Les fondements théoriques d’une pratique philosophique

Les fondements théoriques d’une pratique philosophique

Le concept de pratique est en général étranger au philosophe d’aujourd’hui, presque exclusivement un théoricien. Le mot même parfois le dérange. En tant que professeur, son enseignement porte principalement sur un certain nombre de textes écrits, dont il doit transmettre la connaissance et la compréhension à ses élèves. Son principal centre d’intérêt sera l’histoire des idées. Une faible minorité d’enseignants s’engagera de surcroît dans la spéculation philosophique, faisant œuvre théorique plus moins originale. Dans ce contexte, de manière récente, quelque peu en rupture avec la tradition, de nouvelles pratiques émergent, qui s’intitulent pratiques philosophiques, consultations philosophiques, philosophie pour enfants ou autres, pratiques qui se voient contestées vigoureusement ou ignorées par l’institution philosophique. Cette situation pose les deux questions suivantes, que nous traiterons dans cet ordre. La philosophie est-elle seulement un discours ou peut-elle avoir une pratique distincte ? Qu’est-ce qui dès lors constitue une démarche philosophique ?

La matérialité comme altérité

Une pratique peut être définie comme une activité qui confronte une théorie donnée à une matérialité, c’est-à-dire à une altérité. Ainsi en va-t-il du physicien ou du chimiste qui par des expériences spécifiques vérifie ses théories sur la matière. Avançons l’hypothèse que la matière est de manière générale ce qui offre une résistance à nos volontés et à nos actions. Ainsi la matérialité la plus évidente du philosopher est premièrement la totalité du monde, incluant l’existence humaine, à travers les multiples intuitions et représentations que nous en avons. Un monde que nous connaissons sous la forme du mythe (mythos), narration des événements quotidiens, faits divers, schémas concrets, ou sous la forme d’explications culturelles, scientifiques et techniques éparses (logos), schémas abstraits. Deuxièmement, la matérialité est pour chacun d’entre nous « l’autre », notre semblable, avec qui nous pouvons entrer en dialogue et en confrontation, un « nous », ou « moi élargi ». Troisièmement, la matérialité est la cohérence, la consistance, l’unité présupposée de notre discours ou de notre pensée, dont les failles et l’incomplétude nous obligent à nous confronter à des ordres plus élevés et plus complets d’architecture mentale, à une unité anhypothétique, ce qui peut se nommer transcendance.

Avec ces principes en tête, inspirés par Platon, il devient possible de concevoir une pratique qui consiste en des exercices mettant à l’œuvre la pensée individuelle, dans des situations de groupe ou singulières, peu importe le lieu. Le fonctionnement de base, à travers une dynamique dialogique, consiste d’abord à identifier les présupposés à partir desquels fonctionne notre propre pensée, ensuite à en effectuer une analyse critique, puis à formuler des concepts afin d’exprimer l’idée globale ainsi enrichie par la tension des contraires, et pouvoir à volonté en modifier les paradigmes initiaux. Dans ce processus, chacun cherche à devenir conscient de sa propre appréhension du monde et de lui-même, à délibérer sur les possibilités d’autres schémas de pensée, et à s’engager sur un chemin anagogique où il dépassera sa propre opinion, transgression qui est au cœur du philosopher, comme travail sur soi. Dans cette pratique, la connaissance des auteurs classiques est utile, mais ne constitue pas un pré-requis absolu. Quels que soient les outils utilisés, le défi principal reste l’activité constitutive de l’esprit singulier. Ainsi, totalité, singularité et transcendance constituent la « matière » de la pratique philosophique, facettes diverses de la confrontation à l’être.

