Le panda existentiel

Pour certains, la vie est dure. Parce que leur quotidien est particulièrement lourd, parce qu’ils sont trop sensibles, parce qu’ils manquent d’énergie, parce qu’ils sont trop tendus. Ils sont fatigués, de la vie, de leur quotidien, mais surtout de leur simple naissance. Est-ce passager, peut-on se demander lorsqu’on les observe, ou bien ont-ils toujours été comme cela ? Quoi qu’il en soit ils trouvent dans le repos, en particulier dans le sommeil, le refuge, la panacée, la consolation. Ils se retirent du monde, ils se retirent de la vie, on peu même dire qu’ils se retirent d’eux-mêmes puisque l’inconscience leur est désirable. Dormir, se reposer, n’est pas uniquement une alternative, un contrepied ou une opposition à l’action, il ne s’agit pas d’un autre mode d’existence, mais d’un non-exister, d’un refus d’exister, d’une négation de l’existence. Sorte de mort symbolique, moins radicale, non terminale, puisqu’elle permet néanmoins de ressusciter. Ceux qui sont familiers avec cette inclination connaissent la difficulté du réveil, les matins peu glorieux, les mises en route pénibles. Toute la journée, ils s’efforcent, tant bien que mal. De temps à autre, le fortuit des circonstances les entraine, nolens volens, dans quelque activité, dans quelque occupation, qui peut leur plaire ou les enthousiasmer, ils souhaiteraient même s’y engager, mais ils fatiguent, et inlassablement ils retrouvent leur lassitude, et ce sentiment de néant ou de dégoût qui leur est si familier. Ils pressentent un vide en eux, ils pressentent un vide autour d’eux, toute énergie semble les avoir abandonnés. Ils sont condamnés à eux-mêmes, ils se sentent assujettis à un soi qui ne les passionne guère. Ils se sentent tellement nuls, tellement misérables, tellement inintéressants, tellement laids, tellement insignifiants. Comment méritent-ils encore d’exister ? Leur vision exaltante du bien et de la perfection ne sert qu’à mieux les écraser, à mieux leur rappeler leur médiocrité, leur platitude, leur inconsistance, si jamais ils l’avaient oubliée.

Tout en sachant qu’ils ne peuvent en rester là, ils restent là, et attendent sans joie ce moment où ils pourront à nouveau glisser dans un sommeil sans rêve ni espoir.  De ce fait, le panda est évidemment toujours débordé, par l’intensité de sa procrastination. La simple ombre d’une initiative ou d’une décision lui coûte. Heureusement, autrui est là, qui pourra peut-être les distraire d’eux-mêmes, les extraire de cette gangue existentielle, larvaire et nauséeuse. Une langoureuse fascination pour l’écran à plasma peut aussi, pendant quelques heures, les sauver de leur propre auto-absorption.

Malheureusement, ou heureusement car cela les sauve d’eux-mêmes, il leur faut aussi survivre, se protéger, car pendant qu’ils souffrent les affres de leur marasme intérieur, tandis qu’ils paralysent, le monde avance, impose ses contraintes menaçantes, cette implacable réalité qui se rappelle à leur bon souvenir et les accuse de manquer à leurs devoirs. Pourront-ils se ressaisir, devront-ils s’échapper une fois de plus, pourront-ils combattre, ou vont-ils simplement rester paralysés, faute de meilleure stratégie. Eliminés par défaut, faute de se présenter, ils en connaissent la routine. C’est leur vie. Ils préfèrent contempler, ils contempleraient sans fin ce monde qui s’agite sous leurs yeux entrouverts. Ils se sentent à peine concernés, même si de temps à autres ils arrivent à se mobiliser. De ce fait, ils ont besoin d’autrui, cet autrui qui les protège de leur propre engourdissement, qui bon gré mal gré les anime, les force, les émeut, les provoque, et pourtant les insupporte. Cet autrui qui les attire, ces êtres vivaces et mobiles, qui les égaient, les enflamment, les aiguillonnent, les poussent, les provoquent, mais les fatiguent jusqu’à l’insupportable. Heureusement qu’ils sont là, ces autres, mais heureusement qu’on peut leur échapper, on joue à cache-cache avec eux. Vaille que vaille, autant que faire se peut. Et sur ces montagnes russes s’échafaude la vie de ces pandas existentiels, qui de temps à autre se métamorphosent, plus ou moins longtemps, pour toujours retourner à leur tanière somnifère. Ils y sont chez eux, néanmoins sans se l’avouer ils espèrent  dès que possible s’en échapper, si par miracle les circonstances le permettent, si la providence leur en fournit l’énergie et la motivation. Entre Charybde et Sylla, pris en deux contraintes, deux nécessités, ils craignent tout autant le repos que la mobilité.  Il est vrai, lorsqu’ils se meuvent, ils sont fiers d’eux-mêmes, ils se félicitent d’avoir bougé, le moindre de leurs gestes sera vanté comme quelque haut fait, ils se targueront d’avoir accompli quelque acte héroïque, et supporteront difficilement de ne pas en être complimenté, pire encore d’être critiqué. Autrui ne se rend pas compte de l’effort qui était exigé, il ignore le sacrifice et l’application forcée derrière cet acte ultime de la volonté. Pauvre victime renvoyée à son sentiment de solitude, d’inertie et d’incompréhension. A quoi bon s’exercer, pour de si piètres résultats ; le jeu n’en vaut pas la chandelle. Car l’attente est prégnante, de grandioses résultats, de chef-d’œuvres accomplis, autant de glorieux aboutissements, remarquables dénouements et retentissantes performances. Raison de plus, lorsque survient, quasi inévitable, l’incontournable déception, de retrouver ce béat engourdissement où plus rien n’a de sens ni de réalité. Et au réveil, lorsque les sens à peine éveillés profitent encore de cet état brumeux où tout s’assoupit, où tout s’adoucit, autant s’y maintenir aussi longtemps que possible par quelque petit bonheur douillet, aussi décevant soit-il. Mais il s’agira aussi de se protéger des sollicitations du monde, d’empêcher ce chaos de nous atteindre, dévastateur, envahissant et agressif. Lorsque l’on n’y arrive pas, une colère gronde en nous, un sentiment de frustration intense, une réelle douleur nous envahit.  Autrui est déjà là, l’intempestive réalité ne nous laisse donc aucun répit !

