Enjeux philosophiques

Problèmes théoriques de la pratique philosophique

N°3-Sardaigne

Mensonge

Mardi gras

IMG_0022 Son premier souvenir était un souvenir de mensonge. Comme la majorité d’entre nous, sa mémoire la plus ancienne se trouvait liée à l’émergence de la conscience, à la fissure de la réalité. On se rend compte un beau matin qu’il existe un écart irréductible entre les mots prononcés et une chose étrange que l’on percevra plus tard comme la vérité.
Autant cette considération peut nous paraître banale à l’âge adulte, même trop, autant un enfant qui entrevoit pour la première fois la duplicité de l’être est saisi par le gouffre qu’un tel sentiment entrouvre sous ses pieds.
Mardi Gras à la maternelle. Chacun devait venir déguisé à l’école. Jour de fête. Il fallait voir les habits et les maquillages, des clowns et des fées, des policiers et des infirmières, et surtout les merveilleux et indomptables cow-boys. Tous les enfants costumés et grimés, tous comme convenu, tous sauf lui: un simple masque lui couvrait le visage, un bête masque abandonnant le reste de son corps à la fadeur et à la stupidité du quotidien; un simple masque et rien de plus. Pour comble de malheur il se trouvait seul à arborer une aussi misérable et infamante tenue. Nul autre auprès de qui il eût pu quémander une quelconque complicité. Qui pouvait comprendre son désarroi, embarrassé de se distinguer ainsi, amoindri par un tel dénuement ? Être le seul devenait une douleur pire que la mort. Certaines situations prennent une telle ampleur à cet âge ; chaque âge semble d’ailleurs connaître son propre invivable. Mais ce n’était rien, car le souvenir le plus vivace de cette mémorable journée en son esprit reste encore aujourd’hui ce qui se passa par la suite.

Mère indigne
Sa mère vint le chercher en fin d’après-midi, à la sortie de la fête. Finalement, il s’était quand même bien amusé. Goûter et jeux aidants, il avait peu à peu oublié sa pénible différence; rien ne dure, heureusement, l’oubli accomplit son œuvre trop méconnue de bienfaisance. Quand la maîtresse reconnut sa mère, elle l’aborda et lui demanda pourquoi son fils était venu à l’école sans déguisement, contrairement aux autres enfants. La mère prit son fils par la main, et avec un aplomb que l’enfant ressentit comme un culot monstre, prétendit ne pas savoir qu’il fallait venir déguisé à cette fête, croyant qu’un simple masque suffisait. En entendant ces mots, le pauvre bambin fut sidéré. Cela faisait une éternité qu’il harcelait sa mère afin qu’elle lui trouvât un déguisement. Combien de fois ne le lui avait-il pas demandé, avec insistance, sans aucun résultat! Cette réponse le bouleversa, le révolta. Il ignorait que l’on pût parler ainsi, pour dire ce qui n’était pas vrai. Et surtout comment penser que sa mère, qu’il adorait, pût commettre une telle infamie? À la rigueur, peut-être aurait-il pu accepter que ce genre d’acte, nouveau pour lui, fût réservé aux autres, ou à lui, mais pas à elle. Mais à ce propos ses souvenirs restaient plutôt flous.
L’enfance est l’âge de toutes les exigences. La virginité de l’âme ne pardonne aucune faille. Il est une sorte de réalisme qui vient avec les années, très semblable à une maladie, comme une sclérose de l’esprit. Certains emplois, ou fonctions, nous amènent peu à peu à adopter d’étranges postures, à attraper divers tics, à prendre de mauvaises positions qui déforment notre être ou notre colonne vertébrale. Ainsi ceux qui ont longtemps pratiqué l’équitation ont parfois une drôle de manière de marcher, les jambes légèrement écartées et courbées, comme s’ils montaient toujours quelque cheval invisible. L’esprit subit identiquement l’implacable et rigide loi de l’habitude. S’il n’y prend garde, il se voûte, se tord, et devient prisonnier de ses propres pratiques, marqué pour toujours par les idées qu’il tolère en lui-même. On ne sort jamais indemme de soi-même, à tel point que si l’on observe attentivement certains vieillards – jeunes ou vieux – on lit dans leurs gestes et jusque sur leur visage les émotions et les sentiments qui les ont animés, trop souvent.

Routine et mensonge
Le mensonge fait partie de ces petites habitudes dont on prend si facilement le pli. «Les hommes sont ce qu’il sont, nous dira le sage de service, pourquoi en faire tout un plat? Et puis qu’est-ce qu’un déguisement pour Mardi Gras? Ce ne sont que broutilles, gamineries, naïvetés dont seuls les enfants, jeunes ou vieux, sont capables. Une fois adulte, pourquoi trimballer encore et prendre au sérieux de tels souvenirs, sans aucun intérêt? La paix intérieure, cher ami, nous affirme-t-il, vient avec l’acceptation de la réalité, des choses telles qu’elles sont. Sa mère avait sans doute autre chose à faire que de lui chercher un déguisement; peut-être même n’avait-elle pas assez d’argent pour en acheter un, mais sa fierté l’empêchait de l’avouer à cette maîtresse.»
Il se peut, mais en dépit du judicieux de ces arguments, quelque chose nous retient tous en cette colère enfantine, et nous y retiendra toujours. Il se trouve un légitime amour du juste et du vrai dans ce fils qui se sent floué par des mots lâches et traîtres. Faut-il vraiment s’habituer à la parole comme à une mascarade? Le pauvre enfant ne connaît pas encore le pacte, il ignore ces honteux arrangements; il est naïf, il ne saisit pas l’intérêt de tels accommodements. Il apprendra bien, il se rendra compte alors, il verra, l’âge y veillera. Et c’est vrai que l’âge y veille, ou plutôt il endort. Des fissures apparaissent, des craquements se font entendre, on ravaude et on rafistole, il faut bien que ça tienne. «Je te tiens, tu me tiens par la barbichette. Le premier qui rira aura une tapette!»
Pourquoi ce souvenir s’incruste-t-il ainsi dans sa mémoire? Il n’est pas ici question de nostalgie, nul jardin fleuri n’orne cette réminiscence. Traumatisme alors? Pourtant l’évocation ne se résume pas à une douleur. Elle est présente, mais un sentiment différent affirme sa présence. Un sentiment d’éveil, d’émergence. On raconte que le Bouddha historique, prince de sang, avait longtemps été conservé dans l’illusion de la jeunesse et du bonheur éternels, jusqu’au jour où la souffrance apparut à ses yeux, sous les formes de la maladie et de la vieillesse. Sans cette illusion, sans cet incident, il n’aurait pu être ce qu’il fut. Vrai ou faux, le mythe est réel. Nous revivons tous, plus tard, à divers degrés et diverses reprises, le déchirement que nous connûmes une première fois à la naissance. D’abord la séparation des corps, puis la séparation des esprits; le choc est tout aussi grave, aussi constitutif de l’être.

Vérité du mensonge
Découvrir le mensonge, c’est découvrir la vérité. Avant, tout n’est qu’un, le monde est comme il est. Puis la rupture: le monde n’est pas du tout comme il est, il est fort différent. Les façades s’escamotent. Tour à tour, ballet grotesque, les rideaux tombent et se referment: nous sommes dans un théâtre. Nous portons tous des masques, nous revêtons tous un déguisement, et comme à l’école pour Mardi Gras, nous sommes tous obligés de nous déguiser, plus ou moins bien. Est-ce la foire, est-ce une tragédie? Question de goût, question de choix. Il y a les pitres et les bouffons, clowns rougeauds et hilares, clowns pâles et larmoyants, ils croient à leur image; il craignent de ne posséder d’autre bien.
La farandole nous tente. À force de danser, la tête nous tourne, la vitesse nous grise, on ne voit plus le temps passer. On s’amuse comme des fous, de temps à autre on s’aperçoit que le cadran tourne. Et soudain un souvenir: un petit enfant qui réalise soudain que sa mère ment, il en est bouleversé. Le vieillard pointe alors le bout de son nez. Il tourne la tête et regarde vers l’arrière. Un seul coup d’œil lui aura suffi. Il branle un peu du chef, l’air pensif. Il ne pleure ni ne rit, il se demande à quoi tout cela rimait.
Pourquoi les choses seraient-elles autrement?

