ai pas de problème ! ”, la fierté ou le souci de la tranquillité nous obligent à renier l’idée même de problème. Le problème est ce qui nous empêche d’agir, il est un obstacle, un frein, un ralentisseur de vitesse. Et si justement en cet effet apparemment pervers se trouvaient sa substance et son intérêt ! Car ne sommes-nous pas toujours tentés de réduire une matière et son apprentissage à un ensemble de données, à quelques opérations diverses, autant d’éléments pédagogiques quantifiables, vérifiables et notables ? Néanmoins, qu’en est-il de l’esprit, entre autres celui de la matière enseignée ? Certes l’esprit filtre à travers les diverses activités proposées, mais pourquoi faudrait-il l’abandonner à son triste sort, celui de facteur aléatoire, accidentel et secondaire, qui n’est guère une préoccupation en soi ? D’autant plus que cette connaissance intuitive n’est pas donnée à tous les élèves. Si certains sont préparés à la recevoir pour des raisons et des circonstances qui ne sont guère du ressort de l’enseignant, les autres, ceux qui buttent sur l’étrangeté de la démarche, entrent justement dans son champ d’action. Pour cela faut-il encore que la matière soit pour l’enseignant un problème, qu’elle ne soit pas rangée soigneusement au rayon des articles ménagers. Rangement que l’élève en difficulté viendrait déranger.
Les difficultés de l’élève servent un but bien précis : repenser la matière enseignée, sa nature, son efficacité, sa vérité et son intérêt. Si tout cela va de soi, les difficultés deviennent une simple entrave dont il faut se débarrasser au plus vite afin d’avancer. Le programme devient alors l’alibi par excellence, le refuge de la crainte et de l’insécurité. Nous avons toutes ces choses à apprendre, qu’avons-nous le temps d’étudier l’esprit ? Nous avons à nous concentrer sur la matière. Nous oublions un peu vite la leçon des Anciens, et nous nous retrouvons avec une matière sans âme, réduite à des apprentissages et des performances. Utiles certes, mais tellement réducteurs.
Aussi s’agit-il, en tout premier lieu de pouvoir dire : “ J’ai un problème ”, “ Cette tâche spécifique me pose problème ”, ce qui peut aussi s’articuler sous la forme de “ Je ne sais pas ”, “ Je ne peux pas répondre ”, ou simplement “ Je ne comprends pas ”. Ces mots, qui par leur absence relative de contenu ou de réponse peuvent paraître ne rien signifier et ne rien apporter à la discussion, ce simple aveu d’une difficulté, qui peut le laisser assimiler à un échappatoire ou à un rituel de politesse, sont au contraire lourds de conséquence. Déjà, ces mots posent de manière ouverte l’existence du problème, ce qui ouvre la porte à la suite des événements. En lui reconnaissant ce statut productif, on extrait le problème de sa gangue de culpabilité et de mauvaise conscience, qui en général interdit de parole celui qui souffre de l’opacité d’une connaissance ou d’une pratique. Ce dernier devient au contraire agent de réflexion. Car le problème de l’un devient le problème de tous, en premier lieu pour une bonne raison : il est évoqué. Ensuite, parce qu’il se peut fort bien que ce problème soit aussi celui d’autres personnes, qui, elles, n’ont pas su ou pas pu l’avouer ou le reconnaître. Mais il est aussi le problème de ceux qui pensent ne pas avoir de difficulté avec le problème en question, qui vont devoir vérifier publiquement leur capacité de le traiter. Car une fois que le problème de l’un devient le problème de tous, chacun est invité à s’en occuper par une phrase apparemment anodine prononcée par l’auteur du problème : “ Je ne comprends pas et je demande de l’aide ”. De là, ceux qui pensent être capables de traiter le problème s’en expliqueront, à tour de rôle ou par une quelconque procédure de sélection. Jusqu’à ce que celui qui avait exprimé une difficulté s’en satisfasse, ou en concluant après quelques essais infructueux à une impossibilité temporaire de résolution.
Certes ce processus est lent, qui oblige à piétiner sur un aspect spécifique et réduit du cheminement, peut-être même un aspect annexe, mais il n’est pas question de faire “ comme si ”, de passer outre comme si de rien n’était. Et si on laisse le moindrement filtrer ou s’exprimer l’impression que le problème à traiter empêche la procédure “ d’avancer ”, autrement dit laisser entendre qu’il y a mieux à faire, alors tout le travail de réhabilitation du problème et de l’aveu d’ignorance sera réduit à néant. Ce qui ne signifie pas qu’il faille non plus s’embourber pendant toute une séance dans une seule et unique difficulté ; une procédure “ garde-fou ”, telle celle qui propose de limiter toute tentative de résolution d’un problème à trois essais consécutifs, permet de s’extraire d’une affaire épineuse sans l’avoir pour autant ignorée.
Ainsi il n’y aurait pas les problèmes dignes de ce nom, bien intellectualisés, baptisés du pompeux nom de problématique, et les autres, les “ bêtes ” problèmes, ceux qui émanent du manque, de l’ignorance et de l’incompréhension. Une telle distinction encouragerait la négation de la dimension réelle, profonde et existentielle du problème, inavouable, pour ne plus exprimer que les problèmes qui résulteraient des élucubrations des esprits subtils. L’enseignant lui-même n’oserait plus avoir de problèmes, même inavoués, et pourquoi se lancerait-il alors dans des procédures risquées, dont il ne peut prévoir ni les embûches, ni l’aboutissement de l’exercice ? Un exercice comme celui de la réflexion en commun, pris dans toute sa rigueur, impose à chacun une certaine humilité minimale, et en tout cas une capacité d’admettre ouvertement la difficulté et l’erreur, un refus de la toute-puissance, et une acceptation de la dépendance sur autrui.