Le panda est facilement nostalgique. Souvenir d’un âge d’or, sans doute perdu à jamais. Perspective d’un lieu céleste à venir, paradis qui surviendra par quelque puissance, quelque grâce, quelque mystère. De ce fait, il est saturnien, aurait-on affirmé à une autre époque : mélancolique, sa tristesse le hante, même en ces moments apparemment les plus joyeux. Ombre planant au-dessus de sa tête, épée de Damoclès, menaçant d’imposer à tout instant une vérité foncièrement tragique. Le panda est un songeur, il est un penseur, voire un philosophe ou un poète. Il est sensible à la beauté, puissante échappatoire, qui le protège des frasques du réel. Tout ce qui échappe au temps le fascine, lui, ce prisonnier de l’instant, qui craint tant le mouvement, l’obligation de changement, la contrainte du déplacement. Il révère l’ataraxie, il espère une tranquillité de l’âme, mais hélas, l’immobilisme de son corps cache tant bien que mal une certaine fébrilité, le fourmillement nerveux de son intériorité. Et à ce point, se sentant attaqué ou dénoncé, il risque de protester, clamant soudain qu’il n’en va pas nécessairement d’une mécanique aussi catégorique, que les choses ne sont pas totalement ainsi, qu’il s’agit là d’une caricature, car ni lui ni les siens ne sont obligés d’être dépressifs. Certes, il a raison. Après tout, il nous faudrait faire place à la nuance, aux degrés d’être, aux gradations dans la puissance des inclinations, aux entrelacements de fractures et de renversements, rendre grâce à une logique floue, celle des proportions et de la fluidité. Pourtant, cette protestation elle-même, en sa forme, cette critique ou ce regret d’une absence de nécessité, trahit et révèle malgré lui un être en quête de sécurité et de stabilité, en recherche d’absolu, nostalgique d’un originaire, ce lieu où seul l’être est, où le non-être n’est pas. Le devenir, le probable, le possible, le contingent, constituent autant de manifestations d’une instabilité inquiétante, d’un monde trouble, d’une altérité déconcertante. Comment consoler celui pour qui l’aléatoire représente un péril, voire une malédiction, alors que lui-même est un être vivant !

 

Principes de la pratique philosophique

Peut-on parler de pratique philosophique ?

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Le concept de pratique est en général étranger au philosophe d’aujourd’hui, presque exclusivement un théoricien. Le mot même le dérange. En tant que professeur, son enseignement porte principalement sur un certain nombre de textes écrits, dont il doit transmettre la connaissance et la compréhension à ses élèves. Son principal centre d’intérêt sera l’histoire des idées, et son activité favorite l’art de l’interprétation. Une faible minorité d’enseignants ou de spécialistes s’engagera dans la spéculation philosophique écrite. Dans ce contexte, de manière récente, quelque peu en rupture avec la tradition, de nouvelles pratiques émergent, ouvertes au grand public, qui s’intitulent pratiques philosophiques, consultations philosophiques, philosophie pour enfants ou autres, pratiques qui se voient contestées vigoureusement ou ignorées par l’institution philosophique. Cette situation pose les deux questions suivantes, que nous traiterons dans cet ordre. La philosophie est-elle seulement un discours ou peut-elle avoir une pratique ? Qu’est-ce qui constitue une démarche philosophique ?