La mort du père

La mort du père

IMG_0010Il est mort. Je viens de l’apprendre à l’instant. Je ne peux pas dire que je sois véritablement triste. Pas comme un fils devrait l’être, pas comme on pourrait s’attendre d’un fils. D’ailleurs, que doit ressentir un fils à la mort de son père ? Je croyais le savoir, cela me paraissait de la plus grande évidence, or le jour venu, me voilà complètement pris au dépourvu.
J’ai l’impression d’assister à un film, plutôt que de participer à la réalité. Peut-être ai-je été plus triste que maintenant en lisant un roman. « La mort du père » : cela composerait un chapitre si émouvant ! Est-ce la destinée ultime des enfants que de ne pas être triste à la mort des parents ? C’est alors qu’ils ne sont plus des enfants.
Pourtant je ne suis pas indifférent, mais je ne saurais qualifier ce que je ressens. Je sens bien que quelque chose en moi est mort, pas quelque entité lointaine et étrangère. Si, quand même, il y a tristesse, mais il n’y a pas douleur. Serais-je donc un être insensible et froid ? À force d’envisager la mort, m’est-elle devenue indifférente ? Une simple idée, comme il y en a tant. Au bout d’un certain temps, mon visage s’est contracté et j’ai versé quelques larmes. Est-ce par conformité, est-ce pour me faire plaisir ? L’impression n’est pas désagréable. J’écoute le Requiem allemand de Brahms, jamais il ne m’a paru aussi beau. La mort d’un homme ne serait donc destinée qu’à procurer un moment esthétique aux vivants ? Dernier geste de l’utilitaire, vision prégnante qui préside aux relations entre les choses et les êtres.

Mortelle comédie

Je repense à ces pleureuses entourant le cercueil des défunts, tradition qui aux modernes paraît si ridicule. Des professionnelles de la mort, comme il y a des professionnelles de l’amour… Mais nous utilisons bien des croque-morts, qui font vœu de paraître triste en attendant d’aller boire un coup et de taper le carton au café du coin. Mieux vaut encore être payé pour accomplir de tels gestes, que de prétendre vivre un drame qui n’en est pas un. Néanmoins, il serait difficile de nier que certaines morts sont ressenties comme un événement intolérable pour les proches, pour certains proches. Les autres ne feraient qu’accompagner cette douleur, manifestant de l’empathie, acceptant de jouer le jeu, peut-être pour atténuer la douleur de ceux qui souffrent. Mais pourquoi souffrent-ils ? Pourquoi certains souffrent-ils et d’autres non ? Une partie de nous-même est arrachée, une partie de nous-même où se mélangent la chair et l’esprit, l’affection et les soucis pratiques, l’amour et l’incertitude du lendemain. Qu’allons-nous faire ? Qu’allons nous devenir ? Les deux questions se confondent, entrelacs existentiel qui ne sait distinguer en lui-même des sensations pourtant très contradictoires.
Que vais-je faire après la mort de mon père ? Rien ne peut changer, nos vies étaient, en ce que nous faisions, devenues étrangères l’une à l’autre. De rares visites ponctuaient le quotidien, comme l’on va au musée parfois, par obligation de renouer avec une autre dimension, celle du passé par exemple. Qui vais-je être après la mort de mon père ? L’enfance est définitivement effacée, un cap est franchi, les souvenirs deviennent des souvenirs, qui nous appartiennent désormais à nous seul, à nul autre. L’histoire nous appartient, nul ne saurait plus nous l’enlever, nous en forgerons les détails à notre guise. Nous devenons maître du jeu, nous prenons possession de notre passé, nous devenons vraiment adultes, nous devenons les seuls garants de la mémoire. Certes nous regrettons ces points d’ombre qui nous viennent parfois à l’esprit, autant de questions pour lesquelles nous aurions aimé avoir des réponses. Il nous faudra aménager tout cela avec nos propres moyens.

Le deuil du présent

Mais si l’on peut sans drame faire le deuil du passé, le présent est une autre paire de manches. L’époux dans la force de l’âge dont l’épouse vient à disparaître, la mère dont le fils vient de mourir, ou encore l’enfant dont le parent décédé est encore terriblement présent. C’est une partie trop importante de soi qui vient à être arrachée. C’est sa mort à soi qui est en quelque sorte vécue. Intolérable aliénation de l’être. Que va-t-il se passer ? Peut-être nous faut-il apprendre à mourir. Peut-être ne sommes-nous pas prêts à disparaître. Peut-être tenons-nous encore trop à la vie.
Et si l’autre n’était qu’un objet, un objet auquel nous tenons tant, que nous l’avons implanté dans notre être ? Suture plus ou moins profonde qui réduit l’hémorragie, panse et tient nos blessures. L’autre comme pansement, l’autre comme béquille, l’autre comme brancard, l’autre comme prothèse. Quand ce n’est pas l’autre comme vie artificielle. Peut-être lui fallait-il mourir pour que nous venions à exister. La vie est si bien faite ! Une bienveillante providence veille à nos destins fébriles et hasardeux : une providence qui ne lésine guère sur les moyens, une providence qui ne chipote pas sur les détails, une providence qui ne s’embarrasse guère de considérations psychologiques et matérielles. Il nous faut exister, décrète-t-elle, coûte que coûte. Même si ici et là certains échappent à sa vigilance – elle ne saurait veiller à tout – elle offre à chacun d’entre nous plus d’une occasion de ne pas mourir vivant. Sa lucidité est sans pitié : elle n’hésite pas à pointer du doigt, elle n’hésite pas à fouiller les plaies, elle n’hésite pas à nous faire trébucher pour nous rappeler à la vie. Elle est inhumaine. Nous ne saurions le lui reprocher : c’est sa principale qualité. Ne confondons pas les douleurs : elle est le sel qui brûle, afin de fermer les plaies et les cicatriser.

La mort de la mort

Pourquoi aviver la douleur ? Pourquoi y aurait-il une vérité de l’existence ? Comment accepter la mort ? Pourquoi voudrais-je la mort de cet autre qui est moi ? Comment penser dans la douleur ? Pourquoi n’aurions-nous pas simplement droit au bonheur de vivre ? Que répondre à de telles questions ? Elles ne savent pas, ne peuvent pas ou ne veulent pas accepter la vie. Il leur faudrait envisager ou comprendre que peut-être la mort est la condition de la vie ; peut-être que la mort est la mort de la mort. Nous mourons parce que nous ne savons pas vivre. Tout comme un enfant tombe parce qu’il ne sait pas marcher, et qu’en tombant il apprend à marcher. S’il ne tombait pas, si quelque mystérieuse courroie le tenait dans les airs, marcherait-il jamais ? Si la mort n’était pas, il faudrait l’inventer, pour aider les hommes à vivre, pour les inviter – un peu brutalement – à se battre avec le sens, à combattre avec la vie. Sans menace, sans perte, sans risque d’aliénation, que resterait-il de la vie ? Une simple habitude, qui ne saurait plus envisager sa propre fin. Peut-on admirer l’œuvre sans fin ? Peut-on même la constituer ? Il n’est que l’homme pour croire en l’infini. Justement parce qu’il connaît la finitude, la respecte et la craint.
Il est mort. Que ce soit mon père, que ce soit un autre. (Aurais-je le courage de parler ainsi pour mon enfant ?) Dois-je être triste, d’être ou d’apparence ? Il est des cultures où l’on plaisante, où l’on rit, où l’on moque le défunt, ses petitesses, ses maniaqueries, ses tics et ses tares. Tout cela sur un ton bon enfant, en trinquant et buvant quelques verres. Ultime occasion de dire tout ce que l’on n’a pas pu dire avant, ce que l’on n’a pas osé dire. Qu’est-ce qui est mort ? Pas grand-chose. L’objet de quelques blagues, un prétexte à rire. Manque de respect pour la vie ? Ou au contraire, croire que pour la vie, tout cela est si peu de choses. Une petitesse qu’il nous faut constater. Car la montagne est admirable lorsque la taupinière est dérisoire.

Décalage

Décalage

IMG_0005Adolescent, je partis de chez moi, larguant les amarres, le temps d’une escapade, quelques mois. Je laissai la famille derrière, au Canada, afin de faire le tour de L’Europe, en auto-stop. La grande aventure. Dormir là où on arrive le soir, dans les jardins publics, au bord de la route, sur les plages en écoutant l’océan. Se nourrir d’une baguette et d’un fromage, boire le vin à la bouteille. Ivresse d’une liberté facile à conquérir.
Il suffisait de prendre un petit boulot trois ou quatre mois tout en vivant à l’œil chez les parents, pour partir riche comme Crésus, à la découverte du monde. On ne doit rien à personne, la paume grande ouverte on attend tout et rien.
J’arrive au Portugal ; le pays vient à peine de terminer sa révolution contre la dictature. On place des œillets dans le canon des fusils. Dans certaines campagnes du nord, on ne semble pas encore être trop au courant ; rien n’a changé. Quand je traverse les villages, allure hirsute et sac à dos, on rit beaucoup, parfois on me jette des pierres. Dans le reste du pays, l’atmosphère est à la liesse, les automobilistes me prennent facilement. Un peu avant Porto, une vieille bagnole cabossée s’arrête. Un petit homme grêle ouvre la porte du côté passager. Il a la cinquantaine, l’air d’un ouvrier maçon, son visage buriné et anguleux se fend d’un énorme sourire. À peine le temps de s’installer qu’il me tend déjà une main aux longs doigts noueux afin de la lui serrer. Il y tient : « Les hommes de tous les pays sont tous frères! » dit-il. Pourquoi pas ! Mais enfin, il est bien gentil de s’être arrêté.

Insoutenable naïveté
Pendant le trajet, l’homme est volubile, il ne cesse de parler. J’ai beau m’escrimer pour lui expliquer que mon portugais n’est pas terrible, ce dont il devrait normalement s’apercevoir sans difficulté puisque mon baratin ressemble à du mauvais espagnol. Mais il ne veut rien entendre, il continue sa litanie. Et le mot qui revient sans cesse, comme un refrain : socialiste, socialiste. Révolution, international, unité, sont les autres pierres angulaires de son discours. Il s’enflamme, le visage rayonnant il me tape sur l’épaule, sur la cuisse, il me serre périodiquement la main. Je le trouve un peu comique, mais fatigant. Pour cet idéaliste invétéré, tous les étrangers doivent être socialistes, car sans m’avoir nullement consulté, il m’a baptisé socialiste. «Les socialistes du monde entier, nous sommes tous frères ». Il est visiblement ému.
S’il savait… La politique, je m’en foutais complètement. Combien de fois m’étais-je à ce sujet disputé avec mon père et ma sœur. « Les gens sont des crétins, ils ne valent pas la peine qu’on se batte pour eux. » J’avais fait de cette profonde pensée mon credo. La politique, rien que de la magouille ! Il fallait profiter de la vie, de ce qui était vrai. Les livres, les idées, la musique et la liberté, cela me suffisait. Tout ce qui fleurait une quelconque institution, de près ou de loin, je n’en avais rien à cirer ! Et le malheur des hommes, vu d’Ottawa où j’habitais, la belle affaire ! Mon pauvre chauffeur, lui, ne pouvait pas s’en douter, il ignorait quel mécréant j’étais ; il vivait la révolution, sa révolution. Avec ça il embrassait l’univers tout entier. En un seul souffle, les êtres humains de tous les horizons se levaient. Il était sympathique le brave homme, sa révolution aussi, mais enfin…
Dans un élan de générosité, l’homme m’invita à manger et dormir chez lui, avec toute sa famille, précisa-t-il. Une femme et cinq enfants, d’après ce que je crus comprendre. Il m’arrivait souvent de me faire inviter ainsi, et généralement j’acceptais, ce qui faisait partie de l’expérience ; il n’était pas désagréable de dormir dans un vrai lit de temps à autre. Se risquer ainsi m’occasionnait parfois de petites surprises, mais cette fois-ci, j’ignorais vraiment ce qui m’attendait. Un immeuble gris, au milieu d’autres immeubles. Un sixième étage sans ascenseur. Une cage d’escalier mortellement sombre. Et finalement un petit deux-pièces : une cuisine, une salle à manger, une chambre. Toute une famille dans cet endroit si exigu. J’en frissonnais d’embarras ; je regrettais d’avoir aveuglément accepté l’invitation.

Héros malgré lui
J’aurais été Che Guevara en personne qu’il ne m’aurait pas présenté plus glorieusement à sa femme et à ses rejetons, qui me regardèrent avec des yeux tour à tour étonnés, inquiets ou émerveillés. Nous nous assîmes à table pour le repas. Notre hôtesse nous servit du bouillon, si clair qu’on pouvait se demander si c’en était vraiment, puis elle donna à chacun un morceau de fromage de chèvre et une tranche de pain. Sans trop oser lever les yeux, je regardais toute la famille affairée sur son maigre repas. J’étais vraiment secoué, j’en aurais pleuré. Comment avait-il pu m’inviter ? Un repas aussi chiche. Que ce soit parce qu’il aurait dû être embarrassé d’offrir un tel menu, ou parce qu’il n’y en avait déjà pas assez pour toute sa famille. Il avait l’air heureux ; c’était au-delà de mes capacités, je ne pouvais pas comprendre. Je m’étais habitué à toutes sortes de situations, mais ici ma fierté d’« homme libre » en prenait un coup.
Je n’étais pas au bout de mes peines. Après le repas, il prit un air mystérieux pour m’annoncer : « on sort ». Il me fit un clin d’œil tout en hochant de la tête vers sa femme qui commençait à laver la vaisselle. Dans sa vieille guimbarde, nous roulâmes du faubourg où mon hôte vivait jusqu’en ville, où nous pénétrâmes dans la petite arrière-salle d’un restaurant. Plusieurs personnes y discutaient déjà, c’était la réunion de la section locale du parti socialiste à laquelle il appartenait. À peine arrivé, Il alla de l’un à l’autre pour les saluer, tenant absolument à me présenter à chacun, fier comme Artaban d’exhiber ainsi un camarade étranger. En apparence il était à peu près le seul ouvrier présent dans la salle, les autres ressemblaient plutôt à des cadres moyens, des enseignants et des commerçants. Ils étaient les miens: ils ressemblaient nettement plus que lui aux gens que j’avais l’habitude de fréquenter. Un monde les séparait, eux et lui, j’en prenais conscience. De toute évidence, ils le connaissaient tous, sans particulièrement l’apprécier ; ils lui tendaient une main molle, sans interrompre leurs discussions, le regardant à peine. Une furieuse envie de partir me tenaillait, ulcéré de la manière dont ils traitaient mon nouvel ami, et de fait moi aussi, sans compter que j’étais quelque peu gêné par l’ensemble de la situation. Lui ne voyait rien, il continuait à serrer les mains, car dans sa tête tous les socialistes du monde étaient frères.

Le temps est venu
Sur le chemin du retour, il gazouillait, euphorique, il était ravi. Je ne pipais mot. Nous n’avions certainement pas assisté à la même réunion ! En opposition à lui, je n’avais rien vu ni entendu qui m’eût fait vibrer, bien au contraire. Et puis j’avais une inquiétude, plus pressante. Comment allions-nous nous arranger pour dormir? J’aurais dû m’en douter. Habituellement, les enfants, à part le tout-petit, dormaient dans la salle à manger, entassés par terre, sur des couvertures. Mais comme j’étais là, l’invité d’honneur, le père tint à ce qu’ils me laissent cette pièce pour moi tout seul et aillent coucher dans la cuisine, ou dans la chambre avec leurs parents. Je protestai à peine, je ne m’en sentais pas le courage, c’en était trop.
Je continuai mon périple à travers la péninsule ibérique, mais je n’étais plus le même. Il me tardait presque de rentrer chez moi. Quelque chose me manquait.

Récits

L’accident

FootprintsElle avait dix-huit ans. L’age où rien n’est vieux, sinon les parents. Et Dieu sait s’ils sont toujours vieux les parents, et embêtants. Elle habitait dans un village, à peine quelques centaines d’habitants. Rien de très drôle ni passionnant. Depuis toujours elle savait qu’elle partirait. C’était chose convenue, comme pour la plupart des jeunes de son age, qui rêvaient tous d’une vie autre, d’une vie meilleure, ailleurs qu’ici.
Pourtant, après avoir terminé sa scolarité, elle s’était trouvé un travail, au village d’à côté. Comme la plupart des jeunes de son age, qui restaient travailler à la ferme familiale, ou allaient s’engager à l’une des deux ou trois usines du coin. Le rêve n’était pas pour l’instant, et les rêves ne sont que des rêves, sans quoi ils ne seraient pas des rêves.
On la connaissait bien dans le village. Elle s’occupait de tout : de l’organisation des fêtes, des sorties, de toutes les activités qui concernaient ceux de son age. Elle avait même été la déléguée des élèves pour son collège. Elle n’avait pas été au Lycée. Elle aurait bien voulu, mais il fallait surtout penser à travailler, à gagner sa vie. Pas de place pour le luxe : la vie était trop dure, l’argent trop cher. Sa mère avait quelque peu regretté cet abandon, mais le père ne portait pas grande considération à l’école. Il ne supportait pas de voir sa fille perdre son temps à lire. Pas plus que de la voir traîner dans la rue, à parler aux garçons. Il n’était pas question d’entretenir éternellement une fille à rien faire. Le travail, gagner sa vie, était la seule chose qui valait la peine que l’on en parle. On travaillait toute l’année, sept jours sur sept : il y avait toujours quelque chose à faire. Ne serait-ce que d’éplucher les légumes ou curer les bêtes. Pour toute vacance, chaque année, le dernier week-end d’août, on allait passer deux jours chez la grand-mère, au bord de l’eau.
Un rêve
Le rêve était de partir, mais où, et pour quoi faire ? La question ne se posait pas dans l’immédiat. Plus tard, peut-être. En attendant, son seul luxe, sa seule liberté, était sa mobylette, achetée avec sa première paye. Dès qu’elle avait un moment à elle, elle sillonnait les chemins, fonçant à toute allure, zigzaguant à qui mieux mieux, frôlant les murs et les poteaux. Elle se grisait de vitesse, d’émotions fortes, seule excitation autorisée pour l’instant, et elle en avait bien besoin. On verrait par la suite pour le reste. Car le travail se passait bien, on appréciait son dynamisme, son sens des responsabilités. On lui annonçait déjà qu’elle ferait bien sa place dans la maison, et l’idée lui plaisait, voire la flattait ; elle aimait être utile.
Puis l’accident arriva. Un accident grave. Avec sa mobylette, elle avait percuté un tracteur ; elle avait été traînée sur plusieurs mètres par le semoir qu’il tirait. Elle faillit y perdre une jambe. L’infection s’y installa. La douleur aussi, nuit et jour ; elle n’arrivait plus à dormir, même avec les médicaments. Les chirurgiens lui greffèrent de la peau prise sur son autre jambe, une opération longue, effectuée à plusieurs reprises. Apparemment ils n’avaient pas fait ce qu’il fallait. Pas plus que l’assurance d’ailleurs, qui s’était mal débrouillée avec le propriétaire du tracteur. Mais que pouvaient-ils faire, elle ou ses parents ?
Elle eut du temps pour réfléchir, beaucoup de temps, durant les six mois d’hôpital et de convalescence. Allongée, occupée uniquement à lire et à réfléchir. À repenser son passé, son présent, son avenir. Elle repensait à cette dame, professeur de français, ardente féministe et vieille fille, si enthousiasmante, qui l’avait beaucoup encouragée. À ce professeur de mathématique, sévère, qui l’avait mise au fond de la classe, car elle était nulle en math et elle était la sœur de son frère, un garnement. À ses parents, qui ne pensaient qu’au travail et ne comprenait pas son insatisfaction permanente. À sa tante, qui l’appelait « la révolutionnaire ». À son autre frère, qui lui aussi avait eu un grave accident et depuis se morfondait dans son amertume. Aux collègues de travail qui menaient la même routine depuis des années, qui racontaient indéfiniment les mêmes histoires lassées et lassantes sur leur maris, leurs enfants, leur vacances, etc.. Elle repensa à bien d’autres choses encore.
Une vraie chance…
Un jour, vers la fin de sa convalescence, alors qu’elle se remettait plus ou moins marcher, elle déclara à sa mère, qui la plaignait comme savent le faire les mères, que cet accident avait été une chance pour elle. Son père se fâcha, lui demanda comment elle pouvait parler ainsi à sa mère, qui se faisait tant de souci pour elle.
Elle était heureuse, elle était libre, elle avait compris qu’elle devait partir du village, tout de suite, pas dans dix ans, ni dans cinq ans, ni l’année prochaine, ni un jour, mais tout de suite. Dès qu’elle serait suffisamment remise. Sa jambe était encore abîmée, mais du moment qu’elle fonctionnait, on ne lui en demandait pas plus ! Cet accident lui avait parlé, plus que toutes les paroles, surtout elle qui était si têtue. On peut toujours rester sourde à des paroles, mais pas à un tel accident. À moins de faire comme son frère, et de tomber dans le piège du ressentiment. Elle ne pouvait plus continuer comme avant, le même cours des choses, identique à lui-même, terne et ennuyeux, ponctué de faux plaisir et d’activités factices qui n’ont aucun sens, aucune portée, aucun intérêt. Cet accident l’avait bien éclairé. Il lui avait été envoyé par la providence, pour mieux voir les choses, pour mieux les comprendre, pour mieux prendre une décision. La douleur l’avait fait réfléchir, comme si, sans la douleur, aucune réflexion n’était possible. Être clouée au lit l’avait fait réfléchir, comme si sans obligation de s’arrêter, d’interrompre le mouvement, on ne pouvait pas réfléchir. Elle avait enfin connu autre chose, et de cet au-delà des choses, elle avait compris qu’elle ne pouvait plus continuer à vivre sur sa lancée, même si tous les autres, ses copains, ses proches, continuaient leur même petit bonhomme de chemin, en rêvant périodiquement d’un ailleurs dont la silhouette s’estompait rapidement au fil des ans.
Une leçon qui se mérite
Cette leçon qui s’était imposée à son existence, elle devait la repenser tout au long de sa vie. Elle avait compris qu’une décision consiste principalement à arrêter le flux permanent qui nous emporte, et qu’une telle décision ne s’effectue pas sans confrontation, sans douleur, sans tragique. Interrompre la continuité ne se réalise jamais naturellement, et l’entourage ne nous y encourage guère. Le réflexe le plus immédiat, celui qui cherche à se protéger, est de reporter au lendemain, au surlendemain une décision, qui dès lors ne reste qu’un rêve impossible, un château en Espagne.
Ceux qui l’auront fréquenté par la suite se seront étonnés de son comportement abrupt, de ses brusques changements de parcours. Comme ce copain largué sans préavis, ou ce fiancé paniqué qui s’enfuit à la veille des noces. Lorsqu’une idée lui traversait l’esprit, c’était maintenant ou jamais, au risque de déplaire. Attitude qui produit certes un comportement radical, mais qui seul pouvait protéger contre l’enlisement et la viscosité ambiante. Une rage intérieure l’animait, il ne pouvait en être autrement, mais elle préférait que sa violence soit tournée vers le monde, à qui elle ne devait rien, plutôt que contre elle-même, nourrie par la rancœur et le regret, celui de tous les gestes avortés, la maladie des faibles et des timorés. Elle n’aimait pas les limites, elle avait payé pour cela, au prix fort, meurtrie dans son corps, abîmée dans sa chair. Elle n’avait que faire du bon sens, de la gentillesse ou de la politesse : elle n’était plus liée, elle avait largué les amarres. La chance et la malchance n’existaient pas : son accident, dans tous les sens du terme, elle l’avait mérité.

Vive l’amour

Vive l’amour

JardinJ’aime bien la mode. Ça nous change du reste. Aujourd’hui l’amour est à la mode. Remarquez l’amour est toujours un peu à la mode. Mais il en va de l’amour comme des vêtements. C’est la coupe qui change, la couleur et la forme. Pour ceux que ça intéresse, le dernier cri, le dernier chic, c’est l’amour sympa. Fini l’amour romantique, l’amour vache, l’amour tragique, l’amour cynique. Aujourd’hui, le goût est au sympa! D’ailleurs l’amour n’est qu’une des multiples facette du sympa, dont l’hégémonie est désormais indiscutable. Le post post-modernisme a épuisé la longue course au bout de la nuit qui voulait libérer la liberté d’elle-même en la libérant de la liberté, nous revenons à des valeurs simples, mais toutefois épurées de leur charge idéologique ou émotionnelle. Histoire de dire que tout ce travail, toute cette encre, toutes ces paroles, tous ces déhanchements, n’auront pas été en vain.
Ainsi, après une longue purge, propédeutique et salutaire, nous avons finalement découvert le message ultime: le massage californien. Plus qu’un massage, c’est un concept, une épistémologie, une sagesse moderne et posée, une gymnastique relaxante, une lotion adoucissante, une recette universelle et facilement applicable. Gommez l’obscur, il ne restera que le diaphane. Larguez les amarres, vous dériverez à plaisir. Retrouvez, ou conservez, cette merveilleuse enfance. Époque bénie, où alternaient, sans conséquences ni arrière-pensées, peines et plaisirs, larmes et sourires, colères et joies. Sans hiers chargés ni lendemains hypothétiques. Vous viviez de petits riens, dans la douce euphorie de l’instant permanent et de la nouveauté éternelle. Une babiole faisait votre journée, nul besoin de ces projets lourds et sérieux qui imposent à leur porteur une mine grave et ridicule. Vive la jeunesse! Vive la vie!
Alors l’amour sympa, comme son nom l’indique, est sympa. Il se base sur le respect mutuel, qui consiste à prendre l’autre comme il est. Ours ou potiche il est, ours ou potiche vous l’aimerez. Et si vous vous fatiguez des ours ou des potiches, vous trouverez autre chose, un éléphant ou une cruche. Règle numéro un: ne jamais tenter de changer quelqu’un, pas plus que vous n’avez à vous changer vous-même. Toute tentative de ce genre serait considérée comme la plus odieuse manifestation de l’impérialisme individuel. Écoutez vos envies, n’écoutez pas celles de votre voisin; si elles collent c’est bon, si elles ne collent pas, n’hésitez pas, changez de crèmerie. Si l’autre énergumène en face de vous ne vous amuse ni ne vous intéresse plus, bazardez-le, en douceur bien sûr.
Remarquez, c’est sûr que c’est moins pénible que l’amour crampon. Le crampon est mortel! Entre ces amours qui vous aiment quoique vous fassiez, mais qui vous colle comme une sangsue dans le dos, et ceux qui vous aiment tellement qu’ils voudraient que vous soyez bien comme il faut… Les deux ont en commun qu’ils ne cessent de prétendre vouloir votre bien. Ah votre bien! ce qu’ils s’en gargarisent. Le premier veut pour vous tout ce que vous voulez, le deuxième veut pour vous tout ce que vous ne voulez pas, mais bizarrement ils reviennent au même. Dans les deux cas, impossible de discuter. Soit vous avez tellement raison que vous ne savez plus ou vous en êtes, soit vous avez tellement tort que vous ne savez plus qui vous êtes. Dans la plupart des couples, il y a un peu des deux. Vous verrez que le temps se partage entre les moments où l’on imite l’autre et ceux où l’on veut le convaincre d’être comme nous. Le plus drôle de toute cette affaire est que bien souvent l’autre a été inconsciemment choisi parce qu’il est aux antipodes de ce que nous sommes, ce qui favorise l’émergence de grands moments, de confrontations et de pitreries. Mais ça occupe. Tout ça va et vient, on se dispute, on se retrouve, on s’engueule et on s’embrasse, le temps passe et on a l’impression d’accomplir quelque chose, surtout si dans le même processus on a produit quelques enfants au passage.
C’est vrai que l’amour remplit bien. Il donne un sens aux choses, à la vie par exemple. Et en notre époque où tout semble aller si mal, c’est un puissant cataplasme, très efficace, que nous avons découvert. Regardez le nombre de films qui nous raconte l’histoire de pauvres gens qui ont vraiment le monde et leur existence contre eux, mais dont l’histoire s’illumine soudain par ce qu’il reste cette petite émotion qui change tout le reste: l’amour. Une des dernières productions dans le genre est l’histoire d’un gangster qui rate tous ses coups, mais grâce à l’amour, l’espoir d’une vie meilleure ne l’abandonne pas. On s’aperçoit ainsi que plus les choses vont mal, plus l’amour est utile. Il aide à tout accepter, surtout le pire.
Alors si on pouvait arriver à aimer tout le monde, il serait formidable ce monde. Il se teinterait à jamais d’une inébranlable, limpide et éternelle lueur bleu ciel. Un peu comme sur les tableaux idylliques que nous présentent les dessins animés japonais, lorsque les horribles monstres sont absents ou vaincus, et que les gentils et juvéniles héros sourient, jouent et parlent doucement avec les animaux. Évidemment, les éternels grincheux se plaindront d’une telle perspective. Ils nous dénonceront en disant qu’aimer tout le monde implique en réalité de n’aimer personne. Car un amour qui n’est pas incarné, individualisé, un amour qui ne plonge pas ses petites pattes dans le quotidien, la lutte, le frottement, l’usure et le tragique, n’est pas de l’amour mais du sirop d’orgeat.
Peut-être. En tout cas, pour remonter le moral aux amoureux de l’amour, nous pouvons leur annoncer, s’ils ne le savent déjà, qu’il n’y a pas qu’au cinéma et à la télé que l’amour est important. Il existe encore une culture écrite de l’amour. Comme au temps des troubadours. Un des plus gros éditeurs au monde ne fait que ça des histoires d’amours, bien concrètes. Des docteurs et des infirmières, des patrons et des secrétaires, des stars et des jardiniers, etc. Et tout ça en plein de langues. Il Ce polichinelle de l’édition devrait faire de la pub pour ses bouquins à la télé, pendant les débats politiques, ou au milieu des nouvelles. Guerre ici, catastrophe là, mais il y a l’amour, toujours l’amour! . L’amour efface tout, l’amour gomme tout, l’amour décape tout!, l’amour plus fort que tout. Plus fort qu’Ajax ammoniaqué et Super glue réunis.
Je connais un philosophe qui dit que l’amour n’existe pas. A défaut d’autre chose, ca sonne bien comme idée. Ça fait très philosophe. Très contre l’opinion. D’après lui l’amour est un sentiment confus qui regroupe deux sentiments: l’altruisme et le désir de l’autre. Le seul problème avec ce couple là, comme avec tant d’autre c’est qu’il est terriblement contradictoire. Car on ne désire pas l’autre pour son bien, pas plus qu’un ne désire un hamburger pour le rendre meilleur. Le sentiment amoureux et l’état fébrile où il nous plonge correspond à la brutale confrontation entre ces deux tendances, conflit qui se résout dans le temps, par la simple consommation du partenaire. Un peu comme la mante religieuse.
En fin de compte, nous sommes tous intarissable sur ce thème. Et qui que nous soyons, nous oscillons généralement entre «Je n’en veux pas, mais j’y gouterai bien quand même» et «Ce n’est pas terrible mais vous m’en remettrez une louche».

Lettre ouverte à une victime de la psychothérapie

Lettre ouverte à une victime de la psychothérapie

Fleurs FleursMalheureux ami! Depuis combien d’années traînes-tu ta pauvre carcasse d’une antre de psychothérapie à une autre? Combien de techniques miraculeuses n’as-tu pas essayées? Rebirth, psychanalyse, bioénergie, analyse transactionnelle… Laquelle d’entre elles n’aura pas suscité un enthousiasme démesuré, pendant une période initiale, pour retomber aussi platement qu’un soufflé en bout de course? Pourtant tu continues à tenir le même sempiternel discours, sur le désir, sur la souffrance, sur le soi, la découverte de soi et le prendre sur soi, et à qui veut l’entendre tu tiens maladivement à expliquer comment et pourquoi tu es bien dans ta peau, bien dans tes pompes, comment et pourquoi tu es un exemple pour tous ceux qui ne savent pas vivre et tous ceux qui veulent apprendre à vivre.Fleurs À t’écouter, on te croirait presque, on t’envierait sans difficulté aucune, jusqu’à ce que l’on se demande pourquoi t’énervent autant ceux qui se refusent à entrer dans ta religion du moi intérieur et de la psychoculture. Et pourquoi te sont si insupportables ceux que tu condamnes pour leur ignorance, ceux que tu prétends mépriser pour leur aveuglement. De telles allergies ne sont-elles pas le reflet d’une pathologie certaine? Une telle impatience envers païens et mécréants ne révèle-t-elle pas une angoisse inconsciente, insurmontable et pénible?
À tout argument qui t’est opposé, tu invoques l’inadmissible cécité, l’incompréhension dont pâtissent ceux qui n’ont pas encore saisi l’importance et la nécessité de s’engager dans de telles pratiques, dans la prodigieuse et ésotérique recherche du moi voilé. Barbares sans discernement, incapables de creuser leur identité profonde et de se réconcilier avec leur enfance. Enfermés dans un cercle vicieux puisque seule une thérapie leur permettrait d’envisager la nécessité de s’engager dans une thérapie. Hors de la thérapie point de salut!
Avec une magnanimité hors du commun, tu excuses leur manque de discernement par la reconnaissance chez eux d’une grande souffrance. La souffrance, ton thème de prédilection. Cette souffrance qui explique tant de choses, qui justifie tant de comportements étranges. Cette souffrance qu’il s’agit pour toi de fuir ou d’évacuer, puisqu’elle nous empêche tellement de vivre et de penser. Mais dis-moi, et si par le plus grand des hasards cette souffrance omniprésente était là pour rester, bien installée dans nos petites âmes fragiles et sensibles? Empreinte indélébile qui marque à jamais nos âmes de réprouvés, damnées par la nature immanente des choses. Il nous faudrait donc l’accepter, par défaut de choix, cette compagne à vie dont nous ne saurions divorcer. Et même, allant un peu plus loin, pourquoi ne pas l’aimer? Grandir, ne serait-ce pas rien d’autre qu’apprendre à aimer cette précieuse souffrance? Ou à défaut, au moins apprendre à la tolérer? À apprécier à sa juste valeur cette inquiétude qui nous porte à nous interroger sur la raison des choses, douloureux poinçon sans lequel nous risquerions d’être aussi présents à notre existence que des veaux endormis. Peut-être arriverions-nous à la comprendre cette souffrance, à lui trouver du sens et de la générosité; nous en viendrions à la désirer, aussi follement que l’on désire dans l’amour le plus éperdu.
Certes la souffrance est un problème, voire une énigme, particulièrement la nôtre, qui semble toujours poser nettement plus d’interrogations que les autres. (Pour de mystérieuses raisons, ce qui nous appartient nous parle en général plus, hélas! que ce qui n’est pas à nous.) Or pourquoi une énigme ne trouverait-elle pas une légitimité suffisante en son simple énoncé, plutôt que de l’enfermer et de la définir comme une sorte de prélude ou d’apéritif, plutôt que de la limiter au statut de simple introduction, plutôt que de l’envisager comme humble condition à l’élaboration d’une solution? Pourquoi l’interrogation serait-elle conçue en soi comme une parole creuse et insensée, prétendument inutile sans avoir à évoquer au moins la perspective d’une soi-disant résolution? Pourquoi l’obscur serait-il en attente de lumière? Pourquoi l’opaque se devrait-il d’être délayé sans fin pour atteindre quelque lumineuse et salvatrice transparence? Pourquoi la souffrance se réduirait-elle au mieux à une sorte d’alarme mécanique, à une gâchette bien huilée, destinée à nous procurer le plaisir et la jouissance de sa disparition, ou au pire à un accident, accidentel, inutile ou néfaste?
Parmi les cavales que tu enfourches, tu dénonces à plus soif vendeurs et consommateurs de ces produits toxiques et décervelants, anxiolytiques et autre antidépresseurs, qui reflètent bien, paraît-il, notre société de consommation où l’on cherche à satisfaire sans discrimination aucune les demandes des uns et des autres. N’est-ce pas pourtant un schéma identique dans lequel tu t’es engouffré et dont tu ne sais plus te dépatouiller? Un tantinet quelque peu plus intellectuel et un chouïa plus écolo, car on y cause beaucoup et l’on utilise plein de mots, ce qui peut sembler moins artificiel et plus naturel, je te l’accorde; mais d’une semblable manière, ces pratiques ne sont-elles pas destinées aussi à calmer les angoisses et à se sentir mieux? Et pour combien de temps, dis-moi? Car sans oser l’avouer en des termes aussi crus, ne prétendrait-on pas chez toi aussi atteindre quelque état nirvanesque de béatitude perpétuelle? La thérapie du bonheur, qui garantit à ses adeptes une vie soulagée de son propre tragique. Un tragique ignoré ou vilipendé, condamné à la quarantaine éternelle par une sagesse de pacotille, par un bouddhisme de bazar, par un aplatissement irréversible de l’être.
Quand je te vois, je finis parfois par conclure qu’il vaudrait mieux avaler du Prozac que psychologiser d’une manière aussi outrancière et démesurée. Peut-être arriverais-tu à t’oublier un minimum, à larguer quelque peu tes obsessions égocentriques, à t’abandonner sur le bas-côté. Tu prendrais ces petites pilules aux si jolies couleurs, puis tout souriant et plein de bonne volonté tu tenterais de te rendre utile à la société. Tu militerais pour un parti ou un autre, tu jouerais au bénévole dans n’importe quelle association caritative, ou encore tu aiderais les illettrés qui veulent apprendre à lire. Dans un autre genre, pourquoi n’adhérerais-tu pas à une secte? De fervents adhérents d’une idéologie ou d’une autre sauraient certainement redonner à ton existence le sens qui lui fait défaut, la petite dose de piment qui lui manque. Tes soucis disparaîtraient comme neige au soleil, trop heureux de céder la place à de merveilleux schémas existentiels et spirituels capables de remplir le vide qui te rend si malheureux.
Que restera-t-il à la fin, à part des latrines pleines, comme le suggère ironiquement Léonard de Vinci? Quelles briques auras-tu posées? Que reste-t-il de l’être, s’il est dépourvu d’action? Que reste-t-il de l’être, s’il est dépourvu d’altérité? À quoi bon se rassurer, pour rester planté au milieu du chemin? Profite donc de la vie qui t’es prêtée, sans notice ni garanties de retour. Risque-toi sans arrière-pensées, sans te plaindre, sans chercher la planque absolue, l’assurance imparable, la recette mirifique et autres fantasmes de béatitude éternelle. Il en va sans doute du bonheur comme de l’amour, il ne faut pas le chercher pour avoir une chance de le trouver.

Les bonbons rendent idiots

Les bonbons rendent idiots

crazy mouseC’est clair : les bonbons rendent les enfants idiots. “ Ça ou autre chose, concluront les cyniques, de toute façon l’humanité est ce qu’elle est, on ne voit pas comment elle s’en sortirait grâce à une quelconque dénonciation. ” Les esprits fins se mêleront aussi de la partie : “ Peut-être que oui, peut-être que non, car les bonbons pourraient s’avérer ne présenter qu’un pâle symptôme de la décrépitude générale, plutôt que son virus ou sa courroie de transmission. ” Quoi qu’il en soit, je continue à croire que les bonbons constituent un véritable problème. Il n’y a qu’à observer le fils de ma voisine, le soir, après l’école. Cet enfant qui peut prendre des apparences tout à fait normales, devient fou furieux dès qu’il s’agit de bonbons. Or visiblement, sa mère se sent obligée de l’accueillir le soir avec ce genre d’oblation. Le plus ironique de l’affaire est qu’elle a choisi cette option de facilité, geste on ne peut plus complaisant, afin que le moment des retrouvailles en soit un de bonheur complet. On se demande d’ailleurs pourquoi le simple fait de retrouver sa mère ne constituerait pas pour l’enfant une raison suffisante de joie, mais pour cette dernière, l’hypothèse manque d’évidence, ce qui rend l’ensemble très cohérent. De surcroît, elle n’a désormais pratiquement plus le choix, car la rupture de la routine causerait des remous que cette maman inquiète ne semble pas du tout prête à assumer.
En tout cas, dès que l’enfant a ses bonbons en main, ou dès qu’il les voit, son attitude bascule. Lui qui avait l’air humain en sortant de l’école avec ses camarades, gai et rieur, ou engagé avec d’autres dans quelque sérieuse discussion de son âge, devient un véritable maniaque. Il est rarement content. Soit il agit comme une brute, arrachant les bonbons des mains de sa mère, aussi anxieux qu’un alcoolique pour son verre. Soit il lui crie dessus parce qu’elle n’a pas acheté ceux qu’il fallait. Soit encore il se met, vorace, à dévorer sur place les friandises, et le reste du monde peut bien disparaître, en dépit des objurgations de sa mère qui tente en vain de lui parler. D’autres fois, semblable là aussi aux alcooliques, il propose un bonbon à l’un de ses camarades, voire il impose car il ne supporte pas que l’autre refuse son invitation. Ou alors il donne quelque chose dont il faut rendre une partie ou ne prendre qu’un petit bout, à un enfant aussi avide que lui de friandises, et là les tractations prennent rapidement un tour plus violent.
Comble de ravissement, pour la mère et les spectateurs, la petite sœur est aussi de la partie, qui doit partager avec son frère le régal quotidien. Dans les relations familiales, le “ je te prends, tu me donnes, on partage, t’en as plus que moi, rends-le moi ” prend une allure encore plus extravagante et débridée. Il y a toujours là une bonne occasion de crier, de se battre et de trépigner, qu’il s’agit de ne pas rater. Et la pauvre mère suit, tant bien que mal, les soubresauts du drame : elle donne, partage, reprend, menace d’enlever, jure de ne plus jamais rien donner, mais finit toujours par céder, désespérée du raté psychologique et quotidien dans lequel elle semble irrémédiablement plongée.
Évidemment, tout ceci est excessif, exagéré, et n’existe sans doute pas ailleurs que dans l’imagination d’un auteur, critiqueront certains lecteurs. Peut-être, mais comme toute caricature… Et puis, il doit bien y avoir une raison pour laquelle nos concitoyens sont en général dotés d’un comportement infantile. La société de consommation, ça doit bien commencer quelque part, tout petit, chez nos enfants. Ça ne peut pas tomber du ciel le jour de nos dix-huit ans ! Alors pourquoi pas avec les bonbons, dans la plus tendre enfance ? Sinon, à défaut d’une proposition concrète, on se retrouvera dans la situation habituelle et absurde, où chacun critique de manière identique une tare de la société, sans que nul membre de ce club des “ chacun ” n’entrevoie le moindrement le problème dans son entourage immédiat.
Pour faciliter l’appropriation de l’hypothèse, prenons un cas de figure différent, celui d’une autre de mes voisines. Ses enfants sont assez calmes, bonbons ou pas. Elle affirmera donc à raison qu’elle ne se reconnaît nullement, ni elle ni les siens, dans la description outrancière et fantasque que je viens d’esquisser. Chez elle la scène est autre. En général, lorsque je l’aperçois, elle avance lentement, entourée de sa cohorte, dont chaque membre suce lentement, d’une façon quelque peu larvaire, qui une sucette, qui un caramel, qui un de ces bonbons aux formes étranges et démesurées, aux couleurs psychédéliques que l’on fabrique aujourd’hui. Les pires sont encore ces énormes chewing-gums, qui exigent de la part de l’enfant une épuisante concentration, surtout s’il a réussi à se l’enfourner en un seul morceau dans la bouche, qui le transforme en un personnage de foire à la gueule béante. Comme une sangsue, l’être tout entier est plongé dans l’activité orale, spécimen qui rendrait fou de bonheur un psychologue cherchant des cas intéressants pour illustrer des étapes pathologiques de l’évolution infantile.
On ne saurait nier que les enfants en question sont calmes, si le calme reste le critère par excellence du comportement enfantin. Et il est clair que la maman de notre premier bambin jalousera une telle quiétude. Mais tentons d’engager une conversation avec ces charmants enfants : ce sera peine perdue. La maman a sans doute une théorie à elle sur le problème, comme bien des mamans. Elle nous dira que l’enfance ne dure qu’un temps, que c’est le temps de la béatitude, que les enfants ont bien le temps d’apprendre et de se poser des questions plus tard, qu’ils doivent profiter de ces instants de bonheur facile, et pourquoi pas, et elle qui a tant de soucis les envie bien, et qu’elle aurait aimé être aussi heureuse à leur âge, elle qui n’a pas eu une enfance très facile, etc. C’est vrai qu’il y a toujours des arguments… Alors la discussion avec les enfants, ce sera pour plus tard, quand ils ne mangeront plus de bonbons, si la longue liste des bonbons aux variantes infinies s’arrête un jour…
Ensuite, il y a la maîtresse de maternelle, pour qui les bonbons constituent un outil pédagogique formidable. Elle sollicite les parents afin qu’ils apportent des bonbons à l’école, car les instituteurs en manquent. “ Les enfants ont bien droit à un petit plaisir, déclare-t-elle, comme nous ! ” Certes, ça et la télévision, qui est aussi d’après elle un instrument pédagogique indispensable. Qui croyait que l’école était le lieu de la rupture, où l’enfant devait avoir accès à un autre monde, une initiation à la raison, à la culture, au long terme, à élargir des horizons afin de battre en brèche le culte de l’immédiat ? Sans cette rupture, à quoi rimerait le savoir ? Mieux vaudrait encore ne rien savoir, si c’est pour produire des êtres sans esprit ou sans âme.
Mais les bonbons sont partout. Les commerçants, du boucher au boulanger en passant par l’épicier, jusqu’au médecin et au pharmacien, tous tentent de s’attirer par la facilité les faveurs des enfants, et sans doute celles des parents, par de telles procédures. Que les parents refusent, et surtout les enfants, les malheureux sont éberlués, ils insistent. “ Bizarre ces gens !” On les comprend. Comment ne pas être surpris par ceux qui refusent dans le particulier ceux que la plupart refusent exclusivement dans la généralité ? Le décalage est insupportable. Pourtant il y a un accord tacite dans notre société, théoriquement accepté par tous : les gens sont un problème, pas l’individu. On peut s’en prendre à eux, jamais à lui. Les gens sont des consommateurs infantiles, mais visiblement ils habitent ailleurs : on ne les voit jamais. Et puis les bonbons, ce ne sont que des bonbons. Ça n’a jamais fait de mal à personne. Il y a tellement de problèmes plus graves !

Brûlons les livres

Brûlons les livres

philos enfants

“ Brûlons les livres, le cœur joyeux. Détruisons les œuvres du passé, les œuvres accomplies et terminées, dans l’allégresse d’une flamme retrouvée. ” Il est de ces phrases qui nous tiennent à cœur, qui nous hantent, et que nous n’osons pourtant jamais confesser. Nous n’osons pas, par crainte du regard qui les jugera, et surtout par crainte de l’inopportunité de leur prononciation. De toute façon, il n’est jamais temps de publier de telles paroles, ou de les murmurer, il ne sera jamais temps de le faire, bien que leur aveu relève de la plus grande nécessité. “ Les clercs nous ont trahis, ils ont trahi l’humanité, ils ont trahi leur propre humanité, ceci depuis l’aube des temps. ” L’ont-ils trahie plus que les autres ? Plus que les politiques ? Plus que les marchands ? Plus que les militaires ? Plus que les prêtres ? Plus que les ouvriers ? Plus que les femmes au foyer ? Pas plus, pas moins. Les sociétés opèrent de manière relativement homogène. Il n’existe de groupement particulier d’êtres humains qui ne soit l’écho spécifique d’un problème plus général, qui ne soit le reflet biaisé de sa société. Chacun d’entre eux convaincu de ne pas avoir été écouté, alors qu’il savait, alors qu’il aurait pu, alors qu’il méritait, alors que… Il suffisait d’entendre ce qu’il conseillait, et tout se serait mieux passé.

Pourquoi maintenant ?

“ Alors, pourquoi les clercs ? Pourquoi les livres, pourquoi les œuvres d’art devraient-elles plus qu’autre chose se voir dénoncées, offertes à la vindicte publique ? De nos jours, alors que l’utilitaire tient le haut du pavé, alors qu’une subjectivité sans contrainte d’idéal anime le commun des mortels, alors que les sauvages et les barbares se répartissent le pouvoir temporel et le dominion sur les cœurs, pourquoi prônez-vous de telles pensées, pourquoi incitez-vous à de tels actes ? Ne tirez-vous pas sur des ambulances ? ” Mais dites-moi, quand trouvez-vous approprié d’interpeller les nantis ? Lorsqu’ils sont nantis, ou plutôt lorsqu’ils voient leurs biens auxquels ils tiennent tant s’effriter comme la parure des arbres en automne. Auparavant, ils étaient si fiers de leur ramage, ils étaient si fiers de leur plumage. Pouvions-nous encore leur parler ? Pouvaient-ils en cette époque bénie, période d’opulence et d’oubli, si tant est qu’elle ait jamais existé, les interpeller pour introduire le doute quant à la vanité de leur être et de leurs possessions ?
L’être humain envisage difficilement le pire : il abhorre le néant. Il aime le plein, au risque de la satiété, au risque de la saturation et de l’ennui. Même lorsqu’il se noie, il préfère encore se remplir les poches plutôt que d’abandonner ses possessions à l’abîme sans fond. Le désir le fascine, l’appétit le garde en vie, mais s’il a le choix, il tend sans hésitation la main vers le coffre plein plutôt que vers celui qui reste à remplir, au risque de périr d’ennui. Alors ne parlons même pas du coffre sans fond, celui de cet océan aux bords qui disparaissent, avalés par l’horizon. L’infini effraie notre homme : il y entrevoit le linceul de la mort. Quant à l’absolu, il ne l’aime que bien enrobé, nommé, calculé, analysé, habillé, conceptualisé, incarné, délimité, statufié, personnalisé, quantifié. L’être lui convient en tant qu’être, ici et maintenant, abordable et saisissable, et non pas lorsque sa silhouette évanescente s’échappe, refusant de s’offrir au premier venu, se drapant dans la fantomatique béance du non-être.
Nous voilà donc obligés d’attendre le crépuscule, clair obscur de la vérité, lorsque la netteté des contours se dilue dans l’opacité de l’ombre, pour mettre au jour les interstices, pour rendre visible les fractures, pour révéler les fêlures. Approchons-nous, tâtons la facticité des formes, palpons de la main les plaies, les trous et les bosses. En ces moments précieux où la vigilance se relâche, bienveillance du doute et de l’interrogation, sachons toucher du doigt la fuyante réalité. Tant que tout va bien, tant que tout est clair et évident, tant que la pompeuse majesté du quant-à-soi s’impose aux yeux de tous, tant que les dorures brillent au soleil, tant que les sequins semblent gravés dans la chair, comment pourrions-nous en questionner la prétentieuse certitude?

Sacrilège

“ Brûlons les livres ! ” “ Injonction sacrilège ”, jurez-vous ? Vos dieux ont-ils pu et su vous sauver de la débâcle ? Vous êtes croyants, peut-être, mais où se niche votre désespoir ? Vous vous êtes invités un peu vite à la table du divin. Vous déteniez le livre, vous déteniez les livres, vous vous vêtiez des oripeaux sacrés de la vérité, vous manipuliez les rutilants symboles du sacerdoce, vous aviez accès au saint des saints, vous aviez planté votre gonfanon sur la cime, et de cette vue imprenable, vous pouviez dicter aux humbles, aux ignorants, aux errants, aux hérétiques et relapses, la connaissance, la morale, l’amour, la beauté, la vérité et la loi. Mais la roue du temps, fidèle à son destin, accomplit son devoir, et vous voilà mis à l’index, relégués au placard de l’histoire, cantonnés aux musées, soumis à la vindicte populaire, coiffés du bonnet d’âne pour plus de ridicule. De quoi vous plaignez-vous ? Tout travail mérite salaire ! Tout travail mérite le salaire qu’il mérite. Ne savez-vous donc plus lire ? Ou bien, il est des livres que vous n’avez pas su lire, des livres que vous ne savez pas lire ? Vous ne les avez pas choisis pour votre bibliothèque : elle était trop bien rangée, trop bien sélectionnée, trop bien organisée. Sa cohérence l’a tuée. La bibliothèque du monde se rit de ces ouvrages poussiéreux, aux couvertures soigneusement conservées, aux pages scrupuleusement annotées. Il est des livres qui nous font oublier jusqu’à l’alphabet. Mais nous préférons ne plus savoir lire, plutôt que de lire les dazibaos qui pullulent sur les murs de nos cités. L’honneur est sauf, nous aurons évité le pire, les insultes, les huées et les sarcasmes. Nous mourrons drapés dans notre dignité.

Un secret bien gardé

“ Quel manque de respect ! Vous hurlez avec les loups ! ” Mais si la généreuse nature a inventé les loups, n’avait-elle pas pensé à vous ? À votre bien, à votre postérité ? Et qui dénoncez-vous ainsi ? Ne sont-ce pas vos enfants, votre progéniture, la chair de votre chair, la chair de votre esprit, qui vous mènent à l’abandon ? Mais non, vous étiez et êtes toujours un parent modèle. Un bon enseignant, un bon maître, un bon guide, un bon exemple. À qui la faute alors ? “ Aux autres ”. Qui sont-ils ? “ Au pouvoir en place. ” Qui l’a installé ? Qui représente-t-il ? “ À la nature des choses. ” Eh bien, de quoi vous plaignez-vous ? “ Aux étrangers. ” Ont-ils moins de raison d’être que vous ? ” “ Au temps et aux mœurs ? ” Ironie de l’histoire, classique à en mourir de rire.
“ Brûlons les livres ! Lâchons du lest, il est encore temps. N’attendez pas qu’on les brûle pour vous. Brûlez-les vous-mêmes ! Laissez leur une chance de revivre ou de vivre. ” Vanité de la connaissance. Vivre par procuration. Brûle ce que tu as adoré, sauve tes idoles de ta propre idolâtrie. Ultime chance de redonner sens, ardeur et vigueur à tes dieux plâtrés et déchus. Ton veau d’or et de papier serait beau, il parlerait, il chanterait, il danserait, il respirerait, si tu ne tenais à t’y enchaîner, si tu ne le ridiculisais par tes génuflexions à répétition.
“ Brûlons les livres ! Révélons enfin le secret le plus jalousement gardé de toute éternité : les livres sont conçus et fabriqués pour être brûlés. ” Pour être lus, parfois, et pour être brûlés, toujours. Mais tu as raison, toute vérité n’est pas bonne à dire, n’importe où, n’importe quand, et à n’importe qui. Surtout si cette vérité n’en est pas une. Mais que veux-tu ! Si ne je ne la relâche pas maintenant, j’ignore totalement quand j’aurai à nouveau le courage de la laisser s’exprimer.

Humeurs