6 – Articuler des choix
Comme nous l’avons en partie expliqué, l’atelier démarre d’emblée par une prise de risque, de la part de l’élève et de la part de l’animateur, prise de risque du choix et du jugement, qui se prolonge tout au long de l’exercice. En réfléchissant sur ses choix, en les articulant, tout en sachant qu’il devra les argumenter, voire les justifier, afin d’en approfondir la teneur et d’en vérifier le contenu, l’élève prend un risque qu’il ne faut pas sous-estimer. Périodiquement, certains n’y arriveront d’ailleurs pas. Risque d’exprimer ce qu’il pense, risque de parler devant les camarades, risque de parler devant l’enseignant, risque de ne pas pouvoir justifier ses choix, crainte de “mal faire”, etc. Pour l’enseignant, la prise de risque est d’entendre des choix et des arguments qui pourront lui sembler aberrants, inquiétants, voire faux. Sans pour autant manifester sa désapprobation ou son inquiétude. Tout en continuant la procédure de questionnement, à cet élève ou à un autre. Certains enseignants avouent en outre leur impatience face à ce genre de situation, révélatrice d’une certaine inquiétude.
En général, l’atelier commence par une question. Une question ouverte, et non fermée, car elle ne fait pas appel à des connaissances spécifiques qui autoriseraient une autorité quelconque à valider ou invalider la réponse comme étant bonne ou mauvaise, vraie ou fausse. Car il s’agit de produire une pensée, et non de fournir la bonne ou la vraie réponse. Exigence qui peut surprendre l’élève, peu habitué à ce type de demande. Car si l’exigence de vérité n’est pas au rendez-vous, il en est d’autres qui ne sont pas moins exigeantes. La réponse répond-elle à la question ? L’esquive-t-elle ? Répond-elle à une autre question ? La réponse est-elle claire ? Est-elle un minimum justifiée par un argument ? Déjà, il s’agit nécessairement de produire des phrases, plutôt que de manifester un simple assentiment ou articuler un mot isolé. Il s’agit de construire la pensée, et non de vérifier l’apprentissage d’une leçon.
L’incertitude face à l’absence de validation immédiate et assurée gênera d’ailleurs souvent les élèves les plus “ scolaires ”. Ils auront l’impression d’être livrés au néant. Ils demanderont et redemanderont ce qu’il faut faire, incrédules, ayant du mal à croire qu’on réclame d’eux uniquement de penser, sans attendus de réponses spécifiques, validées d’avance. Lorsqu’il s’agit d’une discussion avec l’ensemble de la classe, ces élèves appliqués et studieux se sentiront abandonnés par le maître, trahison les privant d’une présence sécurisante, de la garantie habituelle et réconfortante d’un jugement certifié conforme. Même les “ cancres ” seront inquiétés par ce type de procédure, qui les soustrait eux aussi à la spécificité de leur statut, volontaire ou non, dans lequel ils se sont installés. Car c’est au jugement de l’ensemble de la classe que doit se mesurer chaque élève, un jugement mouvant et inattendu, imprévisible et déstabilisant, auquel il est demandé de se confronter. Confrontation autrement plus périlleuse que celle de la quasi-incontestable autorité du maître, même si la parole revêt une apparence plus libre et spontanée. Ainsi, ce qui pouvait paraître apparemment trop facile s’avère au contraire ardu, très ardu pour certains.
Toutefois, comme nous l’avons déjà dit, afin de dédramatiser la prise de risque auprès des élèves, l’exercice est souvent présenté comme un jeu, comparable à un autre, et l’aspect ludique doit être périodiquement rappelé, en alternance avec des moments plus sérieux. Pour les enfants qui ont du mal à exprimer leur opinion, il s’agit d’être patient, de recourir à eux de temps à autre afin qu’ils ne se sentent pas exclus, quand bien même ils ne réussissent pas à verbaliser aisément, ou même très peu, et à rassurer les timides en leur proposant de parler plus tard s’ils se sentent coincés. L’enseignant devrait ainsi veiller à ce que tous puissent s’exprimer un minimum, en s’assurant que les plus loquaces n’écrasent pas les autres, danger récurrent de toute discussion. D’autant plus que ceux qui produisent de l’oral de manière plus laborieuse ne sont pas nécessairement les moins intéressants et les moins profonds.
Répondre à des questions de connaissance présuppose un apprentissage spécifique : une leçon apprise, des éléments d’information retenus. Articuler une pensée implique la totalité de l’être. C’est en ce sens que le discours ne renvoie plus à de simples enjeux de savoir théorique et formel, mais à un savoir-faire, voire à un savoir être. Car c’est la pensée tout entière qui est convoquée lorsqu’il s’agit de faire un choix. De là l’intérêt de se risquer à l’articulation d’un choix, conçu comme acte inaugural de la pensée. Reste ensuite à justifier la proposition initiale en mobilisant les connaissances acquises, en élaborant les arguments et les raisonnements possibles, en tentant de répondre en un second temps aux questions et aux objections. Quitte à revenir sur son jugement initial, décision on ne peut plus fondamentale, car elle manifeste une certaine liberté de pensée et un rapport honnête et courageux aux autres, ainsi qu’à ce que l’on peut nommer une quête ou un souci de vérité.