Bien entendu, nous admettrons ici la partialité de notre engagement philosophique en distinguant au sein de l’activité philosophique quatre différentes modalités, souvent considérées de manière indistincte. Ainsi nous distinguerons l’attitude philosophique, le champ philosophique, les compétences philosophiques et la culture philosophique. Bien que ces différents aspects ne puissent être radicalement séparés, disons simplement pour l’instant que la culture, ou connaissance de la parole d’autorité, tend de manière générale dans l’approche occidentale moderne à prendre le pas sur les autres fonctions philosophiques, tandis que nous privilégierons à la fois l’attitude philosophique et les compétences philosophiques, sur lesquelles nous tenterons brièvement de donner un aperçu.
Nous terminerons notre propos par quelques éléments sur l’idée d’atelier philosophique.

I – La matérialité comme altérité

Une pratique peut être définie comme une activité qui confronte une théorie donnée à une matérialité, c’est-à-dire à une altérité. La matière étant ce qui offre une résistance à nos volontés et à nos actions. Premièrement, la matérialité la plus évidente du philosopher est la totalité du monde, incluant l’existence humaine, à travers les multiples représentations que nous en avons. Un monde que nous connaissons sous la forme du mythe (mythos), narration des événements quotidiens, ou sous la forme d’informations culturelles, scientifiques et techniques éparses, de nature factuelle ou explicative (logos). Deuxièmement, la matérialité est pour chacun d’entre nous “l’autre”, notre semblable, avec qui nous pouvons entrer en dialogue et en confrontation. Troisièmement, la matérialité est la cohérence, l’unité présupposée de notre discours, dont les failles et l’incomplétude nous obligent à nous confronter à des ordres plus élevés et plus complets d’architecture mentale.
Avec ces principes en tête, inspirés par Platon, il devient possible de concevoir une pratique qui consiste en des exercices mettant à l’œuvre la pensée individuelle, dans des situations de groupe ou singulières, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’école. Le fonctionnement de base, à travers le dialogue, consiste d’abord à identifier les présupposés à partir desquels fonctionne notre propre pensée, ensuite à en effectuer une analyse critique, puis à formuler des concepts afin d’exprimer l’idée globale ainsi enrichie. Dans ce processus, chacun cherche à devenir conscient de sa propre appréhension du monde et de lui-même, à délibérer sur les possibilités d’autres schémas de pensée, et à s’engager sur un chemin anagogique où il dépassera sa propre opinion, transgression qui est au cœur du philosopher. Dans cette pratique, la connaissance des auteurs classiques est très utile, mais ne constitue pas un pré-requis absolu. Quels que soient les outils utilisés, le défi principal reste l’activité constitutive de l’esprit singulier.

a – L’altérité comme mythos et logos

Comment vérifier des idées données sur tous les petits mythos de la vie quotidienne, sur les morceaux plus ou moins éclatés de logos qui constituent notre pensée ? Le problème avec la philosophie, comparée à d’autres types de spéculation, est que le sujet pensant ne mesure pas réellement sa propre efficience sur une véritable altérité, mais sur lui-même. Bien que l’on puisse objecter que le physicien, le chimiste, ou encore plus le mathématicien, sont enclins à camoufler leur subjectivité, déguisée en constatation objective. Mais admettons que ce problème s’aggrave dans la pratique philosophique, puisque l’idée particulière qu’il doit mettre à l’épreuve en la confrontant à ses mythos et logos personnels, est elle-même engendrée par ces mythos et logos personnels, ou intimement entrelacée à eux. De plus, comme pour la science “dure” qui parfois change la réalité, soit en agissant sur elle à travers des hypothèses innovantes et efficaces, soit en transformant simplement la perception, la “nouvelle” idée particulière du philosophe peut altérer le mythos ou le logos qui occupent son esprit. Le problème posé par ces deux processus, est qu’il existe une tendance naturelle de l’esprit humain à se déformer afin de réconcilier une idée spécifique avec le contexte général dans laquelle elle intervient, soit en minimisant cette idée spécifique, soit en minimisant l’ensemble du mythos et du logos établis, soit encore en créant une barrière entre eux pour éviter le conflit. Cette dernière option est la plus commune, car elle permet d’éviter, en apparence, le travail de la confrontation ; phénomène qui explique le côté “marqueterie mal jointe” de l’esprit humain, selon l’expression de Montaigne.
Heureusement, ou malheureusement, la douleur provoquée par l’absence de cohérence ou d’harmonie de l’esprit (similaire à la douleur provoquée par la maladie qui exprime les dissonances du corps) nous oblige à travailler cette dissension, ou à porter une armure pour nous protéger, pour oublier le problème afin de minimiser ou occulter le désagrément. Cet oubli a toute l’efficacité d’un analgésique, mais aussi les inconvénients d’une drogue. La maladie est encore là, se renforçant puisque nous ne la traitons pas.

b – L’altérité comme “l’autre”

Passons au second type d’altérité : “l’autre” sous la forme d’un autre esprit singulier. Ce dernier a un premier avantage sur nous : il est le spectateur, plutôt que l’acteur que nous sommes ; les ruptures et divergences de notre propre système de pensée ne lui causent pas a priori de douleur. Contrairement à nous, il ne souffre pas de nos incohérences, en tout cas pas de manière directe, sauf à travers une sorte d’empathie. Pour cette raison, il est mieux placé que nous pour identifier les conflits et contradictions qui nous minent. Bien qu’il ne soit pas un pur esprit : ses réponses et analyses seront affectées par ses propres bogues et virus, par ses propres insuffisances. En dépit de cela, étant moins impliqué que nous dans notre affaire, il pourra poser un œil plus distant sur notre processus de pensée, avantage certain pour nous examiner de manière critique et non défensive, bien que l’on doive se garder d’attribuer une quelconque toute-puissance à cette situation ; toute perspective particulière souffrant nécessairement de faiblesses et d’aveuglements. Ce peut être par manque de compréhension de la pensée de l’autre, ou bien par crainte de l’autre, ou encore à cause de la complaisance induite par le manque d’intérêt pour l’autre, et même l’empathie s’avère ici dangereuse, qui menace d’engluer deux êtres l’un dans l’autre.

c – L’altérité comme unité

La troisième forme d’altérité est l’unité du discours, l’unité du raisonnement. Nous postulons ici la présence d’un “anhypothétique”, selon Platon, l’affirmation d’une hypothèse aussi incontournable qu’inexprimable, unité transcendante et intérieure dont nous ignorons totalement la nature propre, bien que sa présence s’impose à travers ses effets sur nos sens et notre compréhension. L’unité ne nous apparaît pas en tant que telle, comme une entité évidente, mais à travers une simple intuition, désireuse de cohérence et de logique. Point de fuite niché au sein d’une multiplicité d’apparences, qui cependant guide notre pensée et reste une source permanente d’expériences cruciales, pour notre esprit et celui des autres, sauvant nos esprits de l’abîme obscur et chaotique, de la multiplicité indéfinie et du tohu-bohu, pénible chaos qui trop souvent caractérise les processus de pensée, les nôtres et ceux de nos semblables. Les opinions, les associations de pensées, les simples impressions et sentiments, chacun d’entre eux régnant sur son petit monde immédiat, rapidement oubliés lorsqu’ils traversent les frontières étroites d’espace et de temps qui les attachent à un territoire microscopique. Pauvres et pathétiques éphémères, qui aussi réels soient-ils, tentent de se maintenir, faibles et impuissants, dans le brouhaha de processus mentaux déconnectés, essayant en vain d’être entendus, tandis que l’écho reste silencieux et désespérément muet. À moins de résonner sur fond de cette mystérieuse, généreuse et substantielle unité, toute idée particulière sera condamnée à une fin prématurée et soudaine, révélant à toute conscience le vide de son existence. Le seul problème, ici, est précisément que cette conscience est tragiquement absente, car sa présence, liée à l’unité en question, aurait déjà radicalement transformé la mise en scène. L’unité de notre discours est donc ce mur intérieur, à la fois rempart, appui et butée, dont nous ignorons toujours la nature essentielle. Elle est l’autre en nous, l’autre qui, d’une certaine manière, est en nous plus nous que nous-même.

II – Qu’est-ce que philosopher ?

En résumé, l’activité pratique philosophique implique de confronter la théorie à l’altérité, une vision à une autre. Elle implique la pensée sous le mode du dédoublement, sous le mode du dialogue, avec soi, avec l’autre, avec le monde, avec la vérité. Nous avons défini ici trois modes à cette confrontation : les représentations que nous avons du monde, sous forme narrative ou conceptuelle, “l’autre” comme celui avec qui je peux m’engager dans le dialogue, l’unité de pensée, comme logique, dialectique ou cohérence du discours. Dès lors, qu’est-ce que la philosophie, lorsque cruellement et arbitrairement nous lui enlevons son costume pompeux, frivole ou décoratif ? Que reste-t-il une fois que nous l’avons déshabillée de son soi souvent autoritaire, hypertrophié et de son trop de sérieux ? Autrement dit, au-delà du contenu culturel et spécifique qui en est l’apparence, généreuse et parfois trompeuse – si tant est que nous pouvons faire l’économie de cette apparence – que reste-t-il à la philosophie ?

En guise de réponse, nous proposerons la formulation suivante, définie de manière assez lapidaire, qui pourra paraître comme une paraphrase triste et appauvrie de Hegel, dans le but de se concentrer uniquement sur l’opérativité de la philosophie en tant que productrice de concepts, plutôt que sur sa complexité. Nous définirons l’activité philosophique comme une activité constitutive du soi déterminée par trois opérations : l’identification, la critique et la conceptualisation. Si nous acceptons ces trois termes, au moins temporairement, le temps d’en éprouver la solidité, voyons ce que ce processus philosophique signifie, et comment il implique et nécessite l’altérité, pour se constituer en pratique.

a – Identifier

Comment le moi que je suis peut-il devenir conscient de lui-même, à moins de se voir confronté à l’autre ? Moi et l’autre, mien et tien, se définissent mutuellement. Je dois connaître la poire pour connaître la pomme, cette poire qui se définit comme une non-pomme, cette poire qui définit donc la pomme. De là l’utilité de nommer, afin de distinguer. Nom propre qui singularise, nom commun qui universalise. Pour identifier, il faut postuler et connaître la différence, postuler et distinguer la communauté. Dialectique du même et de l’autre : tout est même et autre qu’autre chose. Rien ne se pense ni n’existe sans un rapport à l’autre.

b – Critiquer

Tout objet de pensée, nécessairement engoncé dans des choix et des partis pris, est de droit assujetti à une activité de critique. Sous la forme du soupçon, de la négation, de l’interrogation ou de la comparaison, diverses formes d’une problématique. Mais pour soumettre mon idée à une telle activité, je dois devenir autre que moi-même. Cette aliénation ou contorsion du sujet pensant en montre la difficulté initiale, qui en un second temps peut d’ailleurs devenir une nouvelle nature. Pour identifier, je pense l’autre, pour critiquer, je pense à travers l’autre, je pense comme l’autre ; que cet autre soit le voisin, le monde ou l’unité. Ce n’est plus l’objet qui change, mais le sujet. Le dédoublement est plus radical, il devient réflexif. Ce qui n’implique pas de “ tomber ” dans l’autre. Il est nécessaire de maintenir la tension de cette dualité, par exemple à travers la formulation d’une problématique. Et tout en tentant de penser l’impensable, je dois garder à l’esprit mon incapacité fondamentale de m’échapper véritablement de moi-même.

c – Conceptualiser

Si identifier signifie penser l’autre à partir de moi, si critiquer signifie me penser à partir de l’autre, conceptualiser signifie penser dans la simultanéité de moi et de l’autre. Néanmoins, cette perspective éminemment dialectique doit se méfier d’elle-même, car aussi toute-puissante se veuille-t-elle, elle est également et nécessairement cantonnée à des prémisses spécifiques et des définitions particulières. Tout concept entend des présupposés, une construction particulière, un contexte. Un concept doit donc contenir en lui-même l’énonciation d’une problématique au moins, problématique dont il devient à la fois l’outil et la manifestation. Il traite un problème donné sous un angle nouveau. En ce sens, il est ce qui permet d’interroger, de critiquer et de distinguer, ce qui permet d’éclairer et de construire la pensée. Et si le concept apparaît ici comme l’étape finale du processus de problématisation, affirmons tout de même qu’il inaugure le discours plutôt qu’il ne le termine. Ainsi le concept de “ conscience ” répond à la question “ Un savoir peut-il se savoir lui-même ? ” , et à partir de ce “ nommer ”, il devient la possibilité de l’émergence d’un nouveau discours.

III – L’atelier de philosophie       10301117_10202892402603538_1231232811367896389_n

Deux notions sont indissociables du concept d’atelier : l’exercice ou pratique, et la production. Un troisième, qui sans être obligatoire, a aussi son importance : le collectif. En cela l’atelier philosophique se distingue de deux autres types d’activités philosophiques. D’une part le cours ou la conférence, dans lequel un maître dispense son savoir à des auditeurs ou à des élèves, et la discussion, sur le modèle du débat citoyen ou du café-philo, où les interventions se succèdent tous azimuts au gré des participants et des animateurs. Comme pour toute tentative de schématisation, de telles catégories ne servent que de points de repère, car selon les lieux et les individus, les appellations et les fonctionnements varieront selon toute une gamme de nuances procédant de la continuité plutôt que du discret. Il est en effet des cours ou des cafés-philo qui ressemblent à des ateliers, et vice-versa. Il est aussi des animateurs qui ressemblent à des professeurs et des professeurs qui ressemblent à des animateurs. Risquons-nous toutefois à élaborer quelque peu cette spécificité théorique de l’atelier.

Comme dans un atelier de peinture, dans l’atelier philosophique tout participant se doit de travailler, ou tout au moins est fortement encouragé à s’engager. Le principe d’observateur ou d’auditeur n’est guère de mise. En cela il se distingue du cours et de la discussion, où pour des raisons différentes nul n’est tenu à une participation active. Par exemple, si le nombre s’y prête, un tour de table se tiendra sur un problème donné. Ou bien tout participant pourra en interpeller un autre ou le questionner sans que ce dernier ne se rebiffe, quitte à avouer son incapacité ou sa difficulté à répondre, ce qui fait partie intégrante – voire importante – de l’exercice. C’est en ce sens que cette activité se définit comme une pratique ou un exercice. Chacun vient sur le terrain pour jouer ou accomplir sa part de l’ouvrage, non pour regarder les autres. Bien entendu, l’animateur, responsable de cet engagement effectif, devra en cela agir de manière suffisamment subtile pour ne pas effrayer ceux qui éprouvent encore une certaine réticence à approcher le ballon.

Comme dans l’atelier de peinture, il s’agit de produire. Produire, dans le sens où l’on se confronte à une matérialité, dans le but d’un résultat. Mais la matérialité de l’activité philosophique n’est pas la couleur et sa texture. Elle est la pensée individuelle, à travers sa représentation orale ou écrite. Chacun se confronte d’abord à ses propres représentations du monde, ensuite à celle de l’autre, et enfin à l’idée d’unité ou de cohérence. De cette confrontation jaillissent de nouvelles représentations, sous forme conceptuelle ou analogique. Ces représentations émergeantes se doivent d’être articulées, soulignées, comprises par tous, travaillées et retravaillées. En cela, à nouveau, l’atelier se distingue du cours et de la discussion. Car dans le cours, les concepts sont préparés à l’avance : ils sont souvent codifiés, estampillés en référence à des auteurs et à l’histoire de la philosophie. Et dans la discussion, le mouvement de la pensée glisse, n’insiste pas, ne cherche pas en permanence à revenir sur lui-même, à moins que cela se produise arbitrairement. Sur cette dernière distinction repose sans doute le rôle plus appuyé, voire plus contraignant de l’animateur dans le cadre d’un atelier. Ainsi l’atelier s’insère plus naturellement dans l’activité de classe – entre autres le cours de philosophie – que la simple discussion, plus libre et informelle, aux enjeux didactiques moins explicites.
Nous l’aurons compris : l’atelier philosophique tend à avoir des règles de fonctionnement plus spécifiques et formalisées que celles de la discussion. Ces règles doivent être explicitées, puisqu’elles concernent le fonctionnement d’un groupe, et non pas celui d’un individu seul, comme lors d’une conférence. Les règles du jeu peuvent être innombrables, et sont de fait très variées. Il n’existe donc pas d’exemple type, d’autant plus que dans le domaine de la philosophie, très théorique malgré tout, chacun trouve toujours à redire sur le travail du voisin. Mais à titre d’exemple, décrivons brièvement quelques mises en scène utilisées comme modus operandi d’un atelier philosophique.

a – Questionnement mutuel.

Une question d’ordre général est posée. Une première hypothèse de réponse, relativement courte, est offerte par un participant. Puis, avant de passer à une autre, ses collègues sont invités à le questionner, afin d’éclaircir les points obscurs et résoudre les contradictions. Mais les interventions sont surveillées par l’ensemble du groupe, qui doit déterminer si les questions sont véritablement des questions, ou des affirmations plus ou moins déguisées ; toute question déclarée “fausse” à la majorité du groupe sera refusée. Car tout nouveau concept doit émaner du porteur d’hypothèse et non pas des questionneurs. Chaque participant est ainsi obligé d’entrer dans le schéma du voisin, en laissant de côté, temporairement, ses propres opinions. Principe qui permet de développer en commun l’hypothèse initiale, dont l’initiateur est le garant. C’est lui qui, pressé par les questions reçues, développera son hypothèse, la reformulera, ou même l’abandonnera si au fur et à mesure de la discussion si elle vient à lui paraître intenable. Puis une nouvelle hypothèse est proposée par un autre participant, et le processus recommence. Le résultat final est de problématiser la question initiale, en comparant ces diverses lectures, en mettant au jour leurs enjeux et leurs concepts forts, réalisant ainsi ce que l’on pourrait nommer une dissertation collective.

b – Exercice de la narration.

Une question d’ordre général est posée. Mais au lieu de la traiter par des considérations abstraites, les participants sont invités à présenter une narration courte, fictive ou réelle, inventée ou tirée d’une œuvre quelconque, qui pourrait servir de cas d’école afin d’étudier la question posée. Plusieurs histoires – cas d’école – sont proposées, qui sont comparées par les participants, en argumentant leur intérêt respectif pour traiter le sujet. Puis un vote du groupe choisit une seule de ces histoires, qui sera analysée plus en profondeur. Le narrateur est alors questionné par ses collègues. D’abord sur les données factuelles de la narration, afin de travailler l’objectivité du contenu. Puis sur l’analyse conceptuelle qu’il en donne, dont l’énoncé devrait permettre de traiter la question initiale. Les autres participants peuvent ensuite soumettre une nouvelle lecture de cette narration, en précisant les enjeux philosophiques comparatifs de leur propre lecture. Le produit final de cet exercice est à nouveau une problématisation de la question initiale, grâce à un certain nombre de concepts et d’idées qui ont émergé au fil de la discussion.

c – Travail sur texte.

Un texte est distribué aux participants, court extrait d’une œuvre philosophique, littéraire ou autre. Une lecture à haute voix est effectuée par un volontaire. Tous sont ensuite invités à exposer une analyse du texte, qui devra se conclure par une phrase courte censée capturer l’intention principale de l’auteur. La première interprétation sera discutée par l’ensemble des participants avant de passer à une autre. Des questions seront posées, portant à la fois sur le sens de cette interprétation et sur son accord avec le texte. Des citations précises pourront être exigées afin d’en légitimer l’articulation. De nouvelles interprétations seront développées, qui subiront un semblable traitement. En un second temps, des critiques du texte pourront aussi être formulées. Les enjeux philosophiques de ces différentes lectures devront alors être précisés, afin d’analyser les présupposés de chacune d’entre elles, permettant de mieux saisir les différences conceptuelles, souvent importantes. Le produit final est la problématisation d’un texte initial, au moyen des différentes interprétations offertes et travaillées. Précisons qu’un travail semblable peut être réalisé autour d’un texte écrit par un des participants.

Tous philosophes ?

Identifier ce qui est nôtre. Se rendre capable d’une analyse critique de cette identité. Dégager de nouveaux concepts afin de prendre en charge la tension contradictoire qui émerge de la critique. De manière assez abrupte, qu’il reste à développer en d’autres lieux, disons que ces trois outils nous permettront de confronter l’altérité qui constitue la matière philosophique, matière sans laquelle il ne serait pas possible de parler de pratique philosophique. Une pratique qui consiste à s’engager dans un dialogue avec tout ce qui est, avec tout ce qui apparaît. À partir de cette matrice, il n’est de catégorie d’êtres humains qui ne puisse tenter à différents degrés de philosopher, de s’engager dans une pratique philosophique.

Apologie de la métaphysique

Apologie de la métaphysique

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La métaphysique, écrivait Voltaire, est une chose bien vide. Et cette vue reste fort commune. Elle connaît en tout cas un franc succès à notre époque. Pour quelques-uns la métaphysique n’est que songe creux, pure spéculation, gratuite et dépourvue d’une quelconque substantialité, presque de la pseudo-religion. Pour d’autres, elle est une intervention prétentieuse et factice du raisonnement humain dans le domaine du sacré. Dans tous les cas, sa réalité est mise en doute, soit face à une matérialité qui reste comme le critère unique et l’aboutissement final de toute idée, soit face à une transcendance qui surgit aux yeux des mortels déjà complètement bardée de ses métaphores obligatoires, défendue par une panoplie restrictive de concepts, soit encore face à une individualité pour qui la pensée se résume à la subjectivité limitative du sentiment et du raisonnement personnel.

Demandons-nous, à titre de pure curiosité, comment il reste encore possible aujourd’hui de défendre la métaphysique. Ce genre de jeu gratuit, exercice apparemment dépourvu de but, luxe inaccessible à l’homme pressé, détient un énorme avantage: avant de nous forcer à nous écrier «Au fait!», il nous autorise à une pensée sinueuse qui se risque à penser l’impensable. Cet impensable qui exige d’être pensé, comme unique garantie de notre liberté d’être. Car si une apologie de la métaphysique reste jouable, c’est là qu’elle trouvera son assise. Gratuité et distance seront les maîtres mots de sa plaidoirie.

La métaphysique, c’est avant tout le passage à l’infini, sorte de projection de notre pensée sur fond de sa propre éternité. Au-delà du temps, de l’espace, de la matière, au-delà même de l’enchaînement causal, au-delà d’une logique linéaire et studieuse, au-delà d’un soi posé comme évidence première, au-delà de toute formule se croyant le mot de passe d’un au-delà conçu jusqu’alors comme une chasse gardée. C’est cette mise en abîme de toute attache solide qui provoque l’effroi inhérent à la métaphysique. Mais, nous objectera-t-on, comment l’individu, avec tout son cortège de médiocrités, de rationalités inconscientes et de bassesses pourrait-il avoir accès à de telles vérités? N’est-il pas complètement exclu de permettre à la pensée d’affirmer quoi que ce soit d’universel quand elle se perd si facilement dans les vastes marécages nauséabonds qui constituent le soubassement de ses propres articulations? Car si au dessous se trouvent les égouts, on habite de préférence dans les étages supérieurs. Et quand par nécessité il nous faut y descendre, il ne s’agit pas d’en tirer une fierté, ni prétendre en rapporter une quelconque vérité.

C’est quand même dans cette direction que nous voulons cheminer. Et la nature de la métaphore choisie a son importance. On pourrait être choqué par ce que nous venons d’exprimer, sacrilège qui d’un coup de baguette magique extirpe brutalement la métaphysique de son ciel étoilé, pour la transformer en une sorte de Cendrillon à rebours. Et comment ce fameux au-delà qui se prend pour un infini pourrait-il trouver les moyens d’évoluer dans un endroit si restreint et si dépourvu de toute dignité? Un inconscient morbide et impudique, à la rigueur! mais pas la métaphysique… Même celui pour qui la pauvre vieille métaphysique est une galéjade se voile la face et se rebiffe devant une telle incongruité.
Néanmoins, c’est de ce brouillard chtonien que nous tirions enfants des fantômes peuplant l’obscurité, que nous nous inventions des jeux, que nous nous métamorphosions en chevaliers, en rois et en reines; notre imagination courait librement sans que nous nous préoccupassions de vérifier par quelque stratagème malin les fruits de notre pensée. Mais en grandissant, nous nous sommes laissés absorber par ce que communément nous nommons réalité. Et lentement cette réalité qui n’était qu’une mise à l’épreuve a pris le pas sur toute autre fonction mentale, une censure sévère s’est installée, interdisant le jeu qui consistait à laisser émerger de notre esprit les réalités qui le constituaient, prohibant par le même décret toute pensée librement déterminée. Il fallait dès lors qu’une pensée «colle», mais qu’elle «colle» à quoi, sinon au déterminisme du banal et du quotidien. Plus moyen de questionner; seuls comptaient à présent les critères de l’évidence, ce fameux bon sens accessible «naturellement» à chacun qui permet soi-disant de ne pas errer dans le labyrinthe de l’illusion et de la subjectivité.

En réponse à une telle oppression, des réponses ont fusé, proposant d’abandonner cette réalité de brimades et d’ennui, pour retourner vers le paradis perdu d’une enfance oubliée. «Trêve de cette réalité au nom de laquelle nous serions des obligés; nous avons nos désirs, nous voulons les exprimer.» Et de ces désirs ils ont fait des maîtres, puisqu’ils ne voulaient pas les questionner. D’autres, dépités, ont prétendu que cette réalité-là était fausse, vide et maligne; ailleurs existaient des écrits sacrés qui eux au moins manifestaient la vérité. Ces réponses-là non plus ne voulaient pas se questionner. D’autres, en réaction aux premiers, ou par simple inertie, s’installèrent piteusement dans le monde qui leur était proposé; «Nous ferons au mieux» se dirent-ils, et ils considérèrent qu’une telle perspective leur éviterait les excès auxquels ils avaient assisté.

Et la métaphysique alors? A priori elle ne refuse aucun chemin, elle est prête à tout voir, à tout écouter, elle laisse venir à elle toute réalité, elle n’exige aucun billet d’entrée, mais une fois un objet happé par sa toile, elle n’a de cesse de le questionner. Sans relâche elle interroge. Prenant le parti du sujet elle questionne l’objet, puis elle inverse les rôles. De la même manière elle organise un débat entre le tout et la partie, l’unité et la multiplicité, la cause et l’effet, la matière et l’idée, la liberté et la nécessité, le fini et l’infini, le singulier et l’universel, et autres billevesées. Rien ne l’arrête, elle ne s’arrête sur rien, sinon un bref instant, le temps de reprendre haleine, le temps de se questionner elle-même, le temps de questionner les outils qu’elle s’est lentement et péniblement forgés. Elle ne nie pas la mise à l’épreuve, elle refuse simplement qu’on en dresse des fourches caudines qui sous le prétexte d’une exigence de vérité servent à forcer la victime malheureuse à s’imposer à elle-même une réalité préfabriquée.

La métaphysique ne prétend pas capturer à elle seule l’essence de la réalité. Pour cette raison tous ses sens se maintiennent en éveil, prêts à bondir à la moindre alerte, à la moindre expression dont elle pourrait se nourrir et s’ériger. Comme Archimède elle cherche un point d’appui, et pour ce faire toute hypothèse lui est pensable. Si cette hypothèse n’existe pas, elle devrait exister. Ni l’imagination foisonnante, ni l’exigeante raison ne lui sont étrangères. Elle n’a rien à défendre, elle est prête à tout troquer, à tout délester, pour la moindre ouverture qui lui permettra de mieux respirer.

Alors si la métaphysique paraît parfois rendre l’homme étranger à lui-même, semble lui faire oublier quelque peu ses propres envies et ses propres nécessités, il ne faudrait peut-être pas s’en étonner. Car cette distanciation, cet éloignement, ce passage à l’infini que la métaphysique commande, fort difficile à manipuler, provoque parfois la rupture, la mise en abîme complète de l’être, le plongeon dans le trou noir du non-être, autre niche reposante où l’âme complaisante peut se perdre à jamais. Mais cette dernière posture n’est-elle pas le simple risque de l’excès, inhérent à toute démarche périlleuse? Pouvons-nous accepter que la constatation de ces débordements périodiques serve d’argument, argument abusif utilisé encore et encore par ceux qui frileusement sont restés calfeutrés chez eux, engoncés dans quelque houppelande de la pensée ?

Que l’esprit humain se décentre de son propre ancrage, qu’il s’aliène de ses propres formulations, qu’il abandonne un instant les oppositions et les distinctions dont il fait le fourrage de son quotidien, voilà une mesure qui ne peut que s’avérer salutaire. Que de cette cime vertigineuse il contemple la vallée de son petit monde et qu’il en perçoive tout le dérisoire, qu’il en refonde les articulations en d’inquiétantes généralités qui ignorent toute la subtilité des nuances — car d’aussi loin ces dernières s’estompent —, quoi de plus souhaitable! Qu’il laisse remonter les images qui surgissent de nulle part et appuie son regard sur l’évanescent d’un insaisissable horizon pour mieux prendre à bras-le-corps la réalité rigoureuse et imposante de la proximité, quoi de plus indispensable! Et que pour toute utilité il questionne l’idée même d’utilité, quoi de plus utile!