L’altérité comme mythos et logos

Comment vérifier des idées données sur tous les petits mythos de la vie quotidienne, sur les morceaux plus ou moins éclatés de logos qui constituent notre pensée ? Le problème avec la philosophie, comparée à d’autres types de spéculation, est que le sujet pensant ne mesure pas réellement sa propre efficience sur une véritable altérité, mais sur lui-même. Bien que l’on puisse objecter que le physicien, le chimiste, ou encore plus le mathématicien, sont simplement enclins à camoufler leur subjectivité, déguisée en constatation objective. Mais admettons que ce problème de la subjectivité s’aggrave dans la pratique philosophique, puisque l’idée particulière que le sujet doit mettre à l’épreuve en la confrontant à ses mythos et logos personnels, est elle-même nourrie de ces mythos et logos personnels, ou engendrés par eux. De plus, comme pour la science « dure » qui parfois change la réalité, soit en agissant sur elle à travers des hypothèses innovantes et efficaces, soit en transformant simplement la perception, la « nouvelle » idée particulière du philosophe peut altérer le mythos ou le logos qui occupe son esprit. Le problème posé par ces deux processus, est qu’il existe une tendance naturelle de l’esprit humain à se déformer afin de réconcilier une idée spécifique avec le contexte général dans laquelle elle intervient, soit en minimisant cette idée spécifique, soit en minimisant l’ensemble du mythos et du logos établis, soit encore en créant une barrière entre eux pour éviter le conflit. Cette dernière option est la plus commune, car elle permet d’éviter, en apparence, le travail de la confrontation ; phénomène qui explique le côté « marqueterie mal jointe » de l’esprit humain, selon l’expression de Montaigne. Autant de phénomènes qui éludent la tension constitutive de l’esprit singulier.

Heureusement, ou malheureusement, la douleur provoquée par l’absence de cohérence ou d’harmonie de l’esprit – similaire à la douleur provoquée par la maladie qui exprime les dissonances du corps – nous oblige à travailler cette dissension, ou à porter une armure pour nous protéger, pour oublier le problème afin de minimiser ou occulter le désagrément. Cet oubli a toute l’efficacité d’un analgésique, mais aussi les inconvénients d’une drogue. La maladie est encore là, se renforçant puisque nous ne la traitons pas. Il s’agit donc de se réconcilier avec l’idée de problème, véritable problème s’il en est un.

L’altérité comme « l’autre »

Passons au second type d’altérité : « l’autre » sous la forme d’un autre esprit singulier. Dans le dialogue, ce dernier a un premier avantage sur nous : il est le spectateur de notre pensée, plutôt que l’acteur que nous sommes ; les ruptures et divergences de notre propre système ne lui causent pas a priori de douleur. Contrairement à nous, il ne souffre pas de nos incohérences, en tout cas pas de manière directe, sauf à travers une sorte d’empathie. Pour cette raison, il est mieux placé que nous pour identifier les conflits et contradictions qui nous minent. Bien qu’il ne soit pas non plus un pur esprit : ses réponses et analyses seront affectées par ses propres bogues et virus, par ses propres insuffisances, sa propre subjectivité. En dépit de cela, étant moins impliqué que nous dans notre affaire, il pourra poser un œil plus distant sur notre processus de pensée, avantage certain pour nous examiner de manière critique et non défensive, bien que l’on doive se garder d’attribuer une quelconque toute-puissance à cette situation ; toute perspective particulière souffrant nécessairement de faiblesses et d’aveuglements. Ce peut être par manque de compréhension de la pensée de l’autre que nous sommes, ou bien par crainte de cet autre, ou encore à cause de la complaisance induite par le manque d’intérêt pour l’autre, et même l’empathie s’avère ici dangereuse, qui menace d’engluer deux êtres l’un dans l’autre. Quoi qu’il en soit, nous ne pourrons que bénéficier de son étrangeté.

L’altérité comme unité

La troisième forme d’altérité est l’unité du discours, l’unité du raisonnement, sa transparence, sa vérité, sa concordance à soi-même. Nous postulons ici la présence d’un « anhypothétique », selon Platon, l’affirmation d’une hypothèse aussi incontournable qu’inexprimable, unité transcendante et intérieure dont nous ignorons totalement la nature propre, bien que sa présence s’impose à travers ses effets sur nos sens et notre compréhension. Vérité intime du discours. L’unité ne nous apparaît pas en tant que telle, comme une entité évidente, mais à travers une simple intuition, désireuse de cohérence et de logique. Point de fuite niché au sein d’une multiplicité d’apparences, qui cependant guide notre pensée et reste une source permanente d’expériences cruciales, pour notre esprit et celui des autres, sauvant nos esprits de l’abîme obscur et chaotique, de la multiplicité indéfinie et du tohu-bohu, pénible chaos qui trop souvent caractérise les processus de pensée, les nôtres et ceux de nos semblables. Les opinions, les associations de pensées, les simples impressions et sentiments, chacun d’entre eux régnant sur son petit monde immédiat, rapidement oubliés lorsqu’ils traversent les frontières étroites d’espace et de temps qui les attachent à un territoire microscopique. Pauvres et pathétiques éphémères qui, aussi réels soient-ils, tentent de se maintenir, faibles et impuissants, dans le brouhaha de processus mentaux déconnectés, essayant en vain d’être entendus, tandis que l’écho reste silencieux et désespérément muet. À moins de résonner sur fond de cette mystérieuse, généreuse et substantielle unité, toute idée particulière sera condamnée à une fin prématurée et soudaine, révélant à toute conscience le vide de son existence. Le seul problème, ici, est précisément que cette conscience est tragiquement absente, ou silencieuse, car sa présence, liée à l’unité en question, aurait déjà radicalement transformé la mise en scène. L’unité de notre discours est dont ce mur intérieur, à la fois rempart, appui, butée, dont nous ignorons toujours la nature essentielle. Elle est l’autre en nous, l’autre qui d’une certaine manière est en nous plus que nous-même : le sujet transcendantal, mauvaise conscience du sujet empirique que nous sommes au quotidien.

Qu’est-ce que philosopher ?

En résumé, l’activité pratique philosophique implique de confronter la théorie à l’altérité, une vision à une autre, la multiplicité à l’unité. Elle implique la pensée sous le mode du dédoublement, sous le mode du dialogue, avec soi, avec l’autre, avec le monde, avec la vérité. Nous avons défini ici trois modes à cette confrontation : les représentations que nous avons du monde, sous forme narrative ou conceptuelle, « l’autre » comme celui avec qui je peux m’engager dans le dialogue, l’unité de pensée, comme logique, dialectique ou cohérence du discours. Dès lors, qu’est-ce que la philosophie, lorsque cruellement et arbitrairement nous lui enlevons son costume pompeux, frivole et décoratif ? Que reste-t-il une fois que nous l’avons déshabillée de son soi autoritaire, gonflé et trop sérieux ? Autrement dit, au-delà du contenu culturel et spécifique qui en est l’apparence, généreuse et parfois trompeuse – si tant est que nous pouvons faire l’économie de cette apparence – que reste-t-il à la philosophie ?
En guise de réponse, nous proposerons la formulation suivante, définie de manière assez lapidaire, qui pourra paraître comme une paraphrase triste et appauvrie de Hegel, dans le but de se concentrer uniquement sur l’opérativité de la philosophie en tant que productrice de concepts, plutôt que sur sa complexité. Nous définirons l’activité philosophique comme une activité constitutive du soi déterminée par trois opérations : l’identification, la critique et la conceptualisation. Si nous acceptons ces trois termes, au moins temporairement, le temps d’en éprouver la solidité, voyons ce que ce processus philosophique signifie, et comment il implique et nécessite l’altérité, pour se constituer en pratique.

Identifier

Comment le moi que je suis peut-il devenir conscient de lui-même, à moins de se voir confronté à l’autre ? Moi et l’autre, mien et tien, se définissent mutuellement. Je dois connaître la poire pour connaître la pomme, cette poire qui se définit comme une non-pomme, cette poire qui définit donc la pomme. De là l’utilité de nommer, afin de distinguer. Nom propre qui singularise, nom commun qui universalise. Pour identifier, il faut postuler et connaître la différence, postuler et distinguer la communauté. Dialectique du même et de l’autre : tout est même et autre qu’autre chose. Rien ne se pense ni n’existe sans un rapport à l’autre. Identifier c’est donc établir, analyser, interpréter, distinguer, justifier, approfondir.

Critiquer

Tout objet de pensée, nécessairement engoncé dans des choix et des partis pris, est de droit assujetti à une activité de critique. Sous la forme du soupçon, de la négation, de l’interrogation ou de la comparaison, diverses formes d’un travail de problématique. Mais pour soumettre mon idée à une telle activité, je dois devenir autre que moi-même. Cette aliénation ou contorsion du sujet pensant en montre la difficulté initiale, qui en un second temps peut d’ailleurs devenir une nouvelle nature. Pour identifier, je pense l’autre, pour critiquer, je pense à travers l’autre, je pense comme l’autre ; que cet autre soit le voisin, le monde ou l’unité. Ce n’est plus simplement l’objet qui change, mais aussi le sujet. Le dédoublement est plus radical encore, il devient réflexif. Ce qui n’implique pas de « tomber » dans l’autre. Il est nécessaire de maintenir la tension de cette dualité, par exemple à travers la formulation d’un enjeu, d’une tension. Et tout en tentant de penser l’impensable, je dois garder à l’esprit mon incapacité fondamentale de m’échapper véritablement de moi-même.

Conceptualiser

Si identifier signifie penser l’autre à partir de moi, si critiquer signifie me penser à partir de l’autre, conceptualiser signifie penser dans la simultanéité de moi et de l’autre. Néanmoins, cette perspective éminemment dialectique doit se méfier d’elle-même, car aussi toute-puissante se veuille-t-elle, elle est également et nécessairement cantonnée à des prémisses spécifiques et des définitions particulières. Tout concept entend des présupposés. Un concept doit donc contenir en lui-même l’énonciation d’une problématique, problématique dont il devient à la fois l’outil et la manifestation. Il traite un problème donné sous un angle nouveau. En ce sens, il est ce qui permet d’interroger, de critiquer et de distinguer, ce qui permet d’éclairer et de construire la pensée. Et si le concept apparaît ici comme l’étape finale du processus de problématisation, affirmons tout de même qu’il inaugure le discours plutôt qu’il ne le termine. Ainsi le concept de « conscience » répond à la question « Un savoir peut-il se savoir lui-même ? », et à partir de ce « nommer », il devient la possibilité de l’émergence d’un nouveau discours, d’une nouvelle intuition. Par exemple l’idée que la conscience échappe nécessairement à elle-même, ce reste que d’aucuns nomment l’inconscient.

Tous philosophes ?

Identifier ce qui est nôtre. Se rendre capable d’une analyse critique de cette identité. Dégager de nouveaux concepts afin de prendre en charge la tension contradictoire qui émerge de la critique. De manière assez abrupte, qu’il reste à développer en d’autres lieux, disons que ces trois outils nous permettront de confronter l’altérité qui constitue la matière philosophique, matière sans laquelle il ne serait pas possible de parler de pratique philosophique. Une pratique qui consiste à s’engager dans un dialogue avec tout ce qui est, avec tout ce qui apparaît. À partir de cette matrice, il n’est de catégorie d’êtres humains qui ne puisse tenter à différents degrés de philosopher, de s’engager dans une pratique philosophique.

En guise d’écho à notre thèse, nous convoquerons Kant, pour qui l’entendement spéculatif, cette capacité de juger qui nous permet d’examiner les conditions de possibilités de la raison réfléchissante, obéit à des règles qui relèvent du sens commun théorique. Les trois maximes qui la régulent sont, d’une part penser par soi-même, d’autre part penser à la place d’autrui, par exemple à partir des antinomies qui structurent les oppositions de la pensée, enfin être en accord avec soi-même. C’est ainsi que nous rattachons notre jugement à la raison humaine tout entière, échappant ainsi à l’illusion résultant de conditions subjectives et particulières pouvant aisément être tenues pour objectives, une illusion qui exercerait une influence néfaste sur le jugement. On peut entrevoir dans cette perspective une transposition directe à notre conception de la pratique philosophique.

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