Dernier point important au sujet du jugement : il correspond à une réalité existentielle dans la mesure où les connaissances sont généralement ce qui nous permet d’effectuer des choix, jour après jour. Une telle pratique permet donc de rendre sa réalité usuelle à l’enseignement, puisqu’il ne renvoie plus uniquement à la classe, aux bonnes et mauvaises notes et à la succession prévisible des années, mais à ce qui constitue le rapport entre un sujet et le monde qui l’entoure, le monde qu’il habite. Il s’agit donc de travailler au corps la tendance schizophrénique de la double vie, du double langage, entre l’école et la rue, entre les livres et la maison, entre la classe et la cour de récréation, hiatus qui affaiblit énormément – quand il ne mine pas carrément – le travail de l’enseignant et le processus d’éducation auquel est censé participer l’enfant. Ainsi, au cours de l’exercice philosophique, l’élève sera amené à effectuer des choix pour répondre aux questions, à analyser ses propres choix et ceux de ses camarades, à justifier ces choix, à déterminer le degré de validité des arguments invoqués, et même à poser des jugements sur les comportements qui président aux discours, aux réactions et aux réponses de chacun. Autant de décisions cruciales, qui se doivent d’être lentement construites et examinées, car non seulement elles ne sont pas annexes au fonctionnement quotidien, mais elles en forment la substance et le creuset. Et s’il s’agit de réfléchir, discuter et travailler plus directement la matière spécifiquement scolaire, l’appropriation de cette matière en sera facilitée, puisque l’élève sera invité à la mettre en œuvre, à la rendre opératoire, à prendre position par rapport à elle, pratique qui interdit une sorte d’extériorité formelle au travail de classe. Nul ne peut dès lors se cantonner à une position extérieure, puisque la règle du jeu pose comme préalable de se situer par rapport à la matière étudiée. La vie est rendue à la matière, la matière est rendue à la vie.
7 – Questionner,argumenter,approfondir
S’il est un principe fondamental qu’il s’agit d’inculquer dans notre affaire, c’est le réflexe du questionnement, questionner l’autre et questionner soi-même, questionner tout ce qui est énoncé. Or il est un accès privilégié au questionnement : le « pourquoi ? », élément dynamique et déclencheur, fondateur de la pensée et du discours, qui procurera à la pensée et au discours sa substance, en lui demandant de s’étayer et de s’approfondir. Le « pourquoi ? », auquel fait écho un « parce que », répond à divers types de demande : « Qu’est-ce qui nous fait dire cela ? », « De quel droit dit-on cela ? », « Comment expliquer qu’il en soit ainsi ? », « Dans quel but dit-on cela ? », « Que signifie ce que l’on dit ? », « Qu’implique ce que l’on dit ? ». Sont questionnés à la fois le sens des paroles, la raison d’être de leur objet, la légitimité de leur auteur. Ce processus multiforme déclenché par un puissant adverbe interrogatif, invite à extraire le discours de sa plate et immédiate évidence, afin d’en démêler les arcanes, d’en éclairer la genèse, d’en entrevoir les implications et les conséquences. « Mot magique » dirons-nous avec les plus jeunes, afin de leur laisser entrevoir la force et les innombrables possibilités du questionnement contenu au sein du « pourquoi ? ». S’il est un terme qui permet de montrer le pouvoir des mots, c’est celui-là, qui, lancé à un interlocuteur, le laisse souvent embarrassé, alors que l’auteur du discours doit simplement rendre compte un minimum de ses propres paroles.
Les élèves saisissent bien la portée du « pourquoi ? », car une fois initiés à ce terme, lorsqu’ils doivent poser une question, ils s’empressent de l’utiliser à répétition, si ce n’est à tort et à travers, comme solution de facilité : « Pourquoi as-tu dit ça ? ». Car si « Combien ? », « Quand ? », « Comment ? », « Où ? », « Qui ? », « Quel ? », « Que ? » ou « Est-ce que ? » requièrent pour leur utilisation la compréhension de circonstances spécifiques et l’élaboration d’une phrase appropriée, le « Pourquoi ? » peut toujours être casé de manière simple, sans gros effort de l’imagination. À tel point qu’il sera parfois utile d’en suspendre momentanément l’utilisation, dans le cas d’une systématisation abusive qui semble gêner la progression du travail. Car si la question est facile à poser, il est d’autant plus difficile d’y répondre ; or celui qui questionne se doit aussi de réaliser un véritable travail, permettant de faire émerger de nouvelles idées, en posant des problèmes spécifiques à l’interlocuteur, et non en trouvant un « truc » qui peut être casé à tout propos.
Le questionnement impose donc à l’élève de justifier ses propos, de fournir des arguments, des preuves, des raisonnements, autant de nouvelles propositions qui en principe devraient à la fois soutenir la proposition ou les propositions initiales, et en approfondir la teneur. Dans cette perspective, sont tenus en échec un certain nombre de type d’arguments classiques qui, s’ils ne sont pas prononcés ouvertement, font pourtant office de loi, surtout en classe : l’argument d’autorité par exemple. Car dans l’exercice philosophique, il n’est plus question de se référer au maître, aux parents ou à un livre quelconque pour établir la valeur d’une idée. Non pas que ces sources « premières » de la connaissance soient invalidées d’office, loin de là – il serait d’ailleurs difficile et vain de prétendre s’en abstraire -, mais elles trouveront leur place uniquement dans le cadre d’une construction intellectuelle, c’est-à-dire en un agencement de propositions établies par l’élève. En ce sens, il devient l’auteur de son propre discours, même si l’empreinte d’une quelconque influence peut se faire sentir de manière appuyée.
Le processus dans lequel est engagé chaque participant à travers ce questionnement est nommé, chez Platon, principe anagogique. Il s’agit de retracer en amont l’origine d’une pensée particulière, afin d’en vérifier la teneur, car c’est en cette origine que se retrouve le véritable sens d’une idée, et non en son apparente évidence. De plus, le processus de remontée dans l’être de l’idée rend à la pensée sa vigueur, ce qui permet de passer du stade de l’opinion à celui de l’idée. En effet, la distinction entre l’opinion et l’idée se résume au travail qui l’engendre et l’entoure. Une même proposition peut donc être considérée opinion ou idée selon le mode de lecture ou d’analyse utilisé, selon le degré d’intensité de l’interprétation. Enfin, cette enquête sur la causalité d’une idée fournit aussi dans le temps un certain nombre d’idées annexes, corrélats de l’idée initiale, qui éclairent cette dernière. Certaines contradictions ou incohérences émergent, qui s’offrent à l’étude et à la critique. Cette confrontation entre les différentes idées devient ainsi l’occasion, à travers un effort de cohérence que l’on peut assimiler à un souci de vérité, d’identifier et de retravailler divers postulats jusque-là restés inconscients dans l’esprit de leur auteur. Confronté à une multiplicité de propositions, l’intellect se doit d’en découvrir l’unité fondatrice et causale.
Ainsi, le travail qui consistait en premier temps à fournir des arguments pour répondre à des questions quant à la justification d’un propos initial, se transforme rapidement en un travail d’approfondissement. L’argumentation pouvant pratiquement se réduire à un simple prétexte, celui d’une exploration ou d’un examen plus fouillé. Ce qui nous autorise à évaluer la légitimité d’une idée non par quelque canon établi a priori, ou par appartenance à un texte officiel, mais grâce au rapport qu’une idée spécifique entretient avec son environnement intellectuel. Mais pour réaliser un tel projet, il est nécessaire d’apprendre à poser des questions, exercice qui constitue un art en soi. Car si certaines questions, percutantes, facilitent le travail et donnent lieu à un approfondissement, d’autres au contraire trouvent porte close ou n’invitent nullement à la production de concepts.
Le travail du questionnement oscille entre deux écueils. D’une part la question qui ressemble à un cours, difficile à comprendre, avec un long préambule qui souvent contient déjà les réponses attendues : celles qui laissent l’interlocuteur sur le carreau, soit par incompréhension, soit parce qu’il sent bien que l’on n’attend de lui rien d’autre qu’un acquiescement. D’autre part la question vague qui ne demande rien de spécifique : le « Dis-m’en plus » peu inspirant qui n’invite à rien. Sur cet aspect du travail, davantage encore que sur d’autres aspects, l’enseignant apprendra des élèves, c’est-à-dire de la multiplicité, car il est difficile de prévoir quel genre de question opèrera plus qu’une autre dans un cas particulier : c’est uniquement grâce à l’expérience, « sur le tas », que cette pratique s’améliorera. Car s’il est plus facilement possible pour l’enseignant d’entrevoir un point aveugle ou une contradiction dans une parole donnée, ce n’est pas pour autant qu’il trouvera les mots qui feront mouche chez l’interlocuteur, lui faisant prendre conscience du problème interne que couve son discours. C’est pourquoi toute la classe est invitée à se pencher sur les propositions d’un « auteur », car chacun doit réaliser que ce n’est pas tant de donner « sa » réponse qui représente le véritable travail, que de forger les questions appropriées. D’autant plus qu’une vraie question exige de ne pas mettre de l’avant ses propres idées, ce qui implique un redoublement du travail : prendre conscience des idées que l’on véhicule, et réussir à taire ses propres concepts et convictions, les mettre de côté pour s’adresser à quelqu’un afin de savoir ce qu’il pense, sans chercher à lui communiquer la « bonne pensée » ou à induire un contenu. Critique interne, nous dit Hegel, qui interroge de l’intérieur une thèse, à distinguer de la critique externe, qui consiste à avancer arguments et concepts servant à objecter. Questionner, c’est faire accoucher, ce qui signifie que les idées doivent émerger chez celui qui est interrogé, et non être fournies clé en main par le questionneur. Questionner, c’est créer un interstice de respiration et non boucher un trou
8 – Singularité du discours
La singularité du discours présuppose une sorte d’originalité de ce discours, originalité qui en constituerait la spécificité. Pourtant, on pourrait difficilement affirmer que tout ce que l’on entend dans une discussion de classe possède une telle caractéristique d’originalité. Aussi sans exclure le côté parfois inattendu de certaines réponses, pour le moins surprenantes, proposons l’hypothèse que la forme première de la singularité est plutôt celle de l’engagement. S’engager sur une idée, prendre des options sur une idée, c’est la rendre singulière, ou personnelle, par un phénomène d’appropriation. Ainsi, régulièrement, au cours de l’exercice, l’élève devra prendre parti, que ce soit par la production d’une idée ou par son rapport aux idées des autres. Pas uniquement sur le fait d’être d’accord ou non, mais aussi sur la nature même du discours proposé, sa cohérence, sa logique ou sa justesse, le sien ou celui d’un autre. Parti pris qui, comme on l’a vu, devra dans la mesure du possible pouvoir être expliqué, argumenté, justifié, etc.
L’idée de déterminer sa position par rapport à une question donnée, quel qu’en soit le degré d’abstraction, implique un acte de réflexion, une prise de conscience, qui demande aux élèves un effort, à certains plus qu’à d’autres. Car il devient nécessaire de se poser consciemment la question du choix personnel, ce qui dans les petites classes n’est pas nécessairement un acquis. Pour que cet acte s’effectue, il s’agit tout d’abord ne pas tomber dans un premier piège : le réflexe de la répétition, très courant en ces âges. Dire comme les autres, fussent-ils les élèves ou le maître, c’est la tentation et la solution de facilité, le réflexe fusionnel si commun chez les enfants. Fusion avec le groupe, parce que cela fait moins peur, parce qu’on se sent moins seul ou parce qu’il faut faire comme les autres. Fusion avec le maître, parce qu’il est un adulte, parce qu’il est celui qui sait, parce qu’il doit avoir raison.
Pour cette raison, au cours de notre exercice, il est crucial que l’enseignant ne manifeste ni accord ni désaccord, tout au moins sur le contenu, et même sur la forme, ce qui ne l’empêchera nullement de revenir en d’autres moments sur un problème soulevé qu’il lui semble devoir traiter lui-même. Quant au rapport entre camarades, afin d’assurer qu’il n’y ait pas de répétition mécanique, une des règles du jeu consiste à interdire de redire ce qui a déjà été dit par quelqu’un d’autre, ou par soi-même, au risque d’un symbolique “mauvais point” ou d’une élimination momentanée. On observera parfois certains élèves qui tentent d’articuler différentes formulations d’une même réponse afin de reprendre l’idée et ne pas pour autant être sanctionnés par la règle du jeu, ce qui en soi est un mécanisme intéressant. Car il s’agira pour tous de se demander si cette « nouvelle » réponse est identique ou non à la précédente, ou si elle a produit une quelconque nouveauté conceptuelle. L’animateur pourra à tout moment demander à la classe : “Est-ce que quelqu’un a déjà dit cela ?”. Et pour que la proposition puisse être refusée, il faudra pour commencer qu’au moins un élève reconnaisse qu’il s’agit d’une réponse identique à celle de quelqu’un d’autre : il devra expliquer en quoi ces réponses sont semblables et de préférence nommer l’auteur de la réponse initiale. En cas de doute ou de dissension, l’animateur pourra proposer une discussion et provoquer un vote sur la question, vote au cours duquel chacun devra trancher le litige.
Ne pas répéter. Assurer qu’une réponse répond à la question. Déterminer si la question est une question, si elle porte bien sur l’objet qu’elle est censée questionner. Déceler les incohérences d’une proposition. Diverses règles parmi d’autres, autant d’exigences diverses qui invitent chacun à arbitrer la discussion en usant de son jugement. Un tel fonctionnement présente l’avantage suivant : il oblige déjà chacun à écouter et à se rappeler ce que disent les autres, puisque à tout moment l’élève peut être sollicité afin d’évaluer la légitimité de ce qui a été dit. Toute analyse, toute lecture particulière et personnelle des idées évoquées pourra infléchir la discussion dans un sens ou dans un autre, puisque les discours s’élaborent en réciprocité et ne sont pas imperméables les uns des autres : ils se valident ou s’invalident mutuellement, ils s’approfondissent ou se problématisent entre eux. Ce qui nous conduit à un autre aspect de la singularisation : le principe de responsabilité, sous-jacent à l’exercice.
Certes, toute discussion implique un certain sens de responsabilité, ne serait-ce que par rapport aux idées que l’on émet soi-même. Mais dans la mesure où nous interdisons de sauter du coq à l’âne, où nous empêchons de passer d’une idée à une autre au gré des inspirations individuelles sans établir de lien, du fait que le groupe entier reste sur une idée donnée avant de passer à une autre, afin de la travailler, chacun devient implicitement responsable des idées des autres. Que ce soit en la questionnant, afin de lui faire dire ce qu’elle n’a pas encore dit, en posant sur elle des jugements de forme, ou en provoquant des problèmes de fond, on prend une lourde responsabilité, vis-à-vis de l’auteur de l’idée et de la classe tout entière. Le fait de se décentrer, afin de s’occuper en priorité des idées du voisin, offre de manière paradoxale un degré accru de singularisation, au travers de la prise de responsabilité. Se distancier de soi-même signifie en effet devenir responsable, puisque l’on est plus que jamais à l’écoute des autres, puisque l’on répond aux autres.
Autre aspect crucial du caractère singulier de l’idée : la justification ou l’explication. Car si une idée donnée peut avoir un sens commun et obvie, voire une signification apparemment objective, elle peut aussi trouver dans l’esprit et les mots de son auteur ou de son interprète un contenu très particulier. Aussi incongru soit ce contenu, il ne sera pas question de l’écarter d’un simple revers de main. D’autant plus que certaines propositions apparemment absurdes, ou dotées de tournures étranges, prendront réellement corps de manière inopinée après quelque explication ou modification. Des mots spécifiques connaîtront aussi une telle dérive, utilisés en des acceptions étranges, quand ils ne s’installeront pas, à l’occasion, carrément dans le contresens par rapport à leur définition classique. Dans ces divers cas de figure, que ce soit paralogisme, incompréhension ou inadéquation, le rôle de l’enseignant ne sera pas de « rectifier » des propos qui ne lui appartiennent pas, mais de faire confiance à l’auteur et au groupe, quitte à attirer l’attention de tous et solliciter leur avis sur un point particulier ou un autre, en évitant, bien sûr, de projeter une quelconque « bonne » pensée téléguidée. Il fera confiance au groupe, et il s’apercevra que bon nombre « d’erreurs de tir » se rectifieront d’elles-mêmes, procédure plus gratifiante, pédagogique et cohérente que s’il corrigeait lui-même, bien que nettement plus lente.
D’ailleurs nul ne peut sans son accord le moindrement modifier la proposition d’un participant. Déjà parce que toute proposition ou idée inscrite au tableau est signée, ce qui singularise d’office la pensée. Le « on » n’a pas ici droit de cité. Toute suggestion de modification ou d’explication par un camarade devra donc être acceptée par l’auteur pour pouvoir être inscrite au tableau. Mais le groupe peut sanctionner globalement par le biais d’un vote majoritaire une proposition qui lui paraît inadéquate : par exemple une proposition qui est hors sujet. C’est d’ailleurs le seul rôle imparti au groupe en tant que groupe : faire office de jury, afin d’approuver ou de sanctionner une hypothèse ou une analyse, puisque l’animateur de la discussion n’a pas ce droit. Il sera toutefois utile de spécifier que cette fonction d’arbitrage est d’ordre purement pragmatique, en expliquant que le groupe peut tout à fait se tromper, dans la mesure où une personne seule peut avoir raison contre tous. Mais avouons qu’en classe, en général, le groupe reste, dans ses jugements, relativement pertinent, suffisamment en tout cas pour permettre de l’utiliser comme référent, ne serait-ce que pour des raisons pratiques. Restons toutefois ouvert à des revirements de situation significatifs, et pour cela il est conseillé de barrer les propositions refusées plutôt que de les effacer.
9 – Le lien substantiel
Nous reprenons à notre compte cette expression de Leibniz, car elle spécifie pour nous de manière précise ce qui distingue la discussion « ordinaire » de la discussion philosophique. Pour cet auteur, la réalité ou substance des choses ne réside pas tant dans leur être distinct, que dans leur rapport à ce qu’elles ne sont pas. Ce qui distingue une entité fait plutôt appel à définition, analyse relativement statique d’un objet figé et isolé, tandis que saisir une entité dans son rapport à une ou plusieurs autres invite à la problématisation, posture intellectuelle plus vivante et dynamique. Non que la définition soit exclue, mais parce qu’elle se voit subordonnée à un ensemble de situations dont le caractère mouvant modifie et travaille au corps le sens qui ne peut plus être défini a priori. Le travail de la pensée consiste dès lors à éprouver la résistance d’une idée ou d’un concept en les frottant à ce qui leur paraît en un premier temps étranger, révélant ainsi les limites constitutives de leur être. Pour être cohérent avec nous-même, proposons le principe que le rapport entre discussion « ordinaire » et discussion « philosophique » consiste justement en l’explicitation du rapport, rapport constitutif et déterminant, car l’explicitation du rapport modifie en les éclairant et donc en les modifiant les éléments mêmes du rapport.
Pour être plus concret et visible, prenons le premier degré de ce rapport, tel que nous l’intégrons à notre pratique : la reformulation, utilisée comme outil de vérification de l’écoute. Comment pourrions-nous prétendre mener une quelconque discussion, et a fortiori une discussion philosophique, si les interlocuteurs ne s’écoutent guère ? D’autant plus qu’une des caractéristiques de l’échange philosophique pourrait consister en la contiguïté et le rapprochement entre les arguments afin de faire émerger les éléments essentiels de l’architectonique. « Enlève ta chemise, et viens pour le corps à corps ! » enjoint Platon. Non pas un corps à corps destiné à savoir qui l’emportera, mais dans le but de mettre à l’épreuve les idées et les rapports qu’elles entretiennent en elles-mêmes et entre elles. Ce ne sont jamais la présence des mots ou leur existence que l’on peut contester, mais uniquement leur utilisation ou leur fonction, c’est-à-dire le lien occasionnel qu’ils conservent avec d’autres mots, et la finalité à laquelle ils sont théoriquement assujettis.
La reformulation, qui renvoie à l’agrément des parties en présence quant à l’objet de leur discussion ou à la nature de leurs différences, condition d’une discussion réelle, paraît ainsi représenter la première étape du « lien » que nous tentons d’établir comme principe. Lien à la fois intellectuel, comme nous venons de le définir, mais aussi lien psychologique : instaurer un minimum d’empathie avec l’interlocuteur. En effet, reformuler posément, en sollicitant l’accord du partenaire sur le résumé de ses propos, exige de ne pas interpréter de manière réductionniste, empêche de caricaturer, et oblige surtout à bien distinguer la compréhension des arguments entendus et les diverses nuances, rectifications ou objections qui surgissent et que l’on s’apprête à avancer en réaction à ce qui a été entendu. Quant à celui qui entend sa parole reformulée, un tel exercice le contraint à entendre ce qui est entendu par son auditeur, expérience qui en soi n’est pas évidente, car entendre nos propres idées ou mots prononcés par une bouche autre que la nôtre peut représenter en soi une expérience assez douloureuse. Ne serait-ce que parce que cela nous force à repenser nos propos, de manière plus distante, avec toute la dimension critique que ce dédoublement infère. Bien souvent nous ressentirons une certaine irritation envers celui qui fait ainsi office de miroir, qui avive ainsi notre anxiété. D’autre part, notre auditeur n’est pas une machine à enregistrer : il traduit avec les mots qui lui sont propres, il résume comme il peut. Il nous faut alors savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire, faire le deuil de « l’ampleur » de notre pensée et de tout ce que nous voudrions dire ou ajouter, pour être capable d’admettre que ces paroles étrangères correspondent bien aux nôtres. Un tel jugement est délicat, qui doit évaluer l’adéquation entre deux formulations : sans une certaine liberté de pensée accompagnée de rigueur, elle devient impossible. Si l’on joue le jeu, la reformulation permettra toutefois de mieux entrevoir ce que contiennent nos idées, d’en percevoir les faiblesses et les limites.
Le lien substantiel, nous le voyons déjà, est aussi l’unité d’un discours, unité transcendante, pas nécessairement exprimée, qui contient de manière condensée le contenu, abrégé ou intention de notre pensée, proposition réduite dont la forme et le fond souvent nous échappent. Une fois formulée, cette unité sous-jacente peut même nous surprendre ou nous insupporter. Elle est le principe unificateur ou générateur de nos exemples, cause antécédente du fameux « c’est comme quand… » si populaire chez les enfants, et les adultes. L’établissement explicite de ce lien requiert de réquisitionner des mots clefs, ou concepts, termes choisis qui rendent opératoire le discours en extrayant l’intimité du sens. Pour ce faire, il devient nécessaire de travailler l’art de la bréviloquence. Ainsi il pourra être demandé à un orateur de forger une proposition simple, phrase unique qui lui semble capturer l’essentiel de ce qu’il tente de signifier à travers une multiplicité de phrases dont l’enchevêtrement a souvent pour rôle premier d’obscurcir le sens plutôt que de le rendre manifeste. C’est cette phrase qui sera notée au tableau, pour servir de témoin exclusif d’une pensée donnée. Néanmoins ne soyons pas étonnés si un élève ne réussit pas à relever ce défi, et s’il lui faut solliciter l’aide de ses camarades accomplir sa tâche. Périodiquement, il sera nécessaire de transformer quelques aspects cruciaux de la parole initiale pour réussir ce pari : à partir du moment où notre discours s’explicite, nous nous voyons souvent obligés d’en modifier les termes.
Le lien substantiel est donc l’unité d’un discours, mais il est aussi l’unité de deux ou plusieurs discours. Bien entendu, dans la mesure où des paroles proviennent d’origines différentes, on peut s’attendre à ce qu’elles comportent une dimension contradictoire ou conflictuelle. Contrairement à une parole unique qui doit s’astreindre à un souci de cohérence, la multiplicité des auteurs n’oblige en rien à un quelconque consensus. Toutefois, l’exigence de la discussion implique tout de même une unité : celle de l’objet. Il s’agit donc en premier lieu d’identifier, en dépit de la variété des formes d’expression, des angles d’attaques du propos ou de la diversité des perspectives, quelque communauté de sens sans laquelle nous nous retrouvons engoncés dans l’absurdité, le solipsisme et le dialogue de sourds. En même temps que cette communauté d’objet, et grâce à elle, nous découvrirons les différences conceptuelles, accompagnées des visions du monde qui les sous-tendent, différences qui nous permettront d’estimer et prononcer les enjeux de la discussion. « Dialectique du même et de l’autre », propose Platon : en quoi l’objet de la discussion est-il même et autre ? La phrase simple, proposition unique qui nous semble toujours si nécessaire prendra naturellement la forme d’une problématique. Proposition qui pose un problème sous la forme d’une question, d’une contradiction ou d’un paradoxe. Nous retrouvons ici la même demande : l’art de la bréviloquence. Mais souvent, afin de placer en regard deux propositions, il nous faut découvrir une ou des antinomies dont les termes ne sont nullement exprimés, de manière consciente, dans les propositions initiales. De la même manière où nous devions creuser un discours unique pour en saisir le sens et l’intention, en produisant de nouveaux concepts et une proposition simple, un certain travail d’approfondissement doit être effectué pour capturer et montrer de manière visible ce qui oppose deux discours. De manière surprenante, nous découvrirons alors périodiquement que des propos qui se veulent contradictoires ne le sont guère, qui se paraphrasent allègrement, arguant exclusivement sur quelque point de sémantique ou autre subtilité peu substantielle, tandis que ceux qui prétendent « aller dans le même sens » entretiennent une illusion fusionnelle dépourvue de toute justification.
10- Penser la pensée
Dans la Critique de la raison pure, Kant distingue deux types de concepts : les concepts empiriques, tirés de l’expérience, et les concepts purs, produits dérivés de la raison. Ainsi le concept « homme » provient pour bonne partie de l’expérience, mais celui de « contradiction » est engendré par la raison. Car si je peux percevoir par les organes des sens des hommes concrets, je ne peux pas percevoir de contradictions par ces mêmes organes, ce dernier concept renvoyant uniquement à un problème d’intelligible et non de sensible, donc à un travail d’analyse et de synthèse. Or il nous semble que le travail philosophique doit tendre à la production de concepts, certes empiriques, mais aussi purs concepts de raison. Processus d’abstraction que nous avons déjà traité. Mais nous souhaitons revenir sur la production de ces concepts purs à travers lesquels se forge une pensée consciente d’elle-même et de son fonctionnement. Une pensée qui peut et doit périodiquement s’abstraire d’elle-même pour s’engager dans un processus de métaréflexion.
L’aspect le plus évident de ce processus existe très tôt sur le plan intuitif, en ce que nous nommerons intuition logique. Car si l’enfance se caractérise par une vision magique du monde, un monde où tout peut arriver sans que cela ne surprenne, petit à petit l’esprit s’initie à « l’ordre des choses ». Par un processus associatif, prélude au cheminement de la raison, des objets, des êtres et des phénomènes sont reliés ensemble. Divers liens sont établis, qui lentement deviendront la structuration de l’espace, du temps, de la causalité, de la logique, du langage, de l’existence, avec toutes les lourdeurs et les rigidités que cette vision figée du monde implique, certes, mais qui s’avèrent aussi la condition nécessaire à l’avènement de la raison. Raisonner consiste à connaître ou reconnaître la réalité des choses, à la comprendre et donc à prévoir, car si rien n’est prévisible, si rien n’est reconnaissable, notre raison devient caduque. Ce qui explique notre étonnement, lorsque qu’un événement dépasse les frontières de notre raison et de ses attendus. La transformation dont nous parlons est celle d’un esprit pour lequel tout est possible, qui peu à peu distingue le possible et l’impossible, ainsi que le compossible : ce qui est possible par rapport à une condition donnée, fondement même de la pensée logique : « si ceci, alors cela », ou bien « si d’une part ceci et d’autre part ceci, alors cela » base du très classique syllogisme.
L’exercice philosophique, par le biais de la discussion ou autre, consiste donc à inviter la raison à effectuer un double travail sur elle-même. D’une part, aller « au bout » de ses interrogations, de ses problèmes, de ses analyses. D’autre part, se voir fonctionner, repérer les mécanismes, à la fois ceux qui opèrent et produisent de la pensée, et ceux qui freinent, dévient ou interrompent le processus de réflexion. Ces deux aspects du travail se nourrissant mutuellement, puisque la perception des limites permet de saisir la nature précise d’un processus, et l’identification d’un processus permet de retravailler ou dépasser les limites. Ainsi le travail de métaréflexion permet à la pensée de progresser. Or c’est précisément le problème qui est soulevé par les enseignants qui nous disent « Je ne sais pas quoi répondre aux questions des élèves » ou bien « Ça tourne en rond, je ne vois pas comment faire avancer la discussion » : comment faire progresser la pensée. La solution n’est ni de fournir des réponses toutes faites sur lesquelles les élèves se précipiteront, ni de simplement proposer une piste qui « sortira d’affaire » le groupe, mais d’inviter les uns et les autres à observer leur propre fonctionnement, leurs idées, leurs contradictions, leurs glissements de sens, etc., tout simplement par quelques petites règles méthodologiques qui spécifient le rôle et la finalité de chaque moment de réflexion.
Le premier aspect de ce processus consiste à être conscient de la nature de nos propos, comme de nos actes, et pour cela savoir catégoriser ces propos, savoir nommer la forme ou la finalité de notre parole. Sommes-nous en train de poser une question, de proposer une nouvelle idée, de répondre à une objection ou d’en fournir une, de démontrer ou de prouver une idée, d’argumenter ou de problématiser, de donner un exemple ou de conceptualiser une illustration, de rapporter des faits ou de les interpréter ? Il s’agit ici d’émerger du « Je veux dire quelque chose… Ça me fait penser à… Je voudrais ajouter… ». Autant de souhaits exprimés de « commenter », « nuancer », « compléter », « rebondir », ou « préciser » qui, vérification faite, ne signifient pas grand-chose, sont très vagues ou restent très éloignés de ce qu’ils disent. Ce type d’analyse renvoie en premier à l’intention de la prise de parole, car pour son auteur, elle est souvent vécue et perçue exclusivement comme une « pulsion de parole », quelque chose qui nous vient à l’esprit et demande à sortir, le plus vite possible, opinions d’origine principalement associative, dont nous ignorons la nature et le rôle. Ignorance qui explique un certain nombre de difficultés d’articulation, de balbutiements, de ratures et de contradictions. Prendre conscience de ce que l’on veut dire, signifie aussi travailler et lisser cette parole en fonction d’une finalité ordonnatrice permettant de mieux structurer la pensée. Bien que lors des premières tentatives, le fait de catégoriser ou définir semble rendre notre parole plus confuse encore. Faire et se voir faire, comme action simultanée, peut être pensé et subi initialement comme un facteur dédoublant, alourdissant la tâche, mais plus ou moins rapidement, au fur et à mesure que se développe la capacité d’être à la fois « dedans » et « dehors », ce processus facilite le travail de la pensée et de l’expression en clarifiant la compréhension.
Dire les mots, c’est penser, nous dit Hegel, affirmant qu’il serait illusoire de croire penser sans forger par des concepts cette pensée. L’intention, le ressenti, l’impression, l’intuition, autant de formes inadéquates, insuffisantes et trompeuses de la pensée, une pensée non consciente d’elle-même. Certes ce présupposé, comme tout présupposé, connaît ses limites, mais il connaît aussi son utilité. Savoir ce que l’on dit, c’est dire ce que l’on dit, c’est annoncer son intention, c’est définir la forme, c’est articuler la relation à ce qui a déjà été dit. Toutefois, comme pour l’ensemble de l’exercice, il ne s’agit pas ici de faire un travail de vocabulaire, sur les termes « hypothèse », « objection », « abstrait », « essentiel » ou autres, bien que cela ne soit guère exclu, en un autre temps. Non pas savoir, mais savoir-faire ; non pas connaître, mais utiliser. Notre affaire est surtout que l’élève s’entraîne à penser sa pensée, c’est-à-dire à tenter de spécifier la nature de son discours. En un sens, peu importent les mots qu’il utilise, ceux qui seront les siens en un premier temps, approximatifs et inhabituels, ou ceux qu’il acquerra au cours de la pratique, plus précis ou plus conventionnels. L’important est surtout de desceller l’immédiateté qui le lie à sa parole, de creuser un interstice, d’installer une respiration, pour passer de l’implicite à l’explicite, afin que le sujet se détache de lui-même et que la pensée devienne un objet pour elle-même. Nos opinions sont des vérités, nous indique Pascal, à condition d’entendre ce qu’elles disent, et la vérité de nos opinions n’est pas toujours là où nous le pensons. Tentons alors de nous en rapprocher.