Contes

Caïn

IMG_9072_2

À maintes reprises, j’ai voulu raconter cette histoire ; or à chaque fois, par quelque remords aux calculs étranges, ma main se paralysait, mon bras ne savait plus m’obéir. Pourtant, il fallait qu’un jour ces événements qui troublèrent toute ma vie soient connus, afin que mon existence n’ait pas été vaine ; mais il est de ces découvertes, de ces connaissances, de ces révélations, qui s’avèrent si dévastatrices qu’elles ne laissent aucune parcelle de notre conscience intacte. Aussi, je frémissais à l’idée de léguer ce fardeau à quelque lecteur un peu trop curieux, qui lirait ces lignes par inadvertance, et ne se rendrait compte de leur effet que plus tard, trop tard, en réalisant, impuissant, l’effet terrible de ces quelques phrases sur ses réflexions et gestes quotidiens. Néanmoins pouvais-je prendre la responsabilité de celer au monde ce qu’un auteur inconnu m’avait fait découvrir? L’ignorance n’est-elle pas un tribut beaucoup trop lourd à payer au bonheur, le plus complet soit-il, en admettant qu’une félicité dépourvue de toute ombre soit pour l’homme un état concevable ? Voilà pourquoi, au crépuscule de ma vie, lorsque loin d’avoir résolu ce dilemme, la mort dans l’âme, je me résolus à coucher ces pensées, je pris comme alibi, pour atténuer les appréhensions de ma conscience, l’argument que, comme pour une bouteille jetée à l’eau par le naufragé, le hasard se chargerait, avec son index vacillant, de désigner le nouveau dépositaire de ce savoir. Le lecteur me pardonnera cette lâcheté que s’accorde un homme à qui reste peu de temps à vivre, et qui verra venir la mort comme une douce délivrance…

Vers le terme de mon enfance, à l’orée de l’adolescence, à cet âge où l’on émerge des limbes de l’amour parental pour pénétrer peu à peu un monde qui révèle l’immensité de son existence, je découvris un grand et beau livre dans le grenier de ma grand-mère. Étant devenu orphelin très jeune, ma curiosité, par la force des choses, s’était développée assez rapidement, avec toute l’intensité presque maladive qui accompagne les transformations prématurées. Je vivais seul avec ma grand-mère, une douce et brave femme qui m’avait recueilli à la mort de mes parents. Je fus donc fasciné le jour où, dans le grenier, en fouillant des coffres remplis de vieilleries poussiéreuses, je mis la main sur un livre, une ancienne édition à la couverture épaisse, d’un bleu et or tout défraîchi, un de ces livres emplis de gravures à la pointe comme cela se pratiquait à l’époque. Le titre n’en était pas moins attirant que l’apparence, il s’intitulait : Les secrets de l’histoire.

Ici, avant de continuer ma propre biographie, je dois tenter de vous raconter à peu près ce que je trouvai en ce livre, en cette exploration qui devait perturber ma conscience naissante. Il me faut conter cela de mémoire, car j’ai depuis longtemps, à travers mes multiples pérégrinations, égaré cet ouvrage ; mais mon esprit est de toute façon devenu le dépositaire vivant de l’essentiel de son contenu. Cette histoire très particulière s’intitulait Caïn. L’écrivain avait eu comme dessein de rapporter la véritable histoire de Caïn, prétendant que l’on avait altéré la vérité au cours des siècles afin de ne pas trop effrayer les hommes. Toute la vie de cet homme avait consisté en une longue et pénible quête pour découvrir et révéler la vérité à ce sujet. Au cours de ses recherches, il avait mis la main sur de vieux grimoires traitant de la question. Leurs auteurs, dépositaires d’une antique tradition d’initiés, tenaient à ce que la vérité ne disparaisse pas, même si elle restait exclusivement l’apanage d’un nombre restreint d’esprits éclairés désignés par le sort. Philon d’Alexandrie, nous relatait le livre — la seule évocation de ce nom, le simple fait de prononcer ces quelques syllabes, emplissait déjà mon imagination de toute une saveur particulière —, Philon d’Alexandrie est un des plus anciens sages à nous révéler que Caïn n’est jamais mort, car il a, pour châtiment du meurtre de son frère Abel, été condamné à l’errance, à la fuite, à l’exil perpétuel, à une mort sans fin. Caïn n’a jamais disparu, il erre depuis le début, et pour longtemps, à travers le monde…

Une fois divulgué ce secret chargé d’implications bouleversantes, une grave question était alors soulevée : n’existait-il pas fondamentalement une injustice dans cette histoire ? Si Abel était resté confiant et amoureux de Dieu, contrairement à Caïn qui avait défié son Seigneur, c’est parce que Abel se savait mortel, et vivait en sachant qu’un jour il retournerait au sein de son Créateur, alors que Caïn se savait immortel par le hasard des choses, et se voyait, lui, condamné pour toujours à se nourrir à la sueur de son front sans jamais pouvoir contempler la face de Dieu. Il était facile pour Abel de rester calme et pacifique ; il se contentait de récolter ce que la nature offrait, faisait paître ses brebis, et remerciait chaque jour pour sa bonté la généreuse Cause de toute chose, tandis que Caïn, le cœur plein de rage, devait travailler sans relâche à transformer la nature par son ardeur et son industrie afin de pouvoir vivre l’implacable éternité à laquelle il se voyait condamné. Voilà ce qui explique la jalousie qui dévorait Caïn, ce qui finit par l’aveugler au point qu’il en perdit foi en son créateur ; il en arriva à oublier que rien ne peut exister hors de la divine Providence. Il n’inclut même plus son propre être dans le tout-puissant dessein ; ne comprenant pas, il douta, et voulut refuser le rôle qui lui était imparti. Un jour, excédé devant ce qui lui semblait d’une cruelle partialité, il désira annihiler l’objet sur lequel se greffait sa rage, la forme qu’elle prenait à ses yeux, et il tua son frère Abel. Dans sa fureur, aveuglé de colère, Caïn ne vit pas qu’il se bornait par cet acte à commettre ce qui était prévu de toute éternité : il ne voulait plus voir cette différence qui le torturait, et pour l’éviter, il accomplit précisément ce en quoi consistait cette différence…

L’homme réalisait ainsi pleinement la contradiction de son être. Et, depuis cette époque lointaine, Caïn erre, sous toutes les formes il se terre ; dans tous les pays, à toutes les époques, sous toutes les fonctions et tous les déguisements, habité par l’angoisse du néant, il se cache. Il est celui qui, sachant qu’il ne peut pas mourir, voudrait mourir, mais hanté, depuis le meurtre d’Abel, par la peur de rencontrer son juge, il a peur de mourir, bien qu’il ne le puisse pas. Ainsi il se cache en cette immortalité qu’il haïssait tant. Il est le premier de ces hommes qui souhaitent ardemment la fin, car ils souffrent de la vie, tout en espérant que le dernier jour, celui où l’histoire nous juge, ne viendra jamais ; leur volonté et leur désir s’opposent à tout jamais, ils en condamnent Dieu. Caïn en devient celui qui veut tuer la vie elle-même, afin que ce don divin s’avère dénué de tout sens…
Voilà ce que je trouvai dans ce livre au grenier. J’y découvris de surcroît que Caïn, devenu immortel, depuis la nuit des temps se cachait sous toutes les formes humaines. En apprenant cela mon sang ne fit qu’un seul tour : sans aucune hésitation je reconnus Caïn sous les traits du Monsieur qui habitait le sixième étage de notre immeuble. Déjà, avant d’avoir découvert ce livre, je l’avais trouvé très bizarre. Il était assez âgé, les cheveux poivre et sel tirés vers l’arrière de la tête, toujours vêtu de couleurs sombres et ternes, éternellement l’air d’être en deuil de lui-même. Quand il nous rencontrait, ma grand-mère et moi, il ne manquait jamais de nous saluer et de nous adresser quelques mots. Parfois il lançait tristement, sans que je saisisse trop pourquoi :
— Ah! vous avez bien de la chance Madame Chaumont d’être à la retraite. C’est là que l’on commence vraiment à vivre !

Et il s’étendait d’une voix morne sur ces obligations qui rendent la vie beaucoup trop pénible. Je le suspectais sans encore en déterminer la raison ; aussi, dès que je lus ces pages accusatrices, je sus que Caïn, c’était lui ! Je me rappelle ces paroles qui nous avertissaient : Caïn avait vécu sous toutes les formes, depuis les origines de l’humanité, souvent sous les apparences auxquelles on pouvait le moins s’attendre. L’auteur provoquait à ce propos une terrifiante interrogation : quel grand conquérant responsable de la mort de millions d’hommes avait pu être Caïn, quel meurtrier à l’œil illuminé, quel chef cannibale avait pu lui prêter son aspect, et il mettait en garde le lecteur en ces termes : « Restez sur vos gardes ! il se cache toujours, sous les dehors les plus inattendus, prêt à agir, à surgir, patientant comme un papillon en sa chenille, n’attendant que son heure, sans se faire remarquer, avant de reprendre son envol dévastateur. Il est alors l’homme qui attend, car il est très vieux Caïn, et il a appris à attendre, vivant une attente sans fin, et il peut passer de longues années, tapi, guettant le moment propice, celui où il pourra perpétrer les actes que commande la rage inassouvie de celui qui est condamné à vivre. Caïn, c’est l’homme qui sans cesse attend, tout comme le fauve est toujours prêt à bondir. Il attend en espérant que le regard de Dieu se détournera suffisamment longtemps de lui, afin qu’il puisse vivre, dans le meurtre et la destruction ; en se vengeant ainsi, il sera vraiment lui-même. Caïn n’attend plus rien du temps, il guette l’instant… »

— Grand-mère, le Monsieur du sixième étage, c’est Caïn !

Je n’y tenais plus ! Il fallait que je révèle l’abominable secret à quelqu’un ! Je ne pouvais plus garder pour moi ce terrible savoir, d’autant plus terrible et pesant si je ne le divulguais pas ! Et je ne voyais personne d’autre que ma grand-mère susceptible de comprendre l’ampleur de ma découverte.

— Tu as fait tes devoirs? Tu vas encore attraper un zéro !…

Je croyais rêver! C’est tout ce qu’elle trouvait à répondre ! Je fus ce jour-là, et ce ne fut hélas pas le dernier, profondément déçu par ma grand-mère. Je reçus à cette occasion une leçon, car jamais plus je ne devais être heurté aussi durement, de plein fouet, par l’incompréhension entre les êtres, par l’aveuglement devant la vérité, par le recul devant le dévoilement du savoir. J’en conclus que la peur transforme profondément les grand-mères — y avait-il une autre explication plausible? — et sans doute les hommes en général. Quand même, dans cette attitude de ma grand-mère à moi, je ressentis une trahison, et je lui en voulus plusieurs jours.

Un peu plus tard, je retournai au livre, ce qui me permit de calmer ma douleur et d’atténuer ma déception. Je me rendis compte à ce moment-là de la profondeur de cet ouvrage : il avait prévu exactement ce qui m’était arrivé. « Les hommes ne te croiront pas, et quand tu parleras, même tes proches détourneront leur regard ! » écrivait l’auteur. Quelle sagacité ! Il décrivait dans ce passage comment les détenteurs de grandes vérités finissent toujours par remarquer un certain vide qui se forme autour d’eux. Je pensai alors à Madame Michaud, une amie de ma grand-mère : dès qu’elle approche, tout le monde s’enfuit, de peur qu’elle ne vienne raconter ses histoires. Ce n’est pas tellement qu’elle radote, elle a toujours de nouvelles histoires, mais ses histoires n’en finissent jamais. Et elle les débite invariablement sur un ton égal et monocorde, sans aucune pause ni ponctuation, comme si pendant une heure ou plus elle tricotait une phrase unique. Un jour où elle causait avec ma grand-mère dans l’escalier, tandis que je l’observais, je me suis demandé comment elle arrivait à respirer, puisqu’elle n’arrêtait pas une seule seconde de parler, toujours sur un rythme identique ; je fus très impressionné quand je me rendis compte qu’une fois lancée, elle n’avait pas besoin de respirer. Je tentai immédiatement de l’imiter, dès que je me retrouvai seul dans ma chambre, mais j’eus beau insister, je n’arrivai pas retenir mon souffle très longtemps. Je me consolais en concluant qu’à son âge elle devait s’être beaucoup entraînée, un peu comme ces grosses dames dans les opéras de ma grand-mère.

Madame Michaud détenait un intérêt certain dans l’affaire qui me préoccupait. On rapportait qu’elle connaissait tout sur tout le monde, et qu’elle savait même ce qu’elle ne savait pas, et même ce qui n’était pas vrai. Ma grand-mère disait qu’elle racontait n’importe quoi, mais je savais maintenant le genre de personne que ma grand-mère était réellement. Peut-être en effet que Mme Michaud détenait d’importants secrets qui se devaient d’être divulgués. On rapportait aussi que rien qu’à voir les vêtements étendus sur la corde à linge, elle pouvait deviner ce qui se passait chez les gens ! Elle savait ainsi des tas de choses… Si la robe bleue de Madame Marin était pendue : cette dernière s’était réconciliée avec son mari, et ils étaient sortis ensemble. Si on ne voyait pas les caleçons de Monsieur Léger : il était parti en voyage d’affaires ; si les caleçons étaient neufs : il avait une nouvelle maîtresse. Et si l’on apercevait un nouveau chemisier chez Mademoiselle Laviolette : celle-ci venait de trouver un nouvel emploi. Peut-être que Mme Michaud savait des choses sur le Monsieur du sixième étage…

Dès que cette idée géniale me traversa l’esprit, je courus immédiatement la trouver, décidé à être patient et à écouter attentivement tout ce qu’elle me raconterait, persuadé que c’était une épreuve dont je devais sortir vainqueur. Je montai à son appartement ; elle en fut ravie, personne ne la visitait jamais. Il paraît, d’après ma grand-mère, que ses neveux, ses seuls héritiers, l’avaient baptisée « la bouche à moteur », et qu’ils se rendaient chez elle le moins possible. Elle me reçut fort bien, m’affirma que j’étais un charmant garçon, et que je devenais un beau jeune homme. Ensuite, elle me demanda si j’avais envie d’une tasse de chocolat et de biscuits. Mes expériences récentes m’avaient enseigné à me méfier de tout et de tous, mais j’acceptai, malgré le danger ; je restai toutefois circonspect, car qui sait ? elle pouvait fort bien me verser subrepticement une étrange potion dans la nourriture. Une fois servi, je concentrai entièrement mon attention sur mes papilles gustatives en mâchouillant un petit coin du biscuit et en suçotant un peu de chocolat chaud, et ne trouvant ni à l’un, ni à l’autre, un goût suspect, j’enfournai le tout.
Pendant ce temps, Madame Michaud me débitait tout sur sa famille, ses voisins, les voisins de sa famille, la famille de ses voisins, etc. Je crois que je m’endormis un peu, bien que le canapé fût plutôt dur… Quand je me réveillai, Madame Michaud discourait toujours… Je tentai alors de lancer un grand coup, et lui annonçai tout de go :
— Le Monsieur du sixième étage, c’est Caïn, celui qui a tué son frère dans la Bible.

Je remarquai bien un petit mouvement dans les yeux de Madame Michaud, mais sa bouche, elle, ne manifesta aucune velléité de s’arrêter, ni même de fléchir un seul instant sur sa lancée, continuant méthodiquement et consciencieusement, avec toute la précision d’un automate, à aligner les mots les uns à la suite des autres, comme la moissonneuse batteuse que j’avais admirée l’été dernier à la campagne, qui alignait derrière elle des balles de foin bien droites et carrées, toutes ficelées, avec une saisissante régularité. Réalisant finalement que je ne pourrais tirer d’elle rien d’intéressant, ni même la faire écouter, je m’esquivai doucement. Elle ne s’aperçut de rien. D’ailleurs, plus tard, alors que j’étais rentré à la maison depuis déjà une heure, ma grand-mère s’exclama :
— Mais à qui donc cause Madame Michaud? J’entends sa voix par sa fenêtre ouverte depuis le début de l’après-midi!

Je me cachai longtemps de Caïn. Mais un beau matin, ne pouvant en rester là, rassemblant tout le courage et l’inconsciente détermination propre à l’enfance, je décidai de monter jusqu’au sixième étage, d’aller voir, de confronter Monsieur Caïn. Je devais accomplir mon destin, il ne pouvait en être autrement. Je n’ai guère besoin de narrer en détail ce que représenta la lente ascension qui me mena, marche après marche, jusqu’au dernier étage. Qu’il me suffise de souligner que, par une étrange distorsion, de celles qu’effectuent les émotions sur les sens, jamais l’escalier, que pourtant je gravissais tous les jours depuis des années et qui constituait pour ainsi dire mon territoire de jeux, ne m’avait paru aussi vaste et aussi tortueux que ce jour-là. Les marches en devenaient anormalement hautes, à cause de la lourdeur de mes jambes, et très inégales, à cause du rythme effréné et chaotique de ma respiration; je ne les montai, fait exceptionnel, que une à une, éprouvant une difficulté impressionnante et inhabituelle à avancer, craignant sans cesse de dégringoler, comme ces cyclistes qui font du sur place à la télévision. Pendant ce temps, mon cœur s’emballait lui-même de sa propre frayeur. Mais mon futur était scellé : je devais y aller…

Arrivé en haut de l’escalier, en piteux état, je m’enfonçai dans le couloir de gauche, à peine éclairé, la porte de l’appartement se trouvant tout au fond. J’imaginais le pire, et les quelques pas qui m’y conduirent prirent une presque inimaginable ampleur, proportionnée uniquement à la pesanteur de mon corps, à sa rigidité, et à la moiteur qui m’avait envahi. Je cognai enfin à la porte, me retenant moi-même sur place pour m’empêcher de décamper. J’attendis sur le paillasson, pas très fier, et finalement j’entendis de l’autre côté des pas traînants : je crus reconnaître des pantoufles glisser sur le plancher. Puis je perçus plus près de la porte un souffle un peu bruyant : c’était lui, grand-mère affirmait qu’il avait de l’emphysème. Il se rapprocha de la porte et fit cliqueter la gâche. Quand la porte s’ouvrit, je le vis, avec son air tout triste, enveloppé dans une robe de chambre en flanelle marron qu’il avait attachée sur son ventre avec une vieille ficelle. Il se tenait là, devant moi, debout dans ses énormes pantoufles usées, l’œil terne, les cheveux gris et gras, lissés vers l’arrière de son crâne, les mains décharnées tombant sans but le long de son corps. Il me regarda, l’air un peu étonné, d’autant plus que je ne pipais mot. Il restait immobile, le regard un peu en biais. Je ne savais pas exactement ce que j’attendais, mais avant de monter il m’avait paru tellement évident qu’en m’apercevant là il saurait que j’avais tout compris, qu’il ne m’était absolument pas venu à l’idée que j’aurais à prononcer quoi que ce soit. Sachant qu’il devait savoir, en me voyant, que j’avais compris, qu’aurais-je bien pu, de toute façon, lui demander ? Je ne m’imaginais pas très bien en train de déclamer, d’un ton dramatique, comme au théâtre : « Ah, fourbe ! vous êtes démasqué ! » Ou avec plus de style et de mystère : « Et qui croyez-vous tromper, beau masque ? » (J’avais entendu cela dans un film de cape et d’épée…), ou encore, vraiment terrible et menaçant : « Cessez! Je sais tout ! »

Alors, il n’aurait plus eu qu’à fuir en tremblant, implorer ma pitié, ou plutôt — en fait c’est ce que je craignais — tenter de m’étrangler, pour ensuite cacher mon corps dans un vieux coffre, ou autre maléfique invention, pendant qu’il continuerait à faire ses politesses à ma grand-mère éperdue de douleur, prétendant comme un hypocrite la consoler : « Ah, mais c’était un si charmant garçon ! Qui aurait bien pu lui vouloir du mal… »

Hélas ! Obnubilé par la difficulté du geste, emporté par ma détermination à agir, j’avais oublié de me demander comment agir… Je restais planté devant lui comme une vache devant un train ; j’avais cru depuis le début que les paroles n’auraient guère lieu d’être et je continuais malgré tout à espérer : peut-être n’aurais-je à en prononcer aucune ? Et s’il eut fallu articuler quoi que ce soit, l’aurais-je pu ? De toute façon mon regard était censé s’y substituer largement… Lui aussi m’observait, de ses grands yeux moroses, et je sus qu’il savait que je savais ; peut-être se demandait-il si je savais vraiment tout, et s’il devait m’ignorer afin de me mettre à l’épreuve. Cet argument reste pour moi le plus probant ; il établissait la preuve irréfutable de son aveu, car je devais repenser longuement par la suite à notre première confrontation. Il s’était trahi en ne me demandant jamais pourquoi j’étais venu le voir, ce qui aurait été pourtant la question la plus légitime s’il avait eu la conscience tranquille. Trop préoccupé à calculer sa défense, à me tromper, il avait omis d’agir de la manière qui aurait été la plus évidente et la plus dépourvue d’arrière-pensée. Souvent les criminels se laissent ainsi démasquer par de bons détectives, car ils réfléchissent trop à leurs actes ; ils ignorent la simplicité de la personne qui, ne prétendant rien défendre ni cacher, agit très simplement et spontanément, sans hésiter. Je me rappellerai toujours cette phrase d’un de mes héros favoris, un détective, qui avait déclaré au criminel génial, médusé d’avoir été découvert : « Jackson, il n’y a que la vérité que l’on puisse toujours dire sans jamais se tromper. C’est pour cela que tu es fait comme un cancrelat ! »
Interrompant cette pause qui s’éternisait, le vieil homme me proposa de sa voix un peu cassée, celle-là même, inquiétante, que je lui connaissais bien :
— Tu veux entrer ?

En acceptant, je me surpris moi-même, mais je n’étais plus à cela près. Je devais être trop paralysé pour faire autre chose que lui obéir, ou bien encore étais-je subjugué par son pouvoir ? Je hochai simplement la tête et m’avançai vers lui, pénétrant son antre. Il m’invita à le suivre et nous longeâmes un long couloir qui lui servait d’entrée. Je remarquai que tout comme dans la rue ou dans l’escalier, chez lui il rasait les murs, un peu de côté, comme pour ne pas être surpris, trahissant son désir de vivre caché. Cela me rassura un peu et me rendit confiance en moi-même, de le découvrir aussi timide et gêné, même sur son propre territoire, et pourtant, je le savais, les criminels pouvaient être fourbes et pleins de surprises…
Il me fit entrer et asseoir dans une petite pièce, très poussiéreuse, remplie de vieilleries et de livres.
— J’habite ici depuis très longtemps.

Il affectait de vouloir s’excuser. Je pris cela comme un nouvel aveu voilé, conscient ou inconscient de sa part. Il pouvait bien habiter ici depuis longtemps, puisqu’il était lui-même vieux de milliers d’années !
— Assieds-toi !

Il pointa du doigt vers un grand fauteuil. Sur le point de m’y asseoir, je vis que reposait dessus un gros livre ouvert. Je le ramassai. Il se précipita en s’écriant :
— Excuse-moi, j’étais en train de lire quand tu es arrivé !

Il m’enleva tellement vite le livre des mains que j’eus à peine le temps de remarquer le titre sur la couverture : Dictionnaire Woloff-Français. Je dus arborer un air surpris, car il murmura, embarrassé :
— C’est une langue africaine le Woloff.

Je le regardais toujours, très intrigué — mon esprit tournait à deux cents à l’heure —, me demandant quel sale coup il tramait en Afrique, pour étudier ainsi l’africain. Il ne veut quand même pas se faire passer pour un noir, pensai-je, contemplant son teint jaunâtre et son corps rabougri. Un japonais, passe encore… et j’en aurais presque ri si je n’avais été aussi inquiet.
— C’est peut-être bizarre de lire un dictionnaire, mais c’est mon passe-temps, je les lis et les apprends par cœur… continua-t-il.

— Vous les apprenez par cœur… répétai-je bêtement, tout en m’inquiétant de cette nouveauté.
Quelle pouvait être cette invention diabolique que d’apprendre un dictionnaire par cœur ? Déjà, je trouvais particulièrement pénibles les quelques lignes de par cœur avec lesquelles je me colletais pour l’école, cette idée de dictionnaire me sembla totalement absurde. Cependant, je tenais une bonne piste : son embarras n’avait pas diminué, il ne s’exprimait qu’en bafouillant, pour s’excuser, il en marmonnait presque.

— J’en ai lu beaucoup comme ça.
Il esquissa vaguement un geste vers la bibliothèque où s’entassaient en effet une collection de livres assez volumineux, et les couvertures que j’arrivais à déchiffrer étaient bien celles de dictionnaires.

— Et vous en avez appris plusieurs par cœur?
— Tous ceux qui sont là !

Je m’enhardis à me lever et à m’approcher de la bibliothèque où je relevai quelques titres : Dictionnaire technique de l’industrie chimique, Dictionnaire des synonymes, Dictionnaire étymologique, Dictionnaire grec-français – français-grec, Dictionnaire du sport, et ainsi de suite.
— Vous les connaissez vraiment par cœur ?
— Bien sûr, tu peux me poser des questions si tu veux.
— D’accord, je veux bien.

Je saisis le Dictionnaire des Synonymes, l’ouvris, et cherchai le mot « Mensonge », puis lui en demandai les synonymes. Il marqua un moment d’hésitation devant mon choix. Je notai bien qu’il accusait le coup, il comprenait qu’il ne me dupait pas. Mais il avait du cran, et à ma grande surprise, il récita la liste intégrale que j’avais sous les yeux :
— Assertion fausse, Affirmation mensongère, Tromperie, Menterie, Mystification, Imposture, Inexactitude (volontaire), il ajouta même « entre parenthèses ».
Il continua la liste : « Boniment (fam.) », là aussi il ajouta « entre parenthèses » ; il signala d’ailleurs chaque indication particulière du dictionnaire, expliquant de surcroît que “fam.” était l’abréviation pour « familier ». Il est vrai que je me demandais en quoi boniment pouvait bien être une femme, et il avait remarqué ma surprise. Il reprit :
— Bobard (fam.), Conte, Fable, Craque (pop.).
Je me mis à rire en entendant « crac pop », pensant à une publicité que j’avais entendue à la télé, mais il continuait, imperturbable, expliquant que (pop.) était l’abréviation de populaire. Il poursuivit:
— Invention, Artifice, Blague (fam.) Bourrage de crâne, Propagande, Version officielle, Baratin, Blablabla, ou Blabla, Salade (s), Duplicité, Dissimulation, Comédie (pej.), qui signifiait péjoratif précisa-t-il, Hypocrisie, Calomnie.
La liste était complète. Il me proposa ensuite les antonymes, dont le simple nom me fascina. Avant même que j’eusse répondu, il les énonça :
— Vérité, Franchise, Fidélité, Menstrues…
Il s’interrompit.
— Ah non, excuse-moi, je me suis trompé, je suis allé trop loin, Menstrues n’est pas un antonyme de Mensonge, c’est le mot qui vient après Mensonge.
Je n’avais pas très bien compris cette dernière partie, mais peu importe, j’étais anéanti ! Cet exploit dépassait tout ce que j’avais pu imaginer ! Même Jojo Leblanc, le chouchou de tous les professeurs, celui qui était toujours capable de réciter ses leçons par cœur, se trouvait bien en-dessous de ça ! J’étais certain que lui ne connaissait pas un seul minuscule dictionnaire tout entier…
Je l’observais attentivement. Je devais avoir l’air complètement ébahi, et remarquant ma bouche béante d’admiration et de perplexité, il me lança :
— Tu veux sans doute que je t’explique pourquoi je lis et apprends des dictionnaires par cœur, plutôt qu’autre chose ?
Je hochai mécaniquement la tête ; quoiqu’il m’eût demandé, je n’aurais su agir autrement, j’étais trop médusé.
— Eh bien, tu vois mon garçon, les homme sont tous des menteurs; ils ne font qu’inventer, par erreur ou par ruse, par ignorance ou par vice, par débordement ou par manque d’imagination, mais les seules réalités qui restent vraies, ce sont les noms. Un nom reste toujours un nom. Seule son utilisation peut s’avérer fausse ou mauvaise, mais un nom, lui, reste toujours un nom…
Je me renfrognai un peu, signalant par une grimace mon incompréhension.
— Tu ne me crois pas ? Pourtant, depuis toujours, les hommes se mentent, à eux-mêmes et aux autres ; là se trouve la véritable cause de tous les malheurs et de toutes les guerres. L’homme est le seul animal à savoir mentir, alors il ment, et même contre son propre gré, il ne peut s’empêcher de mentir. Alors, tu sais, la moindre phrase n’est que fausseté ! Mais le nom, le nom, le nom, voilà ce qui demeure éternellement vrai ! C’est la seule bouée de l’homme ! Si quelqu’un est appelé Paul, Paul c’est lui, et cela reste toujours vrai. Mais dès que l’on dit : Paul fait ceci ou cela, Paul est comme ci ou comme ça, là on peut mentir. L’homme est un menteur tu vois, et puis en plus, l’homme est un orgueilleux, il veut toujours être ce qu’il n’est pas… L’animal, lui, reste toujours à sa place… Sa place, il la connaît mieux que l’homme… De temps en temps aussi, chez les bêtes, surgit quelque individu qui s’est mis en tête de dominer les autres, mais la dispute ne dure que peu de temps, et elle est rarement sanglante. De plus, après la lutte, elles ignorent le ressentiment, elles savent accepter la réalité des faits. Mais l’homme, il n’est qu’un orgueilleux, il ne sait pas accepter l’état des choses. Il va jusqu’à tuer pour se fuir, pour ne plus être lui-même. Le fond du problème est que l’homme tue pour oublier… Et là encore, si les animaux tuent, c’est seulement pour se remplir le ventre, alors que l’homme tue en croyant se remplir l’âme, souhaitant assouvir ses multiples ambitions… C’est pour cette raison que l’homme ne connaît que la démesure: contrairement au ventre de l’animal qui peut être rassasié, l’âme humaine, elle, est totalement insatiable !
Là, je dois avouer que je pris peur, car même si j’étais trop jeune encore pour saisir tout ce qu’il me débitait, je sentais avec certitude que Caïn était en train de se dévoiler, qu’il jetait bas le masque, et qu’il se justifiait, exactement comme ces meurtriers qui, tout en avouant leurs crimes, expliquent qu’ils n’avaient pas d’autre choix devant eux. Je me levai précipitamment, et m’enfuis presque en courant, bredouillant :
— Je dois partir, ma grand-mère m’attend, et elle est au courant que je suis chez vous.
Je bluffai pour éviter qu’il ne m’empêche de partir, et cela dut réussir, car il ne bougea pas de son siège, me lançant simplement, alors que dans mon élan je passais presque le seuil de la porte :
— Reviens me voir de temps en temps! Tu es un très gentil garçon !
Je dévalai les marches quatre à quatre, et retrouvai grand-mère, qui, remarquant mon air égaré, s’enquit de l’endroit où j’avais bien pu passer. J’ouvris tout grand la bouche et aspirai un bon coup afin de lui dévoiler fièrement, d’une seule traite, le succès de ma première enquête importante, mais le souvenir de la cuisante douleur que m’avait causé sa fermeture d’esprit me retint à temps, et je restai là, suspendu, avec mon air de poisson rouge. Heureusement ! Car déjà elle me déclarait, démontrant une fois de plus ses préjugés :
— Oui, eh bien, au lieu de raconter encore une de tes inventions aussi grosse que l’immeuble, va donc te laver les mains avant de te mettre à table !
J’étais soulagé, c’était mieux ainsi.
Je dormis peu cette nuit-là. Et mon sommeil fut sans cesse agité par des rêves, tous plus incongrus les uns que les autres : ils étaient peuplés d’animaux se traitant de menteurs, d’une souris qui mangeait des dictionnaires plus gros qu’elle, du Monsieur du sixième étage qui me montrait le couteau suisse avec lequel il avait tué son frère Abel, d’hommes qui voulaient être des éléphants, et ainsi de suite, jusqu’à l’aube. Le lendemain matin, je ne me sentais vraiment pas bien, et grand-mère me laissa rester à la maison.
Je ne remontai pas au sixième étage, aussi fasciné que je fusse ; ce n’était pas que l’envie m’en manquât, mais j’étais trop apeuré. Parfois, je montais silencieusement les escaliers jusqu’à sa porte, et tâchais d’écouter les bruits, mais aucun son intéressant ne transpirait, sauf occasionnellement le pas traînant du vieil homme, et par moment sa respiration un peu forte et embarrassée. Quant au trou de la serrure par lequel je tentais d’épier, je n’y surprenais que les ténèbres du couloir. Toujours intrigué, je décidai de lier connaissance avec la mère Durand, parce qu’elle habitait juste en face : je pourrais épier de ses fenêtres qui donnaient sur celles de Caïn. De là, je pus donc le surveiller, toujours assis dans son fauteuil, courbé sur ses livres, presque immobile, bougeant seulement pour tourner périodiquement les pages, comme une horloge qui dans le silence marque le passage du temps…
La mère Durand finit par se poser des questions, et alla raconter à ma grand-mère que je passais des heures devant la fenêtre de son salon, à fixer sans cesse dehors, comme si j’avais voulu sauter pour me suicider. Bien sûr ma grand-mère, qui ne cherchait que les occasions d’une bonne inquiétude, m’interdit de remonter chez la mère Durand, se plaignant du fait que mes lubies allaient de mal en pis, et que si je continuais, je finirais à l’asile, et elle aussi.
— Si tu fais le fou et qu’un jour le vent tourne, me cria-t-elle, tu resteras fou !

Une des phobies de ma grand-mère était qu’un jour le vent tourne. Je n’avais jamais osé lui demander ce que cela voulait dire, tellement elle paraissait en avoir peur, et il est vrai que l’idée en avait l’air un peu effrayante. Je m’imaginais une de ces tornades qui arrachent tout sur leur passage en tournant sur elles-mêmes. Je pensais que ma pauvre grand-mère n’avait rien à craindre, puisque c’était seulement dans les pays chauds et lointains qu’il y en avait. Mais je ne crois pas que cet argument aurait calmé sa frayeur des vents tournants !

Même si je ne retournai pas au sixième étage, mon destin devait se croiser fatalement avec celui de Caïn ; désormais je le nommais ainsi, convaincu de sa véritable identité. Je le rencontrai deux mois plus tard, pendant que je déambulais dans le parc, endroit où j’étais convaincu que se tramaient les plus odieux complots. J’étais en train d’observer deux hommes au comportement étrange qui discutaient, chacun d’entre eux tenant à la main un grand sac : ils négociaient sans doute avant de passer à l’échange. Il survint par derrière et me frappa doucement sur l’épaule, ce qui me fit sursauter. Je fus presque rassuré en réalisant que ce n’était que lui et non pas un complice des truands chargé de faire le guet.

— Bonjour, comment vas-tu? Tu ne viens plus me voir ?
— J’allais rentrer à la maison, bredouillai-je.
— Eh bien, moi aussi ! Marchons ensemble si tu veux bien.

J’étais piégé comme un rat, je ne pouvais pas m’échapper, mais je me rassurais en calculant que ici, de toute façon, devant tout le monde, je ne risquais rien il n’oserait rien faire. Nous rentrâmes donc ensemble, lentement, car il marchait avec beaucoup de difficulté, s’arrêtant périodiquement, s’appuyant de temps à autre sur les rebords des fenêtres devant lesquelles nous passions. Il émettait un bruit inhabituel ; cela venait de l’intérieur de sa poitrine, une espèce de sifflement qui résonnait. Ce devait être son fameux emphysème qui produisait plus de bruit que d’habitude. J’imaginais qu’à son âge, ce n’était pas étonnant qu’il fût dans cet état. Il parla un peu durant notre retour. Il m’expliqua qu’il se promenait souvent, malgré sa condition physique, qu’il aimait d’ailleurs beaucoup cela, car c’était un bon moyen de passer le temps, et de savoir passer le temps était très important pour les hommes.

— Le temps peut être tellement long, et l’homme s’ennuie si facilement ! se plaignait-il. Il ajouta que les hommes ont du mal à être heureux, car trop souvent ils ne se fixent pas de but. Quoique, voulut-il préciser, ce ne soit pas que se donner des buts puisse en soi les rendre heureux, mais au moins, cela les empêche de penser au fait qu’ils ne sont guère heureux.
Il m’expliqua que c’était pour cela qu’il s’imposait des promenades et qu’il apprenait par cœur des dictionnaires.
— De cette manière, je vis toujours en attendant d’avoir terminé quelque chose, j’ai toujours un but, et toujours un autre qui vient derrière, car la vie, me confia-t-il d’un ton dramatique en me fixant droit dans les yeux, ce n’est rien d’autre que de savoir passer le temps, et remplir les espaces vides qui le composent. Il n’y a d’autre vie que dans l’attente, car tout détient une fin, ou presque…

Bientôt il cessa de discourir… Malgré tout le besoin que je sentais qu’il en avait, ses poumons se donnaient déjà trop de mal à simplement respirer sans tenter en plus de parler. Lentement, nous arrivâmes à la maison. Là, malgré la terreur qui m’habitait, je ne pus résister à l’accompagner jusqu’au sixième étage, lui tenant le bras, le soutenant, l’aidant à marcher, saisi de compassion pour son piteux état. Cette ascension dura un temps infini, marquée par de longues pauses à chaque palier. À notre arrivée devant sa porte, je l’aidai à entrer chez lui et à s’asseoir sur son fauteuil, où il s’effondra presque. Il avait fermé les yeux. Il était extrêmement pâle. J’étais inquiet. J’attendis. Il les rouvrit quelques instants plus tard, et chuchota d’une voix faible, la tête reposant en arrière sur le dossier du fauteuil, cette phrase qui paraissait brûler ses lèvres exsangues:
— Mon garçon, le seul moyen d’échapper à la souffrance, c’est d’être sourd et aveugle. Voilà le dilemme impitoyable que nous offre la vie…
Je ressortis dès qu’il eut paru s’être endormi dans son fauteuil.
Quinze jours plus tard, ma grand-mère m’annonça qu’il était mort. Je marmonnai que cela était impossible, sans m’en persuader complètement. Cette idée me causait en réalité une certaine peine, comme lorsque j’avais retrouvé mon canari mort, un jour, tout raide au fond de sa cage, ce qui m’avait fait beaucoup pleurer ; je n’aurais jamais imaginé que mon canari, cette boule si douce, si légère, toute chaude et si vivante puisse un jour mourir. J’étais fort étonné, là aussi, pour Caïn ; comment Caïn pouvait-il mourir ? Ou bien n’était-il qu’un peu mort, en attendant ? Autrement, toute mon hypothèse, dont j’étais pourtant si sûr, s’écroulait. Cela aurait été vexant…

Afin de me consoler, je retournai à mon livre, et quelle ne fut pas mon plaisir et mon étonnement, en allant jusqu’à la fin de l’histoire, que je n’avais en fait jamais terminée, d’y découvrir le passage suivant :
« Si un jour Caïn parvient à mettre fin à la fois à la douleur que lui cause son immortalité et au sillage de mort et de destruction qu’à cause de cette douleur il engendre derrière lui, c’est qu’il aura trouvé l’âme auprès de laquelle il aura pu avouer ses crimes et exprimer son désir de repentir. C’est là la seule chance de salut que Dieu lui ait laissée. »
J’étais heureux, bien qu’un doute persistât toujours en mon esprit : Caïn demeurait l’as de la tromperie, devais-je me rappeler.
Bientôt ce fut la rentrée, je retournai à l’école. J’eus comme professeur Monsieur Mirol. Un beau jour, Monsieur Mirol nous raconta que l’homme était fondamentalement, depuis son origine, son histoire le prouvait, un destructeur.
— En tout ce qu’il fait, il brise et détruit, déclarait-il pompeusement.

Quand j’entendis ceci, je lui fis un sourire en coin. Il dut remarquer que j’avais compris l’horrible vérité : Caïn n’était pas mort, il était pour l’instant mon professeur de sciences naturelles.
Cependant, ce n’était qu’une occurrence immédiate et passagère de ma hantise, car je devais retrouver Caïn sur mon chemin, à de nombreuses reprises, tout au long de ma